Du crocus au jus de poireau
Remarques sur la perception des couleurs au Moyen Âge
p. 153-169
Texte intégral
Ceux, qui composent tous les corps d'atomes de différentes figures, peuvent rapporter les couleurs aux différentes réflexions, qui se font par leur moyen, et dire que l'eau se teint de couleur de rubi pan l'or, et de couleur d'azur, par l'argent, et de plusieurs autres sortes de couleurs par les autres métaux et minéraux, et par les différents sucs des herbes, à maison des différents atomes de ces corps, qui se meslent parmy ladite eau, et qui font que sa surface rompt et réfléchit différemment les rayons qu'elle reçoit, et conséquemment qu'elle fait paroistre toutes les différentes couleurs que nous voyons.
M. Mersenne, Questions physiques et mathématiques. Qu. 21 Paris 1634.
1Il est nécessaire tout d'abord de justifier et peut-être d'excuser l'aspect saugrenu de ce titre. En d'autres siècles, on eût pu proposer Du Ventre de Biche à l'Espagnol Malade : il s'agit bien ici de s'interroger sur le vocabulaire des couleurs, ou plutôt de voir comment il se classe, et quelle finesse il traduit dans la perception des couleurs.
2Une chose est évidente et universelle, vérifiée jusqu'à nos jours même : il y a un écart extrême entre le vocabulaire des couleurs et la variété de celles-ci — Qui se lancerait à vouloir caractériser les verts des Nympheas de Monet ? — De même : les nuanciers des marchands de peinture sont référencés par des codes chiffrés le plus souvent.
3Les remarques qui vont suivre visent seulement à répondre, dans une faible mesure, à quelques unes des questions que nous nous sommes tous posées : comment l'homme médiéval pense-t-il et perçoit-il les couleurs ? Comment les discours théoriques, les activités pratiques peuvent-ils nous renseigner sur la place des couleurs dans la conscience médiévale ? Combien y a-t-il de couleurs ? Lesquelles ? Pourquoi ? Comment sont-elles décrites ?
4Ce qui apparaîtra, au terme de notre étude, c'est l'embarras de l'homme quant à la couleur, à sa détermination scientifique, comme si, diverse et spontanée, elle était en deçà de la parole, impossible à déterminer. C'est aussi, paradoxalement, un rare exemple de récupération, d'intégration de ces nuances dans l'ensemble du monde.
5Nous essaierons de tirer "au clair" quelques discours théoriques de la couleur, avant de chercher comment, dans la pratique et le discours de la pratique se formulent et s'organisent les couleurs du monde et le regard de l'homme.
6Lorsque, à la fin du Moyen Age, les poètes parlent des couleurs, ou les copistes, pour compléter un cahier, les inventorient, c'est souvent en termes héraldiques, comme D'Adonville ou Molinet1, toujours en termes généraux. Chez les uns comme chez les autres, les couleurs sont des notions simples, qui ne demandent qu'à être énumérées et commentées en fonction d'une symbolique variable2. Pour eux, il y a toujours un nombre précis de couleurs, même si l'énumération est parfois étonnante : Robertet par exemple compte dix couleurs, et parmi elles le Riolé-Piolé, bigarrure ainsi définie :
Broille meslé de rouge, noir et blanc3
7De la même période environ, dans son Blason des Couleurs, d'Adonville propose, en termes d'héraldique il est vrai, cinq couleurs et deux métaux — passons sur l'inventaire, en douze articles, des Couleurs deschifrees du temps du roy François de France premier de ce nom4 Cette diversité marque la difficulté de l'homme médiéval à penser les couleurs, et annonce celle que nous rencontrerons à essayer d'en rendre compte.
8C'est Vincent de Beauvais qui nous servira de guide dans cette première étape, guide intéressant en ce qu'il dépasse avec indépendance le discours des autorités. Lorsqu'il compose vers 1240 son Speculum Naturale, Vincent dispose des textes d'Avicenne et d'Aristote sur les couleurs et leur perception, et peut-être même des commentaires d'Averroes. Il se pose les mêmes questions qu'eux, y répond souvent de même, mais parfois avec de notables variantes.
