Traîtresses à leur race
Représentations des femmes dans les couples noirs-blancs en Alabama aujourd’hui
p. 81-90
Texte intégral
1Dans l’Alabama de la période esclavagiste, comme dans d’autres États du Sud, l’existence de relations sexuelles entre Blancs et Noires (voire entre Blanches et Noirs) se constatait sur les plantations comme en milieu urbain, sans que les lois de l’État ne fissent de leur interdiction ni même de leur définition juridique l’un des fondamentaux de l’identité culturelle et politique de ses citoyens. Dans cette société fondée sur l’esclavage et les valeurs patriarcales, les rapports sociaux étaient régis non seulement par le souci de retirer un profit maximal d’une main d’œuvre non payée – dont la valeur financière la préservait, sinon des atrocités, du moins de la pratique du lynchage, hormis en cas de rébellion – mais aussi par une codification de la bienséance masculine qui imposait de ne jamais évoquer explicitement la réalité de ces rapports sexuels. Il était entendu, mais jamais mentionné publiquement, que les femmes esclaves étaient non seulement des travailleuses domestiques ou agricoles, mais aussi des reproductrices : le terme, consacré à l’époque, de breeding wenches dit assez le caractère déshumanisant de cette fonction, le verbe breed désignant la pratique de l’élevage. La dimension sexuelle de l’exploitation de ces femmes par leur propriétaire échappait donc à tout contrôle juridique ou moral, qu’elle fût destinée à l’accroissement naturel d’une population juridiquement définie comme du cheptel (chattel), à la vente d’enfants et d’adolescents vantés pour leurs qualités physiques, aux progrès de la recherche en gynécologie, ou à des pratiques socialement moins avouables, telles que la mise à disposition d’esclaves uniquement dédiées à la satisfaction sexuelle du maître, de ses fils et du contremaître ou à celle d’hôtes de passage, ainsi qu’en attestent les témoignages d’anciens esclaves, les écrits de certains défenseurs de l’esclavage qui expliquaient ainsi l’absence supposée de prostitution dans les sociétés esclavagistes, les recherches d’historiens et de récentes représentations filmiques des pratiques des planteurs1. Des couples durables, voire exclusivement monogames, ont cependant pu se constituer entre planteurs et femmes esclaves (et, plus rarement, entre hommes noirs et femmes blanches dégagées du contrôle du père ou du mari) et perdurer en dépit de ce code de bienséance non-écrit ; mais il était extrêmement rare que de telles unions fussent ouvertement assumées dans la bonne société sudiste, et les quelques exceptions à cette règle connurent presque toujours une sanction directe ou indirecte, telle que l’exclusion de certains clubs ou l’interruption d’une ascension politique2.
2Après l’émancipation officielle des Africains-Américains en 1863, qui fut presque immédiatement suivie d’un siècle de lois ségrégationnistes dans les anciens Etats sécessionnistes, les rapports sexuels interraciaux firent l’objet d’une stigmatisation nettement plus marquée, afin de préserver un système social profondément patriarcal et de garantir que les avantages de la transmission de propriété, qui avaient pu bénéficier à un nombre jusqu’alors restreint d’Américain-e-s dit-e-s « de couleur », demeurent régis par les codes et les intérêts de la classe possédante blanche. Le thème du mélange des races acquit alors une dimension politique et une récurrence jusqu’alors inconnue dans les discours et les représentations : la pratique fut qualifiée de miscegenation (mélange des gènes), en référence à un canular datant de 1863, année où Lincoln, après avoir symboliquement émancipé les esclaves des seuls États sécessionnistes, préparait sa réélection. Ce brûlot attribuait au parti républicain un projet anti-eugéniste, dans le but de susciter dans les esprits des électeurs un amalgame entre l’abolition de l’esclavage, l’éventuelle accession des anciens esclaves et des Noirs libres à la pleine citoyenneté, et la licence accordée de contracter des unions sans entrave ni autorisation paternelle3. L’équation ainsi faite entre l’élargissement de la citoyenneté aux Américains non-blancs et le spectre d’un complot visant à miner les valeurs morales de la société américaine n’était pas nouvelle : avant même que la Guerre de Sécession n’éclatât, dès les années 1850, certains auteurs pro-esclavagistes affirmaient que les abolitionnistes étaient déterminés à saper l’institution du mariage et prônaient l’amour libre4.
