Le Graal nourricier
p. 451-466
Texte intégral
1L’exploit de Chrétien de Troyes, bien qu’il n’ait pas été le premier à utiliser le mot de Graal1, a consisté à créer un artefact littéraire suffisamment ambigu pour que ses successeurs lui attribuent toutes sortes de significations complémentaires et parfois contradictoires. L’auteur champenois lui-même semble s’être orienté à la fin de son œuvre vers une lecture chrétienne, puisqu’il fait du Graal une “saincte chose” contenant l’hostie dont le vieux roi est nourri, mais il n’y a dans son roman aucune indication qui permette de faire du Graal une coupe d’abondance, ou un ustensile magique assurant le service de la table. Pourtant, alors même que l’influence cistercienne sensible dans la Queste del saint Graal s’est emparée de la christianisation du Graal inaugurée par Robert de Boron et en a tiré un système théologique extrêmement élaboré, le Graal est encore dans ce texte doté d’une fonction nourricière qui semble aller tellement de soi que personne ne s’est risqué à la contester. Et dans les romans plus tardifs où la dimension religieuse du Graal est un peu oubliée, pour ne pas dire traitée avec une franche désinvolture, son rôle de coupe d’abondance se maintient, et connaît même un nouvel essor, qui aboutit parfois à des scènes plus ou moins comiques. La question qui se pose ici est donc celle de l’apparition du motif, et de son développement dans la littérature ultérieure, envers et contre tout.
2Le Graal de Chrétien est un chef-d’œuvre d’ambiguïté, et rien ne permet lors de sa première apparition de formuler des hypothèses sur sa nature ou ses origines, pas plus que sur celles des autres éléments du cortège, la lance qui saigne, et ce petit tailloir d’argent qui à la différence des deux autres ne fera pas une belle carrière, mais disparaîtra des textes ultérieurs, comme s’il était décidément trop prosaïque pour pouvoir être intégré à une “senefiance” mythique ou allégorique. A la rigueur, on pourrait admettre que ce tailloir, lié comme il l’est à la nourriture, et concrètement utilisé pour le service de la table à la différence, apparemment, des autres ustensiles du cortège, est le biais par lequel le Graal a été rattaché à une fonction nourricière rien moins qu’évidente a priori. En effet, le tailloir se détache semble-t-il de la procession, et est employé au découpage du “premier mes”, à savoir le cuissot de cerf au poivre :
“De la hanche de cerf au poivre
Uns valiez devant es trancha,
Qui a lui la anche saicha
A lot le tailleor d’argent.
Et les morsiaus lor met devant...” (Le Conte duGraal, vv. 3222-26)
3Mais pour le reste, le rapport du Graal avec le repas offert à Perceval est très douteux. Certes, il est dit que :
“... a chacun mes don l’an servoit
Par devant els trespaser voit
Le Graal trestot descovert...” (ibid, vv. 3237-39)
4Et cela semble suggérer que la présence du Graal est nécessaire pour assurer l’abondance de victuailles sur la table ; pourtant, même dans ce cas litigieux, le sujet du verbe-clé “servoit” est le pronom impersonnel “l’an”, bien distingué du Graal lui-même. Les continuateurs de Chrétien se garderont bien de laisser planer le moindre doute à ce propos ! En outre, le premier passage du Graal s’est effectué avant que les tables ne soient mises, a fortiori avant qu’on ait servi le premier plat. Et dans les textes ultérieurs il suffira que le Graal passe une fois, pour que les tables se trouvent couvertes de tous les mets nécessaires, sans que l’objet sacré doive repasser à chaque “service” précisément, comme un maître d’hôtel zélé. Bien sûr, l’ambiguïté est accrue dans cette séquence du fait de la ressemblance entre les formules qui désignent la question que devrait poser Perceval à propos du Graal (“cui l’en en sert”) et le vers 3237 (“Qu’ a chacun mes don l’an servoit”). Un peu plus loin cependant, il semble clair que le service n’est pas assuré de manière surnaturelle, en rapport avec le Graal, mais par des serviteurs qui servent en abondance tous les mets présents au menu :
“S’antant au boivre et au mangier,
C’an n’aporte mic a dangier
Les mes ne lo vin a la table.
Tant sont plaisant et delitable.” (ibid., vv. 3249-52)
5Par ailleurs, ce n’est pas et de loin le premier repas auquel il nous est donné d’assister dans le Conte du Graal, il s’agit en fait du troisième, ce qui a peut-être une valeur signifiante, si l’on se place dans une optique chrétienne. Les deux premiers n’ont pas été décrits en détail2 à la différence de celui-ci, mais le surplus d’informations auquel on a droit dans cette scène peut être mis sur le compte d’un désir naturel de mettre en valeur la richesse de l’hospitalité offerte par le Roi Pêcheur, qui deviendra ensuite le “Riche Pêcheur”...
