Femmes et genre dans la Teología India au Mexique
Élaborations théoriques et issues pratiques
p. 45-56
Texte intégral
1L’histoire religieuse de l’Amérique Latine est marquée par la fréquente apparition de mouvements et perspectives progressistes. En dépit du reflux périodique, hommes et femmes, religieux comme laïcs, ont toujours su créer des espaces pour penser sa propre foi à partir de la réalité vécue. La réalité vécue est effectivement, d’un point de vue méthodologique et épistémologique, le cœur des expériences religieuses qui s’inscrivent dans le sillage de la Théologie de la Libération. Le Mexique, pays objet de cet article1, est un lieu où les idées et les pratiques élaborées par la Théologie de la Libération dans les années soixante et soixante-dix ont connu une considérable vitalité et diffusion, en participant aussi à certaines des événements sociaux les plus intéressants des dernières décennies – on peut penser par exemple à la relation entre l’EZLN, Armée zapatiste de libération nationale, et les hommes et femmes d’église lié.e.s à l’évêque de San Cristobal de Las Casas, Samuel Ruiz.
2L’un des aboutissements les plus récents de ce courant progressiste est constitué par ladite Teología India, c’est-à-dire Théologie Indienne, qui à partir des années ’902 développe une idée selon laquelle est essentiel pour une véritable délivrance religieuse, politique et sociale de ses interlocuteurs privilégiés, los pobres – les pauvres –, la reconnaissance de leur dimension culturelle spécifique3.
3 Pour mieux comprendre ce que réellement ses promoteurs entendent avec l’expression Teología India, on peut lire les mots qu’eux-mêmes ont utilisés dans une lettre adressée en 1992 à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi ; ils disent :
La Teología India es el conjunto de experiencias y de conocimientos religiosos que los pueblos indios poseen y con los cuales esplican, desde milenios hasta el día de hoy, su experiencia de fe, dentro del contexto de su visión global del mundo y de la visión que los demás tienen de estos pueblos. La Teología India es, por tanto, un acervo de prácticas religiosas y de sabiduría teológica popular, del que echan mano los miembros de los pueblos indios para explicarse los misterios nuevos y antiguos de la vida. Por eso no se trata de algo nuevo ni de un producto propiamente eclesial; sino de una realidad muy antigua que ha sobrevivido a los embates de la historia4.
4Dans cette énonciation on retrouve tous les éléments qui caractérisent la réflexion de la Teología India. On retrouve l’accent sur la richesse culturelle des groupes indigènes, à travers laquelle se manifesterait aujourd’hui – et toujours se serait manifesté – un sentiment profondément chrétien, qu’il ne serait pas possible de reconduire tout simplement à l’œuvre d’évangélisation menée par l’Église européenne à partir de la Conquête, mais qu’il faudrait au contraire redécouvrir dans les civilisations et religions précolombiennes5. On retrouve aussi l’insistance sur la sagesse populaire et sur la production intellectuelle collective et communautaire : le vrai créateur du discours théologique serait donc la communauté indigène dans son ensemble, et le théologien « officiel » serait tout simplement un transcripteur, ou tlacuilo pour reprendre le terme nahuatl6 qui signifie « scribe » et qui est utilisé par un des prêtres les plus célèbres de ce courant pour décrire son propre rôle, le zapotèque Eleazar López Hernández :
Cuando he fijado algo en papel, soy únicamente tlacuilo o escribano de mis hermanas y hermanos, o, en todo caso, defensor de sus palabras. Son ella/ os quienes elaboran comunitariamente su reflexión de fe. (López Hernández, 2001: 332).