9La question centrale est maintenant de savoir d'où viennent ces couleurs, et à quoi elles doivent leur spécificité. Le discours de Vincent de Beauvais fait une habile synthèse des propos d'Aristote, tout en reconnaissant la difficulté profonde du sujet. C'est que la couleur est fonction non seulement des objets, mais aussi de la lumière qui les frappe. Le Chapitre LXII du IIe livre du Speculum Naturae se fait l'écho de ces doutes, en des termes qui nous étonnent par leur impropriété :
Si quelques qualités premières faisaient naître, par elles-mêmes, du blanc ou du noir, alors le blanc ou le noir seraient chaud et sec, humide et froid, ce qui est manifestement faux. Tout ce qui est généré "par soi" a quelque similitude d'apparence ou de forme avec ce qui l'a généré. Donc, si le blanc est généré "par soi" du chaud ou du froid, le blanc sera semblable en apparence au chaud ou au froid, ce qui est faux.5
10Dans sa perplexité, Vincent de Beauvais ne peut que constater que :
Nous voyons en effet que le blanc est engendré par le froid dans la neige. Cependant, dans le plâtre et la chaux, il est engendré par la chaleur.6
11A cette question de l'origine des couleurs, il est évident que la lumière ne peut apporter de solution satisfaisante :
Il faudrait ainsi que la lumière, "par soi", donne naissance au noir et au blanc, et qu'ainsi deux contraires tirent leur substance d'un même lieu, ce qui est impossible.7
12Autre hypothèse envisageable, que
Le blanc et le noir soient des qualités actives par elles mêmes, et qu'elles se génèrent elles-mêmes dans leur apparence, comme l'homme engendre l'homme et le chaud la chaleur ; mais la simple raison s'oppose à cette hypothèse. En effet,
Les qualités actives se mêlent l'une à l'autre, le chaud et le froid, l'humide et le sec, pour faire du tiède ou du moite. Jamais une pierre blanche et une pierre noire, posées l'une à côté de l'autre, ne mêleront leurs couleurs.8
13En conclusion, Vincent de Beauvais reste perplexe. Son projet est bien de résoudre la question, mais il lui est impossible d'y parvenir dans le cadre de cette problématique, et il reprend, en les synthétisant, les remarques d'Aristote qui avait su éviter ces difficultés. Il y a trois origines possibles des couleurs, celle qui est dans la masse, celle qui est superficielle, ces deux correspondant aux corps opaques, la troisième tenant compte du jeu de la lumière dans les corps transparents, la brume, la vapeur, et, pourrions nous ajouter, le verre des vitraux. Le problème était, on le voit, insoluble.
14Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines ; considérons, comme le prouvent les exemples cités plus haut, que les couleurs soient le blanc et le noir — et Vincent de Beauvais détaille avec soin par quelles subtiles combinaisons des quatre éléments on peut générer ces deux couleurs, concluant cependant que les philosophes n'ont pas déterminé cette génération, car elle a lieu par accident, et que les principes n'en sont ni, ordinaires ni stables, et qu'il n'est pas possible de la mener à bien artificiellement.
15Le Philosophe, Aristote, annonce que les couleurs viennent d'un mélange de blanc et de noir ; après avoir soutenu avec le même Aristote que les couleurs ne pouvaient se mélanger, Vincent de Beauvais est pour le moins embarrassé. Il arrivera à montrer que c'est la transparence des couleurs, non miscibles et l'une sur l'autre, qui permet les couleurs intermédiaires.
Et ainsi on obtient le milieu du supérieur et de l'inférieur, comme cela se voit dans l'ongle de l'homme, qui a une couleur translucide, complétée par la couleur du sang. Ainsi généralement de toute couleur intermédiaire. De la même façon, cela se voit dans les peintures, quand par exemple les peintres font apparaître quelque chose à travers la couleur de l'eau, ou quand ils représentent des figures comme posées dans l'eau.9
16Arrêtons nous un instant après ces préliminaires, pour rappeler que la notion même de couleur est loin d'être une notion claire et distincte encore aùjourd'hui. Les article d'encyclopédies rappellent l'importance de facteurs subjectifs et psychologiques, tandis que certains professionnels sont amenés à tenir compte des trois facteurs d'intensité, de luminosité et d'éclat pour arriver à rendre compte, généralement, de nos perceptions de la lumière et de la teinte. Le discours de Vincent de Beauvais est un discours théorique, qui a du mal à retomber sur une simple réalité. C'est plus tard, lorsque le débat sera d'une nature plus pratique, qu'il aura sur la chose un point de vue personnel et pertinent.
