L’interreligieux féministe comme pratique constructive de justice relationnelle
Analyse à partir du contexte québécois
p. 121-131
Texte intégral
1Les pratiques d’interreligieux féministe créent une intersection originale entre les féminismes et les religions. Elles nous situent dans la perspective d’une critique interne des religions par des subjectivités féministes ; elles construisent une solidarité entre des féministes spirituelles diverses ; elles mettent en œuvre les dimensions politiques, postcoloniales et antiracistes de cette rencontre ; elles nous affranchissent de la logique binaire (patriarcale/ phallocentrique) pour faire plonger inévitablement dans une multiplicité. On peut définir l’interreligieux féministe comme un ensemble de pratiques, quotidiennes ou organisées, mixtes ou entre femmes, qui consiste en des rencontres entre des féministes d’appartenances religieuses ou spirituelles variées1. Les auteures qui les ont étudiées les analysent comme des actions de transformation individuelle ou collective qui visent à favoriser l’autonomie spirituelle de femmes diverses, à détruire les hiérarchies, à créer la justice relationnelle et économique, à construire la paix, à réparer la santé de la Terre. Ces auteures se situent souvent dans une perspective transnationale et elles proviennent de tous les continents2.
2 La problématique de l’interreligieux féministe3 occupe une position particulière dans la littérature universitaire. Elle se situe à la croisée des secteurs de connaissance de l’interreligieux et des analyses féministes des religions (en sciences des religions et en théologie). L’état de la question fait ressortir deux éléments. Premièrement, le domaine du savoir sur l’interreligieux demeure fortement dominé par une perspective patriarcale/ phallocentrique. Cela est dû en partie au fait que les représentants officiels des organismes qui siègent dans des groupes interreligieux sont presque exclusivement des hommes. On s’entend pour dire qu’à ce jour, l’interreligieux (officiel) persiste à être un monde masculin tant sur le plan de ses acteurs que sur celui de la perspective théorique androcentrique avec lequel on l’aborde4. Deuxièmement, il appert que les auteures féministes ayant étudié l’interreligieux analysent surtout des pratiques mises en œuvre par des individus, par des collectivités ou par des groupes de la base organisés. Elles s’intéressent à la construction d’une liberté spirituelle malgré de multiples injonctions religieuses ou culturelles patriarcales/phallocentriques qui tentent de s’imposer aux personnes ainsi qu’aux stratégies effectives de lutte contre les diverses discriminations qu’exercent des groupes religieux ou spirituels.
3Mon travail s’inscrit dans cette deuxième voie. Je désire présenter dans cet article des résultats d’une recherche/terrain menée au Québec.
Une recherche/terrain sur l’interreligieux féministe
4Il m’importe de souligner d’abord que le thème de la recherche, les pratiques d’interreligieux féministe, plus qu’un autre, fait ressortir une différence entre le Québec et la France en ce qui concerne la place de la religion ou du spirituel dans l’espace public. Alors qu’elles sont assez courantes au Québec, ces pratiques demeurent absentes en France où la religion se trouve nettement reléguée dans la sphère privée. Du moins, elles y restent occultées, non publiques et, le cas échéant, considérées comme séparées de pratiques politiques de transformation pour créer la justice. Ma position de chercheuse québécoise, francophone et vivant sur le sol américain, n’est pas indifférente, car le choix du sujet de la recherche trouve son origine, non dans une curiosité exotique, mais dans ma propre expérience de participation à plusieurs groupes de la base interreligieux et féministes, situés au Québec, dans lesquels j’ai noté une puissance considérable de création de justice relationnelle5.
5La recherche dont il s’agit de rendre compte a donc été réalisée principalement à Montréal, et consiste, plus précisément, à recueillir des autobiographies spirituelles de femmes de religions diverses, engagées dans des pratiques féministes et interreligieuses. L’équipe de recherche a déterminé trois critères de participation des femmes interrogées : (1) La diversité d’appartenance religieuse ou spirituelle. (2) Que les participantes s’identifient elles-mêmes comme féministes au sens où elles l’entendent elles-mêmes. (3) Et qu’elles soient engagées dans des pratiques interculturelles ou interreligieuses qui constituent à leurs yeux un élément central de leur vie spirituelle. Au moment de colliger les données en vue de la présente analyse, l’équipe avait analysé les récits de douze femmes : trois autochtones, trois chrétiennes, deux juives, trois musulmanes et une païenne. Ces appartenances demeurent relatives puisque certaines s’identifient à plus d’une tradition religieuse ou spirituelle et considèrent les frontières entre elles fluides. La majorité des participantes sont de classe moyenne et instruites. Onze entrevues ont été réalisées en français et une, en anglais6.
