Les chants du crépuscule à l'aube du "Trobar"
p. 493-517
Texte intégral
1Mon introduction m'a été fournie à l'improviste. Quel était l'auteur de cette singulière expression, qui convient si bien à Marcabru, "laudator temporis acti" ? J'allai ouvrir un petit trésor d'érudition, d'humour et de fantaisie, le Chi l'ha detto ? de Fumagalli1. Là j'appris que c'était Horace, au v. 173 de son De arte Poetica. Et voici ce qu'ajoutait Fumagalli : "Mais faire l'éloge des temps anciens, déplorer la corruption, la décadence des temps modernes n'est pas chose d'aujourd'hui, ni non plus du siècle d'Horace. Le fameux papyrus Prisse, de date incertaine, peut-être du vingtième siècle avant notre ère (IVe dysnastie), et qu'on peut dire le plus vieux livre du monde, contient un traité de morale où l'on déplore la disparition des vertus de l'ancien temps !"
2Par ailleurs : Suzanne Thiollier-Méjean, dans sa thèse sur Les Poésies satiriques et morales des troubadours2, a eu l'heureuse idée de placer en tête des pages qu'elle consacre au Regret du "Bon Vieux Temps" une épigraphe : "Bons fu li siecles al tems ancienour". C'est là le tout premier vers de la Vie de Saint Alexis ; j'eus la curiosité d'aller relire la suite :
... quer feit i eret e justisie ed amour
s'i ert credance, dont or n'i at nul prout ;
toz est mudez, perdude at sa colour
ja mais n'iert tels corn fut as anceisours.
3Et cela continue ; le "bon vieux temps", c'était celui de Noé, d'Abraham et de David ; alors, "bons fut li siècles" ; mais, désormais, "toz s'en vait declinant"... On croirait absolument lire Marcabru ; et je reviens à l'ouvrage de ma collègue, pour citer l'essentiel de ses réflexions à ce propos : "Ce vers suffirait, s'il était unique, à nous prouver que le motif du "bon vieux temps" n'est pas une invention des troubadours, ni même une originalité. Son intérêt, en effet, ne vient pas de ce qu'il serait chez eux une innovation, mais, au contraire, de ce qu'il représente une longue tradition, fort bien connue dans son ensemble. "Et de donner alors quelques exemples pris dans la littérature monastique du ixe siècle. Pour qu'il me fût possible d'enquêter un peu davantage dans le passé le plus proche du "regret du passé", il aurait fallu que Curtius y eût consacré quelques pages. Or, à ma surprise, il ne l'a pas fait ; mais il suffit d'Alexis pour deviner cette longue tradition.
4Venons-en maintenant à Marcabru. S'il y a là, dans ce regret du temps jadis, un "thème donné" depuis l'antiquité (et qu'on retrouve aussi bien, du reste, dans nombre de civilisations primitives), pourquoi y a-t-il tant insisté ? Question d'âge, si l'on en croit Horace, qui attribue à la vieillesse ce travers ? Comment le saurait-on, à propos d'un homme dont on ignore pratiquement tout, à part son floruit (1130-1149) et ses voyages au delà des Pyrénées, attestés par diverses compositions ? S'il ne s'était fait l'écho de cette tradition qu'une fois ou deux en passant, il n'y aurait pas lieu d'en faire une communication. Mais l'idée revient dans son oeuvre (considérable : quarante-cinq pièces) avec une insistance vraiment dévastatrice : "rien ne va plus", c'est le leitmotiv. Et pourquoi rien ne va-t-il plus ? Aïe ! Voilà qui n'est pas aisé à définir, et il me faut passer à la captatio benevolentiae d'un propos qui sera ardu.
5Pour commencer, j'ai plaisir à citer quelques lignes d'un bref mais dense essai sur Marcabru d'un de mes anciens étudiants, M. Sylvain Joseph, publié il y a déjà quinze ans3. Voici ce qu'il y disait dans son introduction : "On a éftudié, on a véritablement "disséqué" certains aspects particuliers de la poésie de Marcabru... sans toujours appréhender le lien nécessaire entre ces parties d'un tout parfaitement cohérent. La satire marcabrunienne, en effet, constitue - ne serait-ce que du point de vue thématique - un système complet qui se suffit à lui-même, puisque chacun des topoi qui le composent est en relation de cause ou de conséquence avec un ou plusieurs autres, aucun n'étant indépendant de l'ensemble. " Sitôt après, en un système un peu "structuraliste" (c'était la mode à l'époque), M. Joseph dressait une liste des motifs principaux de l'oeuvre, précédés chacun d'une lettre, majuscule ou minuscule, A étant la thématique du laudator temporis acti, B celle du contempteur des moeurs nouvelles ; après quoi venaient les subdivisions. Rien d'abstrait au reste dans cette ingénieuse algèbre, qui permettait à M. Joseph de donner, entre autres exemples du ‘tout se tient" "qui dit Bd dit Aa" ; traduit en clair : B "les maris se font amants" ; d "d'où naissance de bâtards haïssables... qui n'apprécient ni Joi ni Joven " ; ce qui mène à A " Joven se perd (et avec elle toutes les autres valeurs), ce n'était pas ainsi "dans le temps".
6Le bref ouvrage de M. Joseph a le mérite de ramasser, d'organiser tout un matériel d'idées éparses un peu partout dans l'oeuvre, et qu'on pourrait dire obsessives (ainsi pour les bâtards, ainsi pour Joven). Le seul reproche que je lui fasse, c'est de ne point remarquer qu'un tel ouvrage de "restauration" portera toujours la marque de celui qui l'entreprend combien Saint-Front, à Périgueux, porte, hélas, la marque d'Abbadiei Encore s'agissait-il là d'un monument délabré, mais cohérent, auquel l'architecte du Sacré-Coeur fit de très indiscrètes retouches, sur lesquelles on peut essayer de fermer les yeux ; dans le cas de Marcabru, il ne faut pas craindre de dire qu'on a affaire à un monument totalement incohérent. C'est là, bien sûr, le propre de toute lyrique, qu'il s'agisse de Pindare, de Rûmi ou de Charles d'Orléans. Mais ce dernier n'est jamais bien obscur ; Pindare et Rûmi, s'ils n'ont pas la réputation d'être fort clairs, sont poètes des choses "sublimes" ; le hic avec Marcabru, c'est que, tout en étant à peu près constamment satiriste, qui vise les choses de ce bas monde, comme il va, terre-à-terre, il est aussi étrange et obscur dans l'expression qu'un Pindare, ou qu'un Rûmi. C'est assez dire que le problème de "recoller les morceaux", d'essayer de faire un tout cohérent de ce puzzle n'est pas mince.
7Que le trobar clus se rencontre de façon si marquée alors que la poésie moderne en est à faire, pour ainsi dire, ses premiers pas, c'est déconcertant. Le goût de l'énigme se rencontre déjà à divers détours de l'oeuvre de Guillaume IX, notamment dans une sorte de devinette - le "vers de dreyt nien" - qui a fait couler beaucoup d'encre. La tendance deviendra assez vite systématique avec des poètes tels que Peire d'Alvernha, Raimbaut d'Aurenga, Arnaut Daniel, qui surtout transmettra ce goût à tout le siècle suivant. Cependant, remarquons-le, tous ces précurseurs de Gongora et de Mallarmé n'ont commencé d'écrire qu'après que la voix de Marcabru se fût tue. Chez ce dernier et ceux de son école - ils ne sont pas fort nombreux, mais enfin Cercamon, Alegret, Marcoat, Bernart Marti sont tous poètes de la même trempe que Marcabru, qu'il s'agisse des idées ou du style, pour l'essentiel de ce qu'on conserve d'eux, qui souvent, hélas, se réduit à bien peu de chose - l'hermétisme revêt divers aspects très singuliers, qu'il faut relever. Ces prolégomènes seront un peu longs, mais ils sont indispensables au propos.
