"Que feray je se n'ay argent ?" - Une étude sur le testament de Jean Régnier (Fortunes et Adversitez, vers 3577-3774)
p. 211-224
Texte intégral
1Devant l'imminence de la mort, un des secrets de la poésie subjective est que le temps de la fin, ressenti de l'intérieur, correspond à la version individuelle de la fin des temps. C'est peut-être une des raisons qui font que le thème du testament (qui en même temps se présente comme le pastiche d'un usage social) se propage dans la littérature morale, narrative et lyrique de la fin du Moyen Age, lors de l'avènement de la poésie personnelle, depuis Philippe de Mézières jusqu'à Martial d'Auvergne, en passant entre autres par Jean Régnier et François Villon. Testaments édifiants, sérieux, facétieux, satiriques, le thème comporte un dégradé de nuances qui indique aussi l'intérêt que lui manifeste le public. L'étude en serait immense (et point tout à fait neuve). Pour l'heure, on se limitera au commentaire de celui que Jean Régnier insère dans son Livre de Prison1, et qu'on cite communément non parmi les sources, mais au rang des antécédents de celui de Villon. C'est un Testament sincère, sérieux et grave, imposé par les circonstances, et même un Testament "assez prosaïque"2, encore que rédigé par un bailli "qui est un peu poète et aime le symbolisme"3.
I. L'extrait d'un journal poétique.
2Nous sommes en février 1433 (nouveau style). Jean Régnier, bailli d'Auxerre, incarcéré à Beauvais depuis la mi-janvier de 1432, dès l'abord avait résolu d'entreprendre "Ung petit livre (...) De [s]a fortune (...) Pour passer temps et pour apprendre"4. Ce livre de captivité, qui conte sa mésaventure, enregistre ses espoirs et ses peines et recueille ses méditations mérite bien la qualification de journal poétique.
3Entre la fin de 1432 et janvier 1433, Jean Régnier n'a composé que des poèmes de circonstance, trois Ballades : Ballade de Noël. Ballade du Jour de l'An. Ballade de la Purification, dont la succession suggère que dans cette période hivernale, seules les haltes des fêtes laïques ou religieuses sont venues rythmer l'écoulement des jours et l'étirement du temps.
4Juste après la Ballade de la Purification, composée poux le 2 février, un huitain relate un fait nouveau, l'atteinte de la maladie, et annonce un poème lyrique répercutant cette épreuve en la dominant par la vertu du langage et de la rhétorique. De fait, cette nouvelle Ballade expose la hantise de la mort, exprime le désir de la santé non moins que le consentement à la volonté divine.
5La cohérence de l'œuvre s'ajuste à la durée de l'expérience, à la logique de la destinée et aussi à l'orientation chrétienne de la pensée. L'expérience de la maladie vient d'abord confirmer la fragilité de l'existence. Comme devait le constater, 469 ans plus tard à quelques jours près, un compatriote de Jean Régnier, Jules Renard, dans son Journal : "Maladies, les essayages de la mort"5. D'où la nécessité, pour le prisonnier inquiet, et même "épouvanté", de rédiger son Testament. Le texte de l'épitaphe qui le clôt (vers 3768-3770) précise que nous sommes bien en février 1433 (nouveau style).
6Ce Testament se compose de 46 quatrains d'octosyllabes à rimes croisées (rithmus triangularis, pour parler comme les théoriciens contemporains). C'est le gabarit donné par l'envoi de la Ballade qui le précède (une Ballade commune, ou "carrée", en huitains d'octosyllabes, l'envoi reproduisant le schéma croisé de la seconde moitié du couplet). L'ensemble est prolongé par le poème d'Epitaphe, un quatorzain d'octosyllabes à la disposition inaccoutumée : aabaabbbccdccd.