17C'est chez Albert le Grand, qui suit ici Avicennne, que se propose le schéma le plus efficace de compréhension du système des couleurs. Bien sûr, nous retrouvons ici, pensées avec plus de finesse et d'élégance, les remarques formulées par Vincent. Mais, de plus, Albert le Grand pressent l'importance de la lumière dans la détermination des couleurs. Il perçoit non seulement que le blanc est dû à une intensité des rayons lumineux, mais que le noir n'est pas une absence de lumière, et qu'il provient plus précisément de l'absorption par un corps d'éventuels rayons lumineux. Mieux, si Albert le Grand pense, comme tous ses contemporains, que la couleur va uniformément du blanc au noir, passant par une nuance ou une autre, il est le seul à ma connaissance à penser que ces nuances tirent leur origine de la lumière. Mais cette perspicacité, ne l'oublions pas, est entravée par un mode de pensée aristotélicien qu'il lui est impossible de mettre en doute et de bousculer. Cet immense penseur rend compte plus exactement de son temps que nul autre, mais n'arrive pas cependant à le dépasser.
18On sait déjà que le souci de l'homme médiéval est généralement plus de classer que de réellement comprendre. Vincent de Beauvais, loin des remarques d'Albert le Grand, s'interroge sur la question peut-être la plus importante à ses yeux : Combien y a-t-il de couleurs ? Question d'autant plus intéressant que les autorités, pour une fois, ne sont pas clairement unanimes. S'appuyant sur le Livre De Sensu et Sensato d'Aristote, il affirme qu'il n'y a que sept couleurs, aux yeux du Philosophe10 qui nous apprend que le blond est au blanc ce que le gras est au sucré, et que l'écarlate, le vert et le bleu sont entre le blanc et le noir — le goût de ces considérations fait mieux comprendre l'origine de certains proverbes... — On constatera incidemment que, si l'héraldique reprend ce chiffre de sept, elle ne reprendra pas ces couleurs.
19Mais Vincent de Beauvais, fort de son bon sens, peut ainsi constater :
On voit bien qu'il en existe bien davantage : le blanc et le blanchâtre, le pâle et le pâlâtre (pallidum est beige, jaune terne ; je traduis par le suffixe-âtre le préfixe sub-, présent systématiquement), et le livide, et le jaunâtre, et le rouge et le rougeâtre. Il y a aussi beaucoup de variétés de vert. Il y a de plus, la couleur pourpre, le rouge sang, le vert d'eau, le blond, le noir, et divers autres de ce type.11
20Pour ce qui est de la notion, que développe longuement Aristote, de couleurs symétriques, Vincent de Beauvais révoque en doute leur définition théorique en mettant en évidence leur absurdité, parlant de cette couleur asymétrique, c'est à dire inverse, qui est dans les ténèbres, et qu'un apport de lumière empêchera de voir12. Aristote avait tenté d'instaurer des rapports musicaux et mathématiques dans l'harmonie des couleurs entre elles, Vincent de Beauvais revient, à regret, aux notions d'agrément et de plaisir, certes plus floues, mais plus crédibles aussi. Le chapitre se termine ainsi :
Car de la même façon que le semitonum avec le diapente font une proportion douce à l'oreille, de la même façon, beaucoup de blanc avec un peu de rouge, et beaucoup de vert avec un peu de jaune citron procurent du plaisir au regard, de la même façon il existe beaucoup de couleurs, les symétriques agréables, les asymétriques désagréables en vérité.13
21Comment classer les couleurs ? Tout en reconnaissant leur infinité théorique, Vincent de Beauvais renvoie à Avicenne, pour qui il y a trois chemins possibles, et simplifie la question : il y a un chemin "pur" du blanc au noir, qui passe par le gris. Il y a une infinité de chemins intermédiaires, dans lesquels dominera telle ou telle nuance.
22Voilà donc un premier bilan, le fruit des réflexions de Vincent de Beauvais sur les couleurs. Outre qu'il apparaît à la fois confus et inapproprié, il est marquant par un point particulier : on dispute beaucoup, mais jamais on ne classe ni ne nomme les couleurs, est-ce parce qu'il ne s'agit pas d'une obligation pour un penseur "généraliste" ? C'est à voir.
