Au bout de l’histoire : Vincent de Beauvais
p. 237-257
Texte intégral
1Au moment où je parle s’arrête l’histoire. Très exactement au bout de notre présent, à l’instant où ce que je sais du temps s’abolit pour laisser place à l’attente, à l’espoir, à un avenir qui reste à dessiner. Ma vie, comme celle de chacun de nous, a sa fin ; non pas seulement un aboutissement qui est celui d’une mort ou d’une disparition, mais un achèvement que nous attendons tous, afin de discerner le sens de ces mille choses qui ont tissé notre vie et qui restent en suspens de signification, vides de sens malgré nos efforts, et que nous percevons comme emblèmes, annonces, pierres d’attente de ce que sera la belle et triste histoire de nos jours. Ma vie a un sens, bien sûr ; il y a — en puissance — une histoire de ma vie qui la révélera, la tracera à sa fin dans sa trajectoire, son ascension et ses renoncements ; mais cette histoire n’est pas écrite. La fin des temps n’est pas arrivée, car mon histoire n’est pas achevée. Elle va arriver, juste au bout de l’histoire, lorsque j’aurai fini de parler, lorsque les hommes auront fini de parler ; dans quelques secondes ou dans quelques millénaires, les temps seront révolus.
2Cela implique deux choses. Dans la ligne d’horizon, indéfiniment repoussée qu’est la fin du temps, je retrouve de la même façon l’instant précis où je me trouve, celui auquel je parle et respire, comme si j’étais moi-même sur cette ligne d’horizon. Je peux donc, à chaque instant, cesser de vivre et respirer, et porter sur ce qui vient de s’écouler le regard final, celui qui transforme le temps passé en histoire, en lui donnant un sens. Maintenant est, en quelque sorte, la fin du temps, et je peux, d’où je suis, le comprendre, l’appréhender, non pas comme je le faisais il y a quelques minutes, d’une façon que je sais maintenant provisoire, mais d’une manière définitive, ou qui le sera le temps que cet instant devienne du passé.
3La démarche chrétienne ajoute à cette première approche un paramètre nouveau : elle sait ce qui aura heu à la fin du temps. Elle sait ce qui est au bout de l’histoire, et l’a dévoilé dans l’Apocalypse, y a fait allusion dans de nombreux autres textes. Chacun sait dès lors que le Christ reviendra dans la Gloire, pour juger les vivants et les morts. Ce sera alors la fin du temps, et le reste, définitif, ne pourra plus se vivre qu’en termes d’éternité. Le sens de l’histoire est dès lors évident, un sens chrétien et moral, une version mondiale de cette distribution des prix qui clôturait naguère les fins d’année.
4Nous avançons vers la ligne de l’horizon, tout en sachant ce qu’elle est. Mais, et c’est là que l’image spatiale perd sa pertinence, nous ignorons ce qu’il y a devant nous. Aveuglés sur ce futur qui est immédiatement proche, au point de pouvoir nous situer au bord même de l’horizon, déjà à la fin du temps, nous savons ce qui nous est totalement inaccessible, et que nous ne vivrons sans doute pas sous notre enveloppe chamelle, alors que nous ignorons simplement de quoi demain est fait, ou cette minute qui vient.
5Heureusement, il y a un commencement de la fin. Si nous ne savons ni le jour ni l’heure, nous savons ce qui doit nous éveiller, ce qui nous annoncera que les temps sont proches. C’est le rôle de l’Apocalypse et des discours apocalyptiques. Ces textes sont complexes comme que les notions qu’ils traitent1, d’autant que depuis longtemps, l’homme au bout de son temps s’interroge sur ce qui va venir, et qu’il y a une histoire de la fin des temps.
6Les choses ont commencé à la Création, sans doute. Du moment où Dieu crée le soir et le matin, le jour scande le monde. L’histoire humaine s’amorce au moment où se crée la femme, où se consomme la faute, au moment où l’homme doit gagner son pain à la sueur de son front. D’Eve à la Vierge de l’Apocalypse, le temps se replie sur lui-même pour s’accomplir, dans un itinéraire que devinent les sages, des prophètes à saint Paul, de Méthode de Patara à Joachim de Fiore.
7Itinéraire que chacun réinvente selon le jour et le journal, vers une fin personnelle ou universelle, nourrissant de son expérience et des soucis du temps une nouvelle herméneutique des textes. Nous pouvons voir quotidiennement la fin du monde s’amorcer, dans un perpétuel inchoatif qui invalide les lectures et les interprétations de la veille ; mais, simultanément, nous ignorons le lendemain, et savons par habitude, à cause même de ce perpétuel inchoatif, que malgré tout, l’Apocalypse n’est pas maintenant. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles nous n’en avons pas peur : nous continuons toujours à jouer à la balle...
8Mon propos va porter sur cette inexpérience étemelle ; s’interroger en quelque sorte sur ce vide de savoir qui sépare l’instant présent de l’instant final, sur ces points liminaires de l’histoire, et sur les ponts qui se jettent, à tout instant, d’un bord à l’autre, du présent à la fin des temps, du commencement jusqu’à la fin. C’est sur cette articulation de l’histoire et de l’éternité qu’il s’agit de se pencher, articulation que chacun perçoit selon son temps, qui insensiblement change d’appui à chaque instant.
9Le Moyen Age ne sait pas qu’il est intermédiaire, et vit on l’a vu, dans l’attente des fins dernières, à la fois anxieux et confiant. De la prise de Jérusalem à la Chute de Constantinople, les Anges sonnent de la Trompette dans l’imagination des hommes. Mais, de même que change la musique, de même l’Apocalypse et la perception du temps se modifient-elles. Le jour du Jugement est certes un jour de colère, mais aussi un jour de justice. Si les damnés sont "boullus", les élus sont, eux, à écouter "harpes et luths".
10Comment explorer le temps ? Comment et dans quelles perspectives tracer cet itinéraire qui nous mène du début à la fin ? Comment s’interroger sur l’histoire, ou plutôt sur l’horizon de sa fin, sur son au delà lorsque l’on n’est ni philosophe, ni historien ? Quels textes choisir pour jalonner une démarche qui ne peut être qu’arbitraire ? Mon enquête est partie des dernières pages du Speculum Historiale de Vincent de Beauvais. C’est là que, pour la première fois, j’avais vu la narration de la fin de l’histoire. Mais très vite, le champ s’en est élargi II fallait replacer Vincent de Beauvais dans la perspective qu’avaient les clercs parisiens du xiiie siècle et, fatalement, interroger les sources ; il fallait aussi discerner l’évolution qu’un tel discours pouvait subir. Une nouvelle recherche m’a dirigé vers Jehan du Vianav Duis vers les Chroniques de Nuremberg ; j’ai cru v discerner une façon de s’approcher de la fin des temps. C’est un fil ténu que je vais suivre, en esquissant l’aventure de ces ponts jetés entre le présent et la ligne d’horizon ; non pas celui de l’histoire et des historiens, mais de leurs arrière-pensées, présentes non pas dans les temps accomplis, mais dans les temps à venir.
