Le mystère du jugement dernier : songe et vie d’une fin annoncée
p. 443-456
Texte intégral
1“Fin des temps, temps de la fin”, voilà bien un sujet ouvert. Fin de son propre temps ? C’est le thème de la mSort qui s’ouvre à la lyrique1. Fin d’un temps ? C’est tout l’espoir ou souvent le désespoir qui tourne autour du thème de Fortune. Ou fin d’un monde et le monde arthurien par exemple se clôt. Fin des temps ? C’est alors toute une littérature eschatologique, dont fait partie le Mystère du Jugement Dernier.
2Le problème de la création littéraire se pose particulièrement dans cette littérature qu’enserre la prédiction (même si toutes les approches du motif de la fin ont en commun que cette fin est peu ou prou prévue). En effet, sur quoi repose l’œuvre littéraire sinon sur la liberté de l’imaginaire, l’écriture, la réflexion ou la reproduction de la vie ? Or, comment imaginer quand le sujet et même la matière sont sacralisés par leur énonciation dans les Ecritures et par là contraints, n’autorisant aucun merveilleux ouvert, complément imaginé au réel, puisque, au contraire, ce “merveilleux” se veut de la plus profonde vérité ? Certes, la créativité peut s’exercer sur les modalités d’expression et n’être qu’esthétique. L’œuvre peut aussi ne prendre le “prédit” que comme prétexte d’un commentaire didactique. Enfin, l’œuvre peut être création en représentant, au sens propre, la réalité même si le propre de l’écrivain est d’être payé pour mentir.
3Bien moins que n’importe quelle œuvre, qui au pire reconnaît “conter”, le Mystère du Jugement Dernier ne ment pas : halluciné, le spectateur vit “au corps et a l’ame aussiment” (v. 7) la vie “véritable” (v. 5) de cette “journée dure” (v. 84), “très tristeuse, très amere, très doulereuse” (v. 94), “cilz très grans jours” (v. 147) exactement “si con l’Escripture l’anseigne” (v. 148).
4Peu de Mystères osèrent mettre en scène l’Antéchrist. Le Dictionnaire des Mystères (...) joués sous le patronage des personnes ecclésiastiques ou par l’entremise des confréries religieuses2 ne mentionne qu’un Jeu du Christ (joué en 1298) comprenant la Passion. laRésurrection, l’Ascension, la Descente du Saint Esprit et le Jugement3, un Jeu de Dieu (joué en 1304), comportant “peut-être” l’Antéchrist4 et un Jeu paschal de la venue et de la mort de l'Antéchrist (12ème s.)5 dont notre texte a pu s’inspirer mais dont le sujet reste lointain : “1) Le triomphe du Saint Empire romain sur tous les peuples. 2) L’universelle domination de l’église catholique sur tous les hommes” (ibid).
5Ce dictionnaire ne répertorie pas notre texte mais CASTAN le décrit dans le Catalogue général des Mss. des bibliothèques publiques de France6 sous le n° 579. Anonyme, pièce unique apparemment, sans titre, on l’intitule d’après une mention manuscrite du folio 4 v°7. Il n’a fait l’objet que de deux études assez confidentielles. Emile Roy8, avec sérieux et érudition, compare ce mystère avec d’autres pièces européennes et intègre sa composition dans le contexte politique du Grand Schisme d’Occident de 1378-1417. M. J.-J. NONOT9 en propose aussi une transcription et retrouve dans ses 89 miniatures (en 36 folii), “la trace perceptible d’une mise en théâtre” pour établir une scénographie.
6Comptant 2438 vers (4 folii manquent, soit environ 350 vers) pour retracer la Genèse, les méfaits de l’Antéchrist et le Jugement Dernier (preuve de sa vivacité), notre texte se jouait sans aucun doute en une demi-journée si l’on considère que le Mystère de Sainte Barbe (15ème) de 25 000 vers environ10 est divisé en cinq journées.
7A la manière accoutumée, le Mystère est précédé de la liste des 94 personnages mais inverse scrupuleusement l’ordre habituel (de Dieu aux diables).
8Brièveté du texte, densité de l’action, effets spectaculaires nombreux et nombre très élevé de personnages pour une œuvre de cette dimension, tous ces éléments objectifs se renforcent pour donner de la force théâtrale à cette œuvre dont le résumé n’est guère aisé.