7Les dizaines de quatrains du Testament manifestent, à la suite de la Ballade sur la maladie, un souci d'enchaînement formel. Elles reprennent aussi, naturellement, comme en écho, quelques motifs du poème lyrique. Par exemple, les vers 3745-3748 (sur la fin du Testament) : "Se Dieu ne veult a moy entendre A moy donner quelque santé, Je luy pry qu'il me vueille prendre Tout a sa bonne voulenté", ces vers répercutent le refrain de la Ballade qui précède : "Dieu en face sa voulenté !", non sans annoncer aussi le début du Congé, ou de l'Adieu, en septains de décasyllabes, qui suit le Testament : "Puis que je voy que me convient mourir Piteusement, par deffault de santé, Que personne ne me veult secourir, Attendre fault de Dieu sa voulenté" (vers 3775-3781 ). Ainsi, à côté du souci d'harmonie formelle, le thème de la foi chrétienne donne son unité à cette partie de l'oeuvre.
8L'édition des Fortunes et Adversitez (soit le Livre de la Prison augmenté des Poésies diverses) diffusée par Jean de la Garde, à Paris, dès la fin du printemps de 1526 (c'est la plus ancienne publication connue des œuvres du bailli d'Auxerre) est libéralement ornée de gravures sur bois. Or l'illustration d'un ouvrage sert le commentaire littéraire. Elle rehausse en effet le texte soit en imposant une traduction plastique du propos, soit en proposant une interprétation visuelle dont la cohérence, surimposée au discours, se dégage de la suite des images : dans ce second cas, l'illustration renseigne éventuellement sur la réception du texte.
9Le Testament commence au verso du feuillet, li du volume, annoncé par une rubrique qui ne remonte certainement pas plus haut qu'à Jean de la Garde : l'éditeur de la Renaissance (qu'on songe à Marot reduisant Villon sept ans plus tard) avait la manie de souligner par des titres explicatifs les articulations du Dit fourré de pièces lyriques, et d'ainsi accuser, peut-être avec l'arrière-pensée de collection anthologique, la conception gothique, effectivement composite, de l'œuvre poétique du xve siècle.
10Cy après commence le testament que icelluy prisonnier fist, cuidant mourir luy estant en la prison : entre cette rubrique et le début du propos figure une belle gravure sur bois encadrée de trois filets.
11Un personnage est roidement assis dans son lit, sous un dais frangé. Coiffé d'un bonnet de nuit, l'œil cerné, le menton barbu, torse nu, il est maigre, et même décharné. Son avant-bras gauche repose, abandonné, sur le drap ; de la main droite, il bénit un personnage vêtu d'une longue robe qui, venu le visiter, s'agenouille, au premier plan, dans la ruelle. Au fond, devant deux fenêtres jumelles aux vitraux losangés, s'allonge un coffre massif sur lequel est posé un large plat. Tout à gauche et au fond, une chambrière a poussé la porte dont les peintures ont été dessinées avec précision, et considère la scène.
12Le décor ne transpire pas précisément l'indigence. C'est sur la détresse physique du personnage alité que l'image met l'accent, en représentant en somme l'oeuvre de miséricorde de quelque visite à un malade. Cependant Jean de la Garde réemploie la gravure qu'il a déjà insérée dans ce Livre de Prison, au commencement du feuillet cvj pour illustrer la visite nocturne qu'avait reçue, d'Espoir messager d'Espérance, le détenu6.
13D'une image à l'autre, comme la situation a changé (à une année d'intervalle). L'une, qui prend place au premier trimestre de l'incarcération pour illustrer un événement réconfortant est bientôt suivie d'une série de chansons, expressions de la joie lyrique ou de la confiance dans l'avenir. Celle-ci précède la séquence au ton grave du Testament puis de l'Adieu, c'est-à-dire la réflexion sur l'urgence de la mort et la mise au point rétrospective.
