Les couleurs de l'histoire et de l'épopée dans les Faits des Romains
p. 29-43
Texte intégral
1Avec le texte qui fera l'objet de cet exposé se trouve, certes, une nouvelle fois posé le problème de la "vision colorée" d'un homme du Moyen Age, mais, au-delà de la représentation qu'il nous en fournit se dessine une autre problématique : le texte se donne comme une traduction d'auteurs latins classiques, auxquels il se réfère explicitement, et dont il doit traduire aussi la vision du monde, dans la richesse, plus ou moins grande, de leur palette. Une double enquête nous est donc proposée : la première s'attachera à reconstituer le réseau des couleurs dans le texte médiéval, tandis que la seconde recherchera les relations qui existent entre ce réseau et celui que fournissent les textes latins traduits. Par la confrontation des langues et des oeuvres, nous espérons apporter quelques matériaux utiles à l'étude lexicologique des termes de couleur, et observer, sur un point bien précis, le comportement, sans doute exemplaire, d'un homme du Moyen Age désireux de traduire en langue vulgaire de grands textes de l'antiquité latine.
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2Oeuvre d'un clerc anonyme originaire d'Ile-de-France, les Faits des Romains constituent une ample compilation en prose, que leurs éditeurs modernes, Flutre et Sneyders de Vogel, ont pu dater, avec précision, de 12131. Le titre même pourrait laisser prévoir une histoire complète de la Rome antique : en fait, il s'agira d'une période restreinte, celle qui s'inscrit dans les limites de la vie de Jules César, période assez riche en événements, il est vrai, pour remplir les 744 pages de cet ouvrage. Afin d'écrire l'histoire de ces années, cruciales pour la République romaine, l'auteur des Faits compile plusieurs sources latines : César lui-même, bien sur, mais essentiellement pour la Guerre des Gaules, Salluste pour la Conjuration de Catilina, sans oublier Suétone qui a consacré au "divus Julius" la première de ses Vies des Douze Césars. Quant à la période de la guerre civile, pour les conflits qui ont opposé César à Pompée puis, après la mort de leur général, aux "Pompéiens", ce n'est pas un récit "historique" qui fait office de source, mais une composition purement "littéraire", qui s'élabore dans le cadre de l'épopée virgilienne : la Pharsale de Lucain.
3En fait le double titre de cette oeuvre — La Guerre civile (La Pharsale)2 — en manifeste l'ambiguïté profonde : à la fois histoire et épopée, version épique de l'histoire, ambiguïté que le titre même de cet exposé transfère à l'oeuvre traduite, les Faits des Romains.
4Les quatre textes cités appartiennent, en gros, à la même époque, mais, si l'on peut rapprocher, pour leurs dimensions, les oeuvres de Salluste et Suétone d'une part, et d'autre part celles de César et de Lucain, elles n'en sont pas moins hétérogènes, en raison de leur forme et de la personnalité de leurs auteurs respectifs.
5En outre, pour combler d'éventuelles lacunes dans la trame des événements — rappelons que la Pharsale est inachevée — ou pour expliquer de manière plus précise le fonctionnement des institutions romaines, le compilateur a, sporadiquement, emprunté à d'autres textes : la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe, l'Histoire des Macchabées de Pierre Comestor, l'Alexandri Magni Iter ad Paradisum, sans oublier les inévitables Etymologies d'Isidore de Séville. Mais comme il se trouve que, pour le thème des couleurs, ces auteurs ne fournissent pas de passages significatifs à notre compilateur, nous nous en tiendrons à cette simple mention. Au reste, leur place est, quantitativement, très réduite dans la compilation, si on la compare à celle des "quatre grands", parmi lesquels César et Lucain, incontestablement, "se taillent la part du lion".
6Commentaires sur la Guerre des Gaules et Pharsale, ces deux oeuvres ont comme unique point commun de montrer César dirigeant des opérations militaires. Pour le reste, tout les oppose : prose/vers, concision dans la relation des événements/luxuriance baroque des descriptions ; s'y ajoute une présentation antithétique du personnage central : dans son apparente objectivité, l'oeuvre autobiographique est une apologie, tandis que l'épopée est systématiquement hostile au tyran, coupable d'avoir ruiné la liberté romaine.