9Les 192 vers du “Prêcheur” servent d’argument et résument l’Histoire Sainte. Sans transition, les vers 193-455 (de Satan) annoncent la venue de l’Antéchrist et la réalisent par la séduction d’une juive de Babylone par le diable Engingnart. Enoch et Elie, rappelés des morts, annoncent alors les méfaits de l’Antéchrist qui, dans les vers 538-1409, développe sa puissance par des miracles, l’assassinat d’Enoch et d’Elie et l’arrestation du Pape. Enoch et Elie ressuscitent à nouveau et la puissance de l’Antéchrist décline inexorablement (ab v. 1446) ; intransigeant, excédé, Dieu commande à Saint Jean de mettre fin au monde et de réveiller les morts pour le Jugement qui a lieu dans les vers 2203-2411. Et, bien sûr, le Mystère s’achève sur un Te Deum.
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10Alors que les Mystères sont plutôt commémoratifs de vies de Saints ou de la Passion (Mnémosyne n’est-elle pas mère des Muses ?), instruments de savoir et de sagesse parce que “par le souvenir seul peut être creusé le sentier vénérable, première esquisse du temple”11, notre Mystère est foncièrement accomplissement. Accomplissement, comme toute œuvre, du dessein de l’auteur mais surtout accomplissement du “prédit” de l’Ecriture, accomplissement du dessein du Créateur.
11Dans l’immensité et apparente infinité du temps qui se vit, l’Ecriture avait déjà énoncé l’histoire de ce temps jusqu’à sa fin pour donner conscience de cette historicité et par là comprendre, offrir une vision finie du temps (ce qui pourra aussi, ailleurs aux 14ème et surtout 15ème siècles, dans une vision plus pessimiste, ou déspiritualisée, nourrir le sentiment de l’éphémérité de l’instant ou de la vie individuelle). C’est cette conscience globale du temps humain qu’exprime le Prêcheur en le contractant dans ses 192 vers : l’histoire du monde est parcourue en ces quelques minutes de discours, de la Genèse “quant Dieux ot premiers fait le monde” (v. 19) jusqu’au “jour dou jugement” (v. 190) ; mais l’essentiel en est consacré à cette “journée dure”, avant que ce jour de la représentation accomplisse en ces quelques heures LE jour, “dies illa, dies ire” (v. 17).
12Le Mystère se trouve ainsi au centre d’une mise en abyme qui va de la pensée de Dieu hors du temps à l’Ecriture Sainte qui la manifeste dans le temps créé pour les hommes, au rappel “voir” et “véritable” de celle-là par le Prêcheur, nouveau prophète, dans le temps actuel cette fois des spectateurs et enfin au temps du déroulement fictivement réel de ce Mystère, mise en acte du “dit”, lui même œuvre du “pensé”. De même quand Saint Jean ordonne aux anges “d’espandre la soue fiole”,
“(...) selon la parole
“Qu’(ils) en (ont) ja oÿe”, 1481
13ce sera très exactement l’accomplissement des versets XVI, 1-18 de l’Apocalypse.
14Si le Mystère est mis en abyme dans l’environnement culturel du spectateur, les actions elles-mêmes ne sont jamais aussi que l’accomplissement de leur annonce dans le Mystère.
15Après le Prêcheur qui l’a annoncé, Satan, actant intérieur au drame, annonce quels seront les événements ; les vers 205-223 annoncent l’action des vers 224-1445 : Antéchrist sera “partout (...) appelé seigneur” (v. 1404). Dans le drame même, Satan redit en miroir inversant les annonces du Prêcheur et le drame les suit fidèlement : “que li uns de nous homs deveigne” (v. 208) -inversion de l’Incarnation-, “que il gisë a une femme” (v. 211) -inversion du Saint Esprit-,
“Qui soit plainne de toute diffame,
“Et qui au bourdel ait esté
“Touz jours, et yver, et esté 214
16-inversion de la Vierge- ; “un fil engendrera” (v. 216) qui fera “faux preschemens” (v. 220) et ressuscitera les morts. Ainsi sera-t-il fait précisément.