14Cependant l'éditeur ou l'illustrateur a peut-être souhaité de suggérer une lecture, subtile mais exacte, du Livre de Prison, en interprétant à sa façon le proverbe qui prétend qu'"un malheur n'arrive jamais seul", en ce sens où dans l'infortune apparaît en effet, si ténu qu'il soit, un recours. Au commencement de son incarcération, la visite d'un messager laissait le bailli plein d'espoir. A l'heure même de tester, dominant comme il peut l'épouvante de la mort, Jean Régnier, contraint à la dépendance par son état de détresse morale et pécuniaire, compte sur le dévouement d'un ami qu'il ne nomme pas présentement7.
II. L'ordonnance d'un infortuné.
15D'emblée, l'acte testamentaire est présenté comme un devoir que prescrit un commandement d'Eglise à tout chrétien sentant approcher son trespassement. Dans les six premiers quatrains, Jean Régnier rappelle son indigence, le peu d'entraide à espérer de ses semblables, intéressés en général, et le secours attendu d'un ami. On se doute, à certain signe stylistique, qu'il eût volontiers différé la rédaction de ses volontés dernières : dès ce préambule, les répétitions (de faire, pouvoir, savoir) produisent un effet de négligence que la sympathie du lecteur met au compte de la hâte et de l'urgence.
16Premierement, voici, in articulo mortis. la commendatio anime : le malheureux "rend [s] on ame" à Dieu ; il la confie à Sa protection, ainsi qu'à celle de Notre-Dame, l'ange saint Michel étant cité pour la conduire et la défendre contre la malfaisance du diable. L'expression n'est plus déclarative, mais invocatoire, lorsque le testateur appelle l'attention des patriarches, prophètes, apôtres, évangélistes, martyrs, confesseurs et ermites. Elle redevient déclarative avec l'intention de prier les saintes et les saints. Mise à part la variété dans l'adresse aux membres de la Cour de Paradis, les éléments de cette supplication sont banals et obligés dans un testament, suivant l'ordre même où les énumère le bailli8.
17Avec la restitution de l'âme à Dieu, la miséricorde attendue de la Vierge et le sauf-conduit escompté de saint Michel, il s'agit de requerir et supplier tous intercesseurs d'acquerir, c'est-à-dire d'obtenir, le sauvement de cette âme, qui est son séjour dans la joie surnaturelle. Voyage sans retour que ce trespassement. et de surcroît incertain voyage, pour l'issue duquel on sollicite une compagnie protectrice. Dans l'aventure de la destinée, et par conséquent suivant la cohérence du Livre, cette péripétie représente l'étape ultérieure au voyage forcé vers Beauvais, et d'une certaine façon son fatal accomplissement.
18Quant à l'agencement thématique de l'œuvre, ce développement, par allusion, répercute la longue litanie qui, après la prière à Dieu et à la Vierge, invoquait les saints et les saintes, au début de l'incarcération9. La supplication, dans l'épreuve, portait sur un sauvement qui, pour être corporel, n'excluait nullement l'espoir différé du salut spirituel. Echo à présent amoindri : à l'heure de tester, la prière, obéissant au protocole fixé par le commandement d'Eglise, devient plus formaliste (et ne s'attarde à nommer aucun des protecteurs locaux) ; elle court dans l'urgence pour aboutir à une profession de foi (vers 3629-3632).
19Le propos s'amplifie et gagne en originalité lorsque le bailli, soldant ses affaires, choisissant sa sépulture et ordonnant ses funérailles, règle le dernier acte de sa vie sociale. De telles dispositions ressortissent encore aux obligations chrétiennes enregistrées par l'acte testamentaire contemporain. Avant toute chose, Jean Régnier demande pardon ; son vers 3633 : "A tout le monde mercy crie" paraît appeler le refrain de la [Ballade de mercy] de Villon10, pour autant que la formule échappe à la banalité. Puis, sous forme d'acte cette fois, il veut Premierement que ses dettes soient remboursées, et réparés ses torts. Cette stipulation correspond, dans l'ordre religieux et moral, à la remise à Dieu de l'âme au liminaire de la partie spirituelle du Testament. Souci de rendre, et d'acquitter son dû : la loyauté n'est pas un vain mot pour Jean Régnier.
