Les couleurs du miracle
p. 7-14
Texte intégral
1Le retable du Couronnement de la Vierge d'Enguerrand Quarton est une représentation totale du monde tel que le moyen-âge finissant pouvait se le représenter : le paradis occupe les deux-tiers de la surface, dominant la représentation symbolique de la terre sous laquelle le purgatoire et l'enfer se répondent1. La Vierge, debout au centre du tableau, couronnée au ciel simultanément par le père et le fils, éployant son manteau sur la terre, est à proprement parler la "Dame du ciel, Régente terrienne" que dit Villon.
2Au premier regard les deux espaces principaux, de l'univers paradisiaque et du monde terrestre, contrastent par le choix, le nombre, la répartition et l'éclat des couleurs de façon si manifeste qu'on ne peut manquer d'y voir une intention signifiante.
3Toutefois il ne faut pas oublier que, ainsi que le dit Manlio Brusatin, "/.../ dans la pensée du xve siècle /.../ la priorité de la forme sur une couleur identifiable non dans sa matière mais dans sa seule révélation définit le mécanisme de la couleur en l'inscrivant dans quelque chose qui la précède et la soutient : l'antigraphice (un art qui est "avant"), c'est-à-dire le dessin"2.
4Cet "antigraphice" c'est ici l'ordre du compas. Au ciel les figures du Père et du Fils sont inscrites dans deux cercles égaux sécants, eux-mêmes contenus dans le grand cercle dont la courbe du bas du manteau de la Vierge dessine un arc. Le tout compose un schème unitaire structuré symétriquement autour de l'axe radieux de la Vierge. La terre est aussi un univers circulaire, circonscrit par la courbe du firmament, mais divisé autour de l'axe de la croix en deux espaces contrastés, où s'érigent les deux capitales spirituelles de la chrétienté, Jérusalem et Rome, l'une perdue, l'autre regagnée quand est peint le tableau.
5L'un et l'autre univers s'articulent grâce à la présence de la Vierge : le plus grand cercle divin et la circonférence terrestre se recoupent là où le manteau de la Vierge recouvre partie du globe. La Vierge est debout sur le pôle terrestre et sa mince silhouette prolonge le mouvement d'élévation de la croix immense plantée au centre du paysage humain. Le Christ douloureux mène à la Vierge ravie, image exaltée du triomphe promis à ceux qui ont foi. Cependant la Vierge n'est pas seulement figure de gloire ; elle est aussi, et surtout, présence miséricordieuse : son manteau épandu sur la terre symbolise la protection qu'elle accorde à ceux qui l'en prient. Comme au retable Cadard, autre tableau d'Enguerrand Quarton, qui est au musée Condé, à Chantilly, ou au retable de Jean Miralhet de la chapelle des Pénitents noirs, à Nice, elle est Vierge de miséricorde, abritant l'humanité sous son manteau.
6Or ce manteau tout en liant les deux univers par sa forme les oppose par sa couleur. Son bleu lumineux est tout à fait différent du bleu sombre du firmament. Bleu d'outremer, azur d'Acre, fait de lapis-lazuli (en partie seulement cependant, par économie) dont l'éclat demeure inchangé, il est de tout autre nature que le bleu d'outremont, bleu d'Allemagne, à base de cuivre qui s'est oxydé et assombri.
7La couleur est donc un moyen de différencier l'univers divin de l'univers terrestre, et plusieurs de ses caractères contribuent simultanément à cette distinction.
8La substance d'abord : au seul ciel paradisiaque sont réservés l'or et la pierre précieuse.
9La gamme chromatique ensuite : au ciel seulement paraissent le rouge et l'or, le bleu d'outremer et le blanc (toutefois la robe de l'ange assis sur la tombe de la Vierge à droite et le vêtement du chartreux agenouillé au pied de la croix sont également blancs). L'or figure la pure lumière de l'empyrée, rayonnement de la présence divine ; le rouge affirme la royale dignité du Père et du Fils à l'imperium brodé d'or. Les séraphins, d'un rouge clair habité d'or, participent de la double qualification chromatique de la divinité. La Vierge, introduite au panthéon, est vêtue de lumière (telle la Femme de l'apocalypse), et sur l'or de sa robe se dessinent les rouges fleurs de la foi vécue - l'oeillet, dianthos - à hauteur du coeur, et de la souffrance acceptée - l'ancolie - au niveau de ses entrailles. Son manteau, bleu, est de la couleur symbolique de la charité, sa bordure blanche de celle de la pureté. La colombe du Saint-Esprit et les habits du Père et du Fils sont blancs aussi, comme les nuées que traversent les chérubins bleus : les vertus de la Vierge ne sont-elles pas d'essence divine ? Sur terre les couleurs sont nombreuses, rabattues, et se diversifient en nuances dans le paysage aux dominantes verte et brune.