11Paradoxalement, du xiiie au xve siècle, de la terre de France à la terre d’Empire, les approches changent. Une conception du temps et de l’histoire évolue. On va de la fin de l’homme à la fin du monde, on va d’une fin de l’histoire à une fin des temps, on va d’un passé qui vit la fin du monde de façon eschatologique à un avenir qui la vit comme une apocalypse, sans que les démarches soient contradictoires — tant il est vrai que la fin des temps est un perpétuel inchoatif.
I. LE TEMPS, SON DEBUT ET SA FIN
12Il y a un bonheur du comput chez l’homme médiéval. De Philippe de Thaon à Raulf de Lindham, le temps est matière à calcul, qu’il s’agisse des jours ou de la lunaison. L’évêque a pour rôle de fixer le jour de Pâques, et par là même détermine non seulement l’année liturgique, mais aussi l’année civile2 ; les actes royaux sont datés du moment du règne, l’âge des testateurs est indiqué sur les actes : tout manifeste le désir de se situer, très exactement, dans un temps relatif qui est, certes le temps cosmique, celui que les premiers horlogers reproduisent avec leurs machines astronomiques, matérialisant dans leurs rouages les cercles de Ptolémée ; mais surtout celui de la création, que de savants calculs permettent à l’homme médiéval de situer avec une grande précision.
13Vincent de Beauvais conclut méthodiquement son Miroir :
A cette année présente qui est la dix-huitième du règne de notre très chrétien roi Louis, la trente-troisième de l’Empereur Frédéric, la deuxième du pontificat d’Innocent quatre ; de plus, 1244 ans après l’incarnation du Seigneur, 5105 après la création du monde...3
14Griserie du compte des années, peut-être ; mais, davantage, conscience d’un monde organisé, en place, dans lequel l’incertitude n’a pas de heu. Le temps a un début comme il a une fin, et se mesure à toutes aunes. Celle des princes de ce monde, celle de l’avènement ou de la création, certes ; celle aussi de l’homme, en ce que nous ignorons le moment de notre fin autant que celui de la fin des temps4.
15Mais le parallèle ne s’arrête pas là : ouvrant son épilogue, à la fin du Miroir Historial, Vincent de Beauvais énumère la suite des âges de l’homme : infantia, pueritia, adulescentia, juventas, virilitas, senecta, decrepita. Ces six périodes, à partir desquels il ne reste plus qu’à attendre la mort, scandent la vie de l’homme comme celle du monde, et le monde est bien vieux5, espérant sa fin comme le vieillard décrépit6. Qu’on y prenne garde : d’autres modèles de la vie humaine existent parallèlement à ce découpage sénaire7, et il n’est pas indifférent que celui-ci justement soit retenu, qui rend compte habituellement de l’histoire de la Création. Paradoxalement toutefois, Vincent de Beauvais ne reprend pas explicitement cette typologie des âges du monde, même s’il la sous-entend en préférant un compte des années inférieur à six mille ans8, qui permet ainsi de nous inclure sereinement dans le sixième âge. Il importe, en quelque mots, de rappeler les origines et les diverses variantes de ce modèle de compréhension du temps et de l’histoire, et de situer les perspectives implicites de la fin du Miroir Historial. A ce titre nous serviront les prédécesseurs de l’encyclopédiste autant que son traducteur ultérieur, Jehan du Vignay.
A. Bède et les prophéties
16C’est à saint Augustin que nous devons le modèle initial des six âges du monde9. Cette structure sera, on le sait, la plus utilisée, puisqu’on la retrouvera jusqu’à la fin du Moyen Age, dans les Chroniques de Nuremberg, et au delà. Le temps ainsi se découpe en périodes, en phases que ne justifie pas autre chose qu’un équilibre des générations, 10 puis 14 d’un âge à l’autre. Mais, du sixième âge, nous ne savons pas la durée :
Sexta, quæ nunc agitur, ætas, nulla generationum vel temporum série certa : sed, ut ætas decrepita ipsa, totius sæculi morte consumenda10
17Nous le devinons, les six âges du monde évoquent, au delà du vieillissement de l’homme, les six jours de la Création11. Sans avoir la même audience que saint Augustin, des pères de l’Église vont affiner le schéma initial, en s’appuyant sur le texte même de la Genèse. Ainsi, Bède développe-t-il après la semaine initiale, une suite de matins et de soirs que scandent des moments glorieux et des phases de tribulation12.
18Prenons-y garde : Le sixième jour désormais s’achève, les âges du monde ont leur crépuscule. De plus, la Genèse indique que Dieu se repose le septième jour13, sans reprendre la formule "il y eut un soir, il y eut un matin". Un nouveau temps, temps de repos après les tribulations, attend désormais l’homme. Et ce temps n’a pas de soir.
19C’est là que la tradition médiévale se sépare d’une stricte lecture des textes. Nous savons qu’entre la venue de l’Antéchrist et le Jugement Dernier doit s’écouler un règne de mille ans, annoncé par l’Apocalypse14. Les théologiens, paradoxalement, n’en tiennent plus compte et considèrent qu’à partir de la fin de l’Antéchrist, nous entrons dans le septième âge, qui est celui de l’éternité — il est vrai que le règne du Christ, fût-il simplement de mille ans, est en soi une fin de lhistoire presque hégélienne.