6Lorsque dans la seconde partie du roman le récit revient à Perceval et que son oncle ermite entreprend de lui fournir quelques explications à propos du Graal, il n’y a pas davantage de lien explicite entre l’objet décrit cette fois dans une perspective résolument chrétienne et l’abondance qui règne chez le Roi Pêcheur, si ce n’est sous la forme de la dénégation. En effet, après avoir un peu éclairci le labyrinthe des relations familiales entre les personnages, l’ermite déclare, à propos du vieux roi père du Roi Pêcheur, “Qui del Graal servir se fet” :
“Ne ne cuide pas que il ait
Luz ne lamproies ne salmon,
D’une sole hoiste li sainz hom,
Que l’an en cel Graal li porte,
Sa vie sostient et conforte.” (ibid., vv. 4346-50)
7Il est probable que c’est l’intertexte chrétien qui appelle ici cette mention de trois poissons dont la présence ne paraît pas s’imposer3. Mais ces animaux connotent aussi le luxe et l’abondance en matière de nourriture, se substituant tout naturellement dans la bouche d’un ermite aux mets carnés, gibier ou volaille, qui figurent de préférence dans les menus aristocratiques4. On peut donc admettre que les continuateurs de Chrétien aient été amenés à voir dans cette formulation d’exclusion un indice en faveur de l’identification du Graal avec un quelconque chaudron d’abondance tel qu’on en trouve dans les légendes celtiques. Et cela d’autant plus aisément que, quelques vers plus loin, l’ermite apporte une précision supplémentaire en signalant que le vieux roi est si saint que lui suffit pour se nourrir la seule hostie “qui el Graal vient” (v. 6354), ce qui suggère que l’hostie apparaît par miracle dans le Graal. Il ne saurait être question d’assimiler explicitement un “vessel” si saint avec un récipient païen, mais on peut percevoir, fût-ce de manière subliminale, une analogie entre la façon dont la nourriture apparaît dans les coupes et les chaudrons du folklore et celle dont l’hostie “vient au” Graal. La ressemblance serait assez frappante pour que dans les textes qui suivent immédiatement le Conte du Graal, la fonction nourricière de celui-ci soit acquise, comme allant de soi.
8On peut en effet supposer que la Première Continuation, celle qu’on appelle aussi la Continuation Gauvain, a été composée peu de temps après le roman inachevé de Chrétien5. Or, lorsqu’enfin, après bien des aventures, Gauvain arrive au château du Graal, il est confronté à un spectacle qui comporte de notables différences avec celui que décrivait Chrétien, et qui présente on ne peut plus explicitement le Graal comme une coupe d’abondance responsable de l’approvisionnement de la table du roi6 :
“Lors vit parmi un huis entrer
Le rice Graal, qui servoit
Et mist le pain a grant esploit
Par lot devant les chevaliers
Le mestier dont li botelliers
Devoit servir, c’estoit del vin.
Sel mist en grans copes d’or fin.
Puis en a les tables garnies. [...]
Mesire Gavains esgarda
Tot ce, mais molt se mervella
Del Graal qui si les servoit,
Ne nul autre serjant n’i voit.
Si s’en mervelle estrangement,
N’ose mangier seürment
Quant dcl promier mes ont gosté
Tant com lor plot et vint a gré... [...]
Adonques veïsiés servir
Le Graal molt honestement,
Bel et bien et delivrement.”
(Première Continuation, vv. 7276-7283, 7289-96, et 7304-306)
9Non seulement la porteuse du Graal a disparu, mais le principe même du cortège semble avoir été abandonné : Gauvain voit aussi la Lance, et en plus l’épée qui désormais est étroitement liée à la constellation du Graal, mais au moment du repas, le Graal lui-même est seul à assumer cette fonction nourricière. Et pourtant, dans les commentaires du Roi sur lesquels nous reviendrons, c’est à la Lance qu’est associée la formule héritée de Chrétien, “qui l’on en sert”, bien qu’on ne voit pas clairement comment elle peut s’appliquer à la Lance qui saigne. Le Graal apparaît seul, il passe et repasse à chaque nouveau plat, et il est investi d’une double fonction, de maître d’hôtel et d’échanson, de “bouteiller” comme le dit le texte. Notons d’ailleurs que les vers consacrés à ce second genre de service comportent une légère ambiguïté grammaticale : on pourrait à la rigueur admettre que le sommelier dont la présence est impliquée par le premier vers de la phrase soit le sujet elliptique du second. Mais la suite ne laisse guère de doute quant au fait que c’est bien le Graal qui accomplit également cette tâche. La surprise de Gauvain est telle qu’il hésite à manger, redoutant quelque sorcellerie ; l’accent est mis dans tout le passage sur l’innovation principale de cet épisode, à savoir l’absence concomitante de serviteurs : la transformation du Graal en “serveur de restaurant” ne fait pas seulement planer une atmosphère magique sur la scène, elle bouleverse les structures sociales qui régissent implicitement tout roman arthurien. Au passage, et sans y insister autrement, le texte formule le “jeu de mots” qui fondera la fausse étymologie Graal / agréer ; mais il souligne davantage la “compétence”, si l’on peut dire, du Graal, en accumulant quatre adverbes de même valeur, normalement employés pour porter un jugement sur le bon déroulement d’un “service”...