10L'opposition entre univers divin et univers terrestre se marque aussi par le mode de répartition des couleurs : au ciel elles sont disposées en grandes surfaces, selon un schème symétrique simple, évoquant vaguement une grande fleur au pistil d'or, aux pétales rouges et sépales bleus sur fond de lumière ; sur terre les couleurs sont engagées dans une évocation prolixe et minutieuse de l'apparence. La différence de répartition est évidemment la conséquence d'une différence de fonction : au ciel la couleur est symbolique, connote les essences et les vertus morales ; sur terre elle est anecdotique, dénote les matières et les formes physiques.
11Enfin la différence est aussi d'éclat et de saturation : au ciel quasiment pas de variation d'intensité dans un espace sans profondeur ; sur terre les couleurs se modulent et s'estompent en fonction de l'éloignement perspectif.
12Ainsi la loi d'organisation du tableau semble être : sur la terre pas comme au ciel. On remarquera que, chromatiquement et spatialement, la foule des élus a un statut intermédiaire, et que, le rougeoiement des fournaises infernales mis à part, le monde sous-terrain est pratiquement sans couleur. Du ciel à l'enfer tout l'éclat des couleurs se meurt.
13Non pas totalement cependant. Dans l'univers aux couleurs "modiques", comme eût dit Henri Focillon3, de la terre, un certain nombre d'objets se singularisent par la nature et la luminosité de leur couleur, d'un rose tendre. Ce sont, à gauche, l'église, coupée en deux pour que l'on puisse y voir advenir le miracle de la messe de saint Grégoire, au centre l'ange qui tire une âme du purgatoire, à droite la tombe de la Vierge, où elle fut mais ne demeura pas, sur laquelle est assis un ange candide aux ailes roses. Chacun de ces lieux chromatiquement exceptionnels est donc celui d'un miracle, ou d'un effet insigne de la grâce divine, ce qui revient au même. La question est alors de savoir si la couleur remplit simplement une fonction déictique (au même titre que la rupture d'échelle de ces objets roses par rapport à l'espace paysager où ils sont situés) ou si elle est la couleur même du miracle.
14Pour répondre à cette question on fera un détour par le couvent de Saint Marc à Florence où Fra Angelico4 a peint deux annonciations. Dans chacune l'ange est tout rose (avec des broderies d'or à sa robe dans l'annonciation qui est face à l'arrivée de l'escalier) et la Vierge qui s'incline devant lui est vêtue d'une robe d'un rose plus pâle qui n'est que la réverbération suave de la lumière qui émane du messager divin. L'accord des deux roses, "cette relation de qualité que nous appelons le ton", comme écrit Giulio Carlo Argan5, la hiérarchisation de leurs nuances traduisent parfaitement l'effectivité de l'annonce angélique. Cependant ce n'est pas là une trouvaille esthétique du peintre mais un fait de sénéfiance doctrinale.
15Selon les Hiérarchies célestes du Pseudo Denys l'aréopagite, les êtres célestes sont répartis en trois hiérarchies. La première comprend, dans un ordre de dignité décroissante, les séraphins, les chérubins et les trônes ; la seconde, les seigneuries, les puissances et les pouvoirs ; la troisième, les principautés, les archanges et les anges. Chaque nouvelle classe d'êtres est plus éloignée de Dieu que la précédente, participe un peu moins essentiellement à Sa substance, réverbère un peu moins brillamment l'éclat divin. Or seuls "ceux qui possèdent au plus bas degré la qualité angélique", qui s'approchent le moins de la splendeur de Dieu, peuvent communiquer avec les hommes : "C'est à l'ordre des principautés, des archanges et des anges qu'appartient la fonction révélatrice"6. Des séraphins, étymologiquement "ceux qui brûlent" du feu pur de Dieu (qui entourent étroitement les deux personnes sur le retable du Couronnement de la Vierge et font souvent la mandorle autour du Père dans les annonciations du trecento) à l'ange qui transmet son message de grâce il y a atténuation de l'ardeur, exténuation de la couleur, passage du rouge éclatant au rose tendre. Le rose, harmonique de celui de l'ange, qui enveloppe la Vierge est donc bien la couleur du miracle de l'incarnation divine.
16Ce rose, parce que susceptible ainsi d'évoquer la manifestation du divin, est devenu en peinture la couleur symptomatique du miracle. Dans la fresque de Giotto de la basilique de la Sainte Croix à Florence l'apparition de saint François au chapitre des frères d'Arles se fait sur fond rose ; dans les fresques de la vie de saint Etienne de Filippo Lippi dans la cathédrale de Prato le miracle est également signalé par la couleur rose. Ailleurs, et chez Fra Angelico lui-même parfois (Déposition de Saint Marc), le rose perd sa pertinence miraculeuse pour n'être plus qu'une composante esthétique des scénographies religieuses. Mais il semble que les peintres de l'école d'Avignon aient maintenu la signification première de ce rose, comme le fait Engerrand Quarton dans le Couronnement de la Vierge. Le petit panneau représentant Saint Bernardin de Sienne et deux donateurs du musée Grobet-Labadie à Marseille juxtapose en diptyque deux intérieurs d'église : dans l'un les deux donateurs prient, dans l'autre un ange tend à saint Bernardin le chrisme : l'église où sont les donateurs est grise, celle où Bernardin est favorisé d'un miracle rose. Dans l'enluminure des Heures du maréchal Boucicaut représentant le miracle de saint Grégoire l'architecture est en partie rose7, dans le retable Requin d'Enguerrand Quarton du musée du Petit Palais à Avignon la Vierge en gloire trône sur une monumentale cathèdre rose indice de son miraculeux mérite.
