Les religieuses américaines à l’index ?
Féminisme et conservatisme au sein de l’Église catholique américaine
p. 133-143
Texte intégral
1Les religieuses catholiques jouent depuis toujours un rôle essentiel dans le fonctionnement d’un grand nombre d’institutions sociales aux États-Unis tels que les écoles, les hôpitaux et les centres d’aide sociale. De plus, leur engagement fort à mettre en œuvre les enseignements du concile Vatican II les ont conduites à intensifier leurs missions auprès des plus faibles de la société, et ce malgré un effondrement de leurs effectifs. C’est sans doute une des raisons pour lesquels la condamnation, en avril 2012, de la principale fédération de religieuses américaines a suscité tollé et incompréhension. Le 18 avril 2012, les responsables de la Leadership Conference of Women Religious (LCWR), organisation qui rassemble les mères supérieures de 80 % des communautés religieuses américaines (soit environ 57000 sœurs), sont à Rome pour leur voyage annuel. Il s’agit de Pat Farrell, la présidente en exercice, Mary Hughes et Florence Deacon, respectivement ancienne et future présidentes, ainsi que de la directrice exécutive de l’organisation. Elles se rendent à la Congrégation pour la doctrine de la Foi, anciennement présidée par Mgr Joseph Ratzinger, jusqu’à ce qu’il devienne Benoît XVI en 2005, et dont le préfet est désormais le cardinal américain William Levada, ancien archevêque de San Francisco1. Mgr Levada leur lit un texte de huit pages, conclusions d’une évaluation doctrinale de la LCWR réalisée à la demande du cardinal. Dans ce document, elles sont accusées de saper le magistère moral de l’église en promouvant « des thèmes féministes et radicaux incompatibles avec la foi catholique ». Le rapport souligne l’importance de leur travail en matière de justice sociale, mais il leur est reproché leur silence sur l’avortement, l’euthanasie, la famille et la sexualité, notamment « leur dissidence » d’avec l’Église sur la question de l’homosexualité. Elles sont également accusées d’avoir contredit dans certains discours la position des évêques, qui sont les seuls à faire autorité en matière de foi et de moralité2.
2Cette évaluation a pour conséquence le placement pour cinq ans de la LCWR sous la tutelle de Mgr Peter Sartain, archevêque de Seattle, assisté de Mgr Leonard Blair de Toledo dans l’Ohio, qui avait mené l’enquête débouchant sur cette évaluation, et de Mgr Thomas Paprocki, évêque de Springfield dans l’Illinois3. Les trois évêques auront entre autres missions l’approbation des orateurs amenés à s’exprimer lors des conférences de la LCWR, la révision des statuts de l’organisation, de ses publications et de ses pratiques liturgiques, ainsi la surveillance des liens qu’elle entretient avec d’autres organisations.
3Il ne s’agit pas de la première fois que le Vatican diligente une enquête sur les religieuses américaines. En 2009, une visite apostolique de tous les ordres de religieuses non cloitrées a été lancée à l’initiative du préfet de la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique, Mgr Franc Rodé. À l’époque, ce dernier avait évoqué à l’antenne de Radio Vatican sa préoccupation quant à « l’esprit féministe » de l’organisation4. Cette visite apostolique, qui a duré plusieurs années, a rendu son rapport à la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée qui l’a, à son tour, rendu public en mai 2017, dans un esprit très différent de celui qui présidait à son initiative.
4Dans l’évaluation doctrinale rendue publique en avril 2012, la Congrégation pour la doctrine de la Foi met aussi en cause les liens que la LCWR entretient avec deux autres organisations catholiques, notamment Network. Network, fondé il y a une quarantaine d’années par quarante-sept religieuses, se présente comme un lobby œuvrant en faveur de plus de justice sociale ; sa présidente, sœur Simone Campbell, fait depuis quelques temps partie de l’actualité politique aux États-Unis. En 2010, son organisation avait envoyé une lettre à chaque membre du Congrès des États-Unis, les exhortant à adopter le projet de loi de couverture santé voulu par le président Obama (Affordable Care Act ou ACA) ; dans cette lettre, les religieuses parlent de l’impératif de voter cette loi qui profitera au plus pauvres et rejettent les accusations de ceux qui affirment qu’elle permettra de financer l’avortement avec l’argent du contribuable. Non seulement, estime Network, cette loi protège l’objection de conscience, mais elle prévoit un investissement massif pour venir en aide aux femmes enceintes. Les membres de LCWR de l’époque figurent parmi les signataires de cette lettre5.