5Dans ce contexte, quelle position occupent les femmes ? Quel rôle jouent dans l’élaboration des réflexions théologiques les femmes religieuses et les femmes laïques ? Quelle place occupent les femmes indigènes ? Et comment sont interprétés, si sont interprétés, les rapports sociaux de sexe dans les communautés dans lesquelles ces religieux travaillent et auxquelles s’adressent ? L’analyse exige qu’on prenne en considération différents niveaux de lecture : qu’on considère tout d’abord les productions écrites (notamment les actes de rencontres, continentales et nationales, où on retrouve les perspectives « théoriques7 » autour desquelles se développe la proposition théologique) ; qu’on se penche ensuite à réfléchir sur les modalités de restitution dans chaque communauté8 suivie par CENAMI9 ; et qu’on analyse finalement les perceptions personnelles et les réélaborations des fidèles, surtout des femmes, impliquées
Genre(s) et complémentarité : les élaborations théologiques
6Du point de vue de l’élaboration théologique générale il n’y a pas une prise en compte spécifique des questions liées au genre et aux relations entre les sexes. L’axe principal autour duquel se développe l’analyse des théologiens10, on vient de le dire, est celui de la récupération et de la valorisation de la « culture indienne ». Cette dernière est fréquemment interprétée et décrite comme un ensemble harmonieux et cohérent, dépourvu de significatifs conflits intérieurs et ce sont des pueblos indígenas souvent vagues et homogènes les protagonistes des réflexions théologiques et politiques promues par le CENAMI à l’occasion de ses rencontres périodiques. On peut considérer par exemple les différents laboratoires d’été organisés pendant juillet et août 2016 :
Aportes de Papa Francisco a la misión, La palabra de Dios en la palabra de los pueblos indígenas, Vivencia de la misericordia en los publos indígenas, Madre tierra y salud comunitaria en la perspectiva de los pueblos indígenas, Nuevas estrategias para la Pastoral Indígena en la defensa del territorio y cuidado de la Casa Común, Los caminos de la justicia indígena en la defensa de los pueblos.
7Dans les pratiques et dans les discours, pourtant, certaines manœuvres indiquent comme la question du genre ne soit pas du tout ignorée : le langage inclusif est un instrument largement utilisés dans les productions écrites et orales autant des théologiens que des adhérents à la Teología India pour signaler, du moins symboliquement, la même importance du sexe masculin et du sexe féminin. Dans les écrits on fait recours habituellement au signe graphique de l’arobase, dans lequel coexistent le o et la a des deux désinences (extrait d’un texte distribué au cours d’un des laboratoires d’été du 2013 : « Objetivo : Ubicar, desde las propias organizaciones sociales y pastorales, médicas tradicionales, promotoras de salud y asesoras, factores locales y regionales de la realidad que debilitan nuestro quehacer de salud comunitaria »). Dans les énonciations rituelles se réaffirme et renforce cette inclusion symbolique en s’addressant à la divinité toujours comme étant au même temps mère et père : « Totatzin-Tonantzin, Nuestro Digno Padre y Nuestra Digna Madre », où les mots en langue indigène sont encore une fois en nahuatl.
8L’intérêt de la Teología India pour les rapports entre les sexes ne se limite pas aux questions d’ordre formel et linguistique, et ces dernières résultent plutôt d’une perspective plus approfondie que, même si rarement abordée de manière directe et spécifique, se retrouve à l’intérieure des réflexions plus vastes.
9Une analyse des différentes types de productions et élaborations de la Teología India dévoile clairement la dérivation de toute une série de suggestions de la théologie éco-féministe, qui à partir des années ‘90 a assumé un rôle particulièrement important dans le panorama théologique latino-américain. Mary Judith Ress, docteur en Théologie Féministe, définit l’écoféminisme « la convicción de que la opresión de la mujer y la destrucción del planeta vienen del mismo sistema patriarcal – de “poder sobre” – que niega la unión primordial de todo el cosmo » (2004 : 153), et propose conséquemment une approche commune à l’analyse de la subordination de genre et de l’exploitation de la planète, et donc une approche commune aux pratiques politiques. La perspective éco-féministe, qui n’est pas surgie dans le milieu religieux11, sera cependant particulièrement attirante pour les différentes théologies, et cela en raison de la tendance, même dans ses versions laïques, à promouvoir une nouvelle spiritualité dans la relation avec soi-même et avec le monde qui nous entoure. La théologie éco-féministe se révèle particulièrement intéressante pour la Teología India puisque les deux partagent l’importance centrale attribuée à la nature, conférant à cette dernière un lien privilégié dans le premier cas avec les femmes et dans le second avec les populations autochtones. Les communautés autochtones sont en fait considérées comme dépositaires d’un savoir ancestrale et millénaire qui permettrait d’instaurer des relations vertueuses et harmonieuses entre l’être humain et l’environnement dans lequel il vit ; elles seraient ainsi les sujets capables de sauver l’humanité entière de la crise écologique dans laquelle nous sommes dramatiquement plongés (à partir de la constatation formulée à plusieurs reprises selon laquelle la Teología India est produite par indios et pour indios, mais douée d’une valeur universelle). Dans la production de cette théologie la femme autochtone devient doublement dépositaire, en tant que femme et en tant qu’indigène, d’une connaissance presque initiatique qui la rapproche de la nature et la prédispose à sa tutelle :
[...] los pueblos originarios de Abya-Yala hacen énfasis en lo femenino, de manera particular en la maternidad. En el panteón religioso de nuestros pueblos siempre encontramos alguna o algunas divinidades femeninas. Uno de los casos más representativos es Tonanzín entre los nahuas, ella es nuestra verdadera Madre. Entre los Mayas están Ixchel e Ixtab. En el plano social, numerosas mujeres han estado y están al frente de las luchas por la defensa de la Madre Tierra. Incluso la referencia a la tierra en los pueblos andinos, es un concepto femenino: Pachamama, o la Diosa Azteca de la Tierra: Coatlicue. (Pbro. Atiano Ceballos Loeza)12.
