Chapitre 1. Une situation insolite : des interdits et des relations
p. 29-44
Texte intégral
1Les habitants de la vallée de la Suowi se placent volontiers en marge de la vie villageoise et des relations de voisinage auxquelles elle oblige. Plusieurs fois par an et pour de longues semaines, chaque famille s’exile ainsi dans la forêt environnante, qui couvre la quasi-totalité de leur territoire et dont l’étagement entre 600 et 2300 mètres d’altitude autorise un accès à des ressources alimentaires et matérielles variées. Récolter les fruits de l’arbre à pain qui mûrissent au mois de juin dans les plus basses terres, prélever des écorces de ficus pour en faire des pièces de vêtement, préparer de la chaux en brûlant les écorces de certains arbres, récolter des noix d’arec, et cueillir les fruits du pandanus des hautes terres au mois de novembre sont parmi les nombreuses occasions derrière lesquelles ils trouvent une justification au désir de prendre un peu le large. Plusieurs semaines ou mois se passent ainsi, dans l’inconfort de la vie sous des abris sans véritables murs, dont la toiture à une pente est recouverte de feuilles, érigés à proximité les uns des autres lorsque le motif qui a fait quitter le village nécessite la coopération de plusieurs familles d’un même lignage ou d’un unique clan et que l’espace entre les gros rochers qui bordent la rivière se réduit à quelques dizaines de mètres carrés (Bonnemère et Lemonnier 2007 : 69, 71).
2L’incommodité de cette vie au grand air n’étant pas toujours facile à vivre au quotidien, c’est finalement avec grand plaisir qu’ils retrouvent la maison qu’ils possèdent dans un hameau alors qu’est arrivée jusqu’à eux l’annonce d’un repas de jus de pandanus rouge ou de la mise au marché des morceaux d’un porc domestique tué pour alimenter le réseau des obligations sociales. La bonne humeur règne lors de ces retrouvailles, et les ragots et informations en tout genre circulent tandis que les enfants se courent après jusqu’à la nuit noire. Les tensions sont comme suspendues et le plaisir de consommer ensemble une bonne nourriture et de partager avec d’autres les produits de son labeur prime sur toute autre considération.
3En écoutant les conversations et en observant les faits, gestes et attitudes des personnes rassemblées autour d’un repas préparé collectivement, c’est tout un ensemble d’interactions qui se dévoile, dont la compréhension laisse entrevoir la manière dont les Ankave imaginent les relations qu’un individu entretient avec les autres habitants de la vallée. Avec des « parents », d’abord, car il ne serait pas abusif de dire que tout le monde a un lien de parenté avec tout le monde, bien qu’à des titres variés et avec des conséquences qui le sont tout autant. Membres d’une population de taille réduite ancrée depuis plusieurs générations sur un même territoire et dont les ancêtres vivaient dans un environnement humain hostile, la grande majorité des 520 personnes qui habitaient la vallée de la Suowi en 2011 vivent au sein d’un réseau d’interrelations extrêmement serré, d’autant plus qu’ils se répartissent au sein de six clans démographiquement très inégaux, dont l’un, les Idzadze, regroupe aujourd’hui un peu plus de la moitié de la population totale. Certes, des femmes de groupes voisins, notamment iqwaye1, viennent régulièrement se marier à des hommes ankave mais le degré de cousinage reste néanmoins élevé.
4Les comportements sont donc le plus souvent conformes aux gestes, paroles, interdits et obligations que chacun doit adopter dans les relations qui le lient à ses diverses catégories de parents : à ses propres parents, grands-parents et enfants ; à ses frères et sœurs ; aux germains de ses parents dont les maternels font partie et qui occupent une place très importante dans le système de pensée et les pratiques sociales locales ; et aux beaux-parents auxquels lui-même ou des membres de sa famille proche sont unis par mariage.
5Dès le mois de septembre, c’est deux ou trois fois par semaine que la majorité des villageois se retrouvent chez l’un ou chez l’autre pour savourer la sauce tirée des fruits du pandanus rouge (marita en Tok Pisin2), qui, on le verra, occupe une place importante dans les représentations de la bonne santé et de la croissance des êtres humains. Le partage de cet aliment, tout comme celui du Pangium edule (connu comme pangi en français et appelé aamain en ankave) (voir p. 62-63), prend une forme cérémonielle qui s’apparente à celui des morceaux de viande de porc dans d’autres régions de l’île, où vivaient les « big-men », ces personnages au talent d’orateur reconnu qui s’illustraient dans de grands échanges compétitifs inter-groupes et acquièraient ainsi du prestige (A. Strathern 1971 ; Schneider 2011). Les Ankave ne pratiquent pas de tels échanges et aucun personnage ne ressemble de près ou de loin à un « big-man » mais leurs distributions de sauce de pandanus rouge et de aamain prennent parfois l’allure d’un don cérémoniel.
6La seule façon de préparer un grand repas collectif est de cuire les tubercules, agrémentés parfois de viande de porc ou de marita, dans un four semi-enterré, aussi appelé « four polynésien » (en Tok Pisin, mumu). La préparation d’un tel dispositif chauffant est une tâche quasi exclusivement féminine. Dans un large creux concentrique et peu profond, les femmes entassent des pierres jusqu’à le remplir. Par-dessus, elles déposent le bois de chauffe débité par les hommes – c’est leur seule contribution – puis y introduisent un brandon de façon à chauffer les pierres, « à blanc ». Une fois le bois entièrement consumé, celles-ci sont arrangées dans le fond de la cavité à l’aide de longs bâtons de bois de façon à répartir la chaleur à peu près uniformément. Ensuite, les femmes déposent les longues et larges feuilles a’ki’ (Comensia gigantea) puis plusieurs kilos de taros et de patates douces épluchés, les premiers d’abord car leur chair est plus dure, puis par-dessus et si l’on veut, des sétaires yore’ (une graminée, Setaria palmifolia), de la marita, des morceaux de porc, et des légumes à feuilles. Ensuite, le tout est recouvert de nouvelles feuilles a’ki’ puis de feuilles de bananier. La cuisson, à l’étouffée, dure plusieurs heures.