5Simone Campbell s’est aussi fait connaître par l’opération « Nuns on the Bus » à l’été 2012, dont elle fut la figure de proue. Avec d’autres religieuses, elle traversa neuf états à bord d’un autocar pour dénoncer le projet de budget du président républicain de la Commission des finances de la Chambre des Représentants, le catholique Paul Ryan, que le candidat républicain à la Maison-Blanche Mitt Romney choisira en août 2012 pour être son colistier. Elle fut également invitée à prendre la parole lors de la convention nationale du Parti démocrate en août 2012, occasion dont elle s’empara pour dénoncer comme immoral le projet de budget de Paul Ryan.
6Si Network et la LCWR sont très favorables à la réforme de santé voulue par Barack Obama, voire la soutiennent très activement, les évêques américains pour leur part y sont farouchement opposés, et ce malgré leur volonté exprimée collégialement depuis 1919 de voir instaurer un système fédéral et universel de santé. Ils pratiquent un lobbying intense contre les projets de loi débattus au Congrès pour que soit exclue toute possibilité de prise en charge de l’avortement. Une fois la loi adoptée et les décrets d’application pris, ils la conspuent encore car cette loi contraint les employeurs, mêmes catholiques, à proposer à leurs employés une assurance santé qui couvre la contraception. Pour la conférence épiscopale américaine (United States Catholic Conference of Bishops, ou USCCB), il s’agit ni plus ni moins d’une violation de leur liberté religieuse. En mars 2012, les évêques publient une déclaration intitulée « Our first, most cherished liberty : A statement on religious liberty » (« notre première et plus précieuse liberté : déclaration sur la liberté religieuse »), rédigée par une commission sur la liberté religieuse mise en place spécialement par les évêques pour combattre ce qu’elle présente comme des atteintes à la liberté religieuse sans précédent de la part de l’administration Obama et, dans une moindre mesure, de certains États. L’épiscopat lance en outre une campagne de défense de la liberté religieuse sous la houlette de Mgr Lori, archevêque de Baltimore, siège historique de l’Église catholique américaine. Il appelle à désobéir aux lois injustes et invite les catholiques à participer à une quinzaine de la liberté, qui doit démarrer fin juin pour durer jusqu’au 4 juillet 2012, jour de la fête nationale américaine6.
7Plus généralement, aux antipodes de nombreuses religieuses qui s’insurgent contre la politique économique et sociale des républicains au Congrès, les évêques américains n’ont pas de mots assez durs pour l’administration Obama quant à sa position sur l’avortement, le mariage homosexuel et la contraception, ce qui a été particulièrement manifeste lors de la campagne présidentielle de 2012. Si la LCWR semble plutôt favorable à la réélection du président sortant, les évêques, sans aller jusqu’à appeler nommément à apporter son suffrage à tel ou tel candidat, prennent fait et cause pour des positions morales conservatrices auxquelles s’associe le Parti républicain et se font beaucoup plus discrets sur les questions de justice sociale, traditionnellement associées au Parti démocrate. Certains prélats, quand ils prennent la parole à titre individuel, ne feront pas de secret de leur préférence au moment de déposer leur bulletin dans l’urne. Ainsi, Mgr Paprocki, l’un des trois évêques chargés par la Congrégation pour la doctrine de la Foi d’assurer la tutelle de la LCWR, fait paraître un article en novembre 2012, à quelques jours du scrutin présidentiel, dans lequel il critique le programme du Parti démocrate pour son soutien sans équivoque au droit à l’avortement ; il rappelle que « voter pour un candidat qui promeut des actions ou des comportements intrinsèquement mauvais et constituant un péché grave rend toute personne moralement complice et place le salut éternel de son âme en grave danger7 ». Quant au programme du Parti républicain, il ne comporte rien « qui soutienne ou encourage un mal intrinsèque ou un péché grave », si l’on en croit l’évêque8. En avril, l’évêque de Peoria Daniel Jenky avait comparé le président Obama à Staline et Hitler pour avoir violé la liberté religieuse, quant au cardinal de Chicago, Francis George, il avait invité le clergé à instruire les fidèles à la veille du vote9. En outre, le cardinal Timothy Dolan, cardinal-archevêque de New York, a été invité par le Parti républicain à prononcer la prière de clôture de leur convention nationale où Mitt Romney fut officiellement investi candidat aux présidentielles. Dans un souci d’équité, Mgr Dolan proposa au Parti démocrate de participer également à leur convention. En revanche, s’il se contenta d’une bénédiction ordinaire chez les républicains, celle qu’il prononça lors de la convention démocrate fut l’occasion de dénoncer le mariage gay et l’avortement et de rappeler son attachement à « notre liberté la plus précieuse, la première », c’est-à-dire cette liberté religieuse mise à mal par les démocrates10. Mgr Dolan a par ailleurs porté plainte contre l’Affordable Care Act au nom de l’archidiocèse de New York.