8Qu'il y ait chez lui et ses divers émules, déjà, un désir malin de brouiller les pistes, c'est ce qui s'affirme ici et là :
Qui m'entendria s'ieu dic be ?
9s'écrie t-il au beau milieu d'une poésie à peu près aussi énigmatique que le "vers de dreyt nien" (VIII, 314). Dans un gab unique en son genre - c'est là une espèce d'auto-portrait, lui aussi fort intriguant5 - il s'attarde davantage à s'expliquer, si l'on ose dire :
De plus torz fens
sui ples e prens
de cent colors per mieills chauzir ;
fog porti sai
et aigua lai ab que sai la flam'escantir.
10(XVI, 49-54). Enfin, dans une autre composition, c'est l'exorde même qui met l'accent sur cette volonté :
Per savi•l tenc ses doptansa
cel qui de mon chant devina
so que chascus mots declina
si cum la razo despleia
qu'ieu mezeis sui en erranssa
d'esclarzir paraul'oscura.
11(XXXVII, 1-6). En transcrivant cette dernière citation je songe à un parallèle plus tardif : la fin de la fameuse "galerie de portraits" de Peire d'Alvernha, où le poète, après avoir vanté son talent de chanteur, se prend lui-même pour cible :
... pero majestres es de totz
ab qu'un pauc esclarzis sos motz
qu'a pena nulhs on los enten6.
12Le cadet, Peire, a du reste subi l'influence de l'ainé, à en juger par diverses pièces d'attribution plus ou moins sûre7. Il y a pourtant une différence de taille d'une génération à l'autre. Chez les troubadours de la seconde moitié du xiie siècle, on opte soit pour le trobar leu, avec, disons, Bernart de Ventadorn, si aisément déchiffrable la plupart du temps ; soit pour le trobar clus, avec Peire, avec Raimbaut d'Aurenga, avec Arnaut Daniel ; plus on avance dans le temps, plus la tendance se durcit ; c'est presque à tout moment que se dressent les problèmes d'établissement du texte et de traduction, d'interprétation - ce qui n'empêche pas ces mêmes poètes d'écrire, à l'occasion, quelque "leu chansoneta"8. Avec Marcabru (et son école) le problème est différent ; la recherche de l'obscurité dans l'expression n'est pas encore, sauf exceptions, systématique et constante ; c'est un peu partout dans son oeuvre qu'on trouve, ici et là, des expressions extrêmement claires de ses idées, ramassées en brèves maximes percutantes ; mais, sauf exceptions aussi, assez rares9, on se retrouve un instant après dans la "selve obscure" de la plupart de ses propos. On a ainsi, à l'encontre de l'hermétisme "à cent pour cent" des Raimbaut, des Arnaut, un hermétisme, disons, "à quatre-vingt pour cent" : il va sans dire que je m'exprime ici grosso modo.
13Quoi donc rend-il ainsi particulièrement ardu la compréhension de la plupart des textes de Marcabru ? Deux raisons très différentes l'une de l'autre, et qu'il faut expliquer tour à tour ; je vais tâcher de m'acquitter de cette tâche aussi clairement que possible ! Il y faudra du temps, cela pourra sembler de prime abord digressif ; mais les raisons d'être du pessimisme de Marcabru sont si voilées qu'on ne saurait s'y prendre autrement.
14D'une part, il y a le goût de l' "expression parlante" ; or, très souvent - après plus de huit siècles, et ce n'est guère qu'au début de celui-ci qu'on a cherché à comprendre Marcabru - celle-ci ne parle plus. Ce n'est heureusement pas toujours le cas. Reprenons par exemple la strophe du gab citée plus haut à propos de son hermétisme volontaire, traduisons la telle que l'a transcrite Dejeanne (mais, pour peu qu'on consulte l'apparat, on voit que c'est si c'est là un sens satisfaisant, il est loin d'être un sens unique !), ce n'est pas bien difficile : "Je suis plein, gros de plusieurs sens, de cent couleurs pour mieux choisir ; ici je porte le feu, là l'eau avec laquelle je sais éteindre la flamme. " Grâce à l'image, on voit le trublion à l'oeuvre ; et, quand je commençai de découvrir l'oeuvre de Marcabru, l'angliciste que j'étais alors pensait aux sarcasmes des fous chers à Shakespeare. Ainsi, l'oeuvre de Marcabru est toute truffée de comparaisons savoureuses, de realia rustiques10 ; l'amour est comme l'étincelle qui couve sous la cendre (XVIII, 13-14) ; à la fin d'une pièce d'une obscurité redoutable, veut-il désigner ses adversaires ? Il le fera en ces termes (XIX, 64-72)
Cuidan s'en van lo tort sentier
siulan tavan per esparvier
e laisson la dreita carrau
per lo conseill dels garaignitz
que fant cuidar
al ric avar
so don Jovens es marchezitz
e Jois es entre ls francs faillitz
tornatz de Basan en Bersau.
15Voici la traduction que donne, du passage, Dejeanne : "En pensant, ils suivent le sentier tortu, sifflant un taon comme si c'était un épervier, et laissent la droite voie par le conseil des gens lésineurs qui inspirent au riche avare la pensée qui fait que Jeunesse est flétrie, Joie faillie parmi les hommes francs et tombée de Basan en Bersaut." Voilà, me semble-t-il, un assez bon exemple de l'amas de problèmes qu'on peut rencontrer dans quelques vers de Marcabru. On a une "image parlante", saugrenue, amusante, et claire. Mais qui sont ces gens qui prennent un taon pour un épervier ? Les "cuiador d'amor volatgier", lit-on plus haut (toute la pièce tourne autour du mot cuidar, "croire" ou penser") ; les "rêveurs", dirais-je ; et le contexte fait penser qu'il s'agit là des amoureux à la manière nouvelle, selon cette "troba N'Eblo" (XXXI, 74) si détestée de notre troubadour ; mais je suis déjà dans l'hypothèse. Ils suivent les mauvais conseils dels garaignitz, qu'est-ce à dire ? Hapax ! On en rencontre un peu partout dans l'oeuvre, et, la ré-examinant plus attentivement, consultant souvent la varia lectio, j'ai pu constater qu'en maints endroits on a trois, quatre leçons diverses pour tel mot, les scribes eux-mêmes n'ayant pas compris ; il y a "diffraction", et il faut être bien savant pour tâcher de tirer ces énigmes-ci au clair. Allons pour "lésineurs", puisque l'Avarice - deux vers plus bas - est une des cibles favorites de la satire marcabrunienne. Et de là on passe aux allégories abstraites, Joi, Joven, qui pullulent dans son oeuvre ; que représente-t-elles au juste ? Nouveau problème ! J'y viens dans un instant. Enfin le dernier vers, "Jois es... tornatz de Basan en Bertaut". Dejeanne ne fournit aucune explication à de telles énigmes. Toponymes ? Voici une expression qui devait signifier à l'époque ; mais aujourd'hui ? On peut songer à "de Charybde en Scylla" -mais c'est risqué.