10Cette posture de la Teología India semble cependant entraîner un risque d’essentialisation tant des communautés autochtones (par rapport auxquelles parait y avoir une vision utopique et simplifiée) comme des rôles et des rapports sociaux de sexe en proposant encore une fois la dichotomie entre valeurs et attitudes masculines et féminines, dichotomie qui, même si inversée de signe, se révèle également problématique. À partir de cette dichotomie la Teología India considère comme une des principales caractéristiques qui constituent la « racine indienne » de la vie communautaire le concept de « complémentarité » entre les sexes, un concept tiré des études mésoaméricaines d’archéologie et d’anthropologie13, mais qui contraste très souvent avec la réalité vécue par les femmes dans les différents contextes locaux. Cette réalité est généralement attribuée aux influences néfastes de la culture colonialiste et occidentale, qu’il faut extirper pour retrouver la génuinité de l’expérience indigène :
Vemos que en los ritos indígenas siempre aparece la participación de varón y la mujer. En la realidad indígena la mujer tiene la misma dignidad que el varón, lo contrario se ve en el mundo occidental. La gran realdidad del machismo existe desde 1492 (llegada de los españoles). (AA. VV., 1997).
11Il est donc clair qu’il n’est pas possible de plaider en faveur de la démarche féministe diffusée dans les contextes métisses, démarches qui seraient étroitement liées à des problématiques purement occidentales :
[…] debemos enfantizar la creencia de que nos concebimos formando parte de una armonía creadora en donde el hombre y la mujer se complementan de modo fecundo. En este sentido, aun las que no podemos reconocer una raíz indígena como propia, nos sentimos tan enriquecidas de conocer y compartir la concepción indígena de la relación entre hombre y mujer; más aún, del importante papel ritual que asume ésta en esas culturas. Desde esta concepción reafirmamos nuestro rechazo a posiciones feministas, si bien entendemos su dinámica de origen. (AA. VV., 1991: 272).
12La méfiance envers le féminisme est d’ailleurs confirmée par des sources différentes : l’anthropologue Duarte Bastian rapporte les paroles d’un prêtre connu pendant son travail de terrain avec un groupe de femmes d’Oteapan (Veracruz), proche aux milieux progressistes de l’église mexicaine. Le prêtre, en décrivant les dynamiques sociales qui caractérisaient sa paroisse, reconnaissait l’existence des relations inégales entre les sexes et il considérait donc fondamental dans son travail d’aider à rendre ces relations plus horizontales et égalitaires, mais tout cela, dit-il, « no se hace con feminismo sino con trabajo comunitario » (Duarte Bastián, 2008 : 272). De manière similaire don Alfonso, le prêtre de la paroisse où j’ai mené ma recherche et qui était explicitement lié aux groupes de la Teología India, dans une conversation informelle lors d’un voyage en voiture m’a expliqué comme de son point de vue une perspective féministe est tout à fait inadéquate pour penser les rapports entre les sexes, vu que proposerait uniquement une lutte stérile et fatale entre hommes et femmes. La vrai égalité, ajoutait avec conviction, aurait pu se rejoindre seulement à travers la promotion du principe de la complémentarité, bien connu dans les cultures mésoaméricaines.