8L’Église catholique des États-Unis semble donc écartelée entre un épiscopat qui met l’accent presque exclusivement sur les questions de morale et de sexualité et des religieuses qui se voient reprocher leur préoccupation pour les questions de justice sociale, perçue comme dommageable à la lutte contre la contraception, l’avortement, le mariage homosexuel et l’euthanasie. Cette divergence croissante n’est d’ailleurs pas sans rapport avec les critiques dont les religieuses font l’objet ; si l’on se penche sur la genèse des deux enquêtes ayant visé récemment la LCWR et indirectement Network, on aperçoit l’influence des évêques américains. À la fin des années 1990, ces derniers avaient commencé à se plaindre des « dérives » des religieuses américaines et notamment de la LCWR auprès de la Congrégation pour la doctrine de la Foi et de Mgr Ratzinger. La congrégation avait d’ailleurs émis un avertissement doctrinal contre la LCWR en 2001. Pour autant, quelques évêques parvinrent à empêcher une intervention directe du Saint-Siège11. En 2005 cependant, quand Mgr Ratzinger devient Benoît XVI, il nomme William Levada à la tête de la congrégation pour la doctrine de la Foi. Avant cela, Mgr Levada avait été président de la commission en charge de la doctrine à l’USCCB. Son successeur à ce poste est Mgr William Lori, à l’époque évêque de Bridgeport dans le Connecticut, et c’est ce dernier qui aurait demandé à la congrégation romaine de lancer une enquête portant sur la LCWR. Il aurait profité en cela des relais très influents dont les évêques américains bénéficient à Rome, parmi lesquels, outre Mgr Levada, l’ancien archevêque-cardinal de Boston, Mgr Bernard Law qui, selon le préfet à la congrégation pour les Instituts de Vie consacrée, Mgr Franc Rodé, aurait soutenu avec force la requête de Mgr Lori et aurait déjà été l’instigateur de la visite apostolique lancée en 200912. Mgr Law, poussé à la démission en 2002 pour avoir cherché à étouffer le scandale de pédophilie qui a touché son diocèse, a été nommé en 2004 pasteur de la basilique Sainte Marie Majeur ainsi que membre de la Congrégation des Évêques. Il aurait ainsi favorisé les nominations des Mgrs Levada, Lori et Blair13. En demandant qu’une enquête soit réalisée sur la LCWR, il semble que Mgrs Law et Lori aient cherché à obtenir à terme la suppression de la LCWR et son remplacement par la CMSWR mentionnée supra14. Cette requête aurait été précipitée par la tournure prise par la visite apostolique. Le remplacement à la tête de la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée de Mgr Franc Rodé par le brésilien Mgr Joao Braz de Aviz et la nomination du père américain Joseph Tobin au poste de secrétaire général de la Congrégation a entraîné un changement de ton de cette visite apostolique, qui s’est achevée dans une atmosphère apaisée. Signe du mécontentement des cardinaux américains en poste à Rome, ni Mgrs Levada, Burke, Stafford n’assistèrent à l’ordination épiscopale du père Tobin en la basilique Saint-Pierre le 9 octobre 201015. Les conclusions de cette visite, qui s’est achevée en janvier 2012 et a concerné 25 % des ordres non cloitrés, viennent à peine, en mai 2017 d’être rendues publiques et ne recèlent aucune condamnation.