10Lors qu’il a rempli son rôle, et que tous se sont restaurés – sauf Gauvain, sans doute... –, le Graal disparaît, et tous les convives avec lui. Ce n’est qu’alors que prend place le cortège, et le Graal n’en fait pas partie : à la place de la jeune fille qui le portait, entre le roi, tenant l’épée “qui fut brisée”7. Gauvain lui pose la question fatidique – mais désormais axée sur la lance. Le roi l’associe alors pour la première fois à la Crucifixion du Christ, mais il passe assez rapidement là-dessus pour annoncer la révélation essentielle de ce texte : l’histoire du “coup douloureux”. Auparavant, cependant, et alors que personne ne lui demande rien, il raconte en détail l’histoire du Graal, conforme dans l’ensemble à la version qu’en donne le Roman de l’Estoire de Joseph, ouvrage sans doute à peu près contemporain ou légèrement postérieur. Le Roi insiste dès le début de son discours sur le lien consubstantiel entre le pouvoir miraculeux du Graal, qui “sert” à table, et le fait qu’il s’agisse de la coupe ayant recueilli le sang du Christ :
“Ce fu del Graal qui servoit,
Par lui seul aloit et venoit
Par les tables as cevaliers.
Et de tot canque estoit mestiers
Les fornisoit a tel plenté
Con s’il n’eust noient costé.
Bien en doit avoir le pooir,
Car c’est icil Graaus por voir
Que nostre Sire tant ama
Que il de son sanc l’onora
Au jor que il fu en crois mis.” (ibid., vv. 7491-7501)
11On ne voit pas exactement le rapport de causalité entre les deux éléments, et il semble plutôt que le texte s’efforce de fondre deux traditions hétérogènes par une sorte de coup de force rhétorique. La suite du récit cependant met l’accent sur la fonction nourricière du Graal, sans s’embarrasser de la question de l’élection ou de l’éviction de ceux qui se présentent à la table de l’objet magique, ou sacré :
“Quant Josep au desos estoit,
Et sa viande li faloit,
Si prioit Diu son Creator
Qu’il li prestast par sa douçor
Celui Graal dont je vos di,
O le sien sanc ot recolli.
Apres faisoit l’aige corner,
Si aloient trestuit laver,
Puis s’aseoient
erranment Par dois, par tables hautement,
Et li Graaus manois venoit
Et le vin par trestot metoit.
Et autres mes a grant plenté,
Ce que cascun venoit a gré.
Et par ce maintint le pais
Josep contre ses anemis
Tant com il ot vie et santé.” (ibid., vv. 7643-58)
12Ce qui compte ici, c’est que Joseph, chef de guerre, est à même de nourrir ses troupes : on se retrouve dans un contexte de tonalité celtique, et païenne, même si l’origine chrétienne du Graal est confirmée. En fait, ce traitement de la légende correspond parfaitement à la technique utilisée aux débuts du christianisme, aussi bien par les païens soucieux de sauvegarder quelques éléments importants de leur culture que par les chrétiens désireux d’acclimater la nouvelle foi sans bousculer radicalement le système de croyances qui l’avait précédée : l’histoire édifiante de la coupe de la Crucifixion est plaquée sur celle, plus ancienne et bien connue, d’une coupe d’abondance magique permettant à un roi ou à un général d’entretenir sans frais une armée considérable. A ce stade cependant, la fusion n’est pas encore complète, et les solutions de continuité sont encore sensibles, ce qui explique pourquoi le Roi s’empresse d’ajouter qu’il n’a révélé qu’une partie du secret du Graal8 ... avant de se taire, puisqu’opportunément Gauvain s’est endormi au lieu de l’écouter, reportant ainsi sine die la révélation complète des mystères du Graal.