B. Joachim de Fiore
20Il n’y a pas à s’étonner que Vincent, au moment de conclure le Speculum, ne se renvoie pas à la conception augustinienne des âges de l’humanité, dans la mesure où, très vite, il va se référer à Joachim de Fiore, en citant ses prophéties relatives à la fin des temps. Pour ce dernier :
L’histoire se meut [...] dans l’opposition entre l’Ancien et le Nouveau Testament, les deux Testaments étant pour ainsi dire les deux chérubins placés sur l’arche d’alliance, les deux parties identiques du temps de l’histoire.15
21Cette représentation du temps et de l’histoire a rapidement dépassé le cercle calabrais où elle était née ; on la voit figurer au tout début du xiiie siècle dans des textes de Pierre de Blois, et dans des manuscrits parisiens16 ; sa présence dans le Speculum est donc logique. Mais elle implique une nouvelle perception du temps, symétrique, où l’histoire se répond. Les textes de Joachim de Fiore cités par Vincent de Beauvais soulignent, stylistiquement, ces jeux de réponses :
Et sicut olim per Moysen & Josue, Dominus Cananeos, Israelitis subjecit, ac per Paulum & Barnabam idolâtras stravit ; sic etiam nunc per duos ordines futures, in illis praesignatos, gentes incredulas subigat & convertat.17
22Attardons-nous à la formulation de cette citation, avant d’en explorer, plus loin, le sens. Pour Joachim de Fiore, trois temps se répondent. A celui de l’Ancien Testament correspond certes celui que nous vivons ; mais au centre, le temps de la Rédemption, celui du Christ et des premiers Apôtres, fonctionne comme un pivot.
23Le modèle initial qui mettait en parallèle une première semaine, celle de la Création, et une deuxième, celle de l’histoire18, se renouvelle ici en superposant trois temps, à la durée disproportionnée, mais qui se répondent. L’Ancien Testament s’achève à la venue du Christ, le Nouveau forme un centre générateur comparable à la semaine de la Création, les temps ultérieurs devant s’achever à la venue de l’Antéchrist. Désormais, le Christ n’est plus une étape : il est le pivot de l’histoire, le point central autour duquel elle s’organise. Ce déplacement est lourd de sens en ce qu’il bouleverse une conception de l’histoire implicite jusqu’ici et se retrouve encore dans l’approche contemporaine19.
24Mais Vincent de Beauvais ne manifeste pas ce changement de perspective. Mieux, après le renvoi aux prophéties Joachimites, il revient comme si de rien n’était à des perspectives plus habituelles, reprenant une biographie détaillée de l’Antéchrist, proche de tous les modèles qu’il a pu étudier ; on reviendra sur ce point.
C. Le temps parallèle et une première fin de l’eschatologie
25Dès Raban Maur toutefois la question est soulevée : — Y a-t-il six, sept ou huit âges du monde20 ? La réponse esquissée par Scot Erigène et généralement reçue ensuite tient dans cette affirmation : « le septième âge s’avance avec le sixième » :
Ce n’est pas d’un âge précédant le temps ou l’ordre des temps qu’on parle du septième âge du monde ou qu’on le nomme ainsi. En effet [...] celui-ci succède dans le temps au sixième, mais il lui est conjoint pour ainsi dire par un côté jusqu’à la fin des temps il s’avance avec lui jusqu’au jour de la résurrection finale21.
26Il n’en est pas question chez Vincent de Beauvais, par la raison même que la notion d’âge n’est pas évoquée chez lui. Mais Jehan du Vignay, ce traducteur approximatif — et par là-même passionnant — recompose à son gré la fin du Speculum : s’il supprime tout le chapitre cvi, De morte ac fine rerum, il développe largement le chapitre cv : des temps présents, en développant cette idée d’un septième âge concurrent, incluant un huitième âge, qui est, lui, au bout de l’histoire :
car le repos des ames si est sans terme et selon ce sera près de l’uitismes aage de ceulx qui ressusciteront...22
27Le huitième âge ainsi conçu, temps infini, donne au septième âge un rôle mutiple ; il permet certes de rendre compte de la félicité des élus, depuis l’instant qu’ils ont été arrachés des limbes ; mais il permet aussi d’assigner un temps au feu purgatoire :
Et aucunes autres ames, c’est assavoir des eleus qui ne sont pas du tout purgiez mais s’en alerent du siècle avec le fust de fain et les escos sont tourmentés temporelment ou feu de Purgatoire tant que elles soient purgées par cest feu et du tout nettoiees et que elles reçoivent le premier vestement de innocence....23
28Jean, du Vignay développe longuement cette idée et reprend l’image du vanneur qui sasse son grain jusqu’à sa pureté. Le processus qui était certes annoncé dès le début du xiiie siècle trouve chez Jehan de Vignay son expression aboutie, ajoutée à celle que n’osait sans doute pas lui donner Vincent de Beauvais24.
29C’est que la question est de fait complexe. Le projet de Vincent de Beauvais est naturellement historique, et touche son terme, dans un premier temps, avec la fin du sixième âge, avec l’aboutissement qu’est le Jugement Dernier. Ainsi la description d’un septième âge, parallèle au nôtre, est par nature hors de l’histoire et ne pouvait ni ne devait le retenir, indépendamment de son rôle théologique. Ainsi s’explique peut-être ce refus — ou, plus simplement, cette absence — d’une réflexion sur les âges au moment ou leur récit touche à son terme.
II. L’APPROCHE DES TEMPS DERNIERS
30Ce n’est pas à dire que l’attitude de Vincent de Beauvais soit aussi simple qu’elle apparaît ici. Notre encyclopédiste est dominicain, connaît Joachim de Fiore, et croit comme de juste que les temps sont proches. Le xiiie siècle, comme d’autres, vit dans l’attente du Jugement Dernier, et a, autant ou plus que d’autres, des raisons de l’attendre. Ces raisons sont historiques plus que morales, et méritent d’être développées.
A. L’attente de l’Antéchrist
31De nombreux auteurs, avant Joachim de Fiore, ont développé une série de prophéties, série presque innombrable dans ses références et qu’il ne sera pas question d’étudier ici, connue par tous les clercs du Moyen Age, principalement autour de la figure négative par excellence, l’Antéchrist25. Même si le nom ne figure pas bien sûr dans la Bible, des images fortes y réfèrent, comme le fameux passage de la deuxième épître aux Thessaloniciens, où l’homme à venir, l’être impie est appelé l’Adversaire26. Bède déjà est très disert sur l’Antéchrist, et l’associe à un autre signe indiscutable de la fin des temps, la conversion des juifs :
Duo sane certissima necdum instantis diei judicii habemus indicia, fidem videlicet israeliticae genti, et regnum, persecutionemque Antichristi...27
32On connaît par ailleurs l’impact d’Adson de Montier-en-Der, consacré à l’Antéchrist, et qui donnera naissance à divers textes28. De même, l’Apocalypse en français, dans ses commentaires, le voit figuré dans le tremblement de terre du texte de saint Jean :
La grant terremote signifie la grant persecucion Antecrist29.