13Finalement, on constate que la Teología India propose dans ses documents et ses écrits une utilisation plutôt fade de la catégorie de « genre », qui tend à se résoudre dans le souhait de la réalisation de la « equitad de género », en s’appuyant fréquemment sur la complémentarité supposée des deux principes masculin et féminin et sur l’attribution à ce dernier d’une valeur particulièrement positive. L’utilisation par contre du « genre » comme outil conceptuel qui permet de remettre profondément en question ce qui est apparemment déjà donné, et donc son utilisation comme catégorie critique pour l’analyse, ne semble pas s’être affirmer entre les principaux théologiens de ce courant, auxquels probablement on pourrait adresser les mêmes perplexités soulevées par la théologienne féministe Ivone Gebara à l’égard des théologiens de la libération en général. Elle dit :
[…] Se creía […] que bastaba abrir espacios en la teología tradicional o en la teología de la liberación para los asuntos femeninos, como una varilla más del amplio abanico de la liberación, para que el problema estuviera resuelto. [...] Nos damos cuenta de que no puede ser así. [...] No cabemos en la misma estructura patriarcal, tampoco en la misma antropología sexista ni en las cosmovisiones tradicionales. (Gebara, 2004: 132).
La Teología India sur le terrain : une étude de cas
14Qu’est ce qui se passe quand la Teología India arrive « sur le terrain » ? Qu’est ce qui se passe à l’intérieur des communautés indigènes dont les religieux, religieuses et catéchistes sont impliqué.e.s dans ce processus théologique ? Et, en particulier, de quelle manière les femmes indigènes de ces mêmes communautés participent à ce processus ? La région où j’ai effectué ma recherche, le sud-est de l’État de Veracruz, a connu, déjà à partir des années soixante-dix, une considérable influence de prêtres jésuites proches de la Théologie de la Libération. Ces jésuites ont fondé dans le village de Zaragoza la Communauté Ecclésiale de Base (CEB), qui au jour d’aujourd’hui est encore une de réalité les plus vives, pas seulement du point de vue religieux mais surtout politiquement. C’est aussi grâce à la CEB qu’en 1979 surgit le Comité de Defensa Popular (CDP), association politique constituée avec le but déclaré de reconduire la gestion du municipe dans les mains des habitants et d’empêcher par cela les abus perpétrés par les familles de caciques locales, qui avaient tourmenté pendant des décennies la population locale14. À partir de ce moment le Comité se présente régulièrement aux élections, avec le soutien du parti gauchiste mexicain Partido de la Revolución Democrática (PRD). La coalition soutenue par le CDP a gouverné Zaragoza pendant quatre mandats (1982-1985 ; 1991-1994 ; 1994-1998 ; 1998-2001) et, après plusieurs années au second plan en conséquence d’une crise interne due à des scandales économiques, a reconquit le cinquième en 2011. C’était donc une région déjà carrément influencée par le catholicisme progressiste quand en 2003 arrive celui qui était le prêtre de la paroisse pendant ma recherche, don Alfonso. Ce prêtre, qui avait déjà travaillé en précédence dans d’autres communautés rurales et qui collaborait depuis quelques années avec les principaux membres de CENAMI, rentre à Zaragoza avec l’objectif précis de promouvoir une modalité d’approche à tout aspect de la vie communautaire mettant au premier rang l’appartenance « ethnique » des fidèles. Les relations entre le prêtre et ses paroissiens se sont révélées au fil du temps plutôt complexes, très souvent conflictuelles, même quand il y avait un partage de valeurs et objectifs. On ne peut pas s’interroger ici sur les raisons de ces mutuelles incompréhensions, qu’on a essayé de résumer ailleurs15. Ici c’est important par contre de signaler que soit les membres de la CEB soit le prêtre et quelques paroissiens collaborant avec lui se sont engagés dans la réalisation d’une Casa de Salud avec le but de récupérer et de promouvoir la médecine dite « traditionnelle ». L’analyse de la réalisation et après de la gestion de cette Casa de Salud permet de mettre en évidence un exemple éloquent des contributions les plus significatives que la Théologie de la Libération et la Teología India ont apporté aux mouvements sociaux des femmes dans de nombreuses communautés. Les femmes engagées dans le projet, en effet, ont étés celles qui ont tenu debout la Casa de Salud dans les moments où soit la paroisse soit la CEB s’en éloignaient suite aux divergences, ont étés celles qui en ont garanti la continuité, et sont arrivées à redéfinir cet espace dans la manière pour elles plus utile et convenable, en se détachant et en s’autonomisant des sujets promoteurs. Ce que rendait spéciale la Casa de Salud n’était pas vraiment, ou quand même pas seulement, la tache de récupération de la médicine « traditionnelle » et naturelle. Son importance était plutôt dans le rôle jouée par cette maison en tant que lieu privilégié de rencontre entre femmes, et en conséquence en tant qu’espace politique dans lequel repenser l’existant, jeter un regard critique sur sa propre réalité vécue et délinéer, à travers l’engagement permanent dans un milieu externe à la famille et à l’espace domestique, une nouvelle et possible image de femme indigène. De ce point de vue les difficultés auxquelles les femmes de la Casa de Salud ont su faire face suite à la rupture entre Comité et paroisse, et suite à l’abandon du projet de la part de tous les deux, ont certainement contribué à les consolider en tant que groupe et à leur faire prendre conscience de leurs compétences organisationnelles, malgré dans l’immédiat elles avaient été découragées et douloureusement marquées par l’événement. Cette douleur se manifeste clairement dans les entretiens :