13Robert de Boron va unifier tout cela ; il va donner une raison acceptable sur le plan logique comme sur le plan théologique au fonctionnement nourricier du Graal, à partir d’épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament : la manne de Moïse, la multiplication des pains. Il va faire du Graal non plus simplement un chaudron d’abondance qui nourrit de manière indiscriminée tous ceux qui se présentent à lui, mais un instrument de sélection permettant de distinguer les élus des réprouvés. Il va surtout mettre en place la typologie des Tables, qui sera récupérée par le Merlin en prose au profit d’une interprétation trinitaire de la Table Ronde :
“Et nostre Sire li manda que il fesist une table, el non de le Çaine. Et li chevaliers [Joseph d’Arimathie] avoit un vaissel que il avoit mis sor cele table quant il l’avoit covert de blans dras tot fors devers lui. Par icel vaissel departi la compaignie des buens et des mauvais, Sire, qui a cele table pooit seïr, il avoit l’accomplissement de son cuer. [...] A cele seconde table apelerent cil le vaissel dont cele grasse lor venoit Graal. Et se vous me volés croire, vous establirés le tierce, cl non de le Trinité...” (Merlin, p. 1599)
14Mais on ne peut se défendre de l’impression que l’on a en quelque sorte forcé la main à l’écrivain qui prétend s’appeler Robert de Boron : il a réussi à absorber le caractère nourricier du Graal dans son système religieux, mais il y a été contraint par un folklore préexistant, qui associait avant tout le Graal à la tradition des “vessels” d’abondance, et à des rituels de fertilité plus ou moins conscients. Son œuvre constitue à la fois une récupération de l’objet Graal – dont il importait de stopper la dérive vers le paganisme si apparente dans l’Elucidation10 – et une harmonisation des éléments de christianisation anarchique déjà présents dans un texte comme la Première Continuation. Celle-ci prouve de manière concluante que dès la première génération de lecteurs de Chrétien, le public conscient des deux directions opposées dans lesquelles on pouvait tirer l’objet énigmatique du Conte du Graal se faisait un plaisir de les juxtaposer sans se soucier de cohérence. L’ambiguïté subtile de Chrétien fait place dans les textes qui le prolongent à une double focalisation, sur la nature magique du Graal, sur sa dimension chrétienne. Les deux peuvent prétendre à une certaine légitimité – avec peut-être une légère préférence en faveur de la seconde, mais la présence de la porteuse du Graal, par exemple, va dans le sens contraire et suggère une lecture païenne. D’ailleurs, il faut remarquer que cette figure a manifestement constitué l’un des points d’achoppement de l’interprétation, puisqu’elle est totalement absente aussi bien des deux premières Continuations que de l’Estoire de Joseph et du Merlin, et qu’elle ne réapparaît que dans le Lancelot-Graal, lorsqu’on lui a trouvé une fonction dans le système chrétien de ce cycle.
15Le Lancelot lui-même offre deux “scènes du Graal”, qui correspondent à une vision théologiquement orthodoxe du “vaissel” de Corbenic : dans la première, c’est Gauvain qui est l’hôte du Roi Pêcheur, et son intérêt se porte bien plus sur la belle Porteuse du Graal que sur celui-ci, avec pour résultat logique le fait qu’il est exclu du repas dispensé aux autres assistants par le “saint vaissel” :
“Mesire Gauvain csgarde le vaissel, si le prise plus que rien qu’il eust vcue.. [...] Aprés regarde la pucele, si se merveille plus assés de sa bialté que del vaissel, kar onques mes ne vit il feme qui de bialté s’apareillast a ceste : si musc a li si durement qu’a autre rien ne pense. [...] Et mesire Gauvain le convoie des iex tant com il puct, cl quant il ne la voit mes, si regarde devant lui a la table ou il seoit, mes il ne voit chose qu’il puisse mengier, ains est la table vuide devant lui, et il n’i a nus qui n’ait autresi grant plenté de viande comme s’ele sorsist.” (Lancelot, LXVI, 13-14)
16Dans cette séquence, la fonction nourricière du Graal joue un rôle dans la progression dramatique, puisqu’elle révèle l’indignité de Gauvain. Elle est par ailleurs aussi christianisée que faire se peut, puisque tous ceux qui prennent place au repas que procure le “saint vaissel” semblent se préparer davantage à recevoir l’Eucharistie qu’à participer à un dîner normal. On se dit que la vie à Corbenic est d’une austérité presque insoutenable, si le seul moyen d’y recevoir quelque nourriture est de s’abîmer en prières en attendant la “grâce” du Graal. Certes, des cas analogues sont décrits dans les Vies de saints, mais il s’agit précisément de textes édifiants à tendance moralisatrice, et d’autre part ce genre d’attitude ne concerne que des saints, dont la vertu est exaltée par contraste avec les autres hommes. Le château du Graal apparaît ainsi comme un monastère régi par une règle particulièrement rigoureuse, et tous ses habitants se comportent comme des moines, ou des nonnes. En tout cas, il n’y pas à ce stade de banalisation du Graal, même si le lecteur reste quelque peu sceptique devant la transformation d’un élément de la vie quotidienne en rite, voire en mystère chrétien.