3Dans les années qui suivirent la fin de la guerre civile, tandis que se perpétuaient ces amalgames entre une citoyenneté incluant les hommes noirs (anciens esclaves et Noirs libres) et la perspective d’une destruction organisée du patriarcat sudiste, le tabou s’appuya plus systématiquement sur des justifications mêlant des arguments pseudo-scientifiques à des arguments bibliques et moraux. Dans les lois et décisions de justice, il était notamment « démontré » que Dieu avait créé une race par continent et qu’il était donc contraire à Sa volonté d’abolir les distinctions qu’Il avait voulues, en particulier entre les Noirs et les Blancs, que certains textes de loi allaient jusqu’à désigner comme deux natures distinctes. Dès 1866, l’État d’Alabama incorpore dans sa constitution une clause condamnant à des peines de prison (sans distinction de sexe) quiconque épouserait ou cohabiterait avec une personne d’une autre race, officiellement dans le but de préserver le mariage. Cette institution est désormais définie, non plus comme un contrat civil bénéficiant du 14e amendement à la Constitution des États-Unis, qui garantit l’égalité entre les citoyens, mais comme une « institution donnée par Dieu afin de civiliser et christianiser », ce qui la place symboliquement au-dessus des lois fédérales. Une telle formulation était (et elle demeure, dans ses avatars actuels) de nature à induire, chez les citoyens d’un État humilié par la défaite militaire de la Confédération sudiste, une association plus étroite entre les lois divines (modèle de l’ordre social voulu par Dieu) et les lois propres à leur État. Seuls trois autres États (le Maryland, le Missouri et la Virginie) devaient prévoir des sanctions pénales aussi lourdes pour le crime dit de « miscegenation » tandis que la Caroline du Sud, à partir de 1895, associait elle aussi la transgression de l’ordre moral et sexuel à la notion de citoyenneté, en dépouillant de leurs droits civiques les partenaires blancs coupables de telles unions contre-nature. Cette clause de la Constitution de Caroline du Sud ne devait être formellement abrogée qu’en 1999, à la suite d’un référendum populaire.
4En l’an 2000, l’État d’Alabama organisa lui aussi un référendum populaire à ce sujet, dans le même contexte de toilettage des constitutions d’États comprenant encore des miscegenation clauses plus de trente ans après l’arrêt Loving v. Virginia de 1967, par lequel la Cour Suprême fédérale déclarait pourtant ces clauses contraires à la Constitution des États-Unis. L’Alabama figurait ainsi en bon dernier après la Caroline du Sud, qu’avaient précédée l’Arkansas et le Tennessee deux ans plus tôt (1997). Sa Constitution n’avait alors subi aucune modification depuis 1901. Elle demeure à ce jour la seule à ne pas prévoir de clause garantissant l’égale protection des citoyens devant la loi ; en août 2013, la commission de révision de la constitution d’Alabama, créée deux ans plus tôt, rédigea une proposition visant à en inclure une dans le texte, garantissant la protection de tous les citoyens de l’État sans distinction « de race, de genre, de sexe, de religion ou de couleur5 » (on notera l’association des concepts connexes de race et color d’une part, et de gender et sex d’autre part).