7Et pourtant, comme l'ont bien montré les éditeurs la diversité des sources et la variété des styles des auteurs traduits n'ont pas empêché le compilateur des Faits d'offrir un récit compréhensible et agréable, au prix, il est vrai, d'un travail d'adaptation remarquable. Les nombreux repérages de sources, donnés dans le tome II de l'édition Flutre, et l'analyse développée par Jeanette M.A. Beer, dans A Medieval Caesar3, permettent d'apprécier à sa juste valeur l'activité du compilateur qui traduit avec exactitude mais sait aussi, quand il le juge bon, réduire ou amplifier le texte latin qu'il a devant les yeux. L'imagination ne lui fait pas défaut : à partir de phrases qui lui semblent trop sèches, il lui arrive de "broder" de longues descriptions de lieux ou de personnages, ou, plus fréquemment, des récits de combat, caractérisés par des réminiscences de rythmes et de syntagmes épiques4.
8L'effort pour rendre homogènes les traductions de provenance diverse ne peut, néanmoins, masquer les éléments de contraste, qui existent surtout entre les deux grandes parties de l'oeuvre, la seconde et la troisième, celles qui traduisent respectivement César et Lucain5. A vrai dire, c'est ce contraste même qui a motivé notre choix des Faits comme objet d'étude pour le thème des couleurs : le récit de la Guerre des Gaules pouvait paraître assez terne, mais, dès que le compilateur aborde l'oeuvre de Lucain, c'est tout un monde coloré qui surgit aux yeux du lecteur6. Sur le plan lexicologique, la simple confrontation de la troisième partie des Faits avec la Pharsale offrait une riche matière, mais il pouvait aussi s'avérer fructueux de comparer l'ensemble de l'oeuvre française avec ses principales sources latines7. L'inventaire systématique des termes.
9La blancheur, éclatante, se trouve associée à la couleur verte, dans le cas d'un objet doté d'un grand pouvoir symbolique : peu de temps avant l'assassinat de César, un Romain "prist une corone de lorier ou il ot liee une costice, si la mist ou chief a une ymage Cesar qui estoit anmi le marchié. La blanche costice avec le lorier estoit signes de regne" (p. 736). Dans les portraits, le blanc et le vermeil, juxtaposés, se mettent réciproquement en valeur : ainsi de la "color fresche et vermeille" de Cléopâtre, contrastant avec ses dents "menu et serré, plus blanc que nus ivoires" (p. 627). Moins conventionnel, ce portrait de vieillard, gardien de fleuve8:
"Il ot la barbe et les chevex drus et lons et plus blans que nule laine tant soit blanche, la chiere rovelente et vermeille, et ot vestu un blanc baudequin" (p. 398)9
10Aux deux comparants précédemment cités, l'ivoire et la laine, il faut ajouter la traditionnelle fleur de lis, mais la perfection de ces symboles de blancheur est encore dépassée par les êtres que le compilateur veut décrire : le cheval du roi Pharnace est "un grant destrier tot blanc plus que n'est flors de lis quant ele est fresche et espanie" (p. 660).10
11En dehors des cas où il est placé à côté du blanc, le rouge est bien souvent la couleur dominante de mainte page des Faits des Romains. Mais pour exprimer cette nuance chromatique, deux adjectifs, d'inégale fréquence, fonctionnent en distribution complémentaire, tout en gardant la faculté d'être coordonnés. C'est ainsi que, sur ses 9 occurrences dans le texte, rouge (/roje, roge) est à 3 reprises associé à vermeil (pp. 383, 424, 607) ; il est coordonné à boullant pour qualifier des "glanz reondes de terre poterece si cuites en feu qu'eles estoient rouges et boullanz come fers tres chauz" (p. 201)11. Employé seul, il s'applique aux yeux de Cornélie qui, après la mort de Pompée, sort du bateau "pale et eschevelee, a euz roges et pleins de larmes" (p. 584) ; le compilateur ajoute ici une notation de couleur au simple "lacrimis exhausta" de Lucain (Ph, IX, 171). Mais l'emploi qui semble spécifique à cet adjectif est la qualification d'un référent géographique dont la couleur "rouge" est aussi traditionnelle que difficilement explicable. L'exemple attendu est bien sûr celui de la Mer Rouge, mentionnée 3 fois dans les Faits, et qui traduit à chaque fois un syntagme latin où figure l'adjectif ruber12 : Roge mer (p. 501 = Ph., VI, 677-78 : rubris aequoribus ; p. 626 = Ph., X, 139 : maris rubris ; p. 633 = Ph., X, 314 : rubro ponto). Plus intéressant est le cas du Rubicon, nom qui par son étymologie même fait référence à la couleur rouge : "Lucans l'apele rouge por la terre et por le sablon de son canel, qui est vermelz" (pp. 347-348). En fait, le traducteur est, ici, pris en défaut : Lucain n'explique pas la couleur du fleuve (ou plutôt l'étymologie), mais se contente de lui appliquer l'épithète de puniceus (Ph., I, 214)13. Comme le signalent les éditeurs des Faits, l'explication est empruntée à une glose d'un manuscrit de Lucain, glose que le compilateur a (con) fondue avec le texte de la Pharsale : "Rubicon fluvius, qui ab eo quod rubros lapides habet, hoc nomen accepit" (Faits, t. II, p. 147).