20Puis voici le choix de sa sépulture (vers 3641-3644) :
"Aux Jacobins eslis la terre
En laquelle vueil estre mis,
Pource qu'aux Jacobins d'Aucerre
Gisent plusieurs de mes amis."
21Le testateur ne doute pas un instant que sa dépouille ne soit restituée au terroir auxerrois. Par-delà le trespassement. la Bourgogne demeure, au terme d'un voyage posthume, le rivage des certitudes. Le choix dévot, le couvent des Dominicains11, est immédiatement rectifié par la localisation géographique12, non qu'il s'agisse, d'ailleurs, de la paroisse du bailli : Jean Régnier suggère le prix qu'il attachait à l'amitié.
22La certitude acquise du rapatriement, l'impécuniosité n'en reste pas moins un souci lancinant (au reste annoncé d'emblée dès le préambule comme un obstacle à l'accomplissement des volontés dernières, vers 3585-3596). C'est elle qui, maintenant, impose un certain tour, original, à la rédaction du Testament, en raison des précautions de style. Par exemple le bailli ne précise pas le lieu de son ensevelissement ; plus loin des termes tels que "terre saincte", "la place ou seray mis" (vers 3739 et 3753-3754) restent évasifs par périphrase ou métonymie. Pourtant, à l'époque, les ordonnances du testateur étaient habituellement fort nettes sur ce point (supposant, il est vrai, des finances) : à l'inhumation dans le chœur de l'église, on commençait à préférer comme lieu de sépulture les chapelles latérales qui devenaient des fondations familiales13.
23Par un euphémisme prudent, Jean Régnier évite de nommer les éléments funéraires qui précipiteraient la dépense. L'Epitaphe qu'il prépare commence par ces mots (vers 3761-3762) :
"Icy devant en ceste terre
Gist tel et tel bailly d'Aucerre..."
24Il se garde bien d'écrire : sous cette lame, comme s'il n'osait pouvoir compter sur les services d'un tombier. Au vrai, si les amis et les exécuteurs testamentaires devaient être efficaces et astucieux, on serait toujours à même de corriger "en ceste terre" par "soubz ceste pierre", sans aucun dommage pour la rime...
25Ou bien l'affirmation de la volonté prend la forme d'un désir suggéré au mode conditionnel, sur un ton suffisamment émouvant pour en appeler à la pitié : "Encor vouldroye bien avoir Des menestriers ou trois ou quatre..." (vers 3673-3674), et surtout, à propos de la messe : "Au cueur me feroit grant lyesse Së estre povoit deschantee..." (vers 3703-3704) : cet amateur de musique souhaiterait pour la cérémonie de funérailles un chœur à plusieurs voix.
26Ailleurs, au chapitre des prescriptions, c'est l'ellipse qui remplace franchement l'euphémisme, et le silence qui se substitue à la suggestion. Pas question évidemment de distribuer des biens dont on ne dispose pas. Démuni par infortune et testateur sérieux, Jean Régnier n'est pas François Villon. Son Testament élude l'héritage et ne nomme aucun donataire. Par discrétion le bailli ne mentionne pas le prandium, ce banquet où parents et amis s'assembleraient après l'inhumation14. Quant aux menestriers censés corner lors du convoi, ils paraissent devoir n'attirer aucun pauvre en attente d'aumône15. On ne saurait mieux s'en remettre, faute de mieux, à l'aide de ses amis.
III. Le Testament d'un poète.
27Si l'indigence impose la prudence dans l'apparat des funérailles, l'originalité compose pourtant avec l'impécuniosité par la symbolique de la parure. Jean Régnier prescrit ainsi quelques éléments indispensables et peu coûteux dont il règle par écrit la senefiance. L'expression du souhait, alors, est ferme, assurée par l'emploi du futur ou traduite par un verbe de volonté. Par exemple (vers 3645-3646) :
"Ung drap blanc estendu sera
Sur ma chasse..."