33Vincent de Beauvais cite ainsi non seulement Hildegarde de Bingen et Méthode de Patara, mais aussi Pierre le Mangeur, saint Ambroise, saint Augustin, saint Jean Chrysostome, Bède, Grégoire et Isidore, sans parler des nombreux passages apocalyptiques de la Bible. Profusion dont ressort avec une certaine cohérence un récit complet et détaillé, proche malgré certaines variantes de ce que peuvent indiquer les autres textes. Après la venue et le règne de l’Antéchrist, annoncée avec des détails que l’on envisagera plus loin, nous savons que
Alors fondra sur eux [les disciples de l’Antéchrist] la tribulation et l’angoisse. Sur eux s’abattra en grande fureur le roi des Grecs et des Romains, et il s’éveillera tel un homme sorti de la torpeur du vin que tous disaient mort et n’être plus d’aucun secours. Il surgira sur eux depuis la mer d’Éthiopie, et il portera le glaive et la désolation en Arabie, leur patrie....30
34Alors commencera le règne millénaire des disciples du Christ Ressuscité, avant le Jugement Dernier.
35Pourtant, Joachim de Fiore a dans cette énumération une place prépondérante. C’est lui en effet que cite Vincent après des généralités sur l’impossibilité de connaître le temps du Jugement, avant de développer la venue de l’Antéchrist. C’est que la nature de sa prédiction peut laisser rêveur un dominicain autant qu’un franciscain.
B. saint François, le rêve eschatologique
36Saint François a vécu consciemment dans l’approche de la fin des temps. D se présentait, on le sait, comme le « héraut d’un grand roi », ce qui a facilité son assimilation dans les temps qui lui ont immédiatement suivi, à Jean-Baptiste, autre héraut, et par là même à Elie, auquel le Christ même l’avait associé31. Cette association n’est pas innocente, en ce qu’elle fait de François un personnage apocalyptique, selon la prophétie de Malachie « Voilà que je vais vous envoyer Elie le prophète »32. Elie ne figure pas dans l’Apocalypse, sinon peut-être de façon allusive dans l’annonce des deux témoins33, mais est lié à tous les récits médiévaux de la fin des temps, à cause de ce verset même. Par cela même, François devient, avec Dominique, le héraut de la fin des temps, la version moderne d’Elie et d’Enoch.
37Un verset de l’Apocalypse a au cours du xiiie siècle une influence prépondérante dans la mesure où il peut renvoyer à la figure de François :
« Puis j’aperçus un autre ange monter de l’Orient , portant le sceau du Dieu vivant ; il cria d’une voix puissante [...] attendez pour malmener la terre et la mer et les arbres, que nous ayons marqué au front les serviteurs de notre Dieu34
38Cette conviction s’appuie sur deux éléments :
D’abord, par le fait que François lui-même avait coutume de signer toutes ses lettres avec le signe Tau « T », et ceci en se rattachant manifestement à Ezéchiel, 9, 14, où ceux qui doivent être sauvés à Jérusalem sont marqués de ce signe. L’information des légendes, d’après laquelle François s’attribuait lui-même la fonction historico-salutaire de l’homme au vêtement de lin, doit, d’après le témoignage du billet donné à frère Léon, être tenu pour information authentique et historique.35
39De plus, les stigmates que reçoit saint François peuvent être interprétés comme exactement les signes du Seigneur que doit porter l’ange. Cette interprétation qui devra beaucoup à saint Bonaventure, se retrouvera indirectement dans le Paradis de Dante, où le mot d’Assise va être déplacé pour devenir l’Orient :
Però chi d’esso loco fa parole
Non dica Ascesi, chè direbbe corto,
Ma Oriente, se proprio dir vuole36
40Certes, les textes sur lesquels je viens de m’appuyer sont postérieurs à Vincent de Beauvais et n’impliquent à coup sûr pas que celui-ci, Dominicain de surcroît, ait pu avoir une telle approche de saint François, approche qui ne sera attestée qu’après 1250. Mais ce qui me retient ici, c’est qu’à quelques années près, saint Bonaventure ait pu proposer une telle interprétation ; cela souligne l’actualité de la fin des temps, dont toutes les prophéties joachimites soulignaient l’imminence, et dont l’oeuvre de Vincent de Beauvais se fait en quelque sorte l’écho. Comment expliquer autrement, en ouverture, comme une pierre d’attente, le rappel de la prophétie de Joachim :
Sic etiam nunc per duos ordines futuros, in illis praesignatos, gentes incredulas subigat & convertat
41Prophétie qui associe des marques du présent et du futur, comme si les temps étaient imminents ? Prophétie surtout dans laquelle sont associés dominicains et franciscains avec la mission glorieuse de convertir certes, mais surtout, où ils existent par nature comme annonce des temps derniers. Comment expliquer de même le témoignage d’Hildegarde de Bingen, qui annonce les temps féminins, pour 1188, en affirmant qu’ils ne dureront pas longtemps37 ?
C. Vincent de Beauvais : Les signes de la fin des temps
42Pour Vincent de Beauvais, effectivement, le temps s’approche. Les prophéties d’Hildegarde comme la réalité des ordres mendiants en sont des preuves. Mieux, les sept signes de la fin des temps, que Vincent énumère après beaucoup d’autres, témoignent abondamment de cette proximité ; on sait en effet qu’il y aura une inondation d’iniquité, une multiplication de la science, un goût pour le combat, une diffusion de l’évangile38.... Autant de signes qui prouvent évidemment, au moment où se met en place la philosophie scolastique et où se découvre Aristote, au moment où les Mongols atteignent Neustadt, au moment où Jean de Plan Carpin décrit les Mongols39, que la fin des temps va arriver. Certes, il ne nous appartient pas de connaître les temps40, mais nous savons qu’ils sont imminents.
43Méthode encore le dit, qui annonce que le peuple d’Israël viendra persécuter les chrétiens, dans un tableau où se reconnaissent pêle-mêle les échecs des croisades et les tribulations de la chrétienté. Mais le roi des chrétiens viendra, les combattra et les vaincra. Seulement alors naîtra l’Antéchrist ; et après lui commencera le règne du Christ, pour mille ans, règne de paix et de bonheur.
44Les derniers chapitres du Speculum énumèrent les félicités des élus dans la Jérusalem Céleste, qui semble se superposer aux mille ans de bonheur terrestre qui doivent précéder le Jugement Dernier. Les titres mêmes de ces chapitres indiquent l’aspiration qui les sous-tend : de deitatis fruitione, de dispari sanctorum claritate, de plena sanctorum felicitate : cette attention portée au bonheur sans nombre et sans souci, où chacun vit une complète félicité, contraste durement avec l’âpreté des temps présents. Il y a, implicitement, une aspiration à l’avènement de ces temps, une attente de la tribulation finale. Mais il n’appartient pas à Vincent de Beauvais d’aller au delà de cette attente, qu’il va pourtant s’efforcer de structurer en historien.