12Connoté positivement, vermeil peut être, comme nous l'avons déjà vu, la couleur du visage d'une personne en bonne santé, ou celle du vin (p. 682), ou celle du couchant : "li ciels fu vermax et roges et li airs auques clers : ce fu signes de beau tens" (p. 424, traduisant Ph., IV, 125 : "et noctes uentura luce rubebant"). Cet adjectif est fréquent lors des récits de combat, mais une seule fois il sert à distinguer les armes d'un chevalier :
le "damoisiax" Jaddus, fiancé de la fille de Pharnace, "sist sor un noir arrabi fort et isnel", couvert d'une "blanche coverture de baudequin" ; le jeune homme "fu bien armez de totes armes... Ses escuz fu vermelz ; peint i ot un gripphon... Jaddus tint une lance peinte vermeille ; fermé ot en som un panoncel. Mielz sembla li damoisiax home qui deüst chacier tornoi que guerre mortel" (p. 658-59)14.
13Dans bien d'autres passages, les armes sont vermeilles, mais du sang des combattants, de même que l'eau de la mer et des fleuves après les combats : ainsi, lors de la bataille navale devant Marseille, "les ondes erent teintes et ensanglantees dou sanc des ocis... l'escume de la mer estoit tote vermeille" (p. 411-12 ; traduisant Ph., III, 572-73 : "Cruor altus in unda/spumat, et obducti concreto sanguine fluctus" ; le compilateur met l'accent sur la couleur, au détriment de l'opposition entre le sang qui coule — cruor — et le sang coagulé — concreto sanguine).
14Un dernier exemple de vermeil reflète une difficulté rencontrée par le traducteur de Lucain :
en Libye, un soldat romain mordu par un serpent "devint autresi vermauz et rouges come est safrans parmi tot le cors et parmi toz les mambres. Il n'ot pertuis sor lui, ne orilles ne bouche... dont li sans ne raiast toz vermelz. Il suoit sanc par tot le cors" (p. 607).
15La confrontation avec les vers de la Pharsale (IX, 808-813) peut nous éclairer sur cette comparaison, à première vue, assez surprenante avec le safran :
"Utque solet pariter totis se effundere signis / Corycii pressuro croci, sic omnia membra / emisere simul rutilum pro sanguine uirus. / Sanguis erant lacrimae ; quaecumque foramina nouit / umor, ab his largus manat cruor : ora redundant/et patulae nares, sudor rubet."