9Quel sens donner à cette fracture entre les religieuses et les évêques américains ? Il semble que sa genèse remonte au concile Vatican II (1962-1965), et aux différentes interprétations qui en furent données. Lancé à l’initiative du pape Jean XXIII, qui souhaitait ainsi faire entrer l’Église dans la modernité, et achevé sous le pontificat de Paul VI, le concile semble avoir eu un impact déterminant chez les catholiques américaines en général, et chez les religieuses en particulier. Pour l’historienne du féminisme catholique américain Mary Henold, on peut parler même parler d’électrochoc16. D’une part, elles prirent conscience du sexisme qui régnait dans l’Église. Aucune femme ne fut admise à participer aux délibérations du concile. Si les autorités catholiques finirent par autoriser la présence de vingt-trois observatrices lors la troisième session, elles furent séparées des hommes, notamment lors des pauses-café, excluant de fait leur participation aux négociations en coulisse qui s’y déroulèrent. En outre, cette participation ne fut pas assortie du droit de vote17.
10 Pour autant, les évolutions majeures actées par le concile, telles que la participation accrue des laïcs, y compris des femmes, à la mission de l’Église, la vision de l’Église comme peuple de Dieu au service des fidèles, l’ouverture aux autres religions, la reconnaissance de la liberté de conscience, la collégialité et la défense de la justice sociale comme principe essentiel, ont eu une influence profonde et durable sur ces femmes. Les religieuses s’emparent de l’injonction à œuvrer en faveur de la justice sociale. Pour elles, cette mission, synonyme d’engagement en faveur de l’égalité, de la justice et de la paix, débouche sur une vision globale de leur ministère qui englobe aussi la lutte contre le sexisme, la pauvreté, le racisme, le classisme, et l’exploitation de l’environnement. La plupart des ordres renoncent ainsi à l’habit, de nombreuses sœurs quittent leurs couvents pour aller s’installer en ville, au plus près des plus défavorisés. Sortant de leurs rôles traditionnels de soignantes et d’éducatrices, elles se rendent en Amérique latine au service des pauvres et des opprimés. Elles se déclarent aussi ouvertement féministes, apportent leur soutien à l’amendement à la Constitution américaine censé consacrer l’égalité hommes-femmes que le Congrès a adopté en 1972, ainsi qu’à l’ordination des femmes18.
11La manifestation la plus frappante de cette évolution se produisit en octobre 1979 à l’occasion du premier voyage de Jean-Paul II aux États-Unis. Son programme comprenait une rencontre avec les religieuses américaines dans une église de Washington. À son arrivée, plusieurs religieuses portaient des brassards bleus en signe de protestation contre l’interdiction, récemment réaffirmée par le Vatican, d’ordonner des femmes prêtres. Sœur Theresa Kane, à qui revenait en sa qualité de présidente de la LCWR la mission de prononcer quelques mots d’accueil, s’empara de l’occasion pour demander à Jean-Paul II de prendre en compte l’appel des femmes aspirant à la prêtrise19.
12C’est aussi vers Vatican II qu’il faut se tourner pour tenter de comprendre la posture de l’épiscopat américain et son opposition aux religieuses. Quand on observe les prises de position des évêques dans les années 1980, on constate certes leur opposition à l’avortement, mais également une critique virulente de plusieurs aspects de la politique menée par l’administration Reagan, que ce soit sa politique de défense basée sur la dissuasion nucléaire, sa politique économique (notamment les réductions des dépenses sociales profitant aux plus pauvres), ainsi que son soutien à des régimes ou des milices d’extrême-droite en Amérique latine, autant de causes qui s’inscrivent dans l’impératif de défense de la justice sociale et de la paix consacrés par le concile Vatican II. Or, si l’on se penche sur les prises de position de l’épiscopat américain aujourd’hui, on constate en revanche une préoccupation presque exclusive autour des questions de sexualité et de morale individuelle.