Nosotras ya nos quedamos solas, la verdad es que nosotras mismas tuvimos que buscar para alguien que nos dé los talleres… porque ese día casi a pena estábamos empezando, cuando ya no tenemos talleres, y a nosotras como venía un desánimo, sentíamos que ya nadie nos apoya, siempre estábamos solas… Entonces tuvimos que buscar solitas como seguir adelante, y ahorita ahí estamos. (J.C., 20/12/2010)
15Il est important de souligner comment cette association a assumé une caractérisation purement féminine de manière quasi involontaire, vu qu’en principe le groupe de santé était mixte et ouvert tant aux hommes qu’aux femmes. Au cours de la première année les participants de sexe masculin se sont éloignés, quelques uns pour continuer l’activité de forme privée, dans leur propre maison (et donc de façon rémunérée, tandis que l’association ne prévoit pas de rémunération pour ses membres), en continuant de temps en temps à collaborer avec la Casa de Salud. Il n’y avait donc, au début, aucune prémisse idéologique, il n’y avait pas de revendications de genre, on s’occupait plutôt de questions relatives à ce que Didier Fassin appel « l’ordre pratique de l’existence », c’est-à-dire le quotidien : dans ce cas un accès aux soins de premiers secours garanti à tout le monde, la promotion d’un mode de vie sain et équilibré, les soucis liés à l’hygiène des zones habitées. C’est ensuite à travers l’action quotidienne, presque routinière, et suite à une confrontation et relation constante entre femmes, que s’est développée une sorte de conscience de genre, même s’il ne faut pas imaginer les deux moments comme déconnectés et supposer deux étapes différentes à l’intérieur d’un processus linéaire, comme encore une fois nous met en garde Fassin : « les considérations d’ordre idéologique peuvent très bien exister, au second plan, dès le début, et, à l’inverse, les préoccupations de type matériel sont rarement absentes des développements ultérieurs » (Fassin, 1992 : 511). Les « intérêts pratiques » et les « intérêts stratégiques » (pour reprendre une distinction formulée par la sociologue Maxine Molyneux) tendent donc très souvent à se fondre et confondre, en rendant difficile toute tentative de dichotomisation entre les deux catégories16.
16Dans le cas spécifique de Zaragoza, l’importance acquise au fil du temps par la dimension du genre est clairement illustrée par l’organisation périodique de celles que, en empruntant une expression typique de la pratique féministe, on pourrait définir des véritables « réunions d’auto-conscience » (un emprunt pas si risqué si on considère que les opératrices mêmes parlent de reuniones de autoestima, exprimant ainsi un concept sinon égal au moins similaire). Un vendredi après-midi par mois elles se rencontraient dans les locaux de la Casa de Salud et, en disposant les chaises en cercle, partageaient entre elles les difficultés auxquelles devaient faire face dans la vie domestique et familial, et au même temps clarifiaient les malentendus et les frictions que inévitablement surgissaient de temps en temps entre elles-mêmes. En se réunissant dans un espace commun ces femmes parlaient de leur propre expérience, en s’exposant aux autres et mettant ainsi en lumière leur propre vécu. À la base de cet échange d’auto-narrations il n’y avait pas l’objectif explicite de construire un « nous » orienté à l’action collective ; il y avait plutôt la tentative de comprendre et de définir un nouveau « soi », individuel et social, dans un contexte où peu d’espace était réservée à l’initiative féminine, comme c’est évident en écoutant les paroles des protagonistes :
No se le da su lugar a la mujer, como que no pueden decidir y no pueden hacer lo que a ellas le guste, los hombres son los que deciden. Yo todavía me acuerdo que la mujer nunca podía salir, no podía ir a la escuela... Antes el que tenía derecho de estudiar nomás era el hombre, y a los hombres se le daba su terreno como herencia y a la mujer no. Antes tú no podías ir al molino o a dejar tu maíz porque te decían: “No puedes porque eres delicada”. Y hay todavía las que se dejan golpear. Muchas veces el hombre trabaja y no le queda el dinero a la mujer porque todo se lo gastan en la borrachera, y a veces te hacen daño no sólo en lo físico sino también en lo emocional. (F.J., 22/01/2011)
17Grâce au travail dans la Casa de Salud, la perception de soi-même et de ses propre possibilités commençait à se modifier, et en conséquence il semblait finalement concevable l’envisagement d’un sujet collectif :
Antes yo no podía hablar así en un grupo de gente, como expresar lo que siento, lo que veo, entonces creo que esto ayuda mucho en nuestro grupo, como que no solamente estamos como promotoras allí, sino que nos mueve a hacer otras cosas, como valorarnos, como despertarnos, como promover nosotras mismas como mujer, que sí podemos . (interview à F.J., 22/01/2011).