5Pour être définitivement adoptée, la proposition doit encore être ratifiée par l’assemblée législative de l’État (state legislature) puis acceptée par les électeurs ; or, lors de précédentes consultations tenues en 2004 et 2012 qui visaient à expurger le texte de formulations racistes, les électeurs avaient opposé un refus6. De surcroît, lors des travaux de la commission de révision de la constitution, des voix se sont élevées pour refuser que l’orientation sexuelle bénéficie également de cette garantie d’égalité des droits constitutionnels, précisément par crainte d’ouvrir ainsi la voie à une reconnaissance du mariage gay en Alabama. Ces débats se déroulaient en effet dans un contexte de reconnaissance grandissante des droits des couples de même sexe, qui devait amener en juin 2013 à l’invalidation par la Cour Suprême fédérale du Defence of Marriage Act de 1996, par lequel le Congrès fédéral réservait explicitement le mariage aux couples composés d’un homme et d’une femme, notamment en matière de régime fiscal, ce qui avait entraîné la plainte d’Edith Windsor, dont la mariage avec sa compagne dans l’État de New York ne lui permettait pas de bénéficier du statut de conjoint survivant aux yeux de l’IRS (services fiscaux de l’État fédéral). L’arrêt U.S. v. Windsor scella ainsi la constitutionnalité du mariage homosexuel, non pas à travers tout le territoire américain, mais dans les États où celui-ci est reconnu. Par conséquent, tout comme l’arrêt Loving de 1967, il n’entraîne pas d’alignement automatique des constitutions d’État, puisqu’il prend soin, au contraire, de réaffirmer la souveraineté des États fédérés en matière de législation sur le mariage7.
6 L’État d’Alabama s’appuya sur ce point pour opposer l’Alabama Sanctity of Marriage Act, voté en 2006, à l’arrêt d’un juge fédéral ordonnant la célébration de mariages entre personnes du même sexe dans chacun des États fédérés ; ce fut le seul État à agir ainsi. Le bras de fer prit fin le 26 juin 2015 avec l’arrêt Obergefell v. Hodges, qui disposa clairement que le principe d’égale protection inscrit dans le 14e Amendement à la Constitution des États-Unis contraignait les États fédérés à reconnaître la constitutionnalité des mariages entre personnes de même sexe. Suite à cet arrêt, le chef de la Cour Suprême d’Alabama, Roy Moore, fut démis de ses fonctions pour violation de l’éthique de ses fonctions ; il fut néanmoins réélu par les citoyens de son État en 20168.
7Les résistances locales s’expriment en effet lors de chaque débat de société initié par l’État fédéral, marquant bien la détermination des États fédérés (individual states) à faire respecter leurs particularismes même si ces derniers vont à l’encontre de décisions de la Cour Suprême, et alors même que cette dernière est censée donner les seules interprétations recevables de la Constitution des États-Unis. Le scrutin du référendum de 2000 permit ainsi de constater que 40,51 % des 1347658 votants alabamiens demeuraient attachés à la clause caduque concernant l’interdit des unions interraciales et s’opposaient à son abrogation9. Un tel pourcentage est clairement significatif d’une volonté de maintenir, ne fût-ce que symboliquement, un ordre moral où certaines unions sont stigmatisées comme intrinsèquement contraires à l’ordre naturel et donc perçues comme une menace aux valeurs familiales.
8De fait, même si la constitution de l’État d’Alabama est désormais expurgée de sa clause de miscegenation, les valeurs morales transmises au sein des familles aussi bien noires que blanches et affichées au quotidien dans la sphère publique, notamment par des jeunes de moins de 30 ans, témoignent encore de nos jours de l’enracinement profond de ce tabou et de la véritable sacralisation dont il fait l’objet. J’ai pu le constater lors d’une enquête de terrain menée entre janvier 2009 et mai 2010 à l’université d’Alabama, où j’ai pu effectuer de l’observation participante auprès de 331 étudiants majoritairement noirs (90 % de l’effectif), originaires de l’État et membres d’Églises protestantes (baptistes, méthodistes, Church of God in Christ ou nondenominational) auxquels je donnais des cours de cycle licence et Master en études africaines-américaines. Parmi eux et parmi leurs cercles d’amis et coreligionnaires, j’ai pu interroger quinze couples hétérosexuels âgés entre vingt et trente-cinq ans, mariés ou engagés dans des relations stables sur des durées allant de un à dix ans.