13 Cette évolution est en grande partie le fruit des nominations épiscopales. Le processus de sélection des évêques débute par l’établissement par le représentant du pape (délégué ou nonce) dans le pays concerné par une vacance épiscopale de la terna, liste de trois candidats, liste transmise ensuite à la Congrégation des Évêques à Rome et au pape. La plupart des observateurs de l’Église catholique aux États-Unis s’accordent pour constater une différence assez importante entre les évêques désignés du temps du délégué apostolique nommé par Paul VI Jean Jadot, en poste à Washington de 1973 à 1980, et ceux choisis pendant les dix ans que son successeur, le prononce apostolique Pio Laghi, premier diplomate du Saint-Siège accrédité aux États-Unis, passa à Washington. Parmi les évêques qui se sont fait remarquer pour leurs prises de position dans les années 1980, nombreux sont ceux qui avaient été nommés sur proposition de Jean Jadot. Ce dernier a confié avoir été nommé pour mettre en œuvre les réformes de Paul VI ; le pape lui aurait demandé de bien souligner sa préoccupation pour les pauvres et les laissés pour compte. Dans cet esprit, Mgr Jadot aurait encouragé les évêques américains à accueillir les minorités, à accroitre le rôle des femmes et des laïcs et à assouplir certaines règles, telles que celles gouvernant l’excommunication pour les catholiques remariés. Les évêques qu’il a sélectionnés avaient plutôt le profil de pasteurs, proches des fidèles, moins enclins au cérémonial. En 1980, il est rappelé à Rome par Jean-Paul II et se voit confier un poste assez peu prestigieux pour un ancien diplomate ; contrairement à tous ses prédécesseurs et à son successeur à Washington, Pio Laghi, il n’est pas fait cardinal, alors que ce dernier recevra la pourpre cardinalice très vite après son retour à Rome, ce que Mgr Jadot aurait considéré comme un affront20. Son successeur pour sa part met à profit ses dix années dans la capitale américaine pour renouveler la hiérarchie catholique, recommandant à Rome des évêques avant tout fidèles à la ligne doctrinale de Rome, de l’avis de bon nombres de spécialistes de l’Église américaine, tel l’historien John Tracy Ellis ou le spécialiste de religion du Washington Post E.J. Dionne21. Ceci reflète en partie les enseignements que Jean-Paul II et Benoît XVI avaient retenus de Vatican II. Le pontife polonais avait coutume de dire que son action s’inscrivait dans la continuité du concile, mais que les conclusions de ce dernier avaient été mal interprétées. Quant à Joseph Ratzinger, il avait été, avec Hans Küng, son collègue de l’université de Tübingen, un des conseillers les plus progressistes des évêques lors du concile ; mais quand en 1968, des étudiants occupent l’université où il enseigne la théologie, le futur pape se tourne vers l’orthodoxie.
14 Entre des religieuses qui se veulent fidèles à Vatican II tel qu’elles l’ont interprété et des évêques qui en ont une lecture toute différente, que peut faire le pape François ? Son appartenance à un ordre religieux, ainsi que son désir de transformer l’Église catholique en Église pauvre au service des plus pauvres ont pu susciter un certain espoir chez les religieuses de la LCWR ou de Network, qui n’a sans doute eu d’égal que leur déception quand le nouveau pape a réaffirmé le 15 avril 2013 la décision de placer la LCWR sous tutelle. La décision d’élever Leonard Blair, qui avait réalisé l’enquête débouchant sur l’évaluation doctrinale d’avril 2012 avec un certain autoritarisme (il ne s’est entretenu qu’une fois avec les responsables de la LCWR et a conduit le reste de son enquête par correspondance22), au rang d’archevêque de Hartford dans le Connecticut, siège éminent, a aussi été perçue comme un signal négatif23.
15Malgré tout, cette décision est peut-être moins négative qu’il n’y parait pour les religieuses. On peut tout d’abord penser que le pape François ne pouvait en aucun cas désavouer son prédécesseur en revenant sur une décision très récente de son pontificat. En cela, le statu quo choisi par le pontife argentin constitue sans doute l’un des premières illustrations de cette situation inédite qui consiste à avoir simultanément un pape émérite en un pape en exercice. Autre élément qui milite dans le sens d’une éventuelle atténuation des sanctions à l’encontre de la LCWR, François a récemment exhorté prêtres et évêques à se consacrer plus à leur devoir pastoral qu’à l’application de la doctrine. En outre, dans un discours de juin 2013, il a demandé aux nonces apostoliques, qui sont chargés de choisir les futurs évêques, de privilégier des pasteurs, des hommes proches des gens, « des pères et des frères24 ». De même, lors d’un entretien accordé à la revue jésuite Civilta Cattolica en septembre 2013, François a tenu des propos qui vont à l’encontre de l’attitude des évêques américains et plus dans le sens de celle des religieuses. Il a déclaré que l’Église devait cesser de mettre l’accent uniquement sur les questions liées à l’avortement, le mariage homosexuel et le recours à la contraception. Selon lui, il est essentiel de parler de ces questions en contexte, et elles ne doivent pas être les seuls sujets de préoccupation de l’Église25 !