23La deuxième partie de notre travail va porter sur le Manuscrit Latin 6741 de la Bibliothèque Nationale, célèbre parmi les spécialistes de l'enluminure au début du xve siècle. Il s'agit du fameux cahier de Jean le Bègue, riche de nombreuses recettes d'encres et de peintures : il y a là matière à d'abondantes communications, dans la théorie, la pratique, la chimie de ces mélanges et de ces fabrications de couleurs. Le manuscrit, homogène, comprend divers traités de ce type, de Théophile, de Pierre de Saint Omer, de Jehan Argerius, et autres. Il est précédé d'une intéressante table des mots de couleurs, Tabula de vocabulia synonymia et aequivoquia colorum verbumque et accidentum colorum : plus de quatorze folios font un relevé précis der termes utilisés, par ordre alphabétique. Nos remarques peuvent être entravées par l'utilisation du latin : dans quelle mesure cette langue, véhicule de l'écrit, reflète-t-elle la réalité d'un vocabulaire en langue vernaculaire ? Par ailleurs, ne nous rassurant sur la question précédente que pour mieux nous inquiéter, une certaine quantité de mots apparaissent comme des hapax, latinisations avouées de mots dialectaux milanais ou lombards, ce qui permet une localisation du manuscrit confirmée par d'autres points. Certes, nous n'aurons pas ici l'expérience verbale d'un atelier français en français. Mais l'on peut supposer que l'oeil de l'enlumineur devait, cisalpin ou transalpin, percevoir les mêmes couleurs.
24Par ailleurs, le titre de ce glossaire est merveilleusement précis. Il s'agit de relever les "synonymia et aequivoquia colorum verbumque", c'est-à-dire de proposer de grands champs d'équivalences sémantiques, d'autre part de proposer les "accidentum colorum", c'est-à-dire les nuances, considérées comme des accidents de la couleur.
25Mon projet est ici de chercher à percevoir, dans le discours général sur les couleurs comme dans la variété du lexique utilisé, la place des nuances de couleurs, la finesse avec laquelle elles sont déterminées, la conception générale qui soutend le tout.
26De façon manifeste, la personne qui a dressé cette table a eu un souci lexicographique et linguistique intéressant. La manière dont on détermine la couleur est déjà révélatrice, par sa référence au grec, de ce souci de la langue :
Color : De la même façon est un vocable universel pour toutes les couleurs, et cela se dit croma en grec ; et autant de planètes, autant de couleurs, c'est-à-dire sept, qui sont - d'abord les deux des extrémités, le blanc et le noir, et les autres cinq, qui sont le bleu, le rouge, le jaune ou le doré, le vert et l'écarlate ou le pourpre.14
27Souci de la langue, certes ; souci aussi, on le voit, d'une présentation organisée et harmonieuse de l'ensemble des couleurs, dans l'ordre du monde, du ciel et de ses sept planètes, mais aussi de l'harmonie universelle et de la musique des sphères. Mais prenons ce qui se dit du blanc par exemple — je cite ici le texte latin, tant parce qu'il est simple que parce que le vocabulaire utilisé paraît ici important et difficilement traduisible :
Albus est color aliter secundum graecus dictus leucos et secundum Catholiconem dictus glaucus. Et est cerusa, aliter album Hispaniae et aliter album plumbum dicitur, et aliter blacha seu bracha.15
28Ce qui est ici intéressant, c'est de voir que notre lexicologue met sur un pied d'égalité absolu les notions de Albus, Leucos, Cerusa, Album Hispaniae et Album Plumbum, Blacha et Bracha, manifestement des doublets, des synonymes de Blanc. Les uns et les autres sont présentés comme exactement semblables, et se renvoient dans leur définition les uns aux autres en totale relation d'évidence. A l'entrée Bracha, on lit :
Aliter vocatur cerusa, album plumbum et aliter glaucus16
29Les notions, c'est à mon sens le plus intéressant, fonctionnent comme s'il n'y avait, de fait, qu'un nombre limité de couleurs, et que soient multiples, au contraire, les façons de les obtenir.