16Une strophe nous a présenté les deux aspects les plus frappants de la "problématique" marcabrunienne : goût des locutions proverbiales, tantôt aisées à comprendre, tantôt devenues indéchiffrables ; et puis goût des allégories, dont la portée souvent échappe.
17J'ai fait il y a quelques années une communication intitulée Héritage sémantique, héritage moral11 où j'avançais qu'il était fort probable que Guillaume de Lorris eût connaissance, directement, de la lyrique d'oc du siècle précédent, la plupart des allégories du Roman de la Rose ayant leurs prototypes dans celle-ci plutôt que chez Alain de Lille ou que chez les trouvères, ceux-ci n'ayant guère "allégorisé" avant Thibaud de Champagne. Ces ancêtres, je les trouvais d'abord dans l'oeuvre de Guillaume IX, qui en est déjà riche, et puis, surtout, dans celles de Marcabru et de son école. J'avais dressé alors un tableau de la "psychomachie" de Marcabru, de son petit théâtre ; il m'est aisé de m'y référer.
18Les personnages ne sont pas fort nombreux une douzaine à peu près, partagés, bien sûr, en "bons" et en "méchants". Du côté des "mauvais" : Putia, la putasserie, qui s'oppose bien sûr à Vergonha ; Escardesat, la chicherie, la lésinerie, l'avarice, caractérise également avares et Lauzengiers ; enfin, Malvestat, qui couronne le tout ; on traduit d'ordinaire par "méchanceté" ; Dejeanne préfère souvent à ce mot "mauvaiseté", plus générique : c'est bien en effet le Mal, aussi vague que terrifiant. Dans le rang des "bons", on compte Amor, Amistat, Vergonha (celle-ci s'appellera Honte chez Guillaume de Lorris), toutes idées héritées de l'Antiquité ; Pretz, Proeza, Valor, plus particulièrement féodales ; Donar, la Largesse, vertu essentiellement chrétienne ; et puis enfin deux autres, très souvent associées, et particulièrement problématiques : Joi et Joven. Ce sont elles - on vient de le voir dans ma citation - qui, selon Marcabru, disparaissent avec le "bon vieux temps", entraînant les autres dans leur faillite ; et c'est vingt fois qu'il répètera la même chose, dans un contexte généralement tout aussi fuligineux. Il va donc falloir s'y attarder passablement.
19Non seulement les allégories dont use Marcabru ne sont pas toujours bien claires ; pis encore, il leur arrive d'être ambiguës, amphibies. C'est singulièrement le cas avec Amour, qu'il lui arrive, bien rarement (j'y reviendrai) de louer ; que, beaucoup plus souvent, il décrie12. Les vertus féodales, Prouesse, Valeur, Prix, sont, elles, toujours du "bon côté" ; de même pour la Largesse ; de toutes celles-ci le laudator temporis acti déplore la disparition ; ajoutons-y la Pudeur, la Discrétion et/ou le Respect - comme qu'on veuille traduire Vergonha, morphème de signification particulièrement malléable alors - et l'on aura un tableau assez complet de l'Age d'Or selon Marcabru.
20Y manque cependant ces deux autres vertus qui se perdent Joi et Joven. On peut bien les nommer protagonistes, car ce sont les plus souvent citées, séparément ou ensemble. Et là gît le paradoxe marcabrunien. En effet, nous avons là deux entia qui n'ont commencé de prendre corps qu'avec la naissance même de la lyrique occitane. Joi est lé plus fameux, le plus mystérieux à tous points de vue, étymologique et sémantique. On le trouve, surabondamment, chez le premier troubadour, sept fois réitéré dans la seule chanson IX, comme par hasard la plus obscure de toutes ses compositions courtoises. Si le mot nous semble simple aujourd'hui, qui, dans le "carnet du jour" des quotidiens, prélude à l'annonce des naissances, comme "tristesse" à l'annonce des décès, on n'est pas près de comprendre pourquoi c'est là le substantif abstrait favori de la lyrique d'oc, ni pourquoi il a supplanté - sans les éliminer, loin de là - les héritiers légitimes de la langue latine, gautz et solatz. A ce propos une idée me passe par la tête je ne cesse de m'irriter - laudator temporis acti que je suis - contre l'incroyable abus qu'on peut faire aujourd'hui du mot valeurs, où, me puero, on parlait de vertus. En ces temps, valeurs n'avait guère que deux connotations : guerrière, ou marchande. Je laisse aux lexicologues du vingt-huitième siècle le plaisir de définir ce qu'on pouvait bien précisément vouloir dire quand, à la fin du vingtième, on parlait de valeurs.
21A l'éloge de cette très vague "valeur", Joi, s'associe donc, je ne sais combien de fois13, celui d'une autre légalement menacée par les moeurs nouvelles, Joven. Et c'est là qu'on plonge dans le plus grand brouillard.
22Joven se trouve déjà par deux fois chez le premier troubadour14, dans des compositions facétieuses, I et IV ; le début de la première mérite d'être cité :
Companho, farai un vers (qu'er) covinen
et aura•i mais de foudatz no i a de sen
et er totz mesclatz d'amor e de joi e de joven.
23Folie, amour, joie, jeunesse... Ce sont là de ces associations d'idées qui semblent toutes naturelles. On ne peut savoir à quel âge Guillaume écrivit ceci ; toujours est-il qu'il l'écrivit pour de joyeux compagnons, sans nul doute jeunes et licencieux, qu'il va faire rire par une histoire où il hésite entre deux chevaux... qui sont finalement deux femmes. Pourquoi ces sortes de gaillardises ne se renouvelleraient-elles pas de génération en génération ?
24Mais non. Dès que le concept revient - désormais, la plupart du temps, allégorisé - sous la plume, maintenant, de Marcabru, ou aussi bien, de Cercamon, d'Alegret, de Bernart Marti15, c'est pour qu'on déplore la disparition de ce qu'il représentait, "car s'en fuig" (VIII, 4), de manière obsessive, maniaque, d'autant plus exaspérante pour le lecteur moderne qu'il voit plus confusément de quoi il peut s'agir au juste.
25Ici, je crois, une "explication de texte" s'impose, si j'ose employer l'expression familière, puisque ce sera pour mieux montrer comme il est impossible de se retrouver dans tout ce brouillard ; au moins l'ai-je choisie telle qu'elle nous fasse bien revenir, enfin ! dans le vif du sujet. C'est d'après mes notes de lecture que je commenterai l'ensemble de la chanson XVII, après en avoir cité le début (vers 3-13) :
Non cuich que•l segles dur gaire
segon qu'escriptura di
qu'eras faill lo fills al paire
e•l pair' al fill atressi.
Desviatz de son cami
Jovens se torn' a decli
e Donars qu'era sos fraire
va s'en fugen a tapi
c'anc dons Constans l'enganaire
Joi ni Joven non jauzi.
26Oui, c'est "la fin de tout" plus de respect dans les familles ; "détournée du droit chemin" (image chère à Marcabru), la Jeunesse s'en va en tapinois avec la Largesse, son frère, puisque jamais sire Constant, le trompeur, n'a joui de Joie ni de Jeunesse. Ainsi peut-on résumer. Mais qui diable est donc sire Constant-le-trompeur16 ? L'ironie de la désignation m'incite à y voir les troubadours "orthodoxes", adeptes de l'amour "courtois" ; mais comme, à l'époque, à part Jaufre Rudel, ceux-ci brillent par leur absence dans les chansonniers, comment saurait-on être bien sûr d'avoir raison sur ce point ?