9L’un de mes objectifs, sur lequel se centrera le présent article, était d’identifier la rémanence de ces schèmes de pensée moraux dans les représentations alabamiennes. La méthode de l’observation participante et de l’entretien semi-guidé a permis de mettre à jour les attitudes observées et les paroles entendues dans la sphère familiale, les cercles d’amies et l’espace public dès lors qu’une femme exprime son attirance pour un homme du groupe ethnique interdit et/ou lui manifeste publiquement son amour, par exemple en se promenant main dans la main avec lui. On tiendra toutefois compte du fait que l’extériorisation de la relation amoureuse, désignée aux États-Unis par l’expression public display of affection, est traditionnellement peu encouragée dans la société américaine en général, y compris entre personnes du même groupe ethnique, ces comportements étant perçus comme impudiques10.
10Pour poser un cadre théorique à cette analyse du lien entre les concepts de race/ethnicité et le domaine du religieux, je me suis appuyée sur la définition de l’ethnicité qu’a donnée Max Weber : celle d’une croyance subjective en une ascendance commune, justifiée par une ressemblance phénotypique et la transmission d’une mémoire commune d’expériences collectives11 – en l’occurrence, l’esclavage et la ségrégation. Cette croyance, en dépit de son caractère historiquement construit et totalement conditionné à la question du droit des femmes et des enfants à hériter, revêt depuis la période ségrégationniste un caractère proprement religieux – en ce sens qu’elle modèle les représentations de soi dans une société dont les schèmes de pensée restent façonnés par les canons esthétiques et moraux des White Anglo-Saxon Protestants, contraignant les individus membres de groupes ethno-raciaux minoritaires à se conformer à des règles morales et sexuelles érigées en dogmes, afin de respecter une certaine distance sociale vis-à-vis du groupe majoritaire. Cette distance est d’abord enseignée comme un mode de survie dans la socialisation des enfants africains-américains, élevés dans la mémoire des tortures et lynchages infligés aux hommes noirs qui avaient osé tenter de s’élever dans la société sudiste ségrégationniste, et dont la mise à mort était systématiquement, quasi-rituellement, justifiée par leur transgression sexuelle (avérée ou supposée) avec une femme blanche. Or, comme le rappelle Danielle Juteau, la transmission de ces dogmes moraux définissant la distance sociale et sexuelle à respecter implique intimement les figures maternelles, qui, de façon verbale mais aussi non-verbale, se chargent de matérialiser les commandements et les tabous afin d’assurer la pérennité des valeurs du groupe : « C’est toujours à l’intérieur d’une relation d’entretien matériel que la mère transmet à de jeunes enfants les valeurs de la société (de la classe, du sexe, du groupe ethnique) », c’est là « la part réelle de l’idéal » qui intervient dans ce procès de travail, essentiellement féminin, gratuit et nié, qui supporte tout processus d’enculturation12.
11De nombreux enquêtés noirs des deux sexes ont justement fait spontanément le lien entre le choix d’éviter d’entamer une relation avec un-e Blanc-he et la détresse morale qu’un tel choix imposerait à leurs proches, en particulier les mères, tantes, grand-mères et grand-tantes qui avaient « trop souffert » pendant le Mouvement des Droits civiques et ne pourraient tolérer ce qui ne pouvait se concevoir qu’en termes de trahison. Là où on aurait pu s’attendre à une équation entre la lutte pour la déségrégation et un rapprochement entre les jeunes issus des deux communautés, il est clairement apparu que la sacralisation de la génération des Droits Civiques implique, à l’inverse, la transmission d’un sentiment de loyauté à sa race (race loyalty) s’apparentant à de la dévotion envers les martyrs, tant l’autocensure y joue un rôle prégnant. Comme le souligne Marco Martiniello, « l’aspect religieux de l’ethnicité ferait en quelque sorte du groupe ethnique une communauté sacrée13 ».