III. L’ORGANISATION DE LA FIN DES TEMPS :
A. la fin de l’histoire
45On l’a vu, les temps sont proches. Leur connaissance passe par celle des nombres. Les signes échappent à la parole, se font nombres, rappelant à la fois le mané thécel phares et le chiffre de la Bête. Chiffres, en ce qu’ils sont irréductibles à un discours, et ne supportent qu’une énumération les temps sont comptés. Chiffres aussi dans la mesure où ils sont codés, secrets, et ne peuvent s’interpréter que grâce à une herméneutique — on sait que plus tard, Trithème, un des pères de la cryptographie, sera convaincu surtout d’avoir découvert une nouvelle approche des textes sacrés.
46De là, peut-être, le goût de Vincent de Beauvais et de tous ses contemporains pour les énumérations. Es superposent au texte de saint Jean, pourtant particulièrement riche déjà dans l’exploitation symbolique des nombres, plusieurs informations : 1260 de prédiction d’Eue et Enoch, 1290 de règne sans partage de l’Antéchrist, 45 jours de repentir après sa mort.
47A cela se superposent encore deux séries ; celle des sept signes de la fin des temps, et celle des quinze signes qui suivront la mort de l’Antéchrist, où le nombre n’est pas absent : ainsi, on sait grâce au premier signe que la mer s’élèvera de quarante coudées au dessus de la hauteur des monts.
48Jusque là, le temps est mesurable ; le nombre règne comme témoin d’équilibre, comme témoin du temps et de l’espace ; même si ces parcelles de certitude sont éparpillées au milieu d’une fin des temps que l’on ne peut dater, elles sont d’une même nature que le décompte triomphal de Vincent de Beauvais que l’on rappelait au début de ce travail : elles appartiennent à l’histoire par cela même que l’on peut les compter et les dater. L’Antéchrist appartient à l’histoire, et même les jours qui suivront, jusqu’à la chute des étoiles.
49L’histoire s’arrête là où il n’y a plus de temps mesurable, certes, mais aussi là où il n’y a plus d’historien, là où la parole se dissout, où la mémoire s’abolit. C’est bien ce moment qu’annonce le dixième signe de la fin des temps :
decimo exibunt homines de cavernis, & ibunt velut amentes, nec mutuo poterunt loqui.41
50Folie et mutisme des hommes, fin d’un compte mesurable du temps, l’histoire s’abolit, pour laisser la place à une vérité d’une autre nature. Nous sommes ici très exactement à la fin du temps, et dans une relation à l’histoire qui cesse apparemment de côtoyer l’approche qu’avait esquissée Isidore :
L’histoire est le récit des choses accomplies par laquelle on connaît ce qui est fait dans le prétoire On la nomme en grec apo tou historein... c’est-à-dire voir ou connaître. Chez les anciens, personne n’écrivait l’histoire qu’il n’y eût participé, et vu les choses qu’il fallait consigner en effet, nous comprenons mieux ce qui se passe par nos yeux que lorsque nous le recueillons par l’ouïe. Ce que l’on a vu, on le rapporte sans mentir.42
51Les hommes des derniers temps ne pourront écrire leur histoire, faute de mémoire et surtout de parole, le temps lui même finissant par se dissoudre. Ici se termine l’histoire humaine. Mais non pas l’histoire elle-même : les prophètes l’ont dite à l’avance. Qu’on se rappelle l’insistance avec laquelle, dans l’Apocalypse, on insiste sur le fait de voir43. Dès lors, l’Apocalypse est, malgré sa distance dans le temps, de l’histoire à part entière, rapportée par un témoin privilégié qui sait, hors du temps, ce qui se fait dans le prétoire divin.
52Le paradoxe de ces récits de la fin des temps est donc double. On ignore ce qui sera de l’ordre du temps de l’histoire, et l’Antéchrist, laborieusement conçu dans l’interprétation des textes, reste incertain ; on sait en revanche, avec toutes les certitudes qu’offre l’histoire la plus exigeante, ce qui sera au delà de la fin du temps, c’est-à-dire à un moment où l’histoire n’a plus sa légitimité humaine.
53A ces deux paradoxes il existe deux réponses. Tout d’abord, que l’histoire ne peut se percevoir au Moyen Age qu’en termes divins. Hugues de saint Victor l’expose en développant l’image de l’édifice que l’on construit :
Donc, quand tu t’apprêtes à construire, pose d’abord comme fondation l’histoire, ensuite, au moyen de la signification symbolique, dresse, pour en faire une citadelle de la foi, l’atelier de ton esprit. Pour finir, à travers la grâce de la morale, peins l’édifice comme si étalais la plus belle couleur.44
54A l’image fractionnelle de la Bible de pierre, utilisée pour parler des cathédrales, on pourrait proposer, en regard, grâce à ce texte, la théologie comme une cathédrale de mots. L’histoire y a sa place, fondamentale : aussi bien dans l’étude de la Bible, souci majeur des théologiens et des clercs, que dans le regard que ces derniers portent sur le monde, le siècle, l’univers des laïcs. Mais, davantage, dans cette formulation architecturale, il me semble que l’on peut voir une image de la Jérusalem céleste ; certes, elle est arx, au lieu d’être civitas, mais sa couleur appelle le jaspe, l’or, le saphir et la chalcédoine de la description de saint Jean45. L’histoire ainsi, par le jeu des semblables, converge aussi vers cette fin dernière qui est le salut des hommes.
55Le premier paradoxe se résout de lui-même par la conviction déjà montrée que la fin des temps est proche, que les temps eschatologiques sont déjà commencés. Des signes en apparaissent quotidiennement à qui sait lire le monde, et même si l’Antéchrist n’est pas encore parmi nous, nous ne pouvons que l’attendre.
56Le clerc qui fait profession d’historien, non plus de chroniqueur ou de biographe, devient alors celui qui va s’efforcer de mettre en place, de façon lisible, les préliminaires de la fin du monde. C’est une attitude proche de celle des théologiens qui l’anime, attitude qui vise à utiliser des sources, à établir des textes, à dégager et à mettre en relation, des suites d’événements concourant d’une même fin première qui permettra de parvenir à la fin dernière de l’Apocalypse. L’histoire a pour rôle d’éclairer, non seulement les fins dernières, mais notre vie quotidienne et notre foi personnelle, comme le dit Hugues de Saint Victor en concluant son chapitre :
Vois donc comment, à partir du moment où le monde a commencé et jusqu’à la fin des siècles, la compassion du Seigneur ne fait pas défaut.46
57L’image du vieillissement de l’homme qui ouvrait ainsi l’épilogue de Vincent de Beauvais trouve ainsi sa raison d’être. Le vieillissement du monde est une figure de celui de l’homme, autant que réciproquement. C’est, autant que l’aventure de l’humanité, celle de l’homme, du croyant qui est ainsi mise en figures.