17Suivant le même procédé, le Prêcheur avait annoncé l’autre versant du Mystère, la défaite de l’Antéchrist : les deux premiers vers constituent -en latin, “hors temps”- l’argument de tout le Mystère : “evigilabunt omnes, alii ad vitam, / alii ad obprobium”, “au corps et a l’ame aussiment” (v. 7), “et de corps et d’ame” (v. 90), “par vraye résurrection” (v. 91). Il a surtout annoncé, s’inscrivant dans les prophéties de l’Ecriture (v. 82-85), d’Ezéchiel
“Et li apostres en s’espitre
“Et tuit li quatre euvangelistre,
“Daniel et autre prophète,
“Et li Saint Pere, et li poeste, 100
18ainsi que “Saint Jehans en l’Apocalice” (v. 171) les journées que feront vivre les vers 1446-2438 avec “l’ire” (v. 101), “l’ocurté” (v. 103), les flammes (voir aussi les détails des vers 93, 101-107, 121-2, 147). Il annonce même le retour, l’assassinat et la résurrection d’Enoch et Elie (v. 151-167), événements qui dans le cours même du drame seront une troisième fois annoncés par les Anges (v. 456-465) avant d’être mis en scène.
19Enfin, Enoch et Elie eux-mêmes annoncent leur devenir dans le drame, “les aventures
“Que racontent les escriptures : 1146
“Tu nous feras ainçois tuer,
“(...) après resusciterons, 1150
20ainsi que la venue de Dieu (v. 519-521) qui se manifestera aux vers 1504-sq, annonçant lui-même enfin encore les modalités de la fin des temps (v. 1692-1715) qui s’accomplit ensuite.
21Ainsi, après l’argument général des deux premiers vers, le prologue du Prêcheur contient en dires le drame, dans lequel les actants eux-mêmes annoncent l’action à venir : pour Satan, la venue d’Antéchrist, pour les Anges la venue d’Elie et Enoch, pour ceux-là la venue de Dieu, et pour Dieu le Jugement, autant d’annonces mises en abyme et suivies chacune de leur dramatisation.
22Le Mystère, dans son existence comme dans sa dramaturgie, accomplit donc une préénonciation, ce qui, en renonçant à tout effet de suspens, reporte tout l’intérêt de l’œuvre sur la manifestation de l’imaginé et l’expérience qu’en fait le spectateur, passant constamment du songe à la vie : de l’Ecriture au Mystère avant le jeu, du prologue au jeu au début du jeu et, dans le jeu même, du discours à l’action.
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23Le Mystère offre au public l’expérience de la fin des temps en le sortant de sa vie profane pour lui faire dominer et vivre le temps dans sa totalité. C’est le propre de tout rituel d’assurer cette transition du monde profane au monde sacré ou mythique. Notre théâtre plus récent n’en fait pas l’économie avec les trois coups, l’obscurité, le rideau, la scène, la rampe.
24Le premier élément de ce passage rituélique est, au début du prologue, la demande de silence -aussi pragmatique soit-elle12-, comme dans tout autre Mystère :
“Si vous prions, seigneurs et dames,
“Conjointement, hommes et femmes,
“Que silence veuillez garder ;
“Et brief vous verrez procéder13.
25Un autre est l’exhortation finale du Prêcheur, “dites Amen”, “que Dieu le face” (v. 192) qui attend la réponse du spectateur devenu ainsi acteur. C’est aussi l’ouverture sur un nouveau monde par le désir du Prêcheur de “descouvrir (v. 82) telle journée”, qui peut s’accompagner de l’ouverture des courtines “dévoilant” matériellement une nouvelle réalité.
26Cette transition est aussi assurée par le jeu des registres temporels. Le prologue survole les temps, du passé pour la Genèse et la Passion (v. 17-78) au très fugitif présent (v. 73-82), “hors jeu”, pour amorcer par le long futur de l’argument (v. 83-192) le jeu qui va se dérouler dans un nouveau présent, le jeu qui devient ainsi la nouvelle réalité du spectateur. Enfin le spectateur est happé dans cet autre monde par les personnages. Apostrophes claires dans le prologue : l’indéfinition de “chascun” (v. 5) conforte les pluriels “prions tuit” (v. 10), “s’en dirons” (v. 16), “tuit en souffrons” (v. 28), “nostre” (v. 33), etc ; ambiguës quand brutalement Satan ouvre le jeu par
“Mi compaignon et my ami,
“Or entendez trestuit a my, 194
27quand l’ange paraît s’adresser à Enoch et Elie :
“Quar pour bien dire mort serez,
“Mais après resusciterez.