16Certes, dans les textes latins, les descriptions du safran, qu'il s'agisse de ses fleurs, violettes veinées de rouge, ou de ses stigmates odorants, d'un rouge orangé, présentent fréquemment des termes signifiant "rouge", comme ruber ou puniceus ; "il existait donc une nuance plus rouge que les autres, à laquelle les Romains étaient fort sensibles"15. Mais, comme nous le verrons un peu plus loin, le compilateur attribue nettement au safran la couleur jaune, et, surtout, dans les vers cités précédemment, la structure de la comparaison de Lucain se trouve singulièrement simplifiée par le traducteur. Il n'a sans doute pas compris que le crocus ne figurait pas comme un comparant de couleur : en fait, comme nous l'apprennent des vers de Lucrèce et de Properce, "des aspersions de safran avaient lieu au théâtre, (et) se faisaient à l'aide de tubes ou de tuyaux dissimulés à la vue (...) Scaliger, dans une note sur le vers de Properce (IV, 1, 14), assure qu'on utilisait aussi des statues perforées en tous sens"16. Notre compilateur est bien excusable de ne pas avoir identifié les "signis" du texte de Lucain : il a transmis l'essentiel, c'est-à-dire cette image d'un corps qui transsude le sang, de tous ses pores et de tous ses "pertuis".
17Le troisième terme de la "triade chromatique" médiévale, le noir17, est assez largement représenté dans les Faits, pour décrire simplement un être ou un objet, ou pour ajouter à cette description une connotation dramatique. Essentiellement descriptives, pittoresques même, apparaissent les notations portant sur la couleur noire des cheveux, ou de la peau. Les peuples d'Afrique avec lesquels les Romains se trouvent en contact donnent à Lucain, et à son traducteur, l'occasion de quelques évocations de caractère exotique : "uns Ethiopiens granz et corsus, crespes et noirs" (p. 668), ou avec une comparaison de style isidorien :
"Bogudes, li rois des Mors, i vint od tot .XXX. mile homes a armes, plus noirs que n'est nule meure quant ele est auques meüre" (p. 672 ; passage "brodé")18.
18Dans une autre série d'emplois, noir, seul ou associé à pale, triste, connote la mort : ainsi, après le décès d'Hortensius, Marcia, "se fu encendree et ot vestu un noir vestement de tristece par dessor sa porpre" (p. 369). Les "entrailles noires (= palida viscera, Ph., I, 614)... et le sanc noir et fegié" d'une victime (p. 361) sont le présage des guerres civiles et de leurs morts innombrables. Et de fait, un peu plus tard, lors de la bataille de Pharsale, les lèvres de Domitius "noircissoient ja contre ce que l'ame s'en devoit aler" (p. 534, traduction "réaliste" de "morientia ora" de Ph., VII, 609). La Pythie, sous l'emprise du dieu, "une foiz ert pale, autre foiz ert noire ou vermeille" (p. 455, traduisant Ph., V, 214-16 : "rubor igneus... liuentesque genas... sed pallor inest") ; mais c'est dans l'évocation de la sorcière Ericto, consultée par Sextus Pompée, que le noir prend la valeur d'un attribut infernal : "une palor avoit meslee a nerté : ne sembloit pas palor qui tressist a color de fame que l'en ait acostumé a voir, mes une colors horrible et espoentable, autresi come d'enfer" (p. 497 ; Lucain, en VI, 517, ne parle que de pallore). Noire est aussi la couleur de son pouvoir : elle fait "un poi la nuit oscurcir par son enchantement, et envelopa son chief d'une noire nue" (p. 499, "squalenti nube", Ph., VI, 625). Le compilateur semble donc éprouver, à l'égard de ce noir infernal, une fascination égale à celle de Lucain.
19La fraîcheur d'un "locus amoenus" serait alors bienvenue, mais, dans les Faits, l'adjectif vert ne sert jamais à qualifier l'herbe ; à côté de plusieurs exemples où le bois "vert" est seulement opposé au bois "sec", sans que l'accent soit mis sur la couleur, nous trouvons, pour un lieu unique et privilégié, l'oasis du temple d'Ammon, en Libye, la mention d'un "biau bois, vert et foillu, por le benefice de l'iaue de la fontaine qui moilloit la terre" (p. 599, traduisant "silua... uirens" de Ph., IX, 522-23). A deux reprises enfin, vert qualifie un heaume, dans des expressions de style épique qui rappellent les "blancs haubers" mentionnés précédemment : le "vert hiaume gemé" (p. 492) et les "vers hiaumes aguz" apparaissent dans des récits de combat (respectivement à Dyrrachium, et contre Pharnace) qui développent considérablement les données fournies par Lucain (Ph., VI, 263-314) et Suétone (ch. XXXV)19. A la suite de ce rapide examen des occurrences de vert, nous poserons, à notre tour, le problème de la couleur exacte désignée par "synople" : en 1213, s'agissait-il d'un rouge ou d'un vert ? Malheureusement, le seul exemple attesté dans les Faits ne permet pas d'en décider : dans le contexte du combat, épique, entre Curion et Varus, "li uns giete son escu contre l'autre et se hurtent par tel vertu, que les bocles froissent et esmient, les enarmes rompent, li synoples escrostele" (p. 433), mais rien ne nous renseigne sur la couleur de cette peinture qui s'écaille sous les coups.