28Certes, la couleur sied au lieu de l'inhumation, chez les Jacobins16. Outre cette convenance, et plus pertinemment, la symbolique du blanc linceul est triple, comme l'explique le poète (vers 3647-3652) : morale (matière et teinte, ou plutôt matière sans teinture, voilà qui indique le dénuement égalitaire de la mort) ; circonstancielle (l'étoffe blanche - pannum album - se porte pour le deuil)17 ; enfin religieuse (c'est l'emblème de l'humilité). Ainsi le poète, empêché de distribuer des biens, énumère ces articles de symbolique devenus, par la création littéraire, sa propriété ; en l'occurrence, les éléments de ce choix comportent une leçon, formulée par l'auteur, qui ne dédaigne pas l'édification : la subjectivité reste au service de l'exemplarité, conformément à la grande tradition lyrique antérieure : elle n'est pas encore un instrument de l'exaltation, feinte ou résolue, de la singularité.
29Sur ce drap couvrant le cercueil et pour l'égayer, des couronnes tressées d'herbe verte, dont tous les participants seront aussi décorés. Il convient de citer encore le poète, qui d'ailleurs joue sur l'effet de surprise de son innovation (vers 3653-3660) :
"Mais sus le drap je vueil chappeaulx
Desquelz il sera tout couvert,
Et qu'ilz soyent jolys et beaulx
De bellë herbe toute vert.
De vanque les chappeaulx seront,
C'est herbë assez tost trouvee,
& tous ceulx qui honneur feront18
Au corps si en auront livree."
30Triple symbole encore, que cette verte pervenche. C'est une fleur de circonstance, à condition d'en inverser, en présence de la mort, la senefiance apparente : la verdeur (couleur évoquée trois fois en quatre quatrains), en anticipant la saison de la reverdie, le printemps, éveille la notion de renaissance et de renouveau. Deux autres aspects de cette symbolique florale, ou plütôt végétale, sont explicités par Jean Régnier. Du point de vue moral, d'abord, au prix d'un léger déplacement de signification : si la fleur de pervenche est l'emblème de la loyauté - il ne faut pas trop compter voir fleurir en février cette fleur, mais son feuillage est persistant - la verdure pérenne de cette plante illustre la constance dans la loyauté, constance qu'on imagine applicable aux engagements professionnels comme à la foi conjugale. La verte pervenche relève aussi du code courtois : "La verdeur signifie lyesse" (vers 3665) ; ici encore, la senefiance se modifie en pérennisant le motif de la joie mondaine en espérance de béatitude spirituelle.
31Curieuses fioritures, malgré tout, qu'à l'occasion de funérailles, on jugerait vite incongrues. Il est vrai que les témoignages littéraires ne manquent pas, sur l'enjolivement des cérémonies religieuses par des parures florales. Par exemple, Eloy d'Amerval évoquant les bons prêtres, dans son Livre de la Deablerie, les dépeint ainsi19 :
"Chantans beaulx chans a qui mieux mieux,
Respons, hympnes et belles proses,
Les beaulx chapeaulx de fleurs et roses
Sur leurs testes..."
32Ces couronnes "de fleurs et roses", les officiants les portent pour la messe et la procession du jour du Saint-Sacrement - autrement dit de la Fête-Dieu (fixée au jeudi qui suit l'octave de la Pentecôte). Le portrait qu'on vient de lire date de la première décennie du xvie siècle (le Livre de la Deablerie est publié en 1508). Si l'auteur, prêtre de Sainte-Croix d'Orléans, est originaire de Béthune, on ne voit pas, toutefois, qu'on doive limiter l'usage dont il parle à une région donnée de la partie septentrionale de la France.