“Certains suis que bien le savez 463
28et Enoch à Elie :
“Dites moy, compains, se avez
“Le conmandement Dieu oÿ ? 465
29Mais nullement ambiguës quand ces derniers remémorent la Passion et la Résurrection et énoncent le jeu à venir :
“Douce gent, ayés en mémoire 478
“Saichiés tuit qu’an ceste saison. 486
“Prenez vous garde es prophecies : 496
“Crëez la loy de l’euvangile.
“Biau seigneur, je vous amoneste, 522
“Soyez tuit en ferme créance, 524, etc...
30Le duo est devenu jeu prédicatoire et le spectateur acteur. Dieu et l’ange dialoguent autant avec le public qu’avec les saints :
“Entendez tuit a une voiz. 2180
“Venez tuit oïr la santance. 2203
“Vëez vous ci en présent le signe 2205
“Pour la nostre redampcion.
31Et c’est au présent que “mal eürez” (v. 2235), “mauvais” (v. 2241) ou “bon eüré” (v. 2254) dans le théâtre vivent leur jugement et que le départ des damnés (“alé s’en sont”, v. 2430) assimile le public aux “vous” et “nous”, à ces “saintes gens” (v. 2413) qui vivent leur élection :
“(...) verroiz Dieu en la face, 2420
“A li serons touz jours afin, 2428
“Et (...) joie aurons. 2436
32Même le “ceste saison” du vers 486 doit se comprendre par référence au temps du jeu, mythique que vit le spectateur et non seulement comme dépréciatif de l’époque profane, “extérieure”, historique, celle du Grand Schisme. Ce serait sinon briser l’hallucination du Mystère.
33Outre ces moyens textuels de passage rituélique du profane au spectacle et même du spectacle au liturgique, le Mystère utilise les effets physiques dont le théâtre médiéval ne se privait pas : on voit et vit les miracles, le tremblement de terre, le sang dans les rivières, le monde “à feu et flamme”, les résurrections. Que l’on se reporte aux didascalies du Mystère du Vieux Testament (15ème) : “icy surmonteront les eaües tout le lieu la ou l’en jouë le Mistère, et y pourra avoir plusieurs hommes et femmes qui seront semblants d’eulx noyer”14 ; de même “on trouvait (...) des fontaines d’où coulaient le vin, le lait et d’autres liqueurs délicieuses “et “un homme, se laissant couler sur une corde tendue (...) entra par une fente ménagée dans la couverture (...), mit une couronne sur la tête de la reine, et ressortit par le même endroit, comme s’il s’en fût retourné au ciel”15.
34Les distorsions temporelles et spatiales conventionnelles du théâtre donnaient encore plus de réalité mythique à cette illusion d’une autre vie : l’action se situe tout à coup à Babylone, la conception de l’Antéchrist dure 88 vers (335-423), la monnaie représentant l’Antéchrist -symbole de sa puissance strictement terrestre- est disponible 12 vers après son idée, etc. Le spectaculaire sert la liturgie jusque dans l’envoi des apôtres “par les quatre cornez du monde” (v. 1881) : la désignation de leur destination, l’Orient, l’Occident, le Nord, le Sud (v. 1887-93) dessine sur les têtes du public la croix orientée de toute église en signe de bénédiction divine. Ainsi, par les procédés de transition, rituélique, ambiguïtés textuelles ou effets d’illusion, le Jugement Dernier n’est pas seulement donné à voir au spectateur mais à vivre.
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35L’expérience de la fin des Temps ne signifie cependant pas mise à l’épreuve. Tout est mis en œuvre pour que, directement ou par la dramatisation ou par un encadrement serré, le fait de vivre la prédiction devienne prédication sans cas de conscience.
36Directement, les mises en garde contre la tentation sont multiples. Par définition, le Prêcheur ne cache pas ses intentions : “vous vueil yci un sarmon faire (v. 9) ; il faut
“Mettre a euvre et retenir
“Ce que diray si que venir
“Puissiens in celi patria, 15
37et en toute sécurité (“seurement venir au jour dou jugement” v.190) ; la “découverte” du Mystère et son mode d’emploi sont clairement finalisés (v. 14, 87).