30Du gris même, couleur de la nuance et du flou par excellence, nous apprenons qu'il tient le milieu entre le noir et le blanc, un milieu géométrique proche des conceptions d'Aristote, et qu'on le nomme Grisus en Français et dans le Catholicon, Elbidus en latin et Berectinus en Lombard.
31Il en est à peu près de même dans l'ensemble de cette table ; faut-il conclure à une double variété et pauvreté dans l'expression pour ainsi dire professionnelle de la couleur ? Variété des synonymes, pauvreté de la perception des nuances ? Huit mots pour signifier le blanc, huit pour le bleu, huit pour le jaune, huit pour le noir, seize pour le rouge !...
32On pourrait croire que la question est hélas réglée ; mais des notations concernant le rouge interviennent et relancent heureusement notre réflexion :
Il faut noter que les couleurs appelées phénix, rose et sang diffèrent du rouge. Ces couleurs s'appellent "sanguineus".17
33Enfin nous rencontrons une expression de la nuance, de la différence et de la spécificité. C'est effectivement autour du rouge que se rencontreront le plus de mots, et qu'en plus ils se classeront relativement les uns par rapport aux autres :
Membrana est la couleur dont on peint les visages et les corps nus...
Synopis est plus rouge que vermillon...
Sandarach est moins rouge que le vermillon, on l'appelle aussi Minium...
Menech est moins clair que le minium, mais plus que le synope...
Morellus est fait d'une mélange de rouge et de noir...
Lumina : mélange de membrana et de céruse pour éclairer les visages et les corps...18
34On voit, autour du pourpre et du rouge, couleurs voisines que l'auteur de ce lexique a un peu de mal à distinguer, puisque certains mots figurent comme synonymes dans les deux rubriques, on voit enfin s'esquisser une échelle des valeurs relatives. Quoi d'étonnant, puisque le rouge est longtemps la couleur favorite de l'homme médiéval ? De plus, on peut, à cette objective constatation, ajouter une autre remarque : ce n'est qu'à la moitié du lexique que notre auteur se met à faire apparaître ces nuances, comme si, au milieu de son inventaire, il percevait l'inutilité de sa classification alphabétique. Ce qui apparaît exemplairement pour la gamme des rouges se retrouve, surtout à partir de la lettre M. dans diverses notations de nuances. Le Puniceus est voisin du jaune d'or et du jaune citron, et contient plus de jaune d'or et moins de rouge que le jaune citron. Le Neveda ou Veneda est un gris foncé, mélange de noir et d'un peu de blanc de plomb. Un peu plus loin on apprend que le noir et le roux (rufus) sont appelés Brisus dans le Catholicon, alors que l'entrée Brisus indiquait simplement "niger vel rufus".19
35En même temps que la conscience des nuances et des gradations apparaît, les certitudes lexicales s'estompent. Pour un superlatif en lui-même étonnant — le plâtre est "albissimus", on apprend que le Pallidus est un blanc "declinans aliquantulum ad obscuritatem"20. Ce qui est souci de la nuance aboutira aussi à l'aveu d'incertitudes : le Prasinus ou Prasin est une sorte de rouge, d'autres disent un vert foncé ; il en est de même pour le Posch, mélange de Prasin et de Rouge : nouvelle variété de rouge, ou sorte de marron ?
36Enfin, nous pouvons reconnaître une conscience des nuances et une volonté d'en rendre compte dans le vocabulaire. Les dernières listes de "synonymes" d'une couleur de base incluent les noms des colorants composants, insistant pour le vert sur le jus de diverses plantes, comme si se prenait l'habitude actuelle d'appeler des nuances précises par le corps qui leur sert de pigment, Noir d'Ivoire ou Terre de Sienne par exemple.
37Mais il est important de remarquer que ce gain, cette progression dans la précision des couleurs est le simple fait du lexicographe, à la différence de tout ce que l'on pourrait attendre : Les enlumineurs qui fabriquent leurs propres encres se soucient peu des nuances, et le titre de leurs recettes n'est jamais très détaillé. J. Le Bègue nous indique comment faire de l'eau verte21 mais sans préciser la teinte obtenue, qui doit pourtant être caractéristique ; il est vrai que des hommes de l'art devaient très vite pouvoir, à partir d'une couleur, obtenir par mélange toutes les teintes qu'ils désiraient, et que cette part du travail n'avait rien d'un secret de fabrication notable.
38Reste cependant que le progrès sensible, quoique dans une sorte de latin international, que nous avons pu relever, est davantage le fait de quelqu'un qui a une démarche de lexicographe que des enlumineurs eux-mêmes.
39On le comprend mieux maintenant, il faudrait pour rencontrer des textes pertinents sur les couleurs que leurs auteurs soient à la fois des praticiens habiles à discerner les nuances et des théoriciens ayant le goût de la classification. Ils existent, et vont être à la base de la dernière partie de ce travail : ce sont les médecins et leurs Traités des urines. Je me suis servi, essentiellement, de l'anonyme Traité des Urines qui figure à la fin de l'édition Vérard du Jardin de Santé de Jean de Cuba. Il représente, quoi qu'il en soit, la tradition, rigoureuse et stable, de l'urinomancie, déterminée dès Hippocrate, et que reproduiront sans différence notable les encyclopédies médicales jusqu'au xixe siècle.22
40Ces traités des urines doivent être étudiés sous trois points de vue différents : tout d'abord, les couleurs elles-mêmes et leur nombre ; ensuite les nuances qui sont proposées, enfin le système de classification qui les régit.
41L'auteur du traité explicite bien qu'il se situe généralement dans une perspective aristotélicienne, qu'il est cependant amené à dépasser pour coller davantage à la réalité :
Ja soit que les genres des couleurs soient seulement deux, c'est assavoir blancheur et noirceur (...) neanmoins le medecin ne juge pas seulement par yceulx mais par aultres couleurs moyennes qui sont plusieurs, desquelles aulcunes sont encores subdivisees en autres couleurs.23
42Les quatre couleurs de base sont le blanc et le noir, le citrin et le rouge ; mais elles se répartissent en un faisceau de nuances extrêmement codé :
Citrine, subcitrine, rousse, subrousse, rouge, subrouge, rubiconde, subrubiconde, inopos, kyanos, vert, livide, noir, très noir, blanc, laiteux, glauque, karopus, palle, subpalle.24
43Vingt nuances, extrêmement caractérisées, classées pour la plupart les unes par rapport aux autres, dans une suite de doublets, mais aussi dans une progression générale. Le vocabulaire est précis, avec, on le notera, une série de quatre nuances autour du rouge et autour du blanc : nécessité séméiologique, ou plus grande sensibilité aux couleurs préférées ?
44Quoi qu'il en soit, c'est la première fois que nous voyons proposer une liste aussi complète et précise de couleurs. D'où viennent ces notations ? Les mots utilisés l'expliquent assez : nous retrouvons ici des termes latins et des dérivations latines, comme le préfixe sub- ; nous retrouvons aussi des mots d'origine grecque, inopos et kyanos, nous retrouvons enfin, par des définitions proposées, des références possibles à des sources orientales, ou plus largement méditerranéennes : la couleur Karopus est présentée comme couleur et poil de chameau. Je ne sais si Hippocrate a proposée cette caractérisation, mais je ne l'ai pas retrouvée chez Avicenne ; elle se trouve cependant dans la plupart des traités des urines25.
45En effet, généralement, les expressions des nuances sont absolument codées. Pour caractériser les divers types d'urine verte, nous retrouvons, chez Avicenne comme dans notre traité, fidèles en cela à la tradition hippocratique, quatre caractéristiques : -celle qui est couleur de vert de gris,-celle qui est semblable au fruit nommé ficticus, -celle qui est couleur d'iréos, -celle qui est semblable à du jus de poireau — nous y voici enfin.
46Les urines jaunes sont définies avec le même soin, et c'est autour des notions de citron et de crocus que tout s'organise : crocus étant ici la couleur du safran, clairement explicitée comme le pistil de cette fleur.
47Ainsi, à l'intérieur de nos vingt couleurs canoniques, se développe un arc-en-ciel de nuances définies avec un souci de précision de plus en plus grand, chacune d'elles caractérisée par une référence à un objet ou à un végétal précis. Une taxinomie efficace s'instaure, assez figée, mais qui va permettre un diagnostic aussi précis que l'on peut l'espérer.
48Reste à mémoriser, à classer ce savoir, à proposer un ordre qui soit lui-même porteur de sens, générateur d'un diagnostic à la fois souple et cohérent. Il s'agit non seulement de classer ces couleurs dans un nuancier séméiologique, mais de justifier cet ordre.