20Pour le seul exemple de l'adjectif bloi, l'interprétation ne sera pas ambiguë, étant donné que le compilateur ne s'abandonne pas ici aux plaisir de l'imagination guerrière mais se contente de traduire fidèlement :
"Tuit li Breton se taignoient acostumeement, si que il estoient tuit bloi et en estoient plus horrible en bataille a voir". (p. 185, traduisant César, B.G., V, XIV : "Omnes uero se Brittani uitro inficiunt, quod caeruleum efficit colorem, atque hoc horridiores sunt in pugna aspectu").
21Le compilateur omet seulement de signaler le produit avec lequel les Bretons se teignaient le corps : uitrum signifie en effet "pastel" ou "guède". Si cette mention de la couleur bleue, dans un contexte "ethnologique" d'ailleurs, est la seule présente dans les Faits, on doit néanmoins remarquer que les textes latins traduits ne lui font pas une place beaucoup plus grande : nous avons retrouvé un seul autre exemple de caeruleus, dans le livre II de la Pharsale :
"Tandem Tyrrhenas uix eluctatus in undas/sanguine caeruleum torrenti diuidit aequor" (vers 219-20).
22Il semble bien que, cette fois-ci, le traducteur ait reculé devant cette image "baroque" du Tibre, rougi par le sang des victimes, et fendant le bleu sombre des eaux de la mer Tyrrhénienne20.
23Nous terminerons notre inventaire des couleurs par les différentes nuances de jaune, doré, blond et brun qui colorent quelques pages des Faits. Comme nous l'avons déjà signalé, l'adjectif jaune n'est pas attesté, mais le dérivé jaunir figure dans un exemple qui nous éclaire sur la sensation de couleur provoquée par le safran : "unes genz qui jaunissent lor crins de safran" (p. 401) traduit précisément "qui tinguentes croceo medicamine crinem" (Ph., III, 238) ; "jaunissent" prend le parti d'une couleur franche, alors que le latin insiste davantage sur le procédé de la teinture.
24Le seul exemple de brun apparaît, une fois encore21, dans l'un de ces passages à couleur épique qu'affectionne le compilateur :
"Ridulfes, uns Alemans... tint un espié tranchant dont li fers fu d'acier esmolu... Il le lance par tel aïr contre Vargontee... que il li passe le brun costel de l'espié par mi les costes jusque a l'arestuel" (p. 383).
25L'adjectif sor apparaît 3 fois dans les Faits, mais sans correspondant latin, qu'il serve à désigner la couleur d'un cheval ("sor bauçant", p. 650, ou le cheval de César qui "avait le poil entre sor et noir", p. 490), ou celle de la chevelure de Cléopâtre, qui, suivant les canons de la beauté médiévale, est "sore et espesse et longue" (p. 626).
26Pour les trois exemples de blont, en revanche, nous possédons les deux "versions latines", flauus et rutilus22 :
"li Flamene, qui sont blont por ce que li soleuz ne les touche pas trop" (p. 356, remplace, dans l'énumération des alliés de César, les "flaui Ruteni" (Ph., I, 402).
27Les deux autres occurrences de blont figurent dans la même phrase : parmi les serviteurs de la reine d'Egypte, "li un orent noire chevelure.., li autre blanche et blonde, si c'onques Cesar n'ot veü plus blondes genz en la terre dou Rin" (p. 626). Lucain avait écrit : "pars tam flauos gerit altera crines,/ut nullis Caesar Rheni se dicat in aruis/tam rutilas uidisse comas" (Ph., X, 129-131), et le traducteur, pour rendre la nuance d'éclat connotée par rutilus, choisit, judicieusement, d'ajouter l'adjectif blanche.
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28Dans les limites de cet article, nous avons du mettre l'accent sur l'inventaire lexicologique des termes de couleur, qui fournissait une ample matière et permettait la confrontation entre le latin classique et le français. Une étude stylistique complète resterait encore à faire, exploitant le lexique des adjectifs de couleur, mais aussi ces nombreux substantifs dénotant des matières brillantes comme l'or, les pierres précieuses, et qui sont particulièrement fréquents dans les passages traduits de Lucain, par exemple dans la description du palais de Cléopâtre. Nous nous bornerons donc à quelques remarques, qui tirent les conclusions de la présente étude et tenteront de définir le comportement du traducteur des Faits devant ses sources latines.
29Il ne fait guère de doute que notre compilateur aime les notations de couleur, mais ne s'attarde pas à de subtiles distinctions de nuances, comme nous l'avons vu à propos du safran. Il traduit presque toutes les indications de couleur présentes dans les textes, sauf quand elles lui semblent excessives : bien qu'il ne répugne en rien aux récits sanglants de bataille (en particulier de batailles navales, comme celle de Marseille), il allège souvent son texte des termes de cruor, cruentus, qui ont, chez Lucain, la fréquence de l'obsession ; dans un cas précis, nous l'avons vu refuser la grandiloquence du contraste entre un "fleuve de sang" et le bleu sombre de la mer. Mais les autres associations de couleur, surtout entre le blanc, le rouge et le noir, ou même le vert, plus familières à la mentalité de son siècle, ne sont pas absentes de son texte, que la traduction soit, ou non, fidèle.
30Pour l'ensemble de l'oeuvre, ce qualificatif de "fidèle" est en général mérité, compte tenu des libertés que s'octroyaient les clercs du Moyen Age. L'effort pour transposer le détail des sources est souvent manifeste, même si le traducteur commet parfois quelques petites erreurs d'interprétation (comme dans l'exemple des statues perforées). S'il rend bien la lettre des textes, il en use de même avec l'esprit, l'atmosphère, pourrait-on dire : le thème des couleurs en est une pierre de touche, car les deux textes les plus "ternes", ceux de Salluste et de César ne sont pas artificiellement colorés par le traducteur. Pas plus que dans la Guerre des Gaules, les forêts germaniques ne sont décrites pour l'amour du pittoresque : seules comptent les opérations militaires qui s'y déroulent ; les incendies de villages ne sont mentionnés que pour montrer la tactique de la "terre brûlée", et non pas pour le plaisir d'éclairer de reflets sinistres une campagne endormie.
31Avec Suétone, dont l'univers impérial de pourpre et d'or est déjà plus éclatant, mais surtout bien sûr avec Lucain, le traducteur peut, dans sa fidélité au texte, exprimer son goût personnel pour les couleurs : morbide, avec la pâleur/noirceur de la mort, contrastant avec le sang vermeil, mais aussi éclat et beauté de chevelures blondes, de cheveux blancs, de peaux noires éclatantes, sans oublier les métaux précieux et les gemmes. Assurément, le monde à la fois tragique et somptueux de Lucain ne lui était pas étranger et pouvait déjà, aisément, se transposer dans la langue française du début du xiiie siècle. Mais le compilateur n'en restait pas moins un homme de son époque, nourri de chansons de geste : les nombreux récits de combat qu'il ajoute à ses sources latines trop discrètes, il les construit de réminiscences de rythmes et de syntagmes épiques, qui rehaussent le texte de notations de couleur et, surtout, d'éclat. Blans haubers et verz hiaumes sont des anachronismes assurément, mais au lieu de choquer le lecteur du xiiie siècle, leur présence devait lui rendre familiers les héros de l'histoire ancienne : c'est parce qu'elle était à la fois antique et médiévale que l'histoire-épopée des Faits des Romains est demeurée "un des livres de base de la culture laïque pendant tout le Moyen Age"23.
Notes de bas de page
1 Li Fet des Romains, éd. Flutre et Sneyders de Vogel, Paris, E. Droz ; Groningue, J.B. Wolters ; 1938, 2 tomes.
2 La Guerre Civile (La Pharsale) éd. Bourgery, Paris, Belles Lettres, 1927) ; La Guerre des Gaules (éd. Constans, Paris, Belles Lettres, 1926).
3 Jeanette M.A. Beer, A Medieval Caesar, Genève, Droz, 1976.
4 Voir infra, à propos de blanc et de vert.
5 Suétone, Vies des Douze Césars, tome I (César, Auguste) éd. Ailloud, Paris Belles Lettres, 1931 ; Salluste, La Conjuration de Catilina, éd. Ernout, Paris, Belles Lettres 1941.
6 Exemple : dans la description des "urs" ou "boeufs sauvages", "de color et de forme sembloient tor" (p. 228) traduit B.G., VI, XXVII : "specie et colore et figura tauri" ; le seul mot français color traduit "specie et colore".
7 Pour discolor, voir J. André, Etude sur les termes de couleur dans la langue latine, Paris, Klincksieck, 1949 ; p. 126 (2 acceptions principales : "qui n'a pas la même couleur" ; "de couleur variée, bigarrée").
8 Pour canus, voir J. André, op. cit., pp. 64-69 (= "gris clair, blanchâtre").
9 Ex : p. 529 "poil meslé et blanc, et les exemples cités plus loin, pp. 398, 626.
10 Associée au blanc haubert, la blanche coiffe : pp. 317, 528, 660.
11 Traduction de César, B.G., V, XLIII : "feruentes fusili ex argilla glandes".
12 Peut-être en raison de la parenté étymologique entre ruber et rouge (issu de rubeus, adjectif d'apparition tardive, déjà utilisé en poésie en bas-latin, ex. Aulu-Gelle ; cf. J. André, p. 85). Dans les Faits, on ne trouve pas d'explication pour la "Mer Rouge", à la différence de Gossouin, L'Image du Monde, rédaction en prose (éd. O.H. Prior, Lausanne, 1913), p. 144 : "Cele mer prent son nom de sa terre. Car ele est toute rouge au fond et tout entour, si que la mer en est toute rouge".
13 Pour puniceus, voir J. André, p. 89 : "rouge écarlate".
14 D'après le Commentaire des éditeurs des Faits (t. II, p. 210), "le compilateur introduit ici la description d'un combat acharné dont ses sources ne disent rien et qui détonne un peu. Tout ce passage est plein d'expression épiques et de débris de vers". Les sources du chapitre sont Suétone, XXXV, 3 ; et Flavius Josèphe, Bell. Jud., I, 20.
15 J. André, p. 154 ; voir, dans ce même volume de Senefiance, les articles de A. Tavera ("rubescit crocus") et de M. Salvat (couleur "punicea" pour le safran).
16 Explication donnée dans une note de l'édition Bourgery, t. II, p. 167.
17 Noir, blanc, rouge, par exemple dans le Lancelot-Graal contemporain des Faits ; voir l'article de M. de Combarieu.
18 P. 633, sur les Indiens, le compilateur a employé la même comparaison avec la mûre, mais moins développée : "li home sont noir come more" (Lucain, en X, 303, a seulement "nigris...colonis").
19 Pour l'interprétation de "vert", voir article de M. Plouzeau, dans ce même volume.
20 Pour caeruleus, voir J. André, p. 164 (le sens premier est celui de "bleu-ciel" foncé, c'est-à-dire le bleu lumineux, mais foncé, du ciel du midi ; sens dérivé : "bleu -noir").
21 Pour brun, voir article de M. Plouzeau.
22 Pour flauus, voir J. André, pp. 128-132 ("jaune", avec parfois des nuances de rouge ou de brun ; c'est la désignation habituelle de la couleur blonde des cheveux, en pays méditerranéen). Rutilus (pp. 85-88) désigne la couleur des cheveux blonds des étrangers (Gaulois, Germains) ; il s'applique aussi à l'or ; c'est un rouge à reflets dorés, sa couleur est inséparable de l'éclat.
23 J. Monfrin, "Les traducteurs et leur public" dans : L'Humanisme médiéval dans les littératures romanes du xii° au xiv° siècle, Paris, Klincksieck, 1964 ; p. 249.
Auteur
Université de Pau
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