58L’étrange disparate que l’on a pu voir dans le texte de Jehan du Vignay répondait à la même aspiration ; si l’un nous montre le septième âge comme la fin de l’homme historique, l’autre nous dit, semblablement, que le septième âge marche avec le sixième, que la fin des temps est déjà commencée.
B. Comment créer un empereur, ou petit manuel pratique de l’Apocalypse
59Paradoxalement, si les approches que trouvent les clercs français du Moyen Age restent individuelles, la démarche des pays germaniques va se teinter de messianisme. C’est bien à cela que renvoie la conclusion du Speculum Historiette de l’édition de Douai. Celle-ci, pour des raisons peut-être éditoriales, annonce avant le première page de Vincent la composition de l’ensemble de l’oeuvre, énumérant combien de livres sont consacrés à chaque moment de l’histoire. Il n’est pas innocent de voir la liste se terminer par
Imperiorum Occidentis sub germanis principibus ; usque ad saeculum Luthero haeresiarchae proximum, libris caeteris.47
60Ainsi sont jetés des ponts, d’une histoire se terminant en 1244 à l’histoire de la Renaissance. Doit on en considérer comme responsables les bénédictins de Douai ? Je pense pour ma part qu’ils ont pu accéder à un manuscrit complété tardivement par quelque clerc soucieux de tenir à jour le Speculum, ou bien que l’imprimeur, Balthazar Ballerus, a ajouté sciemment un argument de vente, rendant plus actuel le Miroir
61Quoi qu’il en soit, à la fin du Speculum, après la description de la félicité des élus, on peut être surpris de voir un tractatulus concernant l’élection de l’Empereur, "ab auctore descriptam". Une simple lecture montre qu’il n’en est rien, et que Vincent de Beauvais n’est pas responsable de cette suite donnée à son ouvrage, suite que par exemple Jehan du Vignay ne traduit pas.
62Le texte date au plus tôt de la première moitié du xve siècle, puisqu’il évoque les Hussites, au plus tard du début du xvie siècle, puisqu’il n’y est pas fait allusion à d’autres hérésies et aux conflits que la Réforme a pu entraîner. Le fait que les éditeurs l’attribuent à Vincent de Beauvais me fait supposer qu’il date de la fin du Moyen Age. Pourtant, on imagine mal un clerc français proche de saint Louis — si l’on accepte la tradition qui fait du Speculum une suggestion royale48 — souhaiter le gouvernement unique de l’Empereur et la sujétion des rois à celui-ci49 ! Rappelons-nous toutefois que Douai, dans les Flandres, était jusqu’à Louis XIV une terre d’Empire.
63Ce n’est pas le lieu d’examiner en détail le contenu de ce texte, essentiellement institutionnel ; pourtant quelques points méritent d’en être retenus. Le premier est la justification théologique du pouvoir impérial. On rappelle ainsi que le Christ lui-même avait reconnu César50 ; le second insiste sur sa prépondérance :
Namque, sicut in spiritualibus Romano Pontifia singuli Patriarchae, Primatesque, caeterique Pontifices & Praelati subjecti sunt, [...] sic & Romano Principi temporales quodlibet liquet esse subjectos.51
64Ce qui est plus intéressant, c’est l’ambition impérialiste du texte, l’idée que la vocation de l’Empereur est de réunir les nations pour organiser la paix :
Quod si uno sub capite viveremus, si unam omnes sequeremur obedentiam, si unum dumtaxat in temporalibus supremum principem recognosceremus : floreret ubique terrarum pax, optima dulcique omnes concordia frueremur.52
65Mais, à mon sens, ce désir n’est pas qu’un désir terrestre, et il prend à la fin du Speculum une signification tout à Eut particulière. Tout se passe en effet comme si l’ambition déclarée d’un Empereur des chrétiens n’était pas simplement une propagande du pouvoir, mais l’attente du règne unique qui doit précéder la venue de l’Antéchrist.
C. Les chroniques de Nuremberg
66A ce projet institutionnel, les Chroniques de Nuremberg confrontent une vision plus simple, plus claire et plus euphorique. On connaît mal semble-t-il ce texte, de la fin du Moyen Age, imprimé dès la fin de sa rédaction par Hartmann Schedel dans des incunables somptueux, foisonnants de gravures admirables de Michel Wohlgemuht et Wilhelm Peydenwurff ; pourtant, de nombreux exemplaires en sont conservés, pas moins de 8 à la Bibliothèque Nationale, qui conserve aussi cinq exemplaires de la traduction publiée en 1497. L’ouvrage est une somme historique, la réponse du xve siècle au Speculum de Vincent de Beauvais, s’achevant comme lui dans la perspective de la fin des temps. Mais, avant la description attendue du règne de l’Antéchrist, les Chroniques se terminent sur une description enthousiaste des exploits à venir du nouvel empereur ; description au futur d’une croisade triomphale, qui reconquerra les terres de Pannonie, de Thrace et d’Illyrie, et s’adjoindra les règnes de France et d’Espagne pour reprendre la Terre Sainte :
Sperabimus autem régi Maximiliano nutu divino, victoriam haud dubie successuram, dum cetere nationes hune regem atque ducum sequentur. Cum divitem Ytaliam, nobilem Galliam, fortem Hyspaniam, bellicosam ac populosam Germaniam adjumento esse sentiet, hiis arma, hiis equis, hiis pecunie abunde suppetunt...53
67Cette progression touche son sommet dans l’affirmation :
Et Terram Sanctam Christianis restituet54
68Il y a certes pour le lecteur actuel, dans cette ambition démesurée, une facette picrocholine ; mais prenons-y garde : ce n’est pas l’ambition de l’Empereur qui est développée ici, mais celle du chroniqueur, d’Hartmann Schedel ; celui-ci, bien sûr, peut manier avec lourdeur la rhétorique encomiastique, il n’en reste pas moins que, derrière la libération de la Terre Sainte, c’est une unification, chrétienne et pacifique, de l’Occident à laquelle il aspire. Ce sera alors une véritable apothéose pour l’Empereur, sauveur de la Chrétienté, chanté par les plus grands poètes55.