12Dans le cas des jeunes filles africaines-américaines, la mémoire familiale n’entre guère dans le détail au sujet des aïeules violées pendant l’esclavage et la période ségrégationniste, le sujet demeurant tabou et la sexualité n’étant guère un sujet de discussion fréquent dans les familles. Pour elles, cependant, l’injonction de loyauté à sa race est paradoxalement encore plus marquée, alors même que le spectre d’un célibat massif des Africaines-Américaines (en partie dû au taux d’incarcération considérable des hommes noirs en âge de se mettre en couple) fait l’objet des préoccupations d’un nombre croissant de jeunes femmes. Plusieurs de mes enquêtées noires, âgées de moins de 30 ans, veillaient ainsi à ce que leurs filles ne jouent pas au papa et à la maman avec des petits camarades blancs à la crèche, alors même que certaines d’entre elles avaient passé une partie de leur adolescence sur des bases militaires en Allemagne, où leurs parents ne leur avaient jamais donné les fameux avertissements « ne ramène pas un Blanc à la maison » (« don’t bring home a White boy ») ou « s’il ne sait pas quoi faire de ton peigne, ne nous le ramène pas » (« if he can’t use your comb, don’t bring him home »). La formulation même de ces expressions courantes souligne bien le caractère mutuellement exclusif de la sphère familiale et privée (« home ») et de la présence de l’Autre racialisé. Le brusque changement d’attitude de leurs parents une fois les familles mutées en Alabama avait presque fait de ce soudain interdit une source d’angoisse, dont il faut bien dire qu’elle est régulièrement aiguisée par la culture des armes et les faits divers qui y sont liés. Mes enquêtés m’ont ainsi plusieurs fois signalé des cas de parents (blancs) qui avaient menacé d’une arme leurs filles parce qu’elles avaient introduit un partenaire amoureux noir dans la maison paternelle, si bien que les adolescents avaient dû appeler la police pour mettre un terme à leur séquestration.
13Les jeunes femmes noires ne sont pas non plus à l’abri des menaces et insultes sexistes lancées dans les rues depuis les voitures ou dans les allées de centres commerciaux par des jeunes hommes noirs qui, arrivés à leur hauteur, leur disent de rentrer au bercail (« sista, comme back ! ») ou des jeunes hommes noirs ou blancs qui les assimilent systématiquement à des prostituées et à des « vendues » (par le biais d’allusions aux stéréotypes popularisés par la culture hip hop : « golddiggers », « sellouts ») dès lors qu’elles marchent aux côtés d’un homme blanc, recherchant parfois l’affrontement physique avec ce dernier ; plusieurs enquêtées ont fait état de ce type d’incident.
14De fait, l’attirance pour un membre du groupe racial tabou est tenue pour une perversion sexuelle dans de nombreuses familles, aussi bien noires que blanches, et cette perception est souvent reflétée dans les propos échangés entre les jeunes filles au sein des cercles d’amies ou des sororités. Aucune de mes enquêtées n’a échappé à l’injonction de s’expliquer sur son choix, ni aux jugements de valeur l’assimilant plus ou moins explicitement à un genre de « fille perdue », au sens où la transgression envisagée dépasse les bornes de l’acceptable, mais aussi en partant du principe que le choix d’un partenaire hors du groupe ethnique relève d’une orientation sexuelle en soi (on est élevée à ne sortir qu’avec des hommes blancs ou noirs ; si l’on enfreint cette norme, plus aucun retour en arrière n’est possible, comme si l’on ne pouvait retrouver la grâce perdue).
15Dans le cas des jeunes femmes noires, la situation minoritaire des hommes de la communauté, particulièrement stigmatisés et ciblés par la politique du tout-carcéral, est également mise en exergue par les familles, les amies et les églises dans une logique de culpabilisation de toutes celles qui feraient le choix d’aller trouver un partenaire ailleurs. De manière significative, la même injonction de protection des « frères » de race est également employée pour réduire au silence celles qui voudraient protester contre les violences conjugales, en particulier si elles souhaitent se faire entendre au-delà des limites de la communauté ethno-raciale.