6Sur le plan de la méthode, nous avons employé l’entrevue individuelle semi-dirigée ainsi que des réunions de groupe. « L’objet » de l’analyse, ce furent « des subjectivités » diversifiées qui mettent en œuvre des pratiques interreligieuses et féministes. Nous avons analysé l’autocompréhension par les femmes de leurs propres pratiques. Chaque membre du groupe de recherche a réalisé une lecture des récits qui fut discutée et rediscutée en équipe. Tel fut le procédé adopté dans le but d’entendre l’histoire unique de chaque participante avec l’attention de préserver l’individualité et le mystère de chacune.
7L’une des prémisses de la recherche a été que nous ne cherchons pas à rendre compte de façon transparente des vies des participantes. Nous avons choisi l’approche de la transposition (Rosi Braidotti7) qui consiste, dans le cadre de cette recherche, à construire des liens entre des éléments de la théorie universitaire et des éléments des récits des femmes, afin que les uns et les autres s’éclairent mutuellement. Il s’est agi d’apprendre du savoir pratique des femmes, trop peu connu. Dans cet article, je pose la question de l’altérité qui apparaît centrale tant dans le secteur de connaissances que dans les pratiques mises en œuvre.
8Un domaine important des études religieuses, féministes et universitaires (en sciences des religions et en théologie) s’est développé ces dernières décennies de manière transnationale, interculturelle et multireligieuse. Les auteures qui s’inscrivent dans cette perspective situent leur travail dans un contexte local tout en le liant aux effets de la mondialisation, celle-ci étant comprise comme l’état actuel de la colonisation perpétuée dans le présent8. Je me situe dans le contexte théorique (local) d’analystes féministes, blanches et nord-américaines. J’abonde dans le sens de la théologienne étatsunienne Catherine Keller qui énonce que, de cette localisation, l’approche féministe pose essentiellement la question de l’altérité. Elle la formule ainsi : « comment nous défaire d’une structure relationnelle qui reproduit le Même (la relation patriarcale/phallocentrique) et qui s’entremêle aux relations postcoloniales, racistes et à la domination de la Terre9? ». Pour le dire avec Rosi Braidotti, philosophe féministe européenne, le défi de notre temps du point de vue (local) occidental, consiste à travailler contre un mode de relation d’imposition aux « autres constitutifs » de « l’Homme blanc », ces autres étant les femmes, les personnes qui pratiquent « d’autres » sexualités, les « autres » ethnies, la nature, les animaux, la Terre. R. Braidotti emploie une formule brève : le défi de notre temps consiste à « libérer la différence de sa charge négative10 ». Comment détruire les hiérarchies relationnelles, celles sexistes, ethniques, racistes, coloniales, celles qui conduisent à dominer la Terre ? Comment construire de nouveaux modes de relations ? Des relations empreintes de justice ? Comment cela se passe-t-il pour des subjectivités féministes qui ont choisi délibérément de se former au sein de rencontres interculturelles ou interspirituelles ? Voilà les questions posées aux participantes de la recherche.