17Mais les choses ont déjà changé, curieusement, lors de la visite de Lancelot à Corbenic. Elle suit pourtant de près celle de Gauvain, et d’ailleurs, elle joue un rôle autrement important dans l’économie du récit, puisque c’est pendant cette nuit que Lancelot, trompé par Brisane avec l’accord du Roi-Pêcheur, va engendrer Galaad. Aussi bien pour marquer la solennité de la circonstance que pour éviter une dérive possible vers le scabreux, la scène d’ouverture de cet épisode devrait donc accentuer l’aspect religieux de l’apparition du Graal et de sa distribution de victuailles. Or, ce n’est pas le cas. Le cortège apparaît de fait comme dans la séquence précédente, les assistants s’agenouillent pour recevoir la bénédiction du Graal, et cette fois toutes les écuelles sont remplies, et Lancelot n’est pas laissé pour compte11. La différence ne porte pas tant sur le déroulement des événements, que sur l’attitude des personnages. Lorsque le repas tire à sa fin, le Roi Pêcheur exprime son soulagement de ce que tout se soit bien passé :
“Certes, sire, je avoie molt grant paor que la grace Nostre Seingnor ne fausist a cest cop tot ausi com ele fist avant ier, quant mes sire Gauvain fu çaienz – Biau sire, fait Lanceloz, il n’est mie mestier que Nostre Sires qui tant est debonnaires soit toz jorz courouciez a ses pecheors ”
(ibid., LXXVIII. 52)
18La réponse de Lancelot dénote un rapport à la religion beaucoup plus souple que celui qu’emblématise en effet l’échec de Gauvain, stigmatisé pour un péché plutôt véniel. Mais le commentaire même du Roi indique un changement de perspective, presque inévitable dans la mesure où l’ensemble de l’épisode constitue une répétition. Il est impossible de maintenir la même tension dramatique à la deuxième, ou à la nième, reprise d’un motif. Corbenic et le rituel du Graal ne sont plus pour le lecteur des éléments inédits et mystérieux ; il a avec le cortège du “saint vaissel” une sorte de familiarité minimale, qui, pour reprendre le proverbe anglais, le conduit sinon au mépris, du moins à l’indifférence12. L’attitude du Roi Pêcheur reflète cette désacralisation des éléments qui gravitent autour du Graal. Si pour le lecteur il s’agit d’une deuxième mouture d’une scène fondamentalement analogue, pour le Roi il s’agit carrément de quelque chose qui a lieu tous les soirs, une routine en quelque sorte. Et cette impression va aller en se confirmant dans les textes ultérieurs.
19Dans le Lancelot même, Corbenic devient peu à peu le château le plus fréquenté du royaume de Logres, et les séquences où apparaît le Graal ne sont pas rares13 ; plus exactement, le non-dit du récit est que le Graal est là, disponible en quelque sorte, et que chaque jour il remplit sa fonction nourricière pour tous les habitants du château. Bien sûr, sa dimension religieuse n’est pas oubliée, mais elle est passée sous silence, comme allant de soi, cependant que le Graal revient doucement à sa nature primitive, qui comporte non seulement un aspect “coupe d’abondance”, mais également un aspect “chaudron de guérison” – comme le démontre l’épisode de la guérison de Lancelot, lorsque celui-ci est identifié par la fille du Roi Pêcheur après qu’il a séjourné longtemps à la cour sans être reconnu, ravalé au rang de “beste mue” par l’une de ses crises de folie endémique. Quand le Roi Pêcheur a dû se rendre à l’évidence et reconnaître Lancelot, il sait immédiatement quoi faire : ¡1 le fait prendre par six solides valets, et le soir,
“... le fist le roi porter cl Palais Aventuureux, et l’i laissierent tout seul sanz compaingnie d’autre gent, car bien pensoient que par la vertu dou Saint Graal, si tost com il venroit el palais, garroit Lanceloz et revanroit en son mimoire. Et avint ainsi com il le penserent, car quant le Sainz Graax vint cl palais, si com il soloit, maintenant fu gariz Lanceloz et demoura illuec jusqu’au matin.” (ibid., CVII, 30)
20Il y a beaucoup à dire sur cette scène, qui suggère que le Graal circule seul, sans “Porteuse” dans la partie de Corbenic qu’on appelle le Palais Aventureux, en dehors des moments où il passe devant les habitants rassemblés pour recevoir leur dîner. Mais on a surtout l’impression que l’objet sacré est en fait employé en n’importe quelle qualité par ses desservants, sans qu’ils sachent pour autant avec certitude quels peuvent en être les effets. La cure de Lancelot ayant lieu dans la solitude, nul ne peut savoir comment le Graal a procédé ; on peut ainsi interpréter comme un miracle ce qui dans un contexte à peine différent serait un prodige accompli par magie. Cette fonction secondaire de guérisseur, cependant, rappelle les prototypes celtiques du Graal, chaudrons polyvalents qui nourrissent sans jamais s’épuiser une armée entière, mais peuvent aussi en cas de nécessité guérir, voire ressusciter, les guerriers morts afin de les renvoyer au combat.
21L’essentiel est que la tradition d’un Graal nourricier est bien établie désormais, elle a acquis une coloration chrétienne indéniable par le biais de l’histoire des Trois Tables, et il ne saurait être question de supprimer cette fonction, même lorsqu’on parle du “saint Graal”. La Queste del saint Graal, elle-même, ne s’y risque pas, bien que sans doute cette compromission avec un motif originellement païen ne réjouisse guère la mentalité cistercienne qui est à l’origine de la rédaction de ce roman. D’ailleurs, la grande scène d’ouverture de la “Pentecôte du Graal” parvient à redonner à ce motif la solennité dont il manque dans les derniers épisodes du Lancelot où apparaît le Graal. D’abord en effet, tous les chevaliers présents sont frappés de mutité :
“... lors entra laienz li Sainz Graal covers d’un blanc samit ; mes il n’i ot onques nul qui poïst veoir qui le portoit. Si entra par le grant huis dou palés, et maintenant qu’il i fu entrez fu li palés raempliz de si bones odors come se totes les espices terriennes i fussent espandues. Et il ala par mi le palés tout entor les dois d’une part et d’autre ; et tout einsi come il trespassoit par devant les tables, estoient cles maintenant raemplies endroit chascun siege de tel viande come chascuns desirroit. Et quant tuit furent servi et li un et li autre, li Sainz Graax s’en parti tantost, que il ne sorent que il pot estre devenuz ne ne virent de quel part il torna.”