18Et encore :
Como que en la Casa de Salud nos vamos a desarrollar como mujeres, así, porque creo que de mi generación muy pocas profesionistas son aquí en el pueblo, contaditas están. Nosotras prácticamente, en ese tiempo por lo económico, si en la casa habían varón preferían darle al varón… y bueno en la idea de decir también: « Pues, me voy a casar », pero ¿que haces más después de casarte? ¿Que haces? Como que no hay espacio para ti sola, entonces yo siento que la Casa de Salud es eso, un espacio para nosotras como que salimos de la rutina, de la casa, como que haces algún trabajo que te gusta, te encuentras con las mujeres y platicas. (interview à O.S., 24/01/2011).
19Les avantages considérables acquis par les femmes engagées dans de telles initiatives, et qu’on peut résumer en l’acquisition d’une plus grande agentivité et en la reconnaissance d’une particulière subjectivité, se heurtent avec la permanence de limites et obstacles dans leur parcours vers la participation et le protagonisme dans la vie communautaire et publique. Dans les voix des interviewées s’exprime en effet très souvent le mal à l’aise dû aux difficultés rencontrées en essayant de concilier l’activité d’opératrice dans la Casa de Salud et le rôle d’épouse et de mère. On me dit par exemple : « A veces es dificil porque uno tiene a la casa, tiene a los hijos, al esposo y luego lo que quiere hacer ya como mujer es dificil » (O.S., 22/01/2011).
20C’est une situation évidemment compliquée, caractérisée par une constante mise en question des modèles traditionnels de société et de division sociale des rôles, qui conduit inévitablement à l’instauration d’une dialectique complexe entre des aspirations toujours nouvelles et des équilibres plus ou moins consolidés.
Conclusion
21Dans le présent article, j’ai essayé de montrer de quelle manière le courant catholique progressiste connu comme Teología India se confronte avec la catégorie de « genre ». J’ai mis en évidence la nécessité de scinder l’analyse entre perspectives théoriques et issues pratiques. Dans la première partie on a voulu examiner brièvement l’utilisation et l’élaboration de ce concept par les théologiens, les religieux et les religieuses du mouvement. On a souligné comment dans les productions écrites on retrouve de préférence l’idée de la complémentarité entre hommes et femmes, présentée comme un des piliers de toute cosmovision indigène et dont la restauration et la valorisation sont clairement souhaités. Le féminisme quoique soit très souvent considéré comme un mouvement, sinon toujours néfaste tout au moins étranger au contexte examiné, nombre de réflexions ont leur origine, outre les études d’archéologie et anthropologie, dans la production éco-féministe, très connue et répandue dans les Amériques.
22Dans la deuxième partie j’ai examiné de quelle manière les femmes d’une communauté de langue indigène liée à ce projet théologique peuvent y participer activement et d’une façon parfois différente par rapport à celle envisagée par l’institution ecclésiastique : les femmes de Zaragoza, en tirant parti de relations peu idylliques entre paroisse et CEB, ont su créer « un espace à soi », fonctionnel pour l’élaboration collective et dialectique d’un nouveau sujet.