16Les discours tenus dans les églises, tels que j’ai pu les entendre ou tels qu’ils m’ont été rapportés par les enquêtés, insistent pareillement sur le devoir moral de solidarité entre hommes et femmes au sein de la communauté, les prédicateurs mettant parfois l’accent sur les responsabilités des hommes en tant que pères de famille ou sur le devoir fait aux femmes de soutenir moralement leurs hommes et de leur témoigner de la douceur. Jamais la question d’une transgression de la « frontière » de la couleur n’est abordée frontalement dans les prêches ; mais la présence de couples noirs-blancs fait généralement constater une réaction de malaise comparable à celle qui se manifeste dans la sphère publique. Ainsi, les fidèles, blancs ou noirs, vont marquer leur désapprobation en évitant de s’attarder auprès de ces couples après les avoir salués, afin de ne pas les inciter à revenir ; pour les couples qui se sont formés au sein d’églises présentant déjà un certain degré de mixité raciale, les parents et les proches (généralement ceux du conjoint blanc) font montre d’une relative tolérance, mais s’abstiennent de manifester un quelconque enthousiasme, allant parfois, après quelques années passées à donner le change, jusqu’à changer de paroisse afin de passer l’office du dimanche dans un environnement moins inconfortable pour eux. Seules les paroisses de type megachurch, s’affichant comme « nondenominational », c’est-à-dire sans affiliation à l’une des églises établies, mettent en avant sans complexe des pasteurs eux-mêmes en couple avec des femmes blanches, insérant leur photo dans leurs brochures en compagnie de celles des autres ministres du culte. La plupart de mes enquêtés m’ont confirmé que les couples interraciaux parmi les pasteurs étaient jugés plus acceptables par des paroisses à majorité blanche qu’à majorité noire ; en effet, ces couples étant représentatifs des statistiques des couples noirs-blancs à l’échelle du pays, ils sont majoritairement composés d’un homme noir et d’une femme blanche, ce qui est immédiatement perçu comme une insupportable provocation par des paroissiennes noires.
17En définitive, l’injonction morale de loyauté à sa race semble avoir conservé une force considérable au sein même d’une génération souvent qualifiée de plus individualiste que les précédentes, alors même que cette génération se targue d’avoir tourné la page de l’ère ségrégationniste. Sans doute la sacralisation de ce concept est-elle indissociable de l’attachement aux figures parentales perçues comme des modèles moraux, qui demeure un aspect marquant de la société alabamienne blanche aussi bien que noire. Au sein des familles noires, ce sont particulièrement les mères et grand-mères qui incarnent la continuité de l’esprit familial et, par là même, transmettent soit le tabou soit l’autorisation de passer outre l’accusation de trahison.
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Bibliographie
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WEBER, Max, Économie et Société, vol. 2, Paris, Pion, [1921] 1995, p. 130.
Notes de bas de page
1 Pour les témoignages d’ancien-ne-s esclaves au sujet de l’esclavage sexuel des femmes noires en Amérique du Nord, voir Harriet Jacobs, Incidents in the Life of a Slave Girl, Written by Herself, dir. Lydia Maria Child et Jean Fagan Yellin, Cambridge, Massachusetts et Londres, Howard University Press, [1861] 1987 ; Henry Bibb, Narrative of the Life and Adventures of Henry Bibb, an American Slave, 1849, ou Henry Highland Garnet, « An Address to the Slaves of the United States » (1843). Pour les travaux d’historien-ne-s sur la prostitution forcée des femmes esclaves par les planteurs, voir Orlando Patterson, Slavery and Social Death : A Comparative Study, Cambridge, Harvard University Press, 1982 ou Eddie Donoghue, Black Breeding Machines : The Breeding of Negro Slaves in the Diaspora, Bloomington, Indiana, AuthorHouse, 2008. Pour les rapports entre femmes blanches (y compris de la classe des planteurs) et hommes noirs, voir Martha Hodes, White Women, Black Men. Illicit Sex in the Nineteenth Century South, New Haven, Yale University Press, 1997.
2 Ce fut le cas du neuvième vice-président des États-Unis, Richard Mentor Johnson, qui servit sous la présidence de Martin Van Buren de 1837 à 1840 et dont le parti (Démocrate) ne lui pardonna jamais d’avoir publiquement traité son esclave Julia Chinn comme sa partenaire de droit civil et reconnu leurs deux filles, auxquelles il avait transmis son nom. Il fut empêché de re-présenter sa candidature à la vice-présidence en 1840.