27Je résumerai la suite. On rencontre d'abord toute une suite de "proverbes de vilain", de vérités premières "Bon fruit naît de bon jardin, mauvais fils de mauvaise mère ; de mauvais cheval, une rosse." S'ensuit alors une comparaison énigmatique il y est question de deux poulains au "poil blond qui va se changeant de blanc en vair17 et les fait ressembler à des ânes. Joie et Jeunesse sont devenues tricheuses et Méchanceté vient de là." Enfin deux strophes contre la licence sexuelle des gens mariés (moillerat), qui se conduisent comme des chèvres, "don lo cons esdeven laire", de sorte que leur fils est, en réalité, un bâtard. Un autre proverbe passablement énigmatique pour finir :
An lo tondre contra•l raire
moillerat del joc coni.
28En dépit de tant d'obscurités, cette pièce a été retranscrite dans huit manuscrits appartenant à des familles très diverses (ACDIKMRa) ; c'est dire la popularité dont elle a joui. Dans une coquille de noix, on y retrouve toute la thématique chère au pessimisme marcabrunien : le monde touche à sa fin, les vertus -Joie, Jeunesse, Largesse - se perdent, deviennent "tricheuses" ; enfin les maris se font amants "comme des chèvres" ; rien d'étonnant à ce que leurs femmes (c'est dit plus brutalement) les trahissent, d'où les bâtards...
29En résultant à grands traits ainsi, je songe à nouveau à l'essai de Sylvain Joseph : "tout se tient". Oui, par exemple, la multiplication des bâtards - si méprisés au Moyen Age - "explique" que le monde touche à sa fin. C'est un cercle. Mais c'est un cercle aussi hérissé de piquants qu'un hérisson ! Constatons, sans plus nous attarder au détail, que les protagonistes de cette petite fable, Joi et Joven, clairement associés à la vertu de Largesse, clairement opposés au Mal, sont bien difficilement identifiables dans les siècles antérieurs à cette "apocalypse au début du xiie siècle" qu'est l'oeuvre de Marcabru.
30Joi vaincra, et comment ! Quoi que le mot ait pu exactement signifier à l'origine, dès Jaufre Rudel les troubadours, puis les trouvères ne cesseront de l'associer au plaisir d'aimer, qu'il résume. Mais Joven ? Comme l'a fait remarquer Sylvain Joseph lui-même dans la thèse qu'il devait plus tard consacrer au sujet18, le mot lui-même est destiné à un déclin rapide ; il n'aura fait fortune que chez Marcabru et ses disciples ; en tant que substantif abstrait, qu'Idée, on ne le trouvera par la suite que fort rarement, et toujours dans un contexte moralisant.
31La conclusion de cette thèse est prudente, voire "normande" ; dans son premier essai en revanche, M. Joseph voyait carrément dans Joven ce qu'il appelait les "jeunes hussards* : entendez cette classe d'âge des jeunes chevaliers jeunes ou moins jeunes, célibataires en tout cas, à qui tout est permis, insouciance, désordre, licence sexuelle - ce qui cadre bien avec les vers de Guillaume IX que je citais tout à l'heure. La source de son interprétation, c'était surtout une enquête de M. Duby, Les Jeunes dans la société aristocratique du Moyen Age19, qui a fait beaucoup de bruit depuis ; mais il ne manquait pas de rappeler en note deux autres études importantes sur la question : l'une, pionnière, du Père Denomy20 ; l'autre, de peu postérieure à celle de Duby, et qui ne manque pas d'en faire état, due à feu Eric Köhler21. Il n'aurait su mentionner la réfutation de cette dernière que devait publier Aurelio Roncaglia en 1977, Riflessi di posizioni cistercensi nella poesia del xii secolo. Le titre est long, mais le travail assez bref -trop à mon gré - et donc excessivement dense et touffu.
32Ces trois théories concernant Joven, il me va falloir les résumer, si schématiquement que ce soit22. Nous sommes là en effet au coeur même du sujet. Quant à Joy, l'affaire est jufée bien loin de fuir, elle allait trôner. Mais Joven ? Tout dépend du contenu sémantique, que rien n'assure avec certitude.
33Pour A. J. Denomy, il faudrait entendre sous ce mot une sorte de clan, de club où régnerait et générosité et amour pur de toute licence sensuelle. Voilà qui va singulièrement mal avec les vers de Guillaume IX que j'ai lus, puisqu'ils mènent à une grivoiserie ; qui irait bien en revanche à nombre de passages marcabruniens. Mais d'où Denomy tire-t-il son idée ? De l'arabe Futuwwa23 ; et Marcabru l'aurait ramenée d'Espagne. Si depuis longtemps j'ai abandonné l'apprentissage de l'arabe, je connais d'expérience la redoutable malléabilité sémantique des racines, et sais encore manier un dictionnaire. Le mien indique deux sens séparés pour fatia : "être jeune (adolescent) ; être brave, généreux". Le substantif fatâ indiquera bien l'une ou l'autre qualité. Pourquoi trouve-t-on sitôt après fatwâ, mot devenu tristement célèbre depuis le décret religieux lancé contre l'écrivain Rushdie ? Pourquoi, un peu plus loin, fâtîh, "prostituée" ? Epineuses questions : ce n'est pas moi qui y répondrai ! Mais c'est donner une idée de la malléabilité en question. Et puis quel truchement24 ? Non, ce "club" m'a l'air tout aussi fantomatique que celui de ces fedeli d'amore - comme par hasard chastissimes aussi - que Gabriele Rossetti, le père du peintre, voyait graviter autour du jeune Dante.
34L'essai de Köhler va dans un sens tout opposé. Celui de Duby, paru deux ans plus tôt, était pour lui une aubaine. Rencontre-t-il deux fois le root soudadier (qui a encore son sens étymologique de guerrier-à-gages) associé à la notion de joven dans l'oeuvre de Marcabru (III, 24 et XLIV. 1) ? Point de doute : sa sympathie va bien à ces jeunes hommes qui, au dire des chroniqueurs que cite Duby, aimaient "la joie, le jeu, les mimes, les chevaux, les chiens" ; lui-même allant jusqu'à dire que c'était là "une meute lâchée par les maisons nobles pour soulager le trop-plein de leur puissance expansive, à la conquête de la gloire, du profit, et des proies féminines".
35Le travail de Köhler, nourri de nombre de citations qui vont du Boèce (xie s. ) à Guiraut de Bornelh, est, dans l'ensemble, circonspect ; il se contentait là de conclure que ces "marginaux" présentaient toutes les conditions requises pour être des "créateurs". Mais les bases ! Elles sont rappelées dès la première ligne ; il s'agit d'une étude parue en 196425, qui, à l'époque, me fit sursauter. Quelques citations la résumeront ici "Des faits affectant l'infrastructure économico-sociale... se transforment en éléments de structure de l'art". Pourquoi les troubadours ? par "nécessité historique de neutraliser par un idéal de classe commun les divergences qui règnent sur le plan existentiel entre les intérêts de ces deux groupes" (la haute et la basse noblesse). Bien sûr, en ne citant que ces deux phrases, je simplifie jusqu'à la caricature ; il n'empêche : la vision de ce qui a pu se passer est bien d'obédience marxiste, car "l'amour courtois ne peut se comprendre que par l'histoire et la sociologie. "
36Aurelio Roncaglia attendit plus de dix ans avant de répondre à l'"amico Köhler". La communication dont j'ai cité plus haut le titre fut publiée dans des Actes désormais introuvables, mais a été heureusement réimprimée dans deux ouvrages collectifs récents26. Pour bien faire comprendre le débat, je vais résumer ici un long passage de l'entrée en matière. La dialectique entre petite et haute noblesse - celle-ci pouvant "faire montre avec arrogance d'une éthique privilégiée" (on songera aux doubles adultères, sanctionnés par l'excommunication, du roi Philippe Ier et de Guillaume IX) a bien pu exister ; mais comment pourrait-on oublier "la contradiction plus globale entre les nouveautés qu'on découvre alors dans les moeurs des nobles laïcs et les attitudes religieuses traditionnelles, renforcées par cette nouvelle ferveur propre, en particulier, au mouvement cistercien ?"