(Queste del saint Graal, p. 15)
22Mais ce succès est dû en partie au fait que le Graal a en la circonstance quitté Corbenic pour apparaître à la cour d’Arthur, et qu’il s’agit pour celui-ci et pour les chevaliers de la Table Ronde d’une épiphanie unique, naturellement impressionnante. En revanche, lorsque Galaad, Bohort et Perceval, ainsi que leurs neuf collègues du reste de l’Europe, parviennent enfin au Château du Graal, l’accueil qu’ils reçoivent de la part des gens du château et du roi lui-même est regrettablement dépourvu de solennité. Le repas se déroule comme d’habitude, et le texte suggère nettement cette quasi monotonie qui fait du service du Graal une donnée de la vie quotidienne. Ce n’est qu’après avoir rempli sa fonction restauratrice que l’objet sacré retrouve sa valeur éminemment religieuse à l’intention des seuls élus – les habitants de Corbenic étant invités à quitter la salle, ce qu’ils font avec une bonhomie tranquille. Ces hauts mystères les dépassent, et ne les concernent pas vraiment. Eux, ils ont vécu tous les jours avec le Graal, et se sont accoutumés aux avantages inhérents à sa présence.
23C’est ainsi que dans les romans tardifs qui reprennent les données de la Vulgate mais élargissent presque ad infinitum la bienheureuse parenthèse temporelle où les merveilles de Logres fleurissent et où la redoutable logique eschatologique de la Queste n’a pas encore cours, le Graal devient un artefact magique que l’on met, si j’ose dire, à toutes les sauces. Dans ce contexte, la valence religieuse, chrétienne, liturgique, du Graal est sinon oubliée, du moins largement occultée. Ce qui reste, et ressort avec un relief particulier, c’est la dimension païenne qui le rattachait originellement à tous les récipients inépuisables de contes de fées, capables de nourrir une armée – ou aussi bien de ressusciter les morts et de guérir les blessés14, ce qui après tout rappelle l’effet du Graal sur Lancelot ; or la folie est chez celui-ci une maladie endémique, et lors des autres crises, la guérison est effectuée par les potions ou les “amulettes” de la Dame du Lac. Dans ce contexte, le Graal n’est plus qu’un “truc” magique parmi d’autres ; il arrive qu’il soit tellement ravalé au rang d’utilité romanesque que cela en devient franchement comique : ainsi dans le manuscrit BN 24400, où la cour du Roi-Pêcheur au grand complet prend une journée de vacances au printemps, et où le Graal arrive à l’heure du repas, pour distribuer comme il le fait d’habitude dans le sanctuaire de Corbenic les mets favoris de chacun. On est loin, avec ce joyeux pique-nique, de l’atmosphère d’intense religiosité qui entoure la première apparition du Graal dans le Lancelot, ou les scènes du Graal en général dans le Perlesvaus. Certains textes vont encore plus loin : ayant complètement perdu le sens de la sacralité du Graal, ils ne conservent qu’une vague notion de son rapport avec la fécondité et les richesses alimentaires, à partir duquel ils construisent des épisodes hautement improbables. Le plus marquant est à ma connaissance celui des Prophesies de Merlin, où le Graal, qui réside apparemment à la cour d’Arthur, ressuscite deux poissons pêchés par erreur dans une rivière magique, et vient les reconduire à celle-ci, dans une parodie de procession :
“Endementriers que la barge s’en aloit en tel maniere, venoit une si grans criee et une si grans noise de viers le palais que cou estoit une des plus grans miervelles del monde. Et les gens regardoient mout durement ecle part, si virent venir ausi comme la foudre le Graal de fier atout les iiii. poiscons ki par desous estoient quit, et se ferirent en l’iaue, et li Grails remest a seke tiere...” (Prophesies de Merlin, fol. 163 RB)
24On retrouve ainsi à la fin du corpus lié au Graal les poissons convoqués apparemment arbitrairement par Chrétien de Troyes, mais quelle décadence d’un Graal à l’autre ! En fait, le fragile équilibre entre la dimension nourricière du Graal et sa dimension religieuse n’est maintenu que dans très peu de textes (et comme on l’a vu, l’un de ces deux aspects tend toujours à l’emporter). Même dans la Queste del saint Graal, la fusion des deux éléments n’est pas maintenue jusqu’à la fin : lorsqu’à leur tour le Roi-Pêcheur, sa fille et son neveu sont priés de sortir afin que les seuls élus voient les merveilles du Saint Graal, toute notion du rôle nourricier de celui-ci disparaît. Les seules traces qui en demeurent se situent au niveau du discours, puisque les chevaliers étrangers déclarent, de manière figurée : “Sire, mout nous sommes hastez por estre avec vos a la table ou li hauz mengiers sera departiz.” (Queste, p. 267) Et de manière analogue, la voix céleste qui ordonne au vulgum pecus de sortir emploie la métaphore du repas :
“Cil qui ne doivent seoira la table Jhesucrist si s’en aillent, car ja seront repeu li verai chevalier de la viande del ciel.” (ibid.)