38Les personnages orientent le choix :
“Crëez la loy de l’euvangile
“Que cilz annemis, par sa guille,
“Ne nous face tous condampner ; 499
“Priez Dieu par devocion
“Que n’entriés en temptacion. 536
39La dramatisation contribue également à la prédication par l’inversion manichéenne de la progression des pouvoirs de l’Antéchrist en ceux de Dieu, par le parallélisme démonstratif dans le Jugement et par l’irrémédiabilité de sa conclusion.
40Jusqu’au vers 1445 (exactement le milieu du Mystère), la puissance de l’Antéchrist croît avec ses manifestations, la qualité puis le nombre de ses adeptes, conjugués avec l’affaiblissement constant de sa contestation : sa naissance est d’abord fortement contrebalancée par Enoch et Elie (v. 456-457), son miracle sur l’aveugle par le soutien d’Annes, mauvais “juif (donc sans valeur), son miracle plus grand sur le lépreux par un évêque “mauvais” ; sa résurrection du bon riche sans plus aucune objection multiplie ses adeptes (“10 000”, v. 824) ; bien mieux, les dix rois convertis par cette résurrection multiplient sa reconnaissance par leur puissance (v. 1036-8) et Enoch et Elie, trahis par Vivens le “juif” (garantie de leur valeur), paraissent bien seuls face à “presque trestout l’umain linaige” (v. 1131) et “a toute la gent” (v. 1049). Mais leur acte de foi (v. 1176-1192) prend toute sa dimension par le tremblement de “paour” d’un diable
“(...) ainssin (qu’il) semble
“Que la terre a trop fort tramblée ! 1201
41Limite didactique à l’inquiétude du spectateur et premier accroc à la puissance de l’Antéchrist. La résistance du Pape en est le second face au dernier sursaut dramatique de la conversion de cardinaux à l’Antéchrist, dont l’ascension est stoppée par la résurrection d’Enoch et Elie et la multiplication des ses opposants (“2000”, v. 1453).
42Avec les anges porteurs des sept “fioles” (troisième acte de résistance) et l’apparition de Dieu (sous la forme de Jésus-Christ cependant conformément à la tradition), le renversement dramatique est complet ; les malédictions répétées des diables à l’égard de Dieu (“maudite soit ta grande puissance”, v. 1533, etc..) vont décroissant jusqu’aux regrets des miraculés ou convertis (“de veray cuer nous repentons”, v. 1690) et sont autant de prédications a contrario. Et la peur se répand parmi les hommes (v. 1741, 1746, 1771, 1778, 1788, 1801, 1809, 1817, 1822, etc.), les apôtres prient la Vierge d’intercéder.
43Le jugement divin lui-même est construit sur le même procédé de parallélisme : 21 vers adressés au “bon” (2312-32), 20 vers adressés au “mauvais” (2351-70) :
“Venez sa, li bon eüré 2312
“Jamais jour pechier ne pourroiz 2320
“Et aurez joië pardurable 2322
“Confort me feïst et joie 2328
Mauvais, alez 2351
Jamais jour ne pouez venir
“En estat de salvacïon 2356
Touz jours mé soiés en ardure 2358
(...) vers moy n’estes abaissié
En moy faire bien ne confort 2368
44Et face au “bon”, humble devant son mérite (v. 2334-50), le mauvais avocat conteste la sentence (v. 2371-79 et lacune).
45Enfin, la dramatisation est parachevée par le caractère irrémédiable du jugement d’un Dieu ‘fiers et crueux” (v. 124) mais déterminé “droitement”, selon le Prêcheur (v. 127) ; ainsi en est-il : “justes suiz, droiz est que je juge” (v. 1705) “par droit” (v. 1853). Jugement irrémédiable et bien présent pour le mauvais évêque (v. 1947), le bailli corrompu (v. 1971), le prévôt injuste (v. 1977), la reine luxurieuse (v. 1995) qui “voient” leur damnation sans fin :
“Touz jours mais ardoir sanz refraindre. 2051
“Au jour d’ui si m’emportera !
“Ja nulz ne m’en comportera. 2098
“Las, chetis ! A tart je m’avise. 2112
“Touz jours mais en vil puant soffre. 2239
“Ou touz jours mais serez batu. 2244
“Or comparerez vos oultraiges. 2279
“Or ne vous pouez si laver. 2291
“Mauvais, or est Teure venue. 2304
“Sanz fin et sanz redampcion. 2357
“A touz jours mais de ceux grever. 2404
“Mis suis a perpétuité. 2409
46Directe ou née de la dramatisation, la prédication tient également au “marquage” des personnages. Expérience, le Mystère n’est pas pour autant ouvert car l’expérience y est guidée.