33Par contre, de 1330 à 1450 environ, des textes originaires du Nord et de l'Est, et plus précisément de Flandre et de Champagne, mentionnent l'utilisation de couronnes de pervenches durant la cérémonie religieuse. Au Dominicain originaire du Soissonnais et compilateur du Rosarius20, cette pratique inspire un avis défavorable21 :
"Ou chief n'aies chapel de vanche,
De roses ne d'autres floureites :
Signes est que sont jolietes* *frivoles
Les personnes qui ainsi font
Quant le servise de Dieu font."
34Mais le témoignage le plus pertinent sur cet usage vient de la région flamande et du milieu confraternel, sous la plume d'un poète, Pierre de Hauteville.
35Eugénie Droz, dans l'Introduction à son édition des oeuvres de Jean Régnier, l'avait indiqué22. Ce Pierre de Hauteville, qui a vécu à Tournai et à Lille, était membre de deux Confréries, la Verde Prioré et le Chapel vert. En 1418, par testament, il déclare souhaiter qu'à ses funérailles - et au banquet qui suivra -chacun de ses frères de l'une et l'autre des Confréries ait un chapelet vert, de pervenches de préférence, sur la tête ou autour du cou. Cette couronne de fleurs est un emblème destiné à rendre hommage à la loyauté amoureuse du défunt.
36Dans La Confession et Testament de l'amant trespassé de deuil23, une œuvre de fiction cette fois, attribuée avec vraisemblance au même Pierre de Hauteville, on lit la stipulation suivante24 :
De ceulx qui seront au convoy du corps
"Premier vueil que ceulx qui seront
Au convoy du corps si auront
Dessus la testë ou leur manche,
Lequel des deux mieulx ilz vouldront,
A l'aler et quant revendront,
Chascun ung chappeau de parvenche."25
37Comment interpréter et apprécier cette adoption de la symbolique florale aux funérailles, dans le Testament de Jean Régnier ? Il faut, semble-t-il, renoncer à l'idée que la cérémonie funéraire serait conduite par une Confrérie auxerroise dont le bailli-poète aurait été membre26, et qui se fût distinguée, lors de l'office, par cet emblème des pervenches. En effet, Jean Régnier invoque ses amis qu'il n'appelle jamais frères. De surcroît, il prend la peine d'expliquer dans un quatrain (vers 3669-3672) cet usage de porter des couronnes de pervenches "sus sa teste (...) dessus sa menche" : l'information veut dire clairement que cette pratique était inusitée en Bourgogne. Au plus peut-on penser à une coutume qu'il n'eût pas déplu au bailli d'introduire en terroir auxerrois, et de voir s'y propager suite à son exemple.
38De même est à exclure l'influence littéraire, sur les Fortunes et Adversitez. de la Confession et Testament de l'amant tres-passé de deuil. Ce poème, Pierre de Hauteville ne l'a rédigé que de neuf à quinze ans après la composition du Livre de Prison27, et l'influence inverse est plus qu'improbable. Le principe d'intertextualité n'est pas en cause. En revanche, il est fort possible que durant sa captivité beauvaisienne, Jean Régnier ait eu à connaître de cet usage particulier au Nord de la France, et peut-être en Flandre, en milieu confraternel, autour de Pierre de Hauteville.
39Le Testament de Jean Régnier est un acte social autant qu'une création littéraire : réel, et tout cas, plus que fictif. Le testateur est bailli avant que d'être poète, et prépare ses funérailles en les imaginant. Il est plausible que son modèle ait été réel plutôt que poétique. D'autre part, ce Bourguignon d'Auxerre, désignant les fleurs qui orneront son enterrement, emploie, comme en recours à l'authenticité d'un usage, le mot de venque. ou de vanque, c'est-à-dire le terme usité dans le Nord et l'Est de la France. Et le quatrain qui explique l'usage cérémonial de ces fleurs présente une intéressante précision philologique : il transpose "venque" en "pervenche" (vers 3669-3670) - à l'intention d'abord, semble-t-il, du public auxerrois.