25Après tout, c’est cette métaphore qui est sous-jacente à toute la liturgie de l’Eucharistie, et le sacrifice de la messe, établi en commémoration de la Cène, se présente comme un repas partagé par tous les fidèles ! Mais, au-delà de cette assimilation un peu abusive favorisée par l’usage d’un vocabulaire ambivalent, le Graal n’a plus à partir de ce moment de fonction nourricière spécifique. Et quand à Sarraz Galaad se prosterne devant son Graal (il le traite en effet avec une étonnante possessivité), il ne se soucie aucunement de nourritures terrestres15. Et de fait, dès qu’il a quitté Corbenic, le Graal semble renoncer du même coup à sa fonction de coupe d’abondance, laissant derrière lui, peut-être, sa dépouille trop humaine, les oripeaux teintés de paganisme grâce auxquels il a séduit les lecteurs pendant un demi-siècle. Sur ce plan là comme sur beaucoup d’autres, la Queste constitue un phénomène unique : le Graal épuré et tout entier “celestiel” qu’elle présente dans ses dernières pages n’apparaît nulle part ailleurs dans la littérature arthurienne tardive. En revanche, le “riche Graal” qui fait office de coupe d’abondance continue de texte en compilation une brillante carrière, même s’il est parfois réduit à des avatars bien affaiblis de son ancienne puissance.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
– Le Conte du Graal, éd. et trad. Ch. Mela, Paris, Livre de Poche “Lettres gothiques”, 1990.
– The Elucidation, a prologue to the Conte del Graal, ed. A. W. Thompson, New York : Publications of the Institute of French Studies, 1931. Paris-Genève, Slatkine, 1982.
– Lancelot, éd. A. Micha, 9 volumes, Paris-Genève, Droz, 1978-1980.
– Perlesvaus. Le Haut Livre du Graal, ed. W.A. Nitze and T.A. Jenkins, 2 volumes, Chicago : The University of Chicago Press, 1932.
– Première Continuation de Perceval, éd. W. Roach, trad. A.-C. van Coolput-Storms, Paris, Livre de Poche “Lettres gothiques”, 1993.
– Les Prophesies de Merlin, éd. A. Berthelot, Cologny-Genève, Fondation Martin Bodmer, 1992.
– La Queste del saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1980.
– Robert de Boron, le Roman du Graal, éd. B. Cerquiglini, Paris, UGE 10/18 “Bibliothèque médiévale”, 1981.
Notes de bas de page
1 Une récente discussion sur le réseau Arthurnet a rappelé que la première occurrence du mot dans la littérature française remontait au Roman d’Alexandre ; où il est assimilable, d’après le contexte, aussi bien à une coupe qu’à une écuelle où l’on mange des mets solides. Ce détail important est signalé par Mario Roques dans les Actes d’un colloque de 1956 sur le Graal, publiés par J. Fourquet sous le litre Les Romans du Graal du xiie et du xiiie siècle.
2 Chez Gornemant de Gorre, lors de la première étape de Perceval, le dîner est escamoté en quelques vers elliptiques : “El li mangiers fu alomez / Bons et biaus et bien conreez, / Si laverent les chevaliers / Et se sont assis au mangier, [...] Des mes ne fais autre novele / Quanz en i ot et quel i furent. / Mais assez mangierent et burent.” (ibid., vv. 1517-20 et 1524-26). Dans le cas du dîner à Beaurepaire, chez Blanchefleur. on a droit à quelques détails, placé dans la bouche de la jeune fille, pour bien mettre en évidence la disette dont souffre le château, et dans le cours du récit le repas lui-même est expédié en deux vers : “Mais ceianz n’i a il que .VI. miches /C’uns miens oncles qui est prieus [...] M’anvoia por soper anuit, / Et un bocel plain de vin cuit. / De vitalité n’a plus ceianz / Fors c’un chevroil c’uns miens sergenz/Ocist hui main d’une saiete.’ [...] Au mangier ont molt petit sis, / Mais par molt grant lalant l’ont pris.” (ibid., vv. 1868-75 et 1879-80).
3 L’acronyme du Christ est en Grec “ιχθυσ”, “Iεσoυσ χριστοσ Θεου ψιοσ Σωτηρ”, et le poisson stylisé figure au nombre des premiers signes de reconnaissance des chrétiens, ainsi que sur de nombreux sarcophages ou il est un symbole de la foi en la résurrection.