16Pour autant, les sœurs de la LCWR semblent condamnées à disparaître à plus ou moins long terme, non pas à la suite d’un diktat du Vatican, mais du fait d’une simple équation démographique. Un rapide regard sur les statistiques concernant les religieuses aux États-Unis permet de constater que cette génération, pétrie des principes du concile Vatican II, est en train de disparaître. Depuis 1965, le nombre de religieuses représenté par la LCWR est passé de 181 241 à 57 000, soit une baisse de deux tiers26. Par ailleurs, selon une enquête réalisée en 2009, si l’âge moyen des religieuses dont l’ordre est affilié à la LCWR est de soixante-quatorze ans, il n’est « que » de soixante ans chez celles dont l’ordre est affilé à la CMSWR, le pendant traditionnaliste de la LCWR, que semble privilégier l’épiscopat américain. Les chiffres sont également beaucoup plus encourageants pour la CMSWR quand il s’agit du nombre de novices en formation, garantes de la continuité des ordres qui lui sont associés27.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Jason Berry, « A New Inquisition ? The Vatican targets American nuns », National Catholic Reporter, 26 décembre 2012, http://ncronline.org/news/sisters-stories/new-inquisition-vatican-targets-us-nuns.
2 Jason Berry, « Pope Francis to meet with head nuns as Cardinal criticizes Vatican crackdown », The Global Post, 7 mai 2013, http://www.globalpost.com/dispatches/ globalpost-blogs/belief/pope-francis-nuns-vatican-crackdown-catholic-church.
3 La sœur de Mgr Sartain appartient à un ordre religieux, les sœurs dominicaines de Sainte Cécile de Nashville, dans le Tennessee, dont les membres portent l’habit, et qui est rattaché non pas à la LCWR, mais à sa concurrente, la très traditionnelle Conference of Major Superiors of Women Religious (CMSWR). Selon Rocco Palmo, la LCWR, créée en 1956, était jusqu’au début des années 1990 le seul organe habilité par le Vatican pour représenter les dirigeantes d’ordres religieux ; néanmoins, en 1992, un organe plus conservateur et plus docile, la Conference of Major Superiors of Women Religious (CMSWR) vit le jour, avec l’imprimatur du Vatican, ce qui fait des Etats-Unis le seul pays à avoir deux organisations concurrentes de représentation des ordres de religieuses. La CMSWR, plus traditionnaliste, dont les sœurs sont en habit et vivent en communauté, représenterait aujourd’hui environ 20 % des religieuses américaines, Rocco Palmo, « For US nuns, a Vatican shake up », Whispers in the Loggia, 18 avril 2012, http://whispersintheloggia.blogspot.fr/2012/04/ for-us-nuns-roman-shake-up-lcwr-ordered.html ; Jason Berry, « Pope Francis reaffirms Vatican’s punitive position on US nuns », The Global Post, 15 avril 2013, http://www.globalpost.com/dispatch/news/regions/europe/italy/130415/pope-francis-reaffirms-vaticans-punitive-position-us-nuns.
4 Jason Berry, « A New Inquisition ? The Vatican targets American nuns », National Catholic Reporter, 26 décembre 2012, http://ncronline.org/news/sisters-stories/new-inquisition-vatican-targets-us-nuns.
5 Thomas Fox, « Lobbyist sister finds celebrity after Democratic convention », National Catholic Reporter, 9 octobre 2012, http://ncronline.org/news/sisters-stories/lobbyist-sister-finds-celebrity-after-democratic-convention ; Ann Carey, « Nuns on the Bus vs. bishops », National Catholic Register, 23 juillet 2012, http://www.ncregister.com/site/ article/nuns-on-the-bus-vs.-bishops.
6 United States Conference of Catholic Bishops, « Our first, most cherished liberty », mars 2012, http://www.usccb.org/issues-and-action/religious-liberty/our-first-most-cherished-liberty.cfm.