Des pratiques constructives de justice relationnelle
9Les femmes que nous avons interrogées – tel qu’indiqué supra, engagées dans des pratiques interreligieuses et féministes – nous ont indiqué que la quête spirituelle constitue une dimension déterminante de leur vie, souvent depuis leur jeunesse. Elles associent cette aspiration à une naissance à soi. Elles racontent comment s’est produite la construction d’une estime de soi qui intègre les histoires de souffrance. Katie11, une femme chrétienne et autochtone, dit que les exclusions résultent souvent du manque d’égard envers soi-même. Les femmes autochtones, avec lesquelles elle travaille, partent d’une situation de non-respect d’elles-mêmes. Elles font l’expérience de multiples abus et de dépendances. Pour Katie, il est clair que le premier pas de la création de la justice relationnelle consiste à naître à une propre estime de soi. Cette dernière ne nie pas les souffrances, mais les incorpore à une propre liberté d’être. Une autre personne, Judith, souligne l’importance pour les femmes de pouvoir analyser les rapports de force dans le groupe interculturel auquel elle participe et d’être capable d’y reconnaître l’abus (une habileté que les femmes n’ont peut-être pas apprise dans leur éducation) et, s’il y a abus, dit-elle, il y a la possibilité de s’en retirer. Michelle et Chloé décrivent des pratiques qui consistent à critiquer les hiérarchies pour instaurer de nouvelles relations. Michelle se perçoit comme vivant dans « deux logiques différentes », dans « deux modes de penser », qui s’opposent l’un à l’autre, l’un qu’elle refuse, mais qui est là tout autour de nous, que nous habitons, avec lequel elle a appris à négocier ; et l’autre qu’elle cherche à vivre et à construire communautairement. Le premier mode de fonctionnement correspond à « un système hiérarchique », dans lequel des rôles prédéterminés sont assignés et où la différence se décline spontanément selon une échelle de supériorité et d’infériorité. Le deuxième est celui du « cercle de vie », un système égalitaire, où l’on vit positivement la diversité. Le cercle de vie correspond à la vision du monde de Michelle qui est à la fois coutumière et spirituelle et qu’elle a apprise des aînées, car elle est Autochtone. Elle considère la diversité biologique et bioculturelle comme essentielle à la vie. Pour elle, « tout est en interrelation » ; « l’échange énergétique » se fait dans l’entre-deux, dans un mouvement perpétuel. Sans ces échanges, dit-elle, dans la nature comme dans la vie communautaire, c’est la mort. Sans l’espace de vie « de l’inter », c’est la mort. Pour passer d’un monde à l’autre, d’une logique à l’autre, il y a un effort à faire, relate Michelle, un travail sur soi à accomplir, un saut à effectuer, que la diversité aide à réaliser. Quand le passage se produit, les personnes naissent à elles-mêmes. Elles parlent en vérité, l’énergie circule, les échanges se produisent.
10À partir d’une tout autre expérience, Chloé dit également que nous vivons dans deux mondes, celui de la structure et celui de l’espace libre, et que nous passons de l’un à l’autre. Elle distingue le religieux du spirituel. Elle dit : « Le religieux, ça enferme, c’est assez contraignant, un produit du patriarcat ». La structure religieuse fait taire le féminin et les femmes. Et des femmes se libèrent de cette structure « qui les oblige à penser d’une certaine manière alors que leur intérieur les amènent à penser autrement ». De son côté, la spiritualité suit un mouvement cyclique comme la vie. Elle comprend des hauts et des bas. Elle échappe à une logique préconstruite et permet qu’une liberté s’exprime. Pour Chloé, la plupart du temps, nous vivons dans le monde de la structure, du carcan, de la religion. Quand l’espace d’intériorité libre et intime s’ouvre, des choses inattendues peuvent se produire, des émotions inconnues peuvent surgir. Dans cet espace de création, dit Chloé, « ça construit tout seul » sous une forme désorganisée ou poétique. Elle ajoute : « Pour avoir une libération profonde de toi-même, en vivant dans un système aliénant, tu essaies de ne pas aliéner les autres par tes propres aliénations. » Elle précise que cette vision des choses n’est pas nécessairement valable pour tout le monde, qu’elle est située dans son monde à elle, en lien avec les conditions qui sont les siennes. Étant chrétienne (catholique), elle préfère cependant s’identifier comme non confessionnelle et interspirituelle. Elle raconte comment elle a construit un espace intérieur : « J’ai enlevé la poussière, dépoussiéré, j’ai pris une liberté de laisser sortir ce qui était à l’intérieur. » Elle a créé ce qu’elle appelle « une dimension intérieure », un « territoire intime », « mon espace sacré ».
11Plusieurs participantes de la recherche ont indiqué qu’elles se placent délibérément dans des situations qui favorisent le désapprentissage des propres préjugés. Rebecca situe cet aspect au centre de la rencontre de l’autre. Ce travail consiste à se défaire « de ses propres barrières », dit Yasmine ; « des étiquettes », dit Mika ; d’apprendre à « faire le vide en soi », dit Chloé. Les femmes parlent d’un travail sur et contre soi qui prend la forme d’un processus continu de transformation matérielle, corporelle. Habiba, Rebecca et Yasmine ont mentionné l’impact du 11 septembre 2001 sur les relations interculturelles et le défi commun qui s’ensuivit de travailler contre la peur des personnes musulmanes. Judith pratique ce qu’elle appelle des « dialogues difficiles ». Ils consistent à partir d’un « antagonisme » pour défaire ses propres préjugés bien ancrés. Comme femme juive, elle a choisi de s’engager dans des dialogues profonds avec des personnes palestiniennes et ce fut difficile, relate-t-elle, d’entendre les histoires de souffrance racontées par des personnes pour qui, de surcroît, il était difficile d’en faire le récit. À travers cette pratique, Judith a fait l’expérience de voir l’injustice faites aux personnes palestiniennes qu’elle ne percevait pas auparavant. La nouvelle conscientisation fait désormais partie d’elle.
12Quelques participantes critiquent des dogmes religieux, des injustices et le rôle inexistant de la femme dans leur tradition spirituelle ou religieuse. Cela les pousse à reconstruire leurs traditions religieuses à travers leurs expériences de femmes. Dans ce processus, le féminisme comme pratique politique a de l’importance. Les participantes revendiquent leur capacité de s’exprimer, de s’affirmer et de se développer en tant que femmes dans la société et dans leurs propres traditions spirituelles ou religieuses. Rebecca est engagée dans un mouvement de renouveau qui change des relations de pouvoir pour donner la place aux gens dits marginalisés, comme les femmes et les personnes homosexuelles, au sein de sa tradition (juive).
13Les pratiques d’interreligieux féministes qu’exposent les participantes surviennent dans leur quotidien, dans la relation avec les voisins, dans toutes les circonstances de leur vie ou au sein d’une collaboration active à divers groupes de rencontre ou de dialogue qu’ils soient interculturels, interreligieux ou interspirituels. La plupart des femmes que l’équipe de recherche a rencontrées situent la construction de relations justes au centre de leur vie spirituelle ou religieuse. Rebecca dit qu’elle s’engage dans des rencontres interspirituelles « pour la réparation du monde ». Katie, Habiba, Michelle, Kaitlyn, Judith se comprennent elles-mêmes, la plupart depuis leur jeunesse, comme des artisanes de paix ou de guérison. Elles considèrent la spiritualité et la création de la justice comme deux dimensions étroitement liées, l’une passe à travers l’autre.
14Quelques-unes ont mentionné l’importance de prendre part à des groupes d’affinité dans lesquelles les membres partagent clairement les mêmes visées. Chloé, Rebecca et Yasmine témoignent avoir construit leur spiritualité féministe dans un groupe d’affinité interspirituelle et féministe. Chloé dit avoir édifié un espace spirituel intérieur par elle-même et pour elle-même, d’une manière unique et originale, en voyant comment d’autres femmes ont elles-mêmes créé diversement leur propre espace intérieur. Elle dit : « Je me suis construite vraiment dans le contact avec d’autres femmes ». Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de tensions dans le groupe d’affinité. Yasmine dit que « parfois, elle s’[y] sentait giflée ». Rebecca souligne que, dans le groupe féministe et interspirituel, il est difficile pour les femmes chrétiennes de percevoir leur position majoritaire et dominante.
15En somme, les récits des participantes énoncent de multiples pratiques constructives de justice relationnelle qui libèrent « la différence de sa charge négative » (pour reprendre le mot de R. Braidotti cité supra). Parmi les pratiques racontées, on aura noté : forger une estime de soi qui intègre les histoires de souffrance ; reconnaître l’abus, le refuser et être capable de se retirer des relations le cas échéant ; se libérer des hiérarchies qui nous structurent (un travail permanent) et favoriser des relations d’interdépendance dans un « cercle de vie » ; construire un espace intérieur libre ; travailler de manière continue à désapprendre (physiquement, dans son corps) ses propres préjugés envers les « autres » ; se placer dans des situations qui favorisent un tel désapprentissage ; créer un rapport critique et créatif aux traditions culturelles, religieuses et spirituelles ; s’aider en tout cela, le cas échéant, par la participation à un groupe d’affinité.
Des pratiques inscrites dans le contexte québécois et canadien
16Un fil conducteur ressort de ces pratiques, celui d’un travail délibéré sur soi afin de se transformer soi-même, entre autres de se libérer de préjugés ou de mettre en œuvre des relations d’interdépendance dans la diversité. Une telle tournure d’être correspond à la démarche de prise de conscience continue caractéristique des mouvements féministes ou de libération. Il s’agit d’un point crucial qui distingue ces pratiques alternatives de ce qu’on pourrait appeler une « culture dominante ». Cela conduit à jeter un regard critique sur celle-ci de ce point de vue. Je me concentrerai sur le contexte (local) québécois et canadien où s’inscrivent les pratiques analysées. Je propose trois observations.
17Première remarque : au Canada (et en Occident), nous vivons dans une période que l’on peut qualifier de postféministe. Cela signifie que l’on pense assez couramment que le féminisme est dépassé et que l’égalité entre les femmes et les hommes est déjà atteinte. Mais s’il en est ainsi, nul besoin de changer les relations ; il devient inutile de travailler contre et sur soi pour transformer des modes d’altérité hiérarchiques qui nous traversent. L’atmosphère de postféminisme représente une puissante force qui s’exerce à l’encontre du déploiement des pratiques de transformation qu’ont racontées les participantes de la recherche.
18Deuxièmement, en ce qui concerne le racisme, l’autocompréhension de soi moyenne des personnes canadiennes et québécoises est de se considérer comme ouvertes et accueillantes à l’immigration. Assez spontanément, on se dit à soi-même : « Je ne suis pas raciste. » Cependant, cette position évidente voile les relations de subordination qui, dans les faits, structurent les relations. On ne voit plus sa propre appartenance à une situation commune qui exige un désapprentissage du racisme qui structure les subjectivités. Je risquerais de dire qu’une atmosphère de « postracisme » accompagne le postféminisme (si l’on peut construire le vocable « postracisme » sur le modèle de celui de « postféminisme » pour signifier, dans la même direction, une vision selon laquelle la justice relationnelle est déjà atteinte). Précisément, si l’on se juge exempté du racisme, il devient inutile de travailler à changer des relations considérées comme adéquates et satisfaisantes. L’autoperception assez courante en ce qui concerne le racisme est complexe et elle diffère selon les pays. Qu’on me permette une anecdote : lors d’un séjour de quelques jours à Aix-en-Provence (pour prononcer la conférence qui a donné lieu au présent texte), j’ai entendu à plusieurs reprises au journal télévisé du soir, tant prononcé par des politiciens que par des citoyens, l’énoncé : « Je ne suis pas raciste ! » Sur ce point, les contextes canadiens et français de France concordent. Loin d’être anodine, la petite phrase pousse dans la direction contraire des pratiques de transformation de l’altérité qui passe par une transformation de soi.
19Troisième remarque : il est intéressant de noter que les pratiques (inter) religieuses ou (inter) spirituelles féministes sont en train de modifier les traditions religieuses ou spirituelles. Ces dernières deviennent ce que des subjectivités féministes (libres) en font. Dans l’orbe des pratiques analysées, ces traditions deviennent des espaces de transformation de l’altérité vers la création de la justice relationnelle. Je notais que la place de la religion dans l’espace public diffère au Québec et en France et que, si le féminisme (inter) religieux peut s’exprimer assez couramment au Québec, une telle chose ne se produit pas en France. Cependant, les deux contextes (et l’Occident) partagent l’évidence tenace d’un caractère d’exception dont bénéficient les organismes religieux, les seuls exemptés d’appliquer les chartes des droits à l’intérieur de leur organisation en ce qui concerne les femmes et les personnes homosexuelles. La compréhension actuelle et bien ancrée de la laïcité implique l’idée que cette situation ne fait pas subir de discrimination excessive aux femmes et aux personnes homosexuelles, car celles-ci n’ont qu’à sortir des religions pour être libres. Mais la religion est le seul domaine de la vie dont on dit une telle chose. Des féministes qui luttent à l’intérieur des religions remettent en question cette perspective sur la base de deux arguments principaux : d’abord, par une relecture interne des traditions religieuses qui incluent l’égalité et la justice ; ensuite, par une critique de l’acceptabilité sociale des discriminations opérées par les religions. Il s’avère des plus ardus de défaire l’évidence trop bien établie de l’exception des religions en ce qui concerne les droits des femmes et les droits sexuels. Prenons un exemple : aux États-Unis, l’Église des Saints des derniers jours (les Mormons) refusait de reconnaître le même statut aux hommes noirs qu’aux blancs. Une contestation interne de l’Église fut solidement appuyée par le mouvement social de défense des droits civiques et l’Église a modifié sa position12. Mais une telle chose ne se produit pas en ce qui concerne la discrimination des femmes et des personnes homosexuelles, ni chez les Mormons ni en ce qui concerne les autres églises ou religions. Cela montre deux choses : d’abord, que la liberté religieuse rencontre nécessairement une limite sociale (légale ou culturelle) ; ensuite, que si des instances religieuses peuvent subordonner les femmes et les personnes homosexuelles, c’est qu’une acceptabilité sociale (légale ou culturelle) le permet.
20Un des intérêts de l’étude de l’interreligieux féministe est de faire connaître des pratiques alternatives et minoritaires qui mettent en jeu des modes de compréhension de soi capables de changer les pratiques d’altérité contre les tendances dominantes postféministe ou « postraciste ». Elles possèdent une puissante force de transformation des relations. Un deuxième intérêt de cette étude est de faire connaître des critiques féministes et antiracistes internes aux religions, des contestations qui établissent des alliances avec les mouvements sociaux de défense des droits. Ces critiques et ces alliances pourraient mener à une « laïcité totale », c’est-à-dire à l’obligation pour les organismes religieux de respecter les droits des femmes et des minorités sexuelles.
Ouvertures
21Pour conclure sous le mode d’ouvertures, on peut noter que l’espace d’intervention interreligieux et féministe met en contact des personnes de diverses appartenances culturelles et ethniques. De là provient l’établissement assez spontané d’intersections entre les luttes contre diverses formes de domination, contre le sexisme, contre l’ethnocentrisme ou le racisme ainsi que la présence forte d’une perspective écologique ou écoféministe. De là aussi, il est aisé de créer des intersections entre ces pratiques et les théorisations universitaires sur les conditions de transformation de l’altérité. Les participantes de la recherche ont raconté des histoires de souffrance et d’exclusions subies. Elles ont relaté leurs résistances personnelles et collectives aux injustices. Pour elles, la création d’une justice relationnelle passe par la construction d’une estime de soi, les deux demeurant intimement liées. Le changement des modes de relations survient à travers une transformation de soi. Et ces manières de faire sont délibérées, réfléchies et réitérées. De telles pratiques de transformation de l’altérité, alternatives et minoritaires, recèlent une force puissante de changement. Elles se produisent sous nos yeux et elles gagnent à être connues.
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Notes de bas de page
1 Parmi quelques titres, on pourra consulter : Helene Egnell, « Dialogue for Life. Feminist Approaches to Interfaith Dialogue », in V. Mortensen, dir., Theology and the Religions. A Dialogue, Grand Rapids, Eerdmans, 2003, p. 249-256 ; Ursula King, « Gender and Interreligious Dialogue », East Asian Pastoral Review, 44, 2007. En ligne : http://eapi. admu.edu.ph/content/gender-and-interreligious-dialogue, consulté le 23 février 2012 ; Hyun Kyung Chung, « Seeking the Religious Roots of Pluralism », Journal of Ecumenical Studies, vol. 34, no 3, 1997, p. 399-402 ; Maura O’Neill, Women Speaking, Women Listening. Women in Interreligious Dialogue, New York, Orbis Book, 1990. Pour une présentation de la littérature principale sur le sujet, Denise Couture, « Le féminisme interreligieux et les identités religieuses multiples », in É. Pouliot et A. Fortin, dir., Identité et mémoire des chrétiens. Propositions au-delà d’un repli identitaire, Montréal, Fides, 2013, p. 77-98.
2 Voir, entre autres : Elizabeth Amoah, « Theological Perspective on Mutual Solidarity in the Context of Globalization : The Circle’s Experience », in M. McClintock Fulkerson et S. Briggs, dir., The Oxford Handbook of Feminist Theology, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 239-249 ; Kwok Pui-lan, « Beyond Pluralism. Toward a Postcolonial Theology of Religious Difference », in Postcolonial Imagination & Feminist Theology, Louisville, Westminster John Knox Press, 2005, p. 186-208 ; L’autre Parole, « Créons la justice. Reconnaissons les différences », L’autre Parole, no 108, 2006 ; Kathryn Lohre, « Women’s Interfaith Initiatives in the United States Post 9/11 », Interreligious Insight, vol. 5, no 2, 2007, p. 11-23 ; Maricel Mena López, « Globalization and Gender Inequality : A Contribution from a Latino-Afro-feminist Perspective », in M. McClintock Fulkerson et S. Briggs, dir., The Oxford Handbook of Feminist Theology, op. cit., p. 157-179 ; Maria Pilar Aquino et Maria José Rosado-Nunes, dir., Feminist Intercultural Theology. Latina Explorations for a Just World, New York, Orbis Book, 2007 ; Mercy Amba Oduyoye, dir., One Gospel Many Cultures. Case Studies and Reflections on Cross-Cultural Theology, New York, Rodopi, 2003.
3 La problématique du « genre » est parfois considérée comme étant plus vaste que celle du « féminisme ». Quoique cela puisse être juste sous certains aspects, j’adopte le terme « féminisme » d’abord pour une raison contextuelle : il s’agit du mot utilisé couramment dans le contexte québécois où entre autres la problématique du genre dénote une dépolitisation des enjeux, notamment pour les organismes subventionnaires de la recherche. C’est également pour une raison contextuelle que je recoure aux mots racisme et antiracisme, utilisés en Amérique du Nord et dans la littérature à laquelle je réfère. Ce qui est appelé « la lutte contre le racisme » demeure l’un des premiers enjeux socioculturels aux États-Unis et dans les Amériques.
4 Ursula King l’a clairement montré, voir entre autres son article : « Feminism. The Missing Dimension in The Dialogue of Religions », in J. d’Arcy May, dir., Pluralism and the Religions, London, Cassell, 1998, p. 40-55. Également, Denise Couture, « La relation intrareligieuse selon Panikkar et le féminisme interreligieux », in F. Blée et A. Peelman, dir., Le dialogue interreligieux. Interpellations théologiques contemporaines, Ottawa, Novalis, 2013, p. 103-125 ; Jeannine Hill Fletcher, « Women’s Voices in Interreligious Dialogue », Studies in Interreligious Dialogue, vol. 16, no 1, 2006, p. 11 ; Rita M. Gross, « Feminism and Religious Diversity », in Feminism & Religion. An Introduction, 2e édition, Boston, Beacon Press, 2005 (1996), p. 56-64 ; Michelle Voss Roberts, « Religious Belonging and the Multiple », Journal of Feminist Studies in Religion, vol. 26, no 1, 2010, p. 43-62.
5 Pour des descriptions de ces groupes ou de ces expériences, voir Denise Couture, « Contributions de l’interreligieux féministe à la théologie : à propos du projet Féminismes et inter-spiritualités dans le cadre de la Marche des femmes de l’an 2000 », in M. Dumas et F. Nault, dir., Pluralisme religieux et quêtes spirituelles. Incidences théologiques, Montréal, Fides, 2004, p. 13-34 ; Denise Couture, « Mon expérience de la Grappe, collective féministe et inter-spirituelle », L’autre Parole, no 100, 2004, p. 25-28.
6 Intitulé « L’interreligieux féministe », ce programme est subventionné par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (2011-2014). L’équipe de recherche est composée de Denise Couture (responsable), Alexandra Caron, Marie-Odile Lantoarisoa et Tanja Riikonen, toutes trois inscrites dans des programmes d’études à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’université de Montréal.
7 Rosi Braidotti, Transpositions. On Nomadic Ethic, Cambridge, Polity, 2006.
8 Voir Mary McClintock Fulkerson et Sheila Briggs, « Introduction », in M. McClintock Fulkerson et S. Briggs, dir., The Oxford Handbook of Feminist Theology, op. cit., p. 2-3.
9 Voir entre autres Catherine Keller, « The Love of Postcolonialism. Theology in the Interstices of Empire », in C. Keller, M. Nausner et M. Rivera, dir., Postcolonial Theologies. Divinity and Empire, St. Louis (MO), Chalice Press, 2004, p. 235-240.
10 Voir entre autres Rosi Braidotti, La philosophie… là où on ne l’attend pas, s.l., Larousse, 2009.
11 L’emploi de noms fictifs préserve l’anonymat des participantes de la recherche.
12 Johanne Philipps m’a fait connaître cet exemple. Sur cette problématique, voir Johanne Philipps, « Et pourtant, pourtant… Les effets des relations religions-État sur l’égalité homme et femmes », in L’autre Parole, no 133, 2012, p. 19-21. Disponible sur : www.l’autreparole.org.
Auteur
Université de Montréal, Académie Royale du Canada
Professeur de sociologie religieuse à l’université de Montréal, Académie Royale du Canada.
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