4 Et d ailleurs si on prête une attention sourcilleuse aux détails, on peut remarquer que le cerf, dont une “hanche” poivrée est servie au dîner du Roi Pêcheur est aussi un symbole christique. Plus on avance ensuite dans le xiiie siècle, plus on rencontre de symboles de ce type, car l’allégorèse chrétienne est par nature totalitaire, et a tendance à voir des symboles du Christ partout.
5 Voir à ce propos l’introduction de Colette-Anne Van Coolput-Storms dans La Première Continuation de Perceval, éd. W. Roach. traduction et notes C.-A. Van Coolput-Storms (Paris : Livre de Poche “Lettres Gothiques”, 1993), qui donne l’état le plus récent de la question.
6 Dont l’identification avec le Pêcheur préalablement rencontré n’est pas ouvertement faite, même si le lecteur, bien sûr, se fie à sa mémoire à ce sujet, et assimile les deux personnages confondus dans le Conte du Graal.
7 La Lance qui saigne le précède, mais elle est entourée d’un dispositif compliqué permettant de recueillir le sang, et constituant une rationalisation de la version de Chrétien qui ne fait état que d’une goutte de sang, sans expliquer comment elle peut être toujours renouvelée et toujours unique.. La tuyauterie sophistiquée qui conduit le sang hors de la salle justifie dans une certaine mesure le déplacement de la question “qui l’on en sert”, puisque sans doute ce sang sert en effet à quelque chose, ou à quelqu’un. On est alors porté à se souvenir des nombreuses occurrences de guérison de la lèpre par le sang d’une demoiselle ou d’une personne particulièrement sainte (quoique de fait ces cas figurent plutôt dans les romans du xiiie siècle...).
8 “Oï aves une partie / Por que si haute signorie / Ot li Graaus qui par lui sert ; / liant vos en ai descovert / Con je puis plus a ceste fois. / Li remanans si est sigrois...” (ibid., vv. 7673-78).
9 Ce Merlin est celui du manuscrit de Modène, où il constitue le second volet de la trilogie en prose attribuée à Robert de Boron.
10 L’Elucidation est un texte atypique, extrêmement énigmatique, qui nécessiterait une étude exhaustive, qu’il est impossible de mener à bien ici. Le passage qui concerne spécifiquement le Graal est en fait démarqué, parfois mot pour mot, de la Première Continuation, mais il faudrait mettre en perspective avec le motif du Roi Méhaignié et de la Terre Gaste la surprenante histoire des “pucelles des puys” qui rassasiaient et abreuvaient les voyageurs en leur offrant le contenu d’une coupe d’or et d’un plat d’argent avant de disparaître après que l’une d’elles eut été violée par le roi Marangon...
11 Pourtant, il a lui aussi remarqué la beauté de la Porteuse du Graal, ajoutant une faute à l’autre puisqu’il la loue tout en faisant une exception en faveur de Guenièvre, l’objet de son amour adultère : “Il me samble. fet il, que de damoisele ne vi je onques si bele ; de dame ne di je mie.” (ibid., IXXVIII, 52) Mais il a d’emblée perçu que le Graal était “sainte chose et dingne”, et il s’est agenouillé et mis à prier comme les autres assistants, à la différence de Gauvain !
12 “Familiarity breeds contempt.”
13 Ainsi de la visite de Bohort, avec la malheureuse Amite qui déplore d’avoir perdu non tant sa virginité que son prestige de Porteuse du Graal, et ses reproches à son père dont la réponse est frappée au coin de l’opportunisme, voire même du cynisme. Cette scène d’ailleurs contribue encore à banaliser le Graal el à estomper la valeur liturgique de son passage en tant que “vaissel” nourricier, dans la mesure où elle signale clairement que les femmes sont admises au repas dispensé par le Graal. et d’autre part que les “manières de table” sont les mêmes lorsque le Graal fait le service que dans des circonstances plus normales : en effet, Bohort a le privilège de manger à la même écuelle que la mère de Galaad...
14 Voir La Légede irlandaise, trad. F Lot, Paris : L’Arbre double, 1980, où il est fait allusion du chaudron de Brân, dans lequel on plongeait au soir des batailles les guerriers morts, avec pour résultat de les en voir ressortir le lendemain vivants et prêts à reprendre le combat, mais muets.
15 Le seul détail curieusement incongru qui constitue peut-être un souvenir de la fonction nourricière du Graal est à voir dans la “table d’argent” qui se trouve à bord de la nef où ont pris place Galaad et ses deux compagnons, et qu’une voix céleste leur enjoint de débarquer à Sarraz et de porter au “palés esperitel” Bien sûr, cette table sert de support au Graal, et d’autre part il y a une limpide analogie entre son transport par Galaad. avec l’aide d’un paralytique guéri par miracle, et le chemin de Croix du Christ assisté par Simon de Cyrène. Il reste que jusqu’alors le Graal nous avait habitués à se déplacer seul...
Auteur
University of Connecticut, Storrs, USA
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