7 Jason Berry, « A New Inquisition ? The Vatican targets American nuns », National Catholic Reporter, 26 décembre 2012, http://ncronline.org/news/sisters-stories/new-inquisition-vatican-targets-us-nuns.
8 Jodi Enda, « US Bishops Roman Connection », Conscience, vol. 33 no 3, 2012, p. 14-18.
9 « Peoria bishop’s Stalin, Hitler references in homily stir controversy », Catholic News Services, 23 avril 2012, http://www.catholicnews.com/data/stories/cns/1201654.htm ; Manya Brachear, « Cardinal writes to priests prior to election », Chicago Tribune, 2 novembre 2012, http://articles.chicagotribune.com/2012-11-02/news/chi-cardinal-writes-to-priests-prior-to-election-20121102-1-priests-religious-freedom-parish-bulletins.
10 « Cardinal Dolan’s benedictions at RNC and DNC (full test) », Huffington Post, 6 septembre 2012, http://www.huffingtonpost.com/2012/09/06/cardinal-dolan-benediction-rnc-dnc-n-1861440.html.
11 Robert Mickens, « Rome’s three line whip », The Tablet, 5 mai 2012, http://archive.thetablet. co.uk/article/5th-may-2012/12/romes-three-line-whip.
12 Jason Berry, « Bishops investigating US nuns carry poor records on sex abuse cases », The Global Post, 18 décembre 2012, http://www.globalpost.com/dispatch/news/regions/europe/121217/bishops-investigating-us-nuns-carry-poor-records-sex-abuse-cases?page=0,1 ; Mickens, ibid.
13 Jason Berry, « A New Inquisition ? The Vatican targets American nuns », National Catholic Reporter, 26 décembre 2012, http://ncronline.org/news/sisters-stories/new-inquisition-vatican-targets-us-nuns.
14 Mickens, ibid., Les deux hommes soutiennent depuis longtemps des ordres affiliés non pas à la LCWR mais à sa rivale, la CSMWR. Mgr Law emploie pour son service à Rome des sœurs membres d’un ordre traditionnel du Michigan, tandis que Mgr Lori a contribué à l’établissement de plusieurs communautés traditionnelles alors qu’il était évêque de Bridgeport.
15 Sandro Magister, « Vatican Diary : The Holy Office puts the American sisters in the corner », chiesa.espresso.repubblica.it, 30 avril 2012, http://chiesa.espresso.repubblica.it/ articolo/1350234?eng=y.
16 Marie Henold, Catholic and Feminist, Chapel Hill, NC, The University of North Carolina Press, 2008, p. 22-23.
17 Henold, ibid., p. 45-46.
18 Henold, ibid., p. 103.
19 Henold, ibid., p. 228-232.
20 Douglas Martin, « Jean Jadot, papal envoy, dies at 99 », New York Times, 22 janvier 2009, http://www.nytimes.com/2009/01/22/world/22jadot.html?-r=0.
21 Thomas Reese, « The Laghi legacy », America Magazine, 23 juin 1990, http:// americamagazine.org/issue/100/laghi-legacy.
22 Mickens, ibid.
23 Jason Berry, « Pope Francis reaffirms Vatican’s punitive position on US nuns », The Global Post, 15 avril 2013, http://www.globalpost.com/dispatch/news/regions/europe/ italy/130415/pope-francis-reaffirms-vaticans-punitive-position-us-nuns.
24 Andrea Tornielli, « Candidates for the episcopacy should not be ambitious, Francis advises nuncios », Vatican Insider, La Stampa, 21 juin 2013, http://vaticaninsider.lastampa.it/en/ the-vatican/detail/articolo/francesco-francis-francisco-25848/.
25 Antonio Spadaro, « A big heart open to God », America Magazine, 30 septembre 2013, http://www.americamagazine.org/pope-interview (traduction anglaise de l’entretien).
26 Jason Berry, « A New Inquisition ? The Vatican targets American nuns », National Catholic Reporter, 26 décembre 2012, http://ncronline.org/news/sisters-stories/new-inquisition-vatican-targets-us-nuns.
27 Sandor Magister, « Vatican Diary : The Holy Office puts the American sisters in the corner », chiesa.espresso.repubblica.it, 30 avril 2012, http://chiesa.espresso.repubblica.it/ articolo/1350234?eng=y.
Auteur
Université de Toulon
Maître de conférences en civilisation américaine à l’université de Toulon.
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