40Sans doute faut-il voir par conséquent dans cette initiative l'importation d'une coutume flamande. Jean Régnier implante et rêve peut-être de diffuser en Bourgogne auxerroise une spécialité charmante et symbolique originaire du Nord, exactement comme il acclimate à sa province des formes poétiques renommées dans les contrées septentrionales, par exemple le Fatras. On comprend mieux dès lors ses raisons d'avoir entrepris un livre durant sa captivité : "Pour passer temps et pour apprendre", avait-il dit ; "passer temps" se conçoit aisément et rend compte du projet narratif, de l'inspiration personnelle et du journal poétique ; quant à "apprendre", comment entendre ce but de l'écriture sinon par l'intention de s'exercer en Beauvaisis à de nouveaux genres descendus du Nord, et plus généralement par la curiosité de connaître, pour les enseigner, des valeurs septentrionales ? C'est ainsi que Jean Régnier tient une place importante, au xve siècle, dans l'histoire des styles.
41Le Testament inséré dans le Livre de Prison n'est pas le dernier mot du poète, puisqu'un trimestre plus tard, Jean Régnier, libéré, devait retourner en Bourgogne où il recouvrait son office et ses biens. Le bailli termine son livre lorsque sa fortune de guerre (vers 3764) est finie. Dans l'adversité, ce Testament marque un moment crucial, prolongé par les couplets d'un émouvant Adieu. Il est inséparable du journal poétique où le prisonnier conte son aventure, enregistre ses méditations et chante, plus encore que sa nostalgie, sa peine de la séparation conjugale. Passer temps, c'est bien enchanter son tourment par l'écriture, et construire malgré tout, dans des circonstances qui favorisent le découragement. Il est probable que le prisonnier destinait son livre d'abord à ses proches. Rédiger son testament était une précaution. Acte sérieux, formaliste, conforme au devoir social, mais exécuté par un poète. Celui-ci, ruiné par sa rançon, ne distribue rien. La facétieuse libéralité de Villon lui eût été bien étrangère, lui qui, déplorant plus d'une fois que le monde aille à l'envers, le subvertit si peu. A défaut de partager ce qu'il a, Jean Régnier, dans son Testament encore, fait part de ce qu'il est : un bourgeois chrétien épris d'ordre, poète, aimant la vie jusqu'à signifier à sa mort, par un symbole délicat, le retour du printemps.
Notes de bas de page
1 Les Fortunes et Adversitez de Jean Régnier, texte publié par E. Droz. Paris, Champion, 1923. S.A.T.F.
2 P. Champion, Histoire poétique du xve siècle. I, p. 247.
3 E. Droz, édition citée, p. xxxiii.
4 Livre de Prison, vers 16-18.
5 En date du 20 janvier [1902]. Edition L. Guichard et G. Sigaux, N.R.F., Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 721. Pour complément, cette réflexion du 23 juin [1902] : "La mort nous 'essaie' souvent" (p. 762).
6 p. 33.
7 vers 3597-3600.
8 Sur la commendatio anime : "Cette clause est calquée très exactement sur la vieille prière que l'on récite près du lit du mourant, en particulier au moment de l'administration des derniers sacrements. Les clercs essaient donc de rapprocher au maximum, jusque dans les gestes et les mots, l'heure de la rédaction du testament de celle où sont donnés les derniers sacrements, dont ils s'efforcent aussi de généraliser la pratique. Mourir intestat et mourir sans confession sont unis dans la même réprobation." J. Chiffoleau, La Comptabilité de l'au-delà, Les hommes, la mort et la religion dans la région d'Avignon à la fin du Moyen Age (vers 1320 - vers 1480). Ecole Française de Rome. 1980. p. 77.
9 Voir : "Jean Régnier et son invocation des saints (Livre de Prison, v. 447-667)." Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie, 1992, pp. 143-154.
10 "Je crye a toutes gens mercys." Le titre du poème résume celui de l'éditeur Marot. Le Testament Villon, édité par J. Rychner et A. Henry, I, Texte, pp. 148-149.
11 Rappelons que les Dominicains étaient surnommés Jacobins à cause de leur Maison parisienne de la rue Saint-Jacques.
12 Le couvent des Jacobins d'Auxerre se trouvait dans la partie basse de la ville, non loin de la Porte Chante-Pinot et près du grand cimetière Montartre (P. Champion, op. cit.. I, p. 246 n. 2).
13 Voir M.-Th. Caron, La Société en France à la fin du Moyen Age, Paris, 1977, pp. 77-78, et J. Chiffoleau, op. cit.. pp. 166-171.
14 Voir : M.-Th. Lorcin, "Ripailles de funérailles aux xive et xve siècles, ou Les pauvres seront-ils invités au repas d'enterrement ?" Mélanges Etienne Fournial. Saint-Etienne, 1978, pp. 239-251.
15 Voir pourtant Martial d'Auvergne, Matines de la Vierge, v. 5453-5460. Edition Y. Le Hir, p. 160.
16 Rappelons que les Jacobins, s'ils revêtaient au-dehors un manteau noir, étaient habillés de laine blanche.
17 Du début du xive siècle à la fin du xve siècle, dans la région d'Avignon, le blanc est choisi comme couleur du deuil par plus de 96 % des testateurs (J. Chiffoleau, op. cit.. p. 140 n. 192). Voir aussi Fr. Boucher, Histoire du costume. Flammarion, 1965, p. 286.
18 E. Droz imprime : A tous ceulx. Il nous semble que le sens impose : Et t. c.
19 Ed. R. Deschaux et B. Charrier, 1991, p. 655, v. 17750-17753.
20 C'est le manuscrit de Paris, Bibl. Nat., fr. 12483.
21 Miracles de Notre-Dame, Tirés du "Rosarius". édités par P. Kunstmann, Ottawa-Paris, 1991, pp. 185-186 (Miracle XLIV. v. 34-38).
22 pp. xxxiv-xxxv.
23 Edition R.M. Bidler, Montréal, 1982. C'est le texte du manuscrit de Paris, Arsenal, 3523.
24 sixain CXCI, v. 1141-1146, p. 69.
25 Complétons par le texte du sixain CCXXXII, v. 1387-1392, p. 80 : "Oultre aux piez de la tumbe aura Ung roumarin que l'on plentera Et tout autour belle parvanche Affin que qui pour nous priera Ou que ung de profundis dira En ait pour loyer une branche."
26 Le bailli souhaite que sa dépouille soit portée à l'église par quatre vignerons (v. 3685-3686). J. Chiffoleau cite (pour la région avignonnaise, entre 1440 et 1482), des exemples d'artisans et de gens de métier (laboureurs, fourniers, pelletiers, savetiers) conviant leurs compagnons pour porter le corps (op. cit., p. 135). Dans ce cas de Jean Régnier, il ne s'agit pas de cette forme de solidarité, mais il ne faut pas songer davantage à une Confrérie viticole : Jean Régnier entend par ce souhait témoigner de sa gratitude envers les vignerons, comme le précise le vers 3688.
27 Le bailli souhaite que sa dépouille soit portée à l'église par quatre vignerons (v. 3685-3686). J. Chiffoleau cite (pour la région avignonnaise, entre 1440 et 1482), des exemples d'artisans et de gens de métier (laboureurs, fourniers, pelletiers, savetiers) conviant leurs compagnons pour porter le corps (op. cit., p. 135). Dans ce cas de Jean Régnier, il ne s'agit pas de cette forme de solidarité, mais il ne faut pas songer davantage à une Confrérie viticole : Jean Régnier entend par ce souhait témoigner de sa gratitude envers les vignerons, comme le précise le vers 3688.
Auteur
Université de Saint-Etienne
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