69Le thème impérial, précédant l’âge de l’Antéchrist, resurgit ici dans son ampleur, développant, affermissant ce que nous n’avions fait que pressentir dans les ajouts de Douai à Vincent de Beauvais. La conscience d’un temps qui s’achève se manifeste ici.
70Mieux, elle se matérialise par une initiative, plus belle, plus littéralement poétique à mon sens que la fausse annonce du début du Speculum. Selon les exemplaires, juste avant le récit traditionnel de l’Apocalypse et de l’avènement d’Antéchrist, de trois à cinq feuillets blancs se glissent entre les feuillets 266 et 267, eux mêmes vierges quoique numérotés. Ils sont précédés de la mention :
Cartas aliquas sine scriptura pro sexta aetate deinceps relinquere convenit Judicio posteriorum que emendare addere, atque gesta principum et privatorum succedentium perscribere possunt. Non enim omnia possumus omne...56
71Ainsi, pour le chroniqueur, quelques pages suffiront à terminer le récit du Sixième Âge. L’Empereur ne peut décevoir, il sera celui de la chrétienté tout entière, et dès lors les temps sont proches. Conviction que je disais à l’instant poétique, dans l’exacte mesure où la Poésie est, depuis Aristote, plus belle que l’Histoire, disant les choses qui doivent arriver plus que les choses réellement advenues. Conviction poétique, dans la mesure où si le temps réserve des surprises, celles-ci devront, pourront s’intégrer dans ces quelques pages blanches.
72Cet espace inconnu entre le présent et la ligne d’horizon, celui que je cherchais à déterminer au début de ce travail, le voici enfin matérialisé. Il prend sa source bien sûr dans une prophétie, celle de Méthode qui annonçait d’abord le règne partait II suit son cours dans la poésie, celle toute moderne de la page blanche, pour s’approcher enfin de l’autre versant de l’histoire, celui de son aboutissement. Il ne nous appartient pas de connaître les temps, certes ; mais nous pouvons ainsi les délimiter, les circonscrire par ces quelques feuilles blanches, qui sont de l’Histoire, en instance.
73L’attente patiente de Vincent de Beauvais, plus sage, peut-être, n’aboutissait qu’à une aspiration, que l’histoire n’a pas encore démentie : si les deux ordres doivent régénérer le monde, la tâche des franciscains et des dominicains n’est pas achevée, à moins que d’autres encore aient à tenir cette place. Nous sommes, depuis 1244, à attendre le prochain signe de la fin.
74Hartmann Schedel, lui, prévoit la fin de l’histoire. Et, dans ce silence qu’il ménage, inexorablement, se glisse la fin du sixième Âge : achevant sa Chronique en 1492, il ignore certes ce qui se passe à Trébizonde, à Grenade ou sur l’Océan Atlantique ; mais au moment même où il écrit, l’Histoire même lui donne raison, un temps s’achève.
75Depuis Christophe Colomb, l’Apocalypse aurait-elle commencé ?
Notes de bas de page
1 Au point que C. Kappler, dans son ouvrage Apocalypses et Voyages dans l’Au-delà. (Cerf 1987) est obligée de rappeler une typologie dont elles sait les limites (pp 33-34)
2 Au moins dans le Royaume de France. On sait que d’autres états commençaient l’année à Noël, ou à l’Epiphanie
3 Speculum Historiale, Lib XXXI, cap CV. Douai 1624, p 1323
4 « Parens hominum omnium Adam ita plasmatus fuerat, ut manente illo décédèrent tempora, nec vitae terminum [...] aliquo tempore sciret. » Ibid, cap CVI
5 « Par ax est li siècles feniz » "De qoi vienent li traiter et li mauves", v 202, édité et commenté par J. Subrenat, in Morale pratique et vie quotidienne dans la littérature française du Moyen Age, Senefiance n° l, Cuerma 1976, p 87-107
6 « Senectus aliquando incommoda præsentis temporis significat » Raban Maur, De Universo, lib. VII, cap I, PL. CXI col 185. Cf aussi « De sex mundi ætatibus [...] perstrinximus : et nunc in comparatione ævi unius hominis... » Ibid., Lib X, cap. XIV, col 306
7 J’ai tenté d’en rendre compte dans « L’image de l’âge », in Vieillesse et Vieillissement au Moyen Age, Senefiance n 19, Cuerma 1987, pp 133-150
8 « Porro secundum majorent numerum ex antiqua translatione sumptum, quem supra posuimus,annus prasens existit ab initio saeculi, sextus millesimus 443 » Spec. Hist. cap CV, p 1323
9 « De plus, en comptant les âges comme autant de jours, d’après des périodes que semble distinguer l’Écriture ce repos sabbatique apparaîtra plus clairement encore, puisqu’il arrive au septième rang Le premier âge, comme un premier jour, va d’Adam au déluge [...] Le sixième s’écoule présentement, sans qu’on doive compter les générations, puisqu’il est dit Il ne vous appartient pas de connaître les temps que le Père a gardé en sa puissance.
Après ce sixième âge. Dieu se reposera comme en un septième jour, en ce sens qu’il fera reposer en lui-même, comme Dieu, ce septième jour que nous serons. Il serait trop long de traiter en détail de chacun de ces âges. Je dirai toutefois que le septième âge sera notre sabbat, et que ce sabbat n’aura pas de soir, mais qu’il sera le jour du Seigneur et pour ainsi dire, un huitième jour étemel : car le dimanche, consacré par la résurrection du Christ, préfigure l’éternel repos et de l’esprit et du corps.
Là, nous nous reposerons et nous verrons ; nous verrons et nous aimerons ; nous aimerons et nous louerons. Voilà ce qui sera à la fin, sans fin », (Cité de Dieu. XXII, xxx. Traduction G. Combes. Bibliothèque Augustinienne n° 37, Desclée De Brouwer. 1960, p 717-719)
Mais n’oublions pas que d’autres modèles coexisteront, dont une division de l’histoire du monde en cinq âges, à partir d’une homélie de Grégoire le Grand ( In evang. I. Hom., 19, 1, PL, LXXVI, col 1054) et une division en trois temps, temps de la loi de nature, temps de la loi écrite et temps de la grâce. Cf à ce propos J. Ratzinger la Théologie de l’histoire de saint Bonaventure, P.U.F. 1988, p 14
10 Raban Maur, De Universo, lib.X, cap XIV, P.L. CXI col 307
11 "in comparatione primæ hebdomadis" Raban Maur, Ibid, col 306
12 Bede le Venerable, In Principium Genesis, C.C.L. 118A, 35-39
13 "Et requievit die septimo ab universo opere" (Gn, 2, 2)
14 "...Ils reprirent vie et régnèrent avec le Christ 1 000 années. C’est la première résurrection. Les autres morts ne purent reprendre vie avant l’achèvement des mille années." Ap, 20, 4-5.