37M. Roncaglia, en rappelant ceci, se situait dans le sillage d'un ouvrage de Guido Errante au titre significatif, Marcabru e le fonti sacre dell' antica lirica romanza27. Celui-ci cependant, volumineux, est d'une érudition prolixe (Errante en avait surtout à la "théorie arabe", qui faisait alors fureur, y opposant la "medio-latine") un peu décourageante. Tout au contraire les objections à Köhler de Roncaglia sont brèves, précises ; c'est une sorte de tir de barrage, tantôt dans une direction, puis dans l'autre. Où trouve-t-on dans l'oeuvre de Marcabru la moindre allusion à l'amour des grandes dames ? Nulle part - si ce n'est pour le tourner en dérision. Et c'est parfaitement exact. Suivent de nombreux exemples montrant comme tel passage de Marcabru calque -souvent mot pour mot - tel de l'Ecriture sainte, ou de la patrologie. Je ne saurais les énumérer ; qu'il suffise de dire que la plupart sont "criants", comme on dit, ce qui nous assure que Marcabru, si singulier que cela puisse sembler à première vue, était bien nourri de culture sacrée.
38Cependant, quant à Joven, M. Roncaglia cite un seul passage, pris cette fois dans l'oeuvre d'un mystique contemporain, le De Natura et Dignitate Amoris de Guillaume de Saint-Thierry. Je vais le lire, sous forme abrégée, en traduction : "laissées les voies de l'Enfer... que le jeune montre la force naturelle... non de l'âge, mais de la vertu ; et (cependant) qu'il ne perde pas les incitations (incentiva) naturelles de la jeunesse ; pour ceux qui sont dans la vérité de l'amour, mus par les incitations spirituelles de celui-ci, il est permis, jusqu'à un certain point, (et) dans la ferveur de la jeunesse spirituelle, d'agir follement (insanire).
39La phrase est complexe, un peu entortillée ; et, si elle nous donne un exemple tout à fait frappant du "couple Joven - Foudat " (c'est là le titre même de la thèse de M. Joseph) dans un texte religieux qu'on date vers 1121, le rapprochement avec Marcabru peut sembler un peu "far-fetched", d'autant que c'est à Reims que Guillaume de Saint-Thierry écrivait son oeuvre ; je faisais cette objection à M. Roncaglia, qui me rappela qu'après les conciles condamnant Abélard (Soissons, 1121 ; Sens, 1140) les écrits de Guillaume, comme ceux de saint Bernard, connurent une vaste diffusion. En instruisant, si superficiellement que ce fût, la question, je me suis persuadé que les rapports textuels entre l'inspiration religieuse de l'époque et celle de Marcabru - et même de ses adversaires - étaient trop nombreux, trop frappants pour qu'on puisse faire comme s'ils n'existaient pas28. A cette réserve près que, dans un passage au moins, la mention du mot semble cadrer avec les idées de Kôhler à ce propos29, je crois donc bien que la notion de Joven chez Marcabru correspond peu ou prou à celle qu'avait Guillaume de Saint-Thierry de la "Juventus spiritualis". Remarquons qu'on en revient ici à quelque chose de fort similaire à l'idée de "Futuwwa" ! Mais, au lieu d'une ascendance arabe improbable, ce qu'on observe est un rapport avec des courants d'idées contemporains et fort vivaces. Avec Marcabru, cette pensée religieuse a trouvé un extraordinaire champion qui attaque "sul terreno scottante della poesia volgare - cioè proprio sul terreno degli avversari" ainsi Roncaglia, dans l'étude citée.
40Il faut l'avoir beaucoup pratiqué pour s'en persuader tout à fait ; avoir remarqué par exemple qu'il ne lui arrivera jamais de faire l'éloge de l'amour (c'est bien rare !) sans dénoncer sitôt après les "amants perfides" (XIII, 9), les "félons désirs, étranges querelles" (XIV, 38-39). La confirmation est là, on ne peut plus clairement formulée, chez son contemporain Cercamon :
Ist trobador, entre ver e mentir,
afollon drutz e molhers et espos...
41(Puois nostre temps, 19-20) ; et d'ajouter un peu plus loin (25-26, puis 31-32 et, bien sûr, c'est moi qui souligne) :
Cist sirven fals fan a pluzors gequir
Pretz e Joven e lonhar ad estros...
Ves manhtas partz vei lo seqle faillir
per qu'ieu n'estauc marritz e cossiros...
42Le malheur, c'est que nous n'ayons rien conservé de l'oeuvre d'Eble, ni - mises à part deux chansons parfaitement courtoises du même Cercamon ! - de ses imitateurs directs ; de sorte que nous ne pouvons juger des "valeurs" que défendaient leurs contempteurs qu'à travers un épais brouillard, d'où ces querelles, qui peuvent sembler byzantines, autour du sens qu'il faut prêter à Joven... Qu'on m'excuse de m'y être tant attardé ici -et pour dire qu'il n'y a point de clef simple et certaine au pessimisme de Marcabru !30
43La laudatio temporis acti a, devant elle, un bel avenir ; pour la simple raison qu'elle est, comme l'a noté Horace, inhérente au vieillissement, et correspond à une sorte de défense instinctive des "valeurs" (j'emploie à dessein le terme vague) auxquelles on aura obéi dans sa jeunesse. Un homme de ma génération, s'il voit un jeune ne point céder sa place à une dame âgée, se dira que "Jovens se torn'a decli". Même si nous devons renoncer à bien comprendre ce qu'avait Marcabru en tête lorsqu'il disait cela, nous devons constater qu'il a trouvé la bonne formule !
44Cependant, après la traversée des brouillards, sur lesquels j'aurai dû par trop insister, je souhaite donner quand même un aperçu rapide de ce qu'on parvient à comprendre de l'idéologie de ce diable d'homme. "Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement". Comme je l'ai dit, il y a, dans l'oeuvre de Marcabru, une petite proportion d'énoncés parfaitement limpides. Y puiser, c'est faire une sélection arbitraire, puisque, presque à tout coup, ce qui précède et suit est obscur ; au moins s'est-on fait une idée.
45Une fois opéré ce tri, il faut pratiquer une nouvelle division, déconcertante. Une très faible partie va, je l'ai dit, à l'éloge de l'amour, commençons par elle. Au vers 7 de la chanson XIII, déjà citée, on lit ceci
... qu'ieu chant per joi de fin'Amor.
46Toute la pièce continuera dans cette veine :
... Nuills hom non sap de sa valor
la fin ni la comensensa
47(15-16) ; enfin, le plus surprenant de tout, c'est qu'un topos qu'on ne lisait guère qu'en filigrane dans l'oeuvre de Guillaume IX ("Per son joy pot malautz sanar... e totz vilas encortezir", IX, v. 25 et 30) trouve ici l'expression la plus frappante :
Ja non creirai, qui que m'o jur,
que vins no iesca de razin
et nom per Amor no meillur.
48Cela a la force d'une maxime ; et Dieu sait si l'idée devait faire boule de neige ensuite ! L'espace d'une chanson on va voir ici un Marcabru "troubadour" au sens conventionnel du terme, soupirant : grâce à la meilleure il s'est lui-même amélioré ; pourtant, incertain encore de ce qu'il espère, il n'ose se vanter (je résume les vers suivants). Par un caprice du hasard, la numérotation de Dejeanne suivant l'ordre alphabétique des incipit, les deux autres pièces "courtoises" sont les chansons XIV et XV ; cette dernière est à vrai dire plutôt un premier minuscule Ensenhamen de savoir-vivre, où un seul vers (20) dira que "Cortesia es d'amar" ; dans la précédente, il est question d'espoir de récompense, de guizardon (seule occurrence dans toute l'oeuvre !) au vers 23 ; vers la fin, un éloge de l'aimée, qu'on peut dire "conventionnel" dans la mesure où il préfigure des myriades de madrigaux du même acabit :
D'esta qu'ieu chant sobransa
sos pretz, sens devinalh,
et en valor es sobrans...
49(43-45). Il est bien une autre pièce encore (XL) où se lisent des vers qui, de prime abord, semblent aller tout à fait dans le même sens :
Aicel cui fin' Amors causitz
viu letz, cortes e sapiens...
50(8-9). Mais ce n'est certes pas tout le monde qui se trouve "choisi" ! Au long de trois strophes, Marcabru va énumérer les exclus ; et, comme l'avait montré déjà Errante, sa liste reprend une fameuse invective de la première Epître aux Corinthiens (VI, 9-10) - en y ajoutant encore, remarque Roncaglia, d'autres (les simoniaques, les usuriers, etc.), davantage "d'époque". Errante rapporte une remarque d'Appel à propos de cette pièce : "Il ne s'agit plus d'amour terrestre ; la Fin'Amor est montée au ciel".
51Je rappelais tout à l'heure les deux chansons courtoises de Cercamon ; de lui, on peut dire qu'il a joué sur les deux tableaux. On ne saurait en dire autant de Marcabru. A peine discerne-t-on, dans les pièces que j'ai dites, quelques vagues reflets de la nouvelle vogue ; tout le reste va à l'encontre. Et même dans celles-ci il insiste sur le fait qu'il aime sans tromperie :
... qu'en aital Amor m'aventur
on non a engan ni refrim
52(XIII, 19-20) ; quant à la pièce suivante, il y est question à tout moment de "félonne amorce", de "mauvaise glu", de "tricheries d'amour" ; et, avant le compliment que j'ai dit à l'aimée, cette strophe vengeresse contre une autre : "Avec félon désir, étrangeté et trouble, Amour repaît les désirants ; car une femme arrogante, comme si j'étais arrogant, m'a repu de semblable arrogance" (j'emprunte à Dejeanne sa traduction de ce passage difficile). Pièce-clef dans la vie de celui qui devait, à la fin d'une autre (XVIII), dire que "jamais il n'aima nulle femme, ni d'aucune il ne fut aimé" ? Je répugnerai toujours à "faire du roman" ; mais enfin engan, la tromperie ; entrebesc, l'intrigue (littéralement
53l'entre-tissage), voilà des mots qui reviennent constamment dans ses dénonciations. Tout au travers de l'oeuvre, c'est le "refrain" moral le plus clair et le plus constant31 :
Cest'amors sap engan faire,
ab engan ses aigua raire... (V, 7-8)
Catola, l'Amors dont parlaz
camja cubertamen los daz ! (VI, 29-30)
Amor non veuill ni dezir
tan sap d'engan ab mentir, (VII, 9-10)
C'Amors es plena d'engan
per aver se vai camjan... (ibid., 25-26)
54Un refrain, une litanie. Revenons à deux vers que j'ai cités en traduction dans ma petite "explication de texte" de la chanson XVII (29-30) :
... Jois e Jovens n'es trichaire
e Malvestatz eis d'aqui.
55Le contexte est, je l'ai dit, fort énigmatique, tout truffé qu'il est de métaphores bizarres. Mais ces deux vers-ci constituent un verdict bref et limpide ; une fois encore les deux allégories difficiles à interpréter, Joi et Joven, sont associées ; ce qui les pervertit, c'est le mensonge, la tricherie ; on se rappellera alors les vers de la Vie de saint Alexis :
... si ert credance, dont or n'i a nul prout
toz est mudez, perdude at sa colour...
56C'est bien le même fond : la nostalgie d'un Age d'Or chrétien, inlassablement ravivée, à l'encontre des usages du Siècle, par la littérature pieuse. Or nous savons bien qu'un grand essor mystique marqua, avec des figures telles que saint Bernard, Guillaume de saint-Thierry, Pierre le Vénérable, l'époque même où vivait et composait Marcabru. Cet essor, si bien connu de tous dans son expression architecturale, ne l'est plus guère, en ce qui concerne son expression écrite, en latin, que de rares clercs. Mais quelqu'un - et qui a fait école - l'a "traduite, pour plus d'efficace, sur le terrain même des adversaires, dans les moules de la nouvelle poésie en langue vulgaire" - je viens de citer à nouveau M. Roncaglia. Même si son oeuvre est de lecture difficile ; même si les troubadours, dans leur ensemble, sont traités par le mépris dans le pays dont ils fondèrent la lyrique ; il n'en est pas moins vrai que quelques-unes de ses compositions, par leur "inspiration vigoureusement polémique et vivement parodique" (Roncaglia encore), ont trouvé leur place dans ces anthologies qui cherchent à aller un peu en deçà de Villon. Il a réussi ; et je crois que plus le temps passera, plus il réussira, une fois bien "rodée" la fabuleuse machine que le Dr. Dejeanne mettait sur les rails au début de ce siècle.
57J'en aurais terminé avec une étude particulièrement longue en raison des épineuses difficultés inhérentes au sujet s'il ne me fallait, en conclusion, dire quelques mots des conséquences de ces "chants du crépuscule à l'aube du trobar."
58Je l'ai remarqué : les références à Joven se font rares après l'extinction de l'école marcabrunienne, dont le dernier représentant fut Bernart Marti. Pendant un demi-siècle - qui est l'âge d'or de la lyrique courtoise -on n'entendra plus évoquer un âge d'or révolu. Et puis l'idée reviendra. Pour la première fois peut-être dans une pièce de Bertran de Born que G. Gouiran date à l'été 1189, Volontiers fera sirventes. Là on entend dénoncer les "avol ric avar" (v. 24), et s'exprimer le regret du temps passé, dont il faudrait imputer la disparition à cette ladrerie. Or la note s'entendait déjà dans une pièce où Marcabru (à moins que ce ne soit Alegret, nommé dans la tornade), après avoir déploré une fois de plus, en termes singulièrement frappants, la fin de Proeza, Joi et Joven assaillies dans un donjon, dira ceci (XI, 41-48) :
Duc e rei senes messonja
l'an primier la boca clusa...
quar Donars lur fai vergonha...
per qu'en lur cortz non es visa
copa ni enaps d'argent
mantells vairs ni pena griza.
59Bertran de Born semble lui faire écho dans son sirventès, dont je citerai ici les vers 33-40 :
Ai, flaca gen ! On so ill cortes
que solon castels asejar
e que solon sesman' e mes
cort mantener ab gen reingnar
e que solon donar rics dos
e far las autras mesios
a soudadier et a juglar ?
Un sol o n vei ? so autz contar...
60Assez peu après sans doute32, tout au long d'une pièce fameuse que Dante a donnée en exemple de pièce d' "intention morale"33, Guiraut de Bornelh développe cette idée de décadence. Comme d'ordinaire chez son auteur, tout n'est pas clair dans cette déploration, mais certains vers (31-36 ; 41-42) sont étonnamment évocateurs :
E vitz per cortz anar
de joglaretz formitz
gen chaussatz e vestitz
sol per domnas lauzar ;
er no n'auzem parlar
tan es lor pretz delitz !...
On son ganditz joglar
que vitz gen acolhitz ?
61Les quatre premiers vers que je viens de citer se retrouveront vers le début d'une longue pièce narrative de Raimon Vidal de Bezaudun, Abrils issi'e mays intrava, qui met en scène, fait s'exprimer un tel "joglaret" déçu, nostalgique de la cour du Dauphin d'Auvergne... Or -Pierre II d'Aragon y étant nommé comme vivant - la pièce est certainement antérieure à la bataille de Muret34.
62Le regret du temps passé, de ses vertus, de ses prouesses, hantera par la suite tout le Moyen Age, et au delà : qu'on songe à Don Quichotte ! Ce qui est étrange, c'est d'en trouver une expression si insistante à ses débuts mêmes. Ce qui est étrange aussi, dans ces conditions, c'est qu'on ait pu si souvent, depuis deux siècles, attribuer à la croisade contre les Albigeois un effet foudroyant qui expliquerait tout : "plus d'amour, plus de gaieté, plus de poésie ; moins de vingt ans après la conquête, ils (les Méridionaux) étaient presque aussi barbares et aussi grossiers que les Français, nos pères" : ainsi Stendhal dans De l'Amour. Comme beaucoup d'idées sommaires, celle-ci a fait bien du chemin depuis. J'espère la réfuter en septembre prochain à Strasbourg, avec une communication au titre longuet, Pourquoi le déclin de la lyrique d'oc est lié à l'extension même de son influence en Europe. "Belle mort !", comme je disais à la fin du résumé que je viens de résumer.
Notes de bas de page
1 Hoepli, Milan 1981.
2 Nizet, Paris 1978, p. 232.
3 "De foudat sermonaire" : La personnalité et les idées du troubadour Marcabru", dans Hommage à Pierre Nardin, Annales de La Faculté des Lettres de Nice (29), 1977, pp. 83-90. Depuis, M. Joseph a soutenu à l'Université de Bordeaux, en 1985, une thèse de troisième cycle intitulée : Fonction thématique du couple "Joven" / "Foudat" dans la période de formation de l'idéologie des troubadours, dont je reparlerai plus loin.
4 Je me réfèrerai toujours à l'ouvrage du Dr. J. M. L. Dejeanne, Poésies complètes du troubadour Marcabru, Privat, Toulouse 1909 (et Johnson Reprint Corp., 1971)
5 Cette pièce (XVI) a été depuis éditée par Aurelio Roncaglia : "Il 'Gap' di Marcabruno", Studi Medievali, XVII (1951), pp. 46-70. J'adopte ici son ingénieuse réfection du v. 49, qui donne un exemple - relativement simple - des "diffractions" dont je parle plus loin. Six mss. témoignent, ACEIKT. T diffère largement des autres, et donne ici "De sens cortes / sui tan apres" - mais c'est une répétition suspecte de ses vers 13-14. CE donnent "De pluzors sens". AIK, "Dels plus torsens" ; et c'est à partir de cette lectio difficilior qu'A. R. a conjecturé la sienne, qu'il traduit par "complicati infingimenti", et qui a entre autres avantages celui de na pas répéter sens, déjà à la rime du v. 13. Cependant, un peu plus loin, c'est la traduction de Dejeanne que je reprendrai.
6 R. Zenker, Peire d'Auvergne, die Lieder, Erlangen 1900 (et Slatkine repr., Genève 1977) XII.
7 Ainsi XIII (unicum C), où l'on retrouve la plupart des thèmes du pessimisme marcabrunien. Zenker a refusé l'attribution à Peire de BdT 323, 5, Belha m'es la flors d'aguilen, ABDEIKN2R, donnée à Marcabru par C, à Bernart Marti par C reg. et R ; incredibile dictu, Zenker l'attribue à un autre "marcabrunien" plus tardif, Bernart de Venzac ! On ne trouvera cette pièce éditée que dans E. Hoepffner, Les Poésies de Bernart Marti (Champion, Paris 1929), pp. 33-36. La thématique est marcabrunienne de bout en bout ; citons - en vue de ce qui va suivre - les vers 33-34 : "Ai, cum an abaissat Joven / e tornat en gran error !".
8 C'est là l' incipit d'une pièce de Guiraut de Bornelh, si rarement bien clair ; et, comme le remarque Ruth V. Sherman dans son édition (C. U. P. 1989) "Giraut may be using the word in an ironical sense... (this) is anything but an 'easy' poem !"
9 Parmi les rares pièces qui ne présentent aucune difficulté d'interprétation, citons VII - longue diatribe contre l'amour - et XIII - éloge de ce même amour ! VI, la tenson avec Catola, où Marcabru prend le parti contre-courtois, est également fort limpide... jusqu'à l'avant-dernière strophe ! Dans son édition de cette pièce (Omaggio a B. Terracini, Mondadori, Milan 1968, pp. 203-54), A. Roncaglia a consacré huit pages à l' "interpretazione... tormentissima" que la critique a pu donner des quatre derniers vers.
10 Le colloque qui s'est tenu à Chantilly très peu après celui-ci (1er au 3 avril 1993), et qui avait pour thème Les "Realia" dans la littérature de fiction au Moyen Age, m'a donné l'occasion d'aborder de plus près la question, et les problèmes qu'elle pose, dans ma communication "Le réalisme énigmatique de Marcabru", qui devrait paraître dans les Actes.
11 Au cours du XVIIIe Congrès International de Linguistique et de Philologie Romane à Trèves en 1986 ; publiée dans les Actes, Max Niemeyer, Tübingen, 1988, VI, pp. 323-44.
12 La pièce XXXI est fameuse pour l'opposition qu'elle marque entre Amor - très bonne chose - et Amar - très mauvaise. Marcabru est sans doute le premier à avoir joué de l'équivoque ("aimer" / "amer"). Quant à interpréter sûrement cette antithèse...
13 Selon la table dressée par S. Joseph dans sa thèse (cf. note 3), vingt-neuf fois.
14 J'avoue à ma honte avoir dit le contraire dans la communication citée plus haut (note 11).
15 Dans ces minces oeuvres, les occurrences sont bien sûr plus rares, mais non moins significatives. Ainsi Cercamon, Puois nostre temps, 25-26 : "Cist sirven fais fan a plusors gequir / Pretz e Joven e lonhar ad estros... " ; Alegret, Ara pareisson, 15 : "Joven vei fais e flac e sec... " ; Bernart Marti ( ? cf. note 7), Belha m'es la flors, "D'aqui naisson li recrezen / c'us non ama pretz ni valor / ai, cum an abaissat Joven / e tornat en tan gran error !"
16 Or ce nom apparaît dans une autre pièce, III, 25-29 : "Quan son la nueg josta • 1 foguier / N'Esteves, en Constans, en Ucs... / Tota nueg joston a doblier". Dans l'édition qu'il a procurée de cette dernière pièce (Cultura Neolatina, XIII (1953), pp. 1-29) A. Roncaglia opte en fin de compte pour le sens ironique.
17 En vue de ce que je remarquerai à la fin - l'horreur de Marcabru pour les faux-semblants - il ne me semble pas superflu d'attirer l'attention sur deux autres passages où l'on retrouve vairar "non puosc dompnas trobar gaire / que blanch'amistatz no • i vaire" (V, 13-14) et "C'amors vair' al mieu veiar' a l'usatge trahidor" (XXIV, 6)
18 Cf. note 3.
19 Cette étude, parue d'abord en 1964, a été réimprimée dans Hommes et structures du Moyen Age, Flammarion, Paris 1973.
20 A. J. Denomy, "'Jovens' the notion of Youth among the Troubadours, its meaning and source", Mediaeval Studies, XI (1949), pp. 1-22.
21 "Sens et fonction du terme 'jeunesse' dans la poésie des troubadours", Mélanges R. Crozet, Poitiers, 1966; repris dans E. Köhler, Sociologia della Fin'Amor (a cura di M. Mancini), Liviana editrice, Padoue 1976, pp. 233-56.
22 Ayant insuffisamment préparé cette difficile partie de mon exposé, pressé par le temps, à Aix je bredouillai fort confusément à ce propos, mêlant un peu tout en l'espace d'une minute à peine. J'ai pris mon temps depuis ; ce travail s'en voit allongé outre mesure ; mais il est difficile d'être bref quand on s'attaque à un auteur si obscur dans ses propos qu'on peut, comme on va voir, les tirer à hue et à dia !
23 S. Joseph m'a signalé un ouvrage récent : Al-Sulami, FUtuwwa, traité de chevalerie sûfi, Faousi-Fkali, 1989.
24 Parmi d'autres objections à la "théorie arabe", c'est une des questions que je posais dans "Toujours à propos de la genèse du ‘trobar'", in Littérature et Société au Moyen Age, Colloque de l'Université de Picardie, Champion, Paris 1978.
25 Cahiers de Civilisation Médiévale, VII (1964), pp. 27-51.
26 Strumenti di filologia romanza. La Lirica, a cura di Luciano Formisano, Il Mulino, Bologna 1990, pp. 257-282 ; et A cura di Mancini, il punto su : trovatori, Laterza, Roma-Bari 1991, pp. 143-152.
27 Sansoni, Florence, 1948.
28 En voici trois. J'ai dit le premier à Aix ; c'était risqué je parlais de l'influence éventuelle de l'introït, qui est, depuis la messe tridentine, le psaume XLII : "Introïbo ad altare Dei, ad Deum qui laetificat juventutem meam" J'ai vérifié depuis (Vacant et Mangenot, Dictionnaire de Théologie catholique, Paris 1929, X p. 1387) que, depuis saint Ambroise au moins, pendant la procession vers l'autel, "on chante un psaume qui s'appelle introït... antiphona ad introïtum". Il y a tout lieu de penser que le psaume XLII était déjà fréquemment choisi.
Je prends le second au hasard d'une relecture hâtive de l'Historia calamitatum dans la traduction française de Zumthor ("10/18", Paris 1979, p. 49). Abélard parle ici de son séjour auprès d'Anselme de Laon (c'est là qu'il devait rencontrer Guillaume de Saint-Thierry), et voici ce qu'il dit de ce maître : "C'était un arbre feuillu, imposant de loin ; mais qui le regardait avec attention n'y voyait point de fruit. "On retrouve le même type de comparaison dans trois passages de Marcabru (XIII, 36-38 ; XVII, 22 ; XXXVI, 24). Sans parler d'influence directe fort improbable, comment ne pas voir là un lieu commun de la littérature pieuse adopté par lui Marcabru ?
Enfin je me suis émerveillé d'apprendre que saint Bernard avait dit ceci : "modum diligendi Deum est diligere sine modo." Là, c'est l'influence sur les outrances courtoises qui frappe (ainsi Bernart de Ventadorn, XVI 31-32 : "car qui en amor quer sen / cel non a sen ni mezura" ; VIII, 23-24 : "c'anc pois qu'eu l'agui veguda / non agui sen ni mezura." A partir de cette époque, on pourrait multiplier les exemples d'apologie de la folie d'amour.
Cette note est longue et décousue ; mais si l'idée de l'"influence cathare" est dépourvue de fondements, et pour cause, comment n'y aurait-il pas eu interprénétrations nombreuses entre les deux littératures les plus vivaces à l'époque, la mystique et la courtoise ?
29 Le voici, dans la traduction de Dejeanne "Maris, vous seriez les meilleures gens du monde, mais chacun de vous se fait amant ; c'est ce qui vous confond, et les cons se sont mis en marche ; c'est pourquoi Jeunesse est bannie au loin, et vous, on vous appelle cornus. " (IV, 31-36) Cependant "bannie" (forabanditz) est une conjecture à partir d'une "diffraction" particulièrement retorse, les mss. ne livrant ici que d'énigmatiques hapax, astrobauditz, acropanditz, afropbanditz...
30 Au lendemain de ma communication, j'ai été très frappé d'entendre Micheline de Combarieu, dans la sienne sur Eustache Deschamps, citer des lamentations de celui-ci ("Vérité devenue menteuse", "Charité devenue laronnesse", "chasteté devenue luxurieuse"... "Por ce vient du monde le fenissement") qu'on pourrait croire "signées Marcabru". L'influence directe étant hors de question, ces parallélismes impliquent de nombreux transferts de la laudatio temporis acti entre temps.
31 Il y a une exception, et de taille le fameux gap (XVI) dont j'ai cité plus haut les vers 49-54. Quoique à chaque pas l'interprétation soit difficile, il ressort de l'ensemble que Marcabru s'y présente corne une "rusé compère" qui a "plus d'un tour dans son sac" pour engeigner autrui. Dans l'édition qu'il a procurée de la pièce (cf. note 5), A. Roncaglia, après voir fait le tour des opinions préalables sur ce texte paradoxal, conclut : "No, il gap non è uno scherzo, un divertimento letterario ; ma un'amara parodia, condotta con coerenza dalla prima all'ultima strofe... E l'oggetto di questa parodia, il personnaggio che Marcabruno inscena con mimica efficacia, è il bersaglio costante della sua polemica morale e letteraria, il tipo del "menut trobador" (XXXIII, 9 : qualifié du reste d'entrebesquill !). " A l'appui de cette interprétation, on pourrait citer - plus tard certes - des pièces telles que le Sirvens sui avutz e arlotz de Raimon d'Avignon, ou Sel que fes tot cant es de Peire Cardenal, vanteries parodiques et burlesques.
32 Chabaneau date cette pièce à 1211 ; mais la conjecture est si fragile que de Riquer refuse d'aller au-delà du floruit certain de Guiraut, 1162-1199. Une autre pièce de ce dernier comporte une laudatio temporis acti très marquée, Mot era dous e plazens.
33 De Vulgari Eloquentia, II, 2.
34 Je me réfère à l'édition qu'a procuré de l'oeuvre Roger Teulat, Ed. Orionis, 1988.
Auteur
Université de Nice
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