47Déjà la mise en abyme de l’action dans sa préénonciation et des préénonciations les unes dans les autres prévient les réactions au jeu : le développement dramatique du pouvoir de l’Antéchrist, la réduction des contestations ne peuvent séduire le public ; le champ des choix est culturellement balisé et ces limites sans cesse rappelées. La tentation est trop objectivée pour pouvoir séduire.
48D’autre part, le marquage théâtral des personnages interdit au public de succomber à leur tentation. L’Antéchrist est marqué par son nom même et ses projets (“il destruira crestienté” v. 937)16. De même pour sa mère, “juive”, soutenue par Mahomet (v. 378, 413, 419, etc..) et heureuse de voir son fils abattre la chrétienté (v. 386 et sq.). Les diables portent les noms traditionnels et évocateurs comme “Engingnart”, s’expriment sans ambiguité (cf. v. 198, 26, 252, etc.), s’apostrophent d’un “biaux compains plains d’iniquité” (v. 244) et un écriteau sur l’échafaud d’où partaient les personnages les identifiait17. Tout risque de séduction est donc exclu.
49Les juifs, souvent connus comme Caïphes et Annes, pouvaient de plus être identifiés par la rouelle imposée par Saint Louis (le 19/6/1269) ; ils avaient aussi depuis 1215 obligation de porter des vêtements qui les différenciaient18.
50Enfin, la composition du texte disqualifie les prêches tentateurs. Ainsi l’exhortation de l’Antéchrist, “en moy devez vous trestuit croire” (v. 588), déjà disqualifiée par sa préénonciation, est également ruinée par sa suite : “traiez vous sa, li desloial” (v. 610). Le public côtoie ainsi la tentation par un hypocrite sans en faire l’épreuve personnelle. De même, le prosélytisme de l’aveugle miraculé pour celui qu’ “ont li bon juif attendu” (v. 629) est miné de l’intérieur ; le “bon” ne saurait valoriser la référence aux “juifs”, surtout qu’Annes (“juif”), connu pour avoir arrêté le Christ, confirme “tu as dit vérité” (v. 631). Même procédé avec le lépreux : son témoignage est détruit par le soutien que lui apporte le “mauvais” évêque (v. 744-6). De même, c’est parce que Vivens est juif que son discours pour dénigrer Enoch et Elie est disqualifié et par contrecoup valorise face à tous leur intervention.
51Comme dans l’épopée aussi, le discours des “méchants” est double mais non équivoque (à moins d’admettre un improbable cynisme) : il se commente lui-même ; tout en s’exprimant, le tentateur se dit explicitement tentateur et ainsi le Mystère s’interdit-il toute problématique psychologique. La duplicité est exprimée par la dramaturgie ou l’intrigue certes, donc “extérieurement”, mais aussi à l’intérieur même du discours aux dépens de la vraisemblance.
52La prédication l’emporte alors sur l’intrigue et l’expérience ne comporte pas le doute. La tentation non seulement ne déborde pas le cadre du jeu mais ne pénètre pas non plus l’homme qui, l’instant du Mystère, est entré dans le cercle du jeu. Devenu réalité dans les limites fixées par les actes rituéliques de l’ouverture et de la fermeture (Prêcheur et Te Deum), le jeu se déroule sous bonne garde textuelle et dramaturgique : la tentation ne s’accomplit que chez certains personnages, préposés à représenter les dangers de la séduction.
53Par le texte et l’action, le manichéisme reste assez clair pour exclure tout risque : l’expérience de la tentation n’est pas intérieure, celle du doute, mais celle de la confrontation avec les conséquences du choix. En cela, l’expérience demeure démonstratrice et conformatrice.
54L’accomplissement des prophéties dans le Mystère les rend contemporaines mais la finalité didactique n’est sans doute pas de changer le monde désormais “empirez” (v. 71) et les temps devront précisément finir car Dieu un jour
“Leur mauvaistié (aura) trop souffert,
“(et) plus ne souffrera, vrayment. 1703
55L’expérience de l’horreur irrémédiable de ce jour inéluctable invite donc chacun à être prêt pour ce jour où
“Au repentir venront a tart, 2200
56c’est-à-dire à y parvenir “seürement
“Sanz nul pechié, par la Dieu grâce. 190
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57Le problème de la création littéraire dans un Mystère dont le sujet et la matière sont prophétisés n’est peut être qu’apparent si l’on veut bien admettre que la littérature médiévale est avant tout accomplissement. Bien loin de revendiquer le qualificatif de “créateur”, un auteur ne reconnaissait que d’avoir
“Son engin ess’ art
“(mis) en vers faire...19,
de
“Gueres n’i (avoir mis)
“Fors sa painne et s’antancïon”20
ou de
“(s’entremettre) des lais assembler,
“Par rime faire e reconter21.