7Aujourd’hui, c’est un repas de tubercules et de marita qui est en train de cuire dans le four semi-enterré. À bonne distance de celui-ci et des femmes qui s’affairent autour, une quinzaine d’hommes adultes fument, chiquent le bétel, plaisantent ou somnolent. Mais, pour l’essentiel, c’est par famille – un couple et leurs enfants les plus jeunes – que les invités attendent la distribution de la sauce vermillon. Qu’il se trouve au beau milieu de l’aire de terre battue séparant les huttes, au pied du grand massif de bambous qui domine l’enclos ou serré le long du mur d’une cabane dont le rebord du toit offre une protection contre le soleil ou la pluie, chaque petit groupe se tient légèrement à l’écart des autres. La dernière lampée de sauce versée, les plus jeunes saisissent les récipients un à un et les portent vers chacune des familles, qui les reçoivent en se contentant de prononcer le « merci » local, qui s’apparenterait plutôt à un affectueux « Chéri ! ». Les Ankave ne disposent pas d’un terme qui ne serait qu’un simple remerciement adressable à tous. Exprimer la reconnaissance et le contentement ne saurait chez eux être distingué de la relation qu’ils ont avec celui ou celle dont ils ont reçu quelque chose. L’ethnologue peut alors proposer deux interprétations : celle, peu probable, disant que la notion de remerciement n’existe pas dans la langue ankave ; et l’autre, qui s’impose, qu’elle est indissociable d’une formule marquée par l’affection née d’un lien particulier préalable mais participant du don et de la vie sociale et dont le sens est alors plus large (voir p. 196).
8La plupart des convives dégustent sur place le repas de tubercules nappés de la délicieuse sauce, puis rentrent chez eux au crépuscule. Certains enveloppent dans une feuille un peu de la nourriture qu’ils ont reçue afin de la donner aux membres de la famille qui n’ont pu se joindre au rassemblement. La ligature des petits paquets que rapportent les convives se termine par une poignée qui permet de le suspendre à l’abri de la gourmandise des chiens et des cochons. Cette consommation est loin de concerner l’ensemble de la communauté, mais elle accroît considérablement le nombre de ceux qui profitent d’une distribution cérémonielle de nourriture.
9Quelques rares individus ont paru comme indifférents au partage qui se déroulait lentement sous leurs yeux et à l’avidité gourmande de chacun. Ce n’est pas faute d’aimer la sauce vermillon du pandanus rouge qu’ils se sont abstenus mais bien parce qu’ils sont contraints de le faire. L’observateur extérieur a du mal à comprendre les raisons de cette obligation, qui pesait ce jour-là sur une vieille femme, dont les parures ternes trahissaient l’état de veuvage ; sur un homme d’une quarantaine d’années au pagne élimé et au torse nu ; et sur deux jeunes hommes dont le sommet de la tête était revêtu d’une cape d’écorce. Aucun homme ne portant jamais cette pièce de vêtement de la sorte, la silhouette tout à fait particulière de Timiès et de Luc indiquait sans risque aucun de se tromper qu’ils allaient être le père de leur premier enfant dans les mois prochains.
10L’interdit sur le jus de pandanus rouge que ces quatre personnes devaient respecter avait été instauré pour des raisons différentes. Cet aliment que tout le monde apprécie est disponible pendant la saison humide, autrement dit de septembre à avril selon les variétés. Il est localement considéré comme un substitut végétal du sang (Bonnemère 1996a : 248-256) et sa consommation régulière permet d’aborder la saison la plus sèche, ou supposée telle dans cette région équatoriale très humide, avec un sang renouvelé et, par conséquent, une résistance à toute épreuve.
11Si les deux personnes à la silhouette et l’allure tristes n’avaient pas participé au repas collectif du jour c’est qu’elles étaient en deuil, l’une de son époux, l’autre de sa sœur, morte accidentellement quelques semaines plus tôt. Le discours local rapporte que si une femme ou un homme en deuil3 s’abstiennent de ce jus savoureux, c’est qu’ils avaient l’habitude d’en consommer avec leur parent proche qui vient de mourir (époux, germain, enfant, oncle, tante, mère, père, etc.). Les défunts leur en voudraient de continuer à profiter des plaisirs de la vie alors qu’eux-mêmes en sont désormais exclus et pourraient se retourner directement contre eux ou leurs descendants en leur jetant un sort (Lemonnier 2006a : 324-333). Quant aux deux jeunes hommes, cet interdit alimentaire-là faisait partie d’un ensemble de contraintes liées à leur statut de futur père d’un premier enfant qui visaient en particulier à protéger leur épouse de complications à l’accouchement.
12Quelques mois plus tôt, les parents de Timiès et ses beaux-parents lui avaient annoncé qu’ils avaient remarqué que sa jeune épouse était enceinte. Comme me l’ont dit certains Ankave, « pour eux [les futurs jeunes parