In sangwyn and in pers : les couleurs dans le Prologue Général des Canterbury Tales
p. 45-56
Texte intégral
Introduction. Une impression colorée.
1Les Contes de Canterbury, bien qu'interrompus par la mort de Chaucer en 1400, ont vite été copiés et recopiés. On en conserve 82 manuscrits, et William Caxton, à l'affût des best-sellers, en a imprimé deux éditions, la première en 1478.1
2Dans le Prologue Général Chaucer explique l'origine de son recueil de contes. Il rapporte les contes donnés par des pèlerins allant prier sur la tombe de saint Thomas Becket. Chaucer décrit les pèlerins qu'il rencontre dans une auberge à la sortie de Londres. Chaucer, en traçant leur portrait, entend les situer dans la société (v. 36-40). Le début de la série des portraits suit la division traditionnelle en trois états : groupe de la noblesse guerrière, groupe des ecclésiastiques, groupe des bourgeois mais la liste, en s'allongeant, devient hétéroclite, on trouve un curé mêlé au peuple travailleur. Chaucer prévient notre éventuelle lassitude en nous assurant, aux deux tiers de sa liste, qu'il a presque fini (544). Ce défilé de pèlerins n'a pourtant rien de lassant car il forme un ensemble animé, produisant une impression de bariolé. Emile Legouis, l'un des rares spécialistes français de Chaucer, le loue d'avoir su rendre "le tissu bigarré de toute une société. Il a sans doute jugé certaines couleurs plus belles que d'autres, mais c'est sur le contraste de toutes qu'il a fondé à la fois la philosophie de sa vie et les lois de son art."2
3Je me propose d'analyser cette impression de riche coloris en examinant la nature et la distribution des couleurs dans le Prologue général des Canterbury Tales.
1. Inventaire
1.1. Une quinzaine de termes de couleurs.
4Dressons l'inventaire des termes de couleurs dans le Prologue. Nous trouvons successivement - je suis l'ordre d'apparition des termes pour ne pas préjuger de l'organisation du système des couleurs chez Chaucer : whyte, reede, grene, brown, greye, grys, pale, sangwyn, pers, scarlet, blake, blew, yelow. Soit 13 termes, 16 si l'on ajoute medlee, motteley, pomely. Nombre faible. La fréquence d'occurrence compense-t-elle la sobriété du vocabulaire ? Blew, grys, medlee, mottelee, pomely, scarlet et yelow n'apparaissent qu'une fois (564, 194, 328, 271, 616, 656, 675) On s'attendrait à un plus grand nombre d'allusions au bleu, si répandu pour les étoffes au Moyen Age. J'habite la Picardie et je songe à la guède, cette plante tinctoriale qui fit la richesse d'Amiens, Corbie, Saint-Quentin.3 Il est vrai qu'il faut ajouter à blew le terme de pers, utilisé deux fois (439, 617). On trouve 3 fois brown (109, 207, 394, 2 fois grey (152, 616), blake (557, 627), sangwyn (333, 439). Les termes les plus fréquents sont par ordre croissant grene (4 occurrences : 103, 116, 159, 607), whyte (6 fois : 90, 328, 332, 338, 564, 632)et reede (8 occurrences : 90, 153, 456, 458, 552, 556, 624 et 635). Reede donc domine, surtout si l'on ajoute sangwyn et scarlet. Les couleurs dominantes du Prologue sont celles-là mêmes du reste des oeuvres de Chaucer, mais le nombre de leurs occurrences (36) est faible par rapport aux quelque 8 000 mots des 858 vers du Prologue.4
1.2. Valeurs sémantiques.
5Quelle valeur sémantique attribuer aux termes individuels des couleurs ? Ethnologues et linguistes se sont intéressés aux systèmes clos que constituent les termes de parenté ou les termes de couleurs. A chaque peuple, à chaque époque son système. Une enquête auprès des translateurs (qui transposent un texte d'un état de langue dans un autre état de la même langue) et des traducteurs (d'une langue dans une autre) montre la difficulté de préciser le sens.
6Nos translateurs seront Nevill Coghill, dont l'adaptation parut en 1951, et David Wright, de 19855. Tous deux s'efforcent de conserver le rythme et le registre de style de l'original, aussi s'éloignent-ils parfois de la lettre pour conserver l'esprit. Wright me semble prendre plus de libertés que Coghill. Il redouble par exemple l'adjectif black, épithète des narines du Meunier, alors que Chaucer ne l'emploie qu'une fois (557). Coghill change à peine le reed of hewe de la Bourgeoise de Bath (458) en red in hue, mais Wright propose florid. Tantôt Coghill, tantôt Wright s'attache à garder une nuance. In sangwyn and in pers, dans le portrait du Médecin (439), est rendu par Coghill in blood-red and bluish grey, et par Wright in Persian blue and scarlet. Dans ce cas chacun de nos deux translateurs sacrifie une moitié différente du binôme !
7Que disent les traducteurs en français ? Je comparerai la traduction du Prologue général par Louis Cazamian (en 1906) et celle de Juliette De Caluwé Dor (1977).6 Cazamian et De Caluwé Dor semblent parfois influencés par les translateurs : une barbe est red en anglais d'ajourd'hui, mais parler de la barbe rouge du Meunier (552) me semble un anglicisme. Les francophones ont parfois l'avantage sur les anglophones pour rendre le franglais de Chaucer : ils n'ont pas à changer pomely (616). L'expression in sangwyn and in pers est traduite par Cazamian "d'étoffe rouge et perse", par De Caluwé Dor - proche de Wright - "cramoisi et bleu de Perse". Nos traducteurs ne s'accordent pas sur medlee (328) : Cazamian comprend "grisâtre", De Caluwé Dor - comme Wright : "de plusieurs couleurs". Mottelee (271) devient chez le premier "de drap mêlé" et chez le second "bigarré" sans allusion au support textile.
8Les traductions de Cazamian respectent l'association de la couleur et de l'étoffe. Elles explicitent même parfois la nature du matériau. Le fyn scarlet red des bas de la Bourgeoise de Bath (456) devient de la "belle laine écarlate". La couleur est en effet souvent alliée à la qualité du vêtement ou des parures qui marquent le rang social des pèlerins. Le vêtement du Médecin éclate de somptuosité :
437 In sangwyn and in pers he clad was al,
Lyned with taffata and with sendal
9"Il était tout vêtu de rouge-sang et de bleu de Perse,/ avec doublure de taffetas et de cendal". Chaucer insiste sur le précieux des étoffes.7 Son Médecin, qui ne lit guère la Bible (ainsi qu'il est noté juste avant la couleur de ses vêtements), prend grand soin de sa personne - tenue vestimentaire et régime diététique. Dans sa description d'un autre riche, le Franklin, Chaucer ajoute un détail, comme si ce détail lui revenait à l'esprit - c'est là un de ses procédés favoris :
357 An anlaas and a gipser of silk
Heeng at his girdel whit as milk
10"Une dague et une bourse toute de soie /pendaient à sa ceinture blanche comme lait du matin". L'éclat de la soie de la bourse se conjugue avec la blancheur de la ceinture. On sent pareillement l'éclat du neuf dans la description des cinq artisans (361-8). Ces bourgeois rayonnent comme le Franklin de la satisfaction d'avoir gravi des échelons dans la société. Ils forment un groupe, éclatant de couleur, bien qu'aucune couleur ne soit précisée. Les habits du Yeoman, compagnon du Chevalier et de l'Ecuyer, sont de couleur verte comme il sied à un forestier mais, à sa ceinture, fuse l'empennage des flèches à plumes de paon, tache colorée aussi remarquable que la bourse de soie et la ceinture blanche du Franklin. Célèbre est la comparaison de l'habit du dernier chic du jeune Ecuyer :
89 Embrouded was he as it were a meede
Al ful of fresshe floures whyte and reede
11"Il était couvert de broderies, on eût dit un pré / émaillé de fleurs fraîches écloses, rouges et blanches". Les pâquerettes, les marguerites si chères aux poètes du xive siècle et à Chaucer en particulier,8 apportent la brillante constellation de leur fraîcheur, fort différentes de la guirlande surmontant le crâne du Semoneur, "énorme comme une enseigne de cabaret" (667) - la comparaison évoque une masse de feuillage défraîchi, aux couleurs fanées.
12Les bijoux sur l'habit de quelques pèlerins accrochent la lumière et notre attention. C'est un Saint-Christophe d'argent sur l'ensemble vert du Yeoman (115), c'est la précieuse broche d'or accrochée au chapelet de corail ponctué de vert de la Prieure (158-162). Un autre bijou d'or, "une épingle, chef d'oeuvre d'orfèvrerie", retient le capuchon du Moine (195-7).
13Les couleurs sont étroitement associées à leur support comme la qualité à la substance. Le sangwyn du Médecin évoque le sang de ses patients. Le rouge est encore aujourd'hui la couleur traditionnelle de la médecine. Sangwyn suggère en outre les isomorphismes du microcosme et du macrocosme. A la couleur rouge correspondent le sang, le tempérament sanguin, le mélange du chaud et de l'humide, l'élément de l'air, le vent du sud, la saison du printemps, le dieu Mars ou Mercure. La même conception isomorphiste explique la fréquence des comparaisons. Chaucer par trois fois note l'éclat des yeux en les comparant "à la fournaise sous un chaudron" (regard du Moine, 202), "aux étoiles par une nuit glaciale" (Frère, 268), au regard d'un lièvre (Pardonneur, 684). Il précise la nuance des yeux de la Prieure en les qualifiant de "gris comme le verre" (152).Les comparaisons avec les fleurs semblent banales : blanc comme la fleur de lys (239), comme la pâquerette (332).Par contre la bestialité du Meunier est suggérée par des comparaisons animales : barbe rousse comme le poil du renard (552) ou comme les soies des oreilles de truies (556). Le Pardonneur, qui trafique avec les reliques, a les cheveux jaunes comme la cire des cierges (675).
14Notre inventaire des termes de couleurs dans le Prologue des Canterbury Tales amène à la conclusion que la palette de Chaucer se limite a une quinzaine de teintes, nullement originales mais étroitement associées à leur support ou reliées par comparaison à l'univers quotidien.
1.3. Suggestions indirectes.
15A côté des notations explicites de couleurs il convient de signaler la suggestion indirecte de couleurs, plus exactement de la présence ou de l'absence de brillant. Prenons la fin du portrait du Chevalier :
73 But for to tellen yow of his array,
His hors were goode but he was nat gay.
Of fustian he wered a gypon
Al bismotered with his habergeon.
16"Mais pour vous évoquer son équipement / (je dirai que) ses chevaux étaient solides mais qu'il n'avait, lui, rien de brillant./ Il portait une tunique de futaine / toute tachée par son haubert". Nous ne trouvons aucune couleur précise mais l'adjectif nat gay, le participe bismotered, le nom de l'étoffe, fustian : ces trois termes, dans des vers consécutifs, s'accumulent et imposent une impression de sévérité grise, due à l'expérience de maintes batailles. Impression renforcée par le contraste avec ses compagnons, son fils l'Ecuyer printanier et leur Yeoman qui arbore a gay bracer (111), a gay daggere (113), "brillante manicle", "dague brillante".
17Une lecture des premiers vers du Prologue aboutit aux mêmes constatations. La reverdie ne comprend aucune notation précise de couleur, mais les adjectifs (sweete, tendre, yonge), les substantifs (flour, "fleur", croppes "jeunes pousses"), les verbes, tous d'action (perced, bathed, engendred, inspired, yronne "couru") suggèrent les fraîches couleurs du printemps.
18Dans de tels passages les couleurs ne sont pas désignées, mais suggérées. Il est d'autant plus urgent alors de se demander où et pourquoi et comment Chaucer emploie les termes de couleurs.
2. Ethique implicite
2.1. Portraits avec ou sans couleurs
19Si Chaucer n'utilise que quelques touches de couleur dans le Prologue général, il ne les dispose pas au hasard. En les repérant tout au long de la chaîne du texte, nous observons qu'elles sont totalement absentes au début (le premier 10e du Prologue) et à la fin (les deux derniers 10es). La reverdie initiale, nous venons de le constater, se passe de couleurs précises. Les préparatifs du pèlerinage, la proposition de l'Aubergiste d'instaurer un concours du meilleur conte - donc le récit événementiel proprement dit ne comporte aucun terme de couleur, pas plus que le développement sur la nécessaire fidélité des mots aux choses. Chaucer réserve les notations de couleurs aux seuls portraits.
20Sur la trentaine de pèlerins assemblés à l'auberge, seule la moitié a droit à la couleur. N'y pas droit Chaucer, qui ne se décrira que beaucoup plus tard, par l'intermédiaire de l'Aubergiste (7/691-704). Celui-ci n'a pas droit non plus à la couleur, alors qu'il est un homme plein d'allant, extraverti, image inversée du poète absorbé en ses pensées, un homme que Chaucer envie secrètement, à qui il délègue ses pouvoirs de meneur du jeu. Cet homme, haut en couleur, n'a pas ici de portrait coloré. Aucune précision de couleur pour le groupe des cinq bourgeois artisans, mais nous avons commenté l'éclat de leur équipement tout neuf. Leur cuisinier, au physique peu ragoûtant, n'a pas droit non plus à la couleur. Je m'explique mal que ni lui ni le Manciple ne reçoive un trait de couleur. Par contre, la description sans couleur des cinq pèlerins qui nous restent me paraît délibérée. Il s'agit des pèlerins vertueux : le Chevalier, la seconde Nonne et le Prêtre qui accompagne les religieuses, le Curé et le Laboureur. L'inclusion du Chevalier dans notre groupe de saintes gens réclame une justification. On a mis en doute les qualités du Chevalier.9 Il se serait battu au service de trop de seigneurs différents, certains même musulmans. Il se serait conduit brutalement, tuant ses adversaires dans les tournois. Enfin, il n'arborerait pas le luxe et les couleurs des authentiques chevaliers. Bref, il serait un simple mercenaire. Cette conclusion me paraît excessive. Le nombre des batailles, des maîtres et des victimes du Chevalier s'explique par la naïveté admirative du pèlerin Chaucer, qui en "remet" toujours. Quant à l'absence d'étendard rutilant, du luxe qui s'étale dans les miniatures représentant des chevaliers, cette absence de brillantes couleurs est, précisément, à mettre au crédit de notre Chevalier. Sa tunique de combat souillée par l'armure, l'aspect solide de ses montures mais son apparence personnelle austère soulignent le caractère engagé, sérieux du soldat. Il forme contraste avec les cinq nouveaux bourgeois tout neufs : le soldat bourru et les pékins endimanchés. Le dernier carré de pèlerins sans notation de couleur est formé de la Nonne, du Prêtre (ils ne sont ni l'un ni l'autre décrits dans le Prologue), du Curé et de son frère le Laboureur, c'est-à-dire des pèlerins les plus saints. Certes le chapelain du prieuré de nonnes, qui fera son autocritique en racontant les déboires du coq Chanteclere paradant au milieu de ses femmes, n'est pas un saint, mais il le sait et s'en confesse, en prêchant la vigilance contre les tentations. La Seconde Nonne racontera la vie de s. Cécile (8/1-553) qu'elle fera précéder d'une prière à la Vierge - intervention discrète mais d'un art égal à la sincérité. Quant au Curé et à son frère, ils représentent les parfaits chrétiens, appliquant l'Evangile à la lettre. Nous n'avons pas de conte dit par le Laboureur et celui que donne le Curé en vue de la ville sainte est un défi aux mensonges de l'art, puiqu'il consiste en un traité scolastique tout nu sur la nécessité de se confesser et de faire pénitence. C'est la même leçon que celle proposée naguère par le Prêtre-Chanteclere, mais présentée cette ultime fois sans les couleurs de la rhétorique. Les deux frères, Curé et Laboureur, travaillent durement. Le Laboureur nous est montré charriant le fumier (530). Chaucer s'abstient de rehausser leur portrait de touches de couleur. Leur éclat est tout spiriruel.
2. 2. La couleur, mauvais signe
21Si l'on peut s'interroger sur la présence ou l'absence de couleurs dans certains portraits - ceux du Cuisinier, du Manciple -, il me semble, néanmoins, que se dégage une conclusion importante. Chaucer oppose aux portraits rehaussés de brillantes couleurs des portraits sans couleurs - celui du Curé - ou aux suggestions de teintes ternes et sales -équipement du Chevalier, fumier du Laboureur. Ces pèlerins mettent en pratique leur idéal chrétien. Ils ne sont ni hypocrites ni oisifs, ils ne trichent pas avec "la peine des hommes".10 Labour et labeur, l'identité des vocables indique bien la vocation et la grandeur du frère du Curé. Il est le héros de "l'épopée mystique" de William Langland,11 le contemporain de Chaucer, Piers Plowman, "Pierre le Laboureur". Au contraire, les pèlerins aux bijoux d'or, aux vêtements chatoyants vivent aux dépens de la société, en parasites plus ou moins conscients.
22On pourra m'objecter que les textes médiévaux sont généralement pauvres en couleurs, que les descriptions, les portraits, les récits se passent le plus souvent de couleur. J'en tomberai volontiers d'accord. Je ne dispose pas de statistiques suffisantes pour énoncer un jugement global et définitif, mais les sondages que j'ai effectués donnent comme normale cette absence de couleur. J'ai feuilleté la plus récente anthologie de littérature médiévale anglaise.12 La minceur de la moisson est significative. Dans le conte de Déméphon et Phyllis, dans la Confessio Amantis de Gower, on ne trouve aucune notation colorée si ce n'est quand l'amoureuse délaissée se pend :
4/856 With that upon a grene bowh
A Ceinte of Selke, which she ther hadde,
Sche knette, and so hireself sche ladde,
That sche aboute hire whyte swere
It dede, and hyng hirselven there.
23"Cela dit, à la branche d'un feuillage vert / elle noua une ceinture de soie qu'elle portait / et se mit de telle façon / qu'autour de son cou blanc / elle la passa et ainsi se pendit". Feuillage vert, ceinture de soie, blancheur du cou : voilà les seules précisions de couleur ou de chatoiement dans un épisode de plus de 150 vers, et elles sont sèchement conventionnelles. Piers Plowman ne fournit guère plus de couleurs. Youre gold mentionné dans le Prologue (74) a le sens abstrait du français "votre argent". Les pommes appétissantes de l'arbre Ymago-dei sont décrites sans aucune couleur, le poète ne fait référence qu'a leur grosseur et à leur saveur (Version B, 18/53-67).
24On arrive donc à cette constatation : que les textes littéraires médiévaux sont généralement chiches en notations de couleurs. Ce qui pose problème dans le Prologue général des Canterbury Tales n'est pas l'absence de couleurs mais, au contraire, leur présence. Les notations y sont réservées aux personnages dont l'apparence éblouit les naïfs, tel le pèlerin Chaucer. Chaucer le poète, lui, dispose ses touches de couleurs comme autant de signaux à l'adresse de son lecteur/auditeur.
3. Un art calculé
25Chaucer ne dispose nullement au hasard ces notations de couleurs. Je terminerai mon exposé par une étude de l'art savamment calculé de Chaucer - calculé au sens le plus arithmétique du terme, comme il sied à un Contrôleur des douanes, féru en outre de calculs astronomiques.
3.1. Disposition des touches colorées tout au long du Prologue général
26Si l'on marque sur la chaîne du Prologue les vers où apparaissent des couleurs, les repères forment des groupes. Au centre du Prologue éclate le in sangwyn and in pers (439) de la houppelande du Médecin. Le rouge est donc situé juste au milieu du Prologue tout comme il est situé au milieu de la gamme des couleurs, entre les extrêmités occupées par le blanc et par le noir, d'après Barthélémi l'Anglais (tr. de John Trevisa, XIX, ch. 3-7).13 Le rouge ponctue régulièrement notre chaîne. C'est la première couleur qui apparaisse, associée au blanc ((90), et l'avant-dernière, associée au noir (635). Notre in sangwyn and in pers, central, est symétriquement encadré par le noir et le rouge des livres du Clerc, d'une part (294), et, de l'autre, par le red de la barbe et le noir des narines du Meunier (556-7 ; un peu plus loin, le Semoneur a le teint rouge et les sourcils noirs, 624, 627). Les taches rouges sont trop répétées et trop symétriques pour ne pas être systématiques et délibérées. La situation d'autres couleurs risque d'être moins consciemment calculée. J'observe cependant que le bleu (mis à part le pers du Médecin) n'apparaît que pour colorer, en symétrie inverse, soit le capuchon soit le surcot des deux pèlerins antagonistes, Meunier(564) et Intendant (617). Dans la seconde moitié du Prologue, toutes les couleurs que nous avons relevées apparaissent - sauf le brown, qui caractérisait dans la première partie le visage du Yeoman et du Marin ou le palefroi du Moine.
3.2. Architecture des portraits individuels
27On retrouve le même soin à placer les couleurs dans le cadre des portraits individuels.
28Dans 6 des 16 portraits comportant une notation de couleur, celle-ci en occupe le centre. Les broderies fleurissent au beau milieu de la description de l'Ecuyer, aux 11e et 12e vers des 22 vers du portrait (79-100). La blancheur du cou du Frère est évoquée au 36e vers des 62 vers de son portrait (208-269). Les livres reliés en noir et rouge qui constituent le trésor du Clerc sont mentionnés au 10e des 24 vers de son portrait (285-308). Le teint basané du Marin est noté au 12e des 23 vers de son évocation (388-410). Poi1 roux, narines noires du Meunier sont indiqués aux 12e et 13e vers des 22 vers du portrait (545-566). Le rouge des bas et du visage de la Bourgeoise de Bath est noté aux 12e et 14e des 32 vers de son portrait (445-476). On observe la fréquence du 12e vers, ou approchant, comme vers important. Or André Crépin, il y tout juste dix ans, a mis en évidence un module d'une douzaine de vers dans le Conte du Prêtre de Nonnains.14
29Dans 5 portraits la couleur est notée vers la fin, tandis que les vers centraux résument le caractère du pèlerin. La couleur est notée aux 35e et 36e vers des 45 vers du portrait de la Prieure (118-162), alors que les vers du milieu soulignent le caractère artificiel, affecté de ses manières. In sangwyn and in pers se trouve aux deux tiers du portrait du Médecin (411-444), le passage central révélant la complicité du Médecin avec l'apothicaire pour exploiter les clients. La couleur apparaît au 31e des 36 vers du portrait de l'Intendant (586-622), tandis qu'au milieu nous est révélé le caractère méchant et macabre du personnage. La couleur intervient tout à la fin du portrait du Moine (165-207), alors qu'au centre est dénoncé son caractère parasitaire. Une touche de couleur est donnée trois vers avant la fin du portrait de l'Homme de Loi (309-330) dont l'esprit de rapine apparaît au milieu de la description.
30La couleur est notée au début de trois portraits : ceux du Marchand (270-284 ; les vers centraux expriment son obsession d'un naufrage engloutissant sa fortune), du Semoneur (623-668 ; les vers du milieu montrent le néant de son jargon théologique) et de son compère le Pardonneur (669-714 ; au centre est souligné son caractère malsain).
31Il nous reste deux portraits à notations colorées : ceux du Yeoman (101-117) et du Franklin (331-360). Les notations sont disposées symétriquement - au début, au centre et à la fin. La blancheur de la barbe du Franklin est reprise en conclusion par la blancheur de la ceinture, et, au milieu, la blancheur est encore présente dans l'image de l'abondance des victuailles qui tombe chez lui aussi drue que neige. Le Yeoman, un forestier, a une tenue verte, un baudrier vert, et -notation centrale - un teint basané.
32Ainsi Chaucer place au centre de ses portraits la qualité, souvent le défaut, de ses pèlerins (tout comme le vers central de la reverdie, v. 18, exprime l'ardeur du printemps). Dans une forte proportion cette place privilégiée est occupée par une couleur. Elle constitue alors un véritable emblème du personnage : fleurs printanières du jeune Ecuyer, teint basané du Yeoman, livres du Clerc oxonien, visage bestial du Meunier. On comprend combien il était logique, et caractéristique du dess(e)in de Chaucer, de son art et de son propos, de mettre au centre du Prologue les somptueuses couleurs du Médecin, marque de son statut social mais aussi reflet de son intérêt pour l'or. C'est pourquoi j'ai donné pour titre à mon exposé cette notation de in sangwyn and in pers. (outre la raison personnelle que mon mari est médecin !)15
Conclusion.
33En guise de conclusion voici les points que je pense avoir établis :
- Le Prologue général des Canterbury Tales laisse une impression colorée, mais cette impression est due moins aux notations de couleurs à proprement parler, somme toute conventionnelles et peu nombreuses, qu'à la stratégie de Chaucer
- La relative rareté des notations de couleurs est probablement un trait commun des textes littéraires médiévaux. Il est remarquable que ces notations soient réservés, dans le Prologue, aux portraits et, plus particulièrement, aux portraits des pèlerins qui vivent en parasites de la société. J'opposerais volontiers, à ce propos, la page du Troilus and Criseyde de Cambridge, d'un luxe presque oriental, et l'austère portrait de Chaucer par Hoccleve - jalons, peut-être, d'un itinéraire spirituel.16
- Les notation colorées n'apparaissent donc pas au hasard Bien plus, leur distribution révèle une architecture équilibrée, aux symétries modulées par le désir d'éviter la monotonie et l'esprit de système. Nous avons là une superbe application du génie de Chaucer.
Notes de bas de page
1 J'utilise la seconde édition de F.N. Robinson, The Works of Geoffrey Chaucer, Londres : Oxford University Press, 1957. Les références aux Canterbury Tales renvoient au numéro du fragment suivi du numéro du vers. Ainsi 1/164 renvoie au vers 164 du premier fragment. Comme tout le Prologue général appartient au premier fragment, J'ai simplifié les références en omettant le numéro du fragment, et en notant 164 au lieu de 1/164. - On trouvera une présentation succincte mais, je crois, commode dans mon ouvrage : H. Dauby, Le rôle social de la femme d'après "The Canterbury Tales" de Chaucer et "Le Ménagier de Paris", Paris : Association des Médiévistes Anglicistes de l'Enseignement Supérieur (n° XI), 1985, p. 12-23. - Toutes les traductions sont de moi ; j'ai consulté les travaux mentionnés à mes notes 5 et 6.
2 Emile Legouis, in E. Legouis et Louis Cazamian, Histoire de la littérature anglaise, Paris : Hachette, 1924 (nombreuses éd.), p. 151. Sur la critique française de Chaucer, voir André Crépin, "Chaucer and the French", in Piero Boitani et Anna Torti (dir.), Medieval and pseudo-medieval literature, Tübingen : Gunter Narr / Cambridge : D.S. Brewer (Tübinger Beiträge zur Anglistik, 6), 1984, p. 54-77.
3 Sur la face latérale sud de la nef de la cathédrale d'Amiens une sculpture rappelle l'importance des fabricants de coques de guède. Furetière (Essai d'un dictionnaire universel, 1684) dérive même le nom du pays de Cocagne de ces coques, sources de prospérité.- On trouvera d'intéressantes listes de vêtements et d'étoffes avec mention de leurs couleurs dans Edith Rickert (C.C. Olson et M.M. Crow) (éd.), Chaucer's World, New York : Columbia University Pres / Londres : OUP, 1948, p. 29, 63 et 343.
4 Cf. John S.P. Tatlock et Arthur G. Kennedy, A concordance to the complete works of Geoffrey Chaucer, 1927 (repr. Gloucester, Mass. Peter Smith, 1963).
5 Nevil Coghill (tr.), Geoffrey Chaucer. The Canterbury Tales, Harmondsworth : Penguin Books (The penguin Classics, 122), 1951, 2e éd. 1958. - David Wright (tr.), The Canterbury Tales, Londres : OUP (The World's Classics), 1985.
6 L. Cazamian (1906) in F. Delattre (dir.),Chaucer. Les Contes de Canterbury, Paris : Aubier (Coll. Bilingue des classiques étrangers), 1942 ; Juliette De Caluwé Dor (tr.), Geoffroy Chaucer. Les Contes de Cantorbéry, Gand : Ed. scientifiques, E. Story – Scientia (Ktemata), 1977.
7 Les miniatures donnent les couleurs de Chaucer : voir, par exemple, les reproductions de M.-J. Imbault-Huart, La médecine au Moyen Age, Paris : Ed. de la Porte Verte / Bibliothèque Nationale, 1983. - Robert Henryson, un siècle après Chaucer, qu'il admire, décrit, dans son Testament of Cresseid, le dieu Mercure en
250 Doctour in physick clad in ane skarlot gown
And furrit weill as sic ane aucht to be
"Docteur en médecine vêtu d'une toge écarlate/bien garnie de fourrure comme il se doit". - Sur la difficulté de préciser la nuance et l'étymologie de pers, voir les articles de The Oxford English Dictionary et de The Middle English Dictionary, ainsi que la note d'A. Pézard (tr.), Dante. Oeuvres complètes, Paris : Gallimard (Bibl. de la Pléiade, 122), 1965, p. 502.
8 On rapprochera le portrait de la reine-pâquerette Alceste dans la version F du Prologue de The Legend of Good Women, 210-225. Le passage offre, encadrée par la mention de grene, une litanie de white, appliqué aux fleurons-pétales de la couronne (5 occurrences).
9 Terry Jones, Chaucer's Knight. The portrait of a medieval mercenary, Londres / Weidenfeld et Nicolson, 1980.
10 Titre donné par Pierre Hamp à sa série d'enquêtes sur le travail (Le rail, Marée fraîche, etc.), Paris : Gallimard, 1908-1944.
11 J.-J. Jusserand, L'épopée mystique de William Langland, Hachette, 1893.
12 Heinz Bergner (éd. et tr.), Die englische Literatur in Text und Darstellung, vol. 1, Mittelalter, Stuttgart : Philipp Reclam jun. (Uni-versal-Bibliothek, 7764/6), 1986.
13 M.C. Seymour (dir., éd.), On the property of things. John Trevisa's translation of Batholomaeus Anglicus, De proprietatibus rerum. A critical text, Oxford : Clarendon Press, 1975 ; vol. II, p. 1270-6. La palette de Chaucer paraît, cependant, différente du catalogue commenté de Barthélémi.
14 André Crépin, "Module de douze vers dans le Conte du Prêtre de Nonnains", in Linguistique, civilisation, littérature. Actes du congrès de Tours de la Société des Anglicistes de l'Enseignement Supérieur (1977), Paris : Didier-Erudition (Etudes anglaises, 76), 1980, p. 180-4.
15 Sur la structure des Contes, et les idées littéraires et religieuses de Chaucer qu'elle révèle, voir Donald R. Howard, The Idea of the Canterbury Tales, Berkeley :University of California Press, 1976 ;et V.A. Kolve, Chaucer and the imagery of narrative, Londres : Arnold, 1984, p. 364-71.
16 Corpus Christi College 61; Hoccleve : B. Lib. Harley 4866.
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