23On a donc pu voir tant les nouveautés que les ambigüités et les limites qu’implique le discours sur le genre développé par la Teología India, en soulignant comme le peu d’attention critique réservé à ce concept et à une analyse rigoureuse des relations sociales de sexes peut parfois être compensé par la capacité des fidèles eux mêmes à occuper et à habiter les espaces ouverts par l’initiative de l’Église.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Cet article est l’un des résultats de la recherche ethnographique (juillet 2010 – février 2011) que j’ai menée pour écrire mon mémoire de master. J’ai pu compter sur le soutien de la MEIM (Missione Etnologica Italiana in Messico), dirigée par mon directeur de thèse à l’université La Sapienza de Rome (Italie), le professeur Alessandro Lupo.
2 La première rencontre continentale de Teología India a eu lieu précisément dans la ville de Mexico en septembre 1990. Jusqu’à présent se sont déroulées huit rencontres : septembre 1990 (Mexico) ; novembre-décembre 1994 (Panama, Panama) ; août 1997 (Cochabamba, Bolivia) ; mai 2002 (Asunción, Paraguay) ; avril 2006 (Manaus, Brasil) ; décembre 2009 (Berlin, El Salvador) ; octobre 2013 (Pujilí, Ecuador) ; septembre 2016 (Panajachel, Guatemala).
3 Pour une présentation de la Teología India voir l’étude de Clearly et Steigenga, 2004 ; et aussi Ariel de Vidas 2010 ; Botta, 2010 ; Lupo, 2009 ; Norget 2007.
4 Une copie de ce document a été distribué entre les participants au taller de juillet 2010 qui s’est tenu au siège du CENAMI.
5 Pour les fondements théologiques de cette démarche voir en particulier Lupo, 2009 ; Botta, 2010.
6 Bien que la Teología India ait comme objectif celui de « organiser » toute théologie produite par différentes communautés indigènes, dans le contexte mexicain on assiste à une sorte de « aztèquization » du discours religieux, cf. Lupo, 2009.
7 Théoriques entre guillemets parce que cet adjectif est clairement refusé par les mêmes théologiens, qui ne considèrent pas leur travail comme une production intellectuelle individuelle, mais comme une élaboration des expériences vécues par les autochtones.
8 J’utilise le terme « communauté » pour simplifier et aussi parce que c’est le terme normalement employé par mes interlocuteurs. Sa connotation pacifiée ne doit pas faire oublier qu’en réalité on a affaire avec un contexte sociale très fragmenté et articulé.
9 CENAMI est l’acronyme pour Centro Nacional de Ayuda a las Misiones Indígenas, une organisation catholique qui comprennent tant laïcs/ques que religieux/euses. CENAMI naît en 1961 avec le but de soutenir les missionnes indigènes réparties dans le pays, maintien des liens avec la Conferencia del Episcopado Mexicano mais se configure comme un organisme autonome et indépendant. C’est probablement l’institution qui au Mexique a le plus contribué au développement, à partir des années ’90, de la Teología India.
10 J’utilise théologiens au masculin parce que les principaux promoteurs de ce courant sont des hommes, tandis que le numéro des femmes impliquées croît de façon exponentielle quand on considère les activités de catéchisme et d’accompagnement adressées aux communautés autochtones, où on peut trouver un nombre très élevé de femmes. Il faut toutefois signaler que en 2009, quelques jours avant la VIe rencontre continentale de Teología India, est né officiellement le premier collectif de théologiennes indigènes, qui ont ensuite participé aussi à la VIIe rencontre continentale de 2013 ; elles se rassemblent à chaque fois avant la rencontre mixte, pour après partager ses expériences avec leurs homologues masculins. On peut lire la lettre rédigée suite à la première réunion dans les actes du VI encuentro continental.
11 On rappelle que le terme a été créé et développé par la philosophe française Françoise d’Eaubonne dans ses textes des années ’70.
12 Intervention au cours de la VIIe rencontre continentale de Teología India, texte consultable sur internet, http://teologiaindia2013.blogspot.it/.
13 Dans les études sur la Mésoamérique on parle plus souvent de dualidad. Voir par exemple López Austin, 1980.
14 Le CDP a été créé en collaboration avec l’autre mouvement catholique numériquement consistant dans le village, celui de Renovación Carismatica.
15 Donat, 2012.
16 Molyneux (1985). Pour des positions critiques par rapport à la contribution de Molyneux voir Duarte Bastian, 2008 ; Hernández Castillo, 2004.
Auteur
Université de la Sapienza
Docteur en sociologie religieuse à l’université de la Sapienza.
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