15 J. Ratzinger, op.cit., p 14.
16 Cf Morton W. Bloomfield et Marjorie E. Reeves, « The penetration of Joachism into Northern Europe », Speculum, t XXIX, 1954, pp 772-793, spécialement pp 777 et 781
17 Op. Cit., cap CVIII, p 1325
18 Modèle qui se retrouvera jusqu’à la fin du xvie siècle dans les deux Sepmaines de Du Bartas.
19 « Et Joachim devint ainsi, dans l’Église elle-même, le précurseur d’une nouvelle conception de l’histoire qui nous paraît aujourd’hui si évidemment être la conception simplement chrétienne qu’il nous est difficile de croire qu’il a pu parfois en être autrement. » J. Ratzinger, op. cit., p 122
20 « De sex hujus mundi ætatibus a septima vel octava... » Raban Maur, op.cit., col 306
21 Rupert de Deutz. de Trin. et op. ejus, p 2 in vol 4 evang., c 29. PL CLXVII, col 1568. Cité in J. Ratzinger, op.cit., p 18
22 Jean du Vignay, Miroir Historial, Ms B.N. Fr 52, f 378 v, b.
23 Ibid
24 Cf bien sûr à ce propos J. Le Goff, La Naissance du Purgatoire, Galumard 1981, et plus spécialement pp 319-372
25 Pour une vue d’ensemble, on peut utilement se référer à la synthèse de Richard Kenneth Emerson, Antichrist in the Middle Ages, a study of medieval Apocalvpticism, art and literature. University of Washington Press, Seattle, 1981 ; et à l’ouvrage, évident et indispensable, mais tard venu entre mes mains, de C. Carozzi et H Taviani-Carozzi, La Fin des temps, Ed Stock-Moyen Âge, 1982 ; on y retrouve accompagné d’une présentation efficace, l’ensemble des textes apocalyptiques du premier Moyen Âge.
26 dans la traduction de la Bible de Jérusalem, la Vulgate est plus sobre : « Qui adversatur et extollitur supra omne quod dicitur Deus.... » 2Th, 2, 4
27 Bede le Venerable De temporum ratione, cap LXLX, PL XC, col 573-574
28 Sur l’influence de l’Epistola ad Gerbergam reginam de ortu et tempore Antichristi, Cf E. Walbero, Deux versions inédites de la Légende de l’Antéchrist. Lund, 1928, p xiv-xix
29 L’Apocalypse en français au xiiie siècle, publiée par MM L. Delisle et P. Meyer, S.A.T.F. 1901, p 32. Il s’agit du commentaire d’Ap. 6,16
30 Pseudo-Methode de Patara, cité in Carozzi, op.cit. p 29
31 « Et lui, si vous voulez m’en croire, il est Elie qui doit revenir », Mt 11, 14 ; Cf aussi Me 9, 12 sq, et Luc 1, 17.
32 Mal.3, 23
33 « J’enverrai mes deux témoins prophétiser pendant mille deux cent soixante jours... », Apo, 11,3
34 « et vidi alterum angelum ascendentem ab ortu solis habentem signum Dei vivi. et clamavit voce magna [...] nolite nocere terrae neque mari neque arboribus quoadusque signemus servos Dei nostri in frontibus eorum » Ap, 7,2
35 J. Ratzinger, op.cit., pp 38-39. Il faut signaler ici la dette de cette partie envers ce travail remarquable et stimulant.
36 « Partant, qui de ce lieu fera discours, Ne dise Assise, qui serait dire court, Mais Orient s’il veut proprement dire » Dante, Paradis, XI vv 52 sq. Trad. Andre Perate.
37 « Sed & anno ab incamatione Domini 1178, Sancta Hildegardis de tempore muliebri prophetavit, in hunc modura : Anno, inquit, post incamatione Christi 1188, Apostolorum doctrina, & ardens justitia, quam in Chnstianis & spiritualibus constituerat Deus tardare et in haesitationem verti coepit ; sed hoc muliebre tempus non tamdiu durabit, quamdiu hucusque perstitit » cité in Spec Hist. Lib XXXI, cap CVIII p 1325
38 Spec. Hist. lib XXXI, cap CVII, p 1324
39 cités par Vincent de Beauvais, Lib XXXII, cap XIX sq. Cf pour ce type d’information l’utile table de J de Hautfuney, éditée dans Spicae 2 et 3. Editions du C.N.R.S., 1980-1981. Cf G. Guzman : « The encyclopedist Vincent de Beauvais and his Mongol extracts from John of Plano Carpini and Simon de Saint-Quentin », Speculum XLIX, (1974) pp 287-307.
40 Actes, 7, 2, et 1 Th, 5, 1
41 Op. Cit, c CXI, p 1326
42 Historia est narratio rei gestae, per quam ea quae in praetorio facta sunt dinoscuntur. dicta autem graece Historia apo tou istorein, vel a videre, vel cognoscere. Apud veteres enim nemo conscribebat historiam nisi is qui interfuisset, et ea quae scribenda essent vidisse. Melius enim oculis quae fiunt deprehendimus. quam ea quae auditione colligimus. Quae enim viduntur, sine mendacio proferuntur (Isid. Et., Lib I, cap XXVI)
43 Cf Apo, 6,1
44 Didascalicon, VI, II PL. CLXXVI, col 801 ; trad M. Lemoine, p 106, Cerf, 1991, p p 214
45 Apo, 21,19
46 Didascalicon, loc.cit., trad., p 215
47 Spec Hist, p-lv°
48 Cf pour un point de la question historique S. Lusignan Préface au Speculum Majus de Vincent de Beauvais : réfraction et diffraction. Cahiers d’Études Médiévales n° 5, Montréal-Paris, 1979, pp 15-27
49 « Non tamen propterea regum et aliorum principium magnam esse potestatem inficiamur. sed esse eas sub imperio dicimus ». Spec Hist., p 1333
50 Cf Mt, 21, 22
51 Spec. Hist, ibid
52 ibid.
53 Chroniques de Nuremberg, Rés B.N. [G 500 ; f 258 v°
54 Ibid
55 « Tunc Conradis Celbis laureati Musa, quais ab inferis resurget, et poemata componet. M. Antonius Sabellicus historias scribet, mortalem regem immortalitam donabunt... » Ibid.
56 Ibid
Auteur
Université de Rennes II
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