17Dans ce retable, comme dans l'enluminure de la messe de saint Grégoire dans les heures de Boucicaut, et dans l'église où le même miracle est représenté dans Le couronnement de la Vierge, mais aussi dans le retable Cadart (Vierge de miséricorde), tout comme dans l'annonciation de l'église de la Madeleine à Aix-en-Provence (où l'ange est revêtu d'une chasuble dont la couleur est l'écho rabattu de la robe rouge du Père au-dessus de lui ), et encore dans le retable de saint Mitre à la cathédrale d'Aix-en-Provence8 (sur la seule place que traverse saint Mitre portant sa tête après sa décollation) le sol est jaune, d'une couleur qui paraîtrait étrange si on lui cherchait une légitimation réaliste, mais qui est tout à fait logique dans cette peinture allégorique où elle signale le lieu du prodige, révélation, apparition ou miracle. Cette couleur est à la lumière d'or de l'empyrée ce que le rose merveilleux est à l'éclat de feu de la divinité. Dans Le jugement dernier de Fra Angelico les deux couleurs sont conjointes pour qualifier la Jérusalem céleste, ville ceinturée de murailles roses et dont la poterne laisse passer un flot de lumière d'or.
18Ce dernier tableau nous rappelle que, comme l'écrit Hugues de Saint-Victor dans le De sacramentis "la lumière est un don de Dieu". Thomas d'Aquin, qui a fait sienne la théorie des hiérarchies célestes du Pseudo Denys l'aréopagite, pense que la lumière est la réflexion sur les corps célestes, soleil, lune et étoiles, de la lumière de dieu. Pour lui "l'objet coloré est tel par une dégradation de la lumière pure, reçue en lui selon les différences de diaphanéité qu'il affecte. Pour cette raison on dira que dans les corps les couleurs sont en puissance ; que la lumière les porte "à l'acte""9. La couleur est donc moins une caractéristique des objets qu'une variation de la lumière. Cette conception à la fois naturaliste et théologique, qui est celle de l'église au temps d'Enguerrand Quarton et de Fra Angelico10, veut que dans leurs oeuvres, là où la diffuse présence lumineuse du divin cristallise en manifestation lucide, la couleur se spiritualise en ce rose et cet or mystiques. Car lors la vérité en peinture n'est que la vérité en Dieu.
Notes de bas de page
1 Le tableau se trouve au musée municipal de Villeneuve-les-Avignon. On le trouvera reproduit dans les ouvrages suivants :
STERLING Charles - Enguerrand Quarton, le peintre de la pieta d'Avignon - Réunion des Musées Nationaux 1983.
LACLOTTE Michel et THIEBAUD Dominique - L'école d'Avignon -Flammarion 1983.
LE PICHON Jean et Yann - Le mystère du Couronnement de la Vierge - Laffont/Centurion 1982.
(Ces ouvrages sont mentionnés dans un ordre décroissant de mérite scientifique).
2 BRUSATIN Manlio - Histoire des couleurs - Flammarion 1986.
3 FOCILLON Henri - La peinture aux xixe et xxe siècles - H. Laurens 1928.
4 BARGELLINI Piero - La pittura ascetica del Beato Angelico - Del turco - Firenze 1949.
ARGAN Giulio Carlo - Fra Angelico et son siècle - Skira Genève 1955.
5 ARGAN Giulio Carlo - op. cit.
6 PSEUDO-DENYS L'AREOPAGITE - Oeuvres complètes - traduction, commentaires et notes par Maurice de GANDILLAC, p. 218 - Aubin 1980.
7 Enluminure reproduite dans l'article de Charles STERLING : Une oeuvre de Pierre villate retrouvée ? - Chronique méridionale. Arts du Moyen Age et de La Renaissance 1 - Avignon 1981.
8 ARROUYE Jean - L'or de saint Mitre - Senefiance 12 - 1983.
9 SERTILLANGES - Saint Thomas d'Aquin - Alcan 1925.
10 GILSON Emile - L'esprit de la philosophie médiévale - Vrin 1932.
BRUYNE Eugène de - Etudes d'esthétique médiévale - 3 vol. Rijkuniversiteit te Gent 1946.
BREHIER Emile - Le philosophe du Moyen-âge - A. Michel 1971.
Auteur
Université de Provence (Aix-Marseille I)
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