49Bien sûr, nous allons avoir, comme chaque fois au Moyen Age, un foisonnement de classements, que leur multiplicité même renforce, proposant un édifice cohérent que visite la mémoire.
50D'abord, on retrouve les quatre couleurs dont il était question tout à l'heure, blanc, noir, rouge et citrin. On ne sera pas étonné d'apprendre que chacune correspond à une humeur.
La blanche couleur argue sur la froide et moite complexion. et par ainsi sur la complexion fleumatique.26
51Le noir sera mélancolique, le rouge sanguin, le jaune cholérique. On notera que ces couleurs, au moins pour le sanguin et le mélancolique, relèvent d'une sorte d'évidence, de similitude magique.
52Les qualités de la digestion, chez l'auteur du Traité des Urines, sont au nombre de cinq : primitive, initiative, perfective, excessive et corruptive. A ses yeux, le nombre de vingt couleurs vient du produit de ces deux nombres. Schéma qui ne convient absolument pas, car si l'on regarde chez chaque tempérament la variété des digestions, on n'obtient pas la totalité des couleurs d'urines, certaines revenant plusieurs fois, d'autres, vertes et noires, profondément pathologiques, n'apparaissant pas normalement.
53On apprend enfin qu'il existe sept types de digestion : La moyenne, l'excessive, l'adustion, la superadustion, la mortification, l'indigestion et le commencement de l'indigestion. A chacun de ces types correspond un nombre variable de couleurs. Mais qu'on les compte bien : sept, ils sont sept. Dès lors, ce qu'on avait discerné, deviné plus haut va s'accomplir absolument. Le symbolisme septénaire reprend ses droits, et, semblable aux Dons du Saint Esprit, aux Vices et aux Vertus, les urines vont se figurer en arbre, comme dans ce manuscrit de la Bibliothèque Nationale qui clôt notre réflexion. En effet, tout s'y retrouve : Un nuancier complet inscrit dans ces matules, disposé en cercle parfait à l'image du cosmos, mais un nuancier présenté sous forme d'arbre, ancré dans le monde et la réalité autant que dans l'économie de la mémoire.27
54Ainsi, pour le médecin captant dans sa matule exactement pour la mirer, l'éclat du soleil parfois diffracté en arc en ciel, les couleurs, par la petite porte, participent dans leurs nuances subtiles à la diversité du monde. Mais, pour qui sait les considérer, elles montrent aussi son unité.
Notes de bas de page
1 D'Adonville : L'Honneur des Nobles, blason et propriétés de leurs armes... in Recueil Montaiglon et Rothschild, XIII, 1878, Paris, p 68.
Molinet ; cité in N. Dupire, Etude critique des Mss, p 49
2 Cf les notes de M. Pastoureau à ce propos dans son Traité d'Héraldique, Picard, 1979
3 Jean Robertet, Oeuvres, ed M. Zsuppàn, Droz 1970 p 140, v 38.
4 Ms B.N. Fr 24315, f 1 r.
5 Vincentius Bellovacensis, Speculum Naturale, Douai, 1624, col 119.A
6 Ibid, B
7 Ibid, C
8 Ibid,
9 Id, Col 122
10 Aristote, De Sensu et Sensili, Cap IV, §442.
11 Spec. Nat, Col.122 E
12 Id, Col 123
13 Ibid, E
14 Ms B.N. Lat. 6741, f 4
15 Id; f 2 r
16 Id, f 12 v
17 Id, f 12 v
18 Id, ff 9v et 13
19 Id, f 2v
20 Id, f 11r
21 Id, f 33
22 Cf Hippocrate, Coaques, Livre III, art III. et par exemple, le Dictionnaire des Sciences Médicales, édité par Panckoucke, 1821, ad verbum.
Je n'ai eu que tard entre les mains le texte édité par C. Brunel dans Recettes Médicales de Montpellier en Ancien Provençal, R LXXVIII, 1957, pp 290-327.
23 Jardin de Santé, aaa iii verso.
24 Ibid.
25 On ne la trouve pas toutefois dans le texte de C. Brunel.
26 Jardin, ibid.
27 Ms B.N. Lat 11 229, f 19 v
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