58Le Mystère du Jugement Dernier se contente aussi de mettre en mots et en actes, “en faiz et en diz”, les derniers jours, d’être la chronique de la fin annoncée : comme dans un songe, dont le Moyen Age fut si friand, avec en plus les moyens matériels qu’offre le théâtre, le “spectateur” put vivre de façon hallucinatoire, comme réels, les derniers temps du monde prédits. Il n’aura pas été tenté mais aura fait l’expérience de l’irrémédiable et, en cela, s’ajoute à la prédication en paroles la prédication implicite de l’expérience.
59Entre le liturgique et le spectaculaire, le Mystère a, l’espace de quelques heures, encerclé, enthousiasmé le spectateur ; au lieu de le propulser solitaire dans son imaginaire, le Mystère aura dévoilé à chacun la réalité qui attend celui qui sera prêt comme celui qui ne sera pas prêt pour le jour dont seule la date reste désormais un mystère.
Notes de bas de page
1 Par ex. Poèmes de la mort de Turold à Villon, par PAQUETTE, 10-18, 1979 et autres Testaments.
2 DOUHET, pub. par l’Abbé MIGNE, 1854.
3 Pp. 634 et 295
4 P. 634.
5 P. 144.
6 Départements, Besançon, T. XXXII, Paris, Plon, 1897, pp. 338-9.
7 “Pièce qui n’est autre chose que le mystère de la venue de l’Antéchrist, suivie du Jugement Dernier”.
8 Le jour du Jugement, de la Bibliothèque de la ville de Besançon, in Mémoires de la Société d’émulation du Doubs, 7ème série, 4ème vol., 1899, pp. 121-129 ; 1900, pp. 17-112 ; 1901, pp. 115-160 ; ou éd. BOUILLON, Paris, 1902.
9 Une lecture du rapport texte-image, thèse dact., Univ. Lyon II, 1987.
10 Cf. MIGNE, p. 169.
11 ALAIN, Propos sur l’Esthétique.
12 Cf. la didascalie de la Seconde Journée de la Passion de Jean Michel (1507) : “La fille de la Cananée pourra commencer la Journée en parlant comme une démoniacle jusques ad ce que bonne silence fust faicte” (Fres PARFAIT, Histoire du théâtre français, t. l, Paris, 1734).
13 La Passion éd. Paulin PARIS, Mss. français de la Bibliothèque du Roy, t. VI, 1845 (n° 824).
14 PARFAIT, o.c. t. II. Voir aussi note 465, page 1015, MIGNE, o.c. : “Les apparitions n’étaient autre chose que les trappes de nos théâtres d’aujourd’hui (...) pour faire sortir des acteurs”.
15 MIGNE, note 239, p. 635.
16 Constamment rappelés : v. 196, 223, 252, 255-9, 319, 337, etc.
17 Cf. Prologue au Mystère de la Nativité, v. 14-15, in MIGNE, p. 525 :
“Présent des lieux, vous les pouvez congnoistre
“Par l’escript tel que dessus voyez estre”.
Cf. les didascalies : “Enfer, faict en manière d’une grande gueule, se cloant, et ouvrant quant besoing est” (ibid). “Adonc crient tous les diables, et les tabours, et autres tonneres fais par engins, et gettent les coulleuvrines, et aussi fait l’en getter brandons de feu par les narilles de la gueulle d’Enfer et par les yeulx et aureilles : laquelle se reclost.” (ibid. p. 529).
18 Ulysse ROBERT, Les signes d’infamie au Moyen-Age, in Mémoires de la Société Nat. des Antiquaires de France, 5è série, t. IX.
19 Rom. Renart, I, 1-2.
20 Cheval de la Char. v. 28-29.
21 Lais de Marie de France, Prologue, v. 47-48.
Auteur
Université Lumière (Lyon II)
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