3 Voir Elise Lemire, « Miscegenation » : Making Race in America, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2002.
4 Voir George Fitzhugh, Cannibals All ! Or, Slaves Without Masters, édition réalisée par C. Vann Woodward, Belknap Press, [1857] 1988, p. 27 et 215.
5 « The commission also approved a set of changes to the Constitution’s Declaration of Rights, the state equivalent of the Bill of Rights. According to a summary by commission staff, the members voted to add an ‘equal protection’ clause stating that no one shall be denied protection of laws based on race, gender, sex, religion or color. In past meetings, some members had proposed adding sexual orientation to that list. According to staff member Othni Lathram, commission member and state Rep. Patricia Todd, R-Birmingham, made a motion to add that wording at Thursday’s meeting, but the proposal was voted down. Attempts to reach Todd Monday were unsuccessful. » The Anniston Star, « Commission approves replacement for racist wording in Alabama Constitution », 12 août 2013, consulté le 14 août 2013. La commission de révision constitutionnelle doit se réunir de nouveau en novembre 2014.
6 Voir Isaiah J. Ashe, « Alabama Constitutional Revision Commission finishes work with disappointing results in key areas », Al.com, 14 octobre 2013, http://www.al.com/opinion/ index.ssf/2013/10/alabama_constitutional_revisio.html, consulté le 7 juillet 2014.
7 Voir John Schwartz, « Between the Lines of the Defence of Marriage Act Opinion », The New York Times, 26 juin 2013, http://www.nytimes.com/interactive/2013/06/26/us/annotated-supreme-court-decision-on-doma.html?_r=0, consulté le 7 juillet 2014.
8 Kent Faulk, “Alabama Supreme Court First in Nation to Defy Federal Court Gay Marriage Order,” Al.com, 6 mars 2015, http://www.al.com/news/birmingham/index.ssf/2015/03/ alabama_supreme_court_alone_in.html consulté le 1er juillet 2015, et Adam Liptak, “Supreme Court Ruling Makes Same-Sex Marriage A Right Nationwide,” The New York Times, June 26, 2015. http://www.nytimes.com/2015/06/27/us/supreme-court-same-sex-marriage.html consulté le 1er juillet 2015. Concernant le juge Roy Moore, voir Judith E. Schaeffer, “Alabama Shows Why Civil Rights Shouldn’t Be Put to Popular Vote”, Outward blog, hébergé par Slate, 12 juin 2015. http://www.slate.com/blogs/outward/2015/06/12/ gay_marriage_alabama_shows_why_civil_rights_shouldn_t_be_put_to_popular.html consulté le 12 novembre 2015.
9 2000 General Elections Referendum Results – Alabama, http://uselectionatlas.org/ RESULTS/state.php?fips=1&year=2000&f=0&off=51, consulté le 7 juillet 2014. Le texte sur lequel les citoyens avaient à se prononcer était le suivant : « Text of Amendment #2 : “Proposing an amendment to the Constitution of Alabama of 1901, to abolish the prohibition of interracial marriages” ».
10 Ceci est encore plus vérifiable dans les sociétés sudistes, où les valeurs victoriennes et aristocratiques de la caste des planteurs restent connues sous le nom de Southern gentility, qui peut se traduire par « galanterie sudiste » ; elles impliquent notamment un comportement attentionné de la part des hommes, qui doivent s’effacer devant les femmes, leur tenir la porte, les aider à descendre de la voiture ou aller garer celle-ci après avoir déposé leur compagne, et ne pas employer de jurons en présence de femmes.
11 Max Weber, Économie et Société, [1921] 1995, vol. 2, Paris, Pion, p. 130.
12 Danielle Juteau, L’ethnicité et ses frontières, Montréal, Les presses de l’université de Montréal, 1999, p. 92, in Christian Poiret, Familles africaines en France : Ethnicisation, ségrégation et communalisation, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 23.
13 Marco Martiniello, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, Paris, PUF, 1995.
Auteur
Université François Rabelais, Tours
Maître de conférences HDR en civilisation américaine à l’université François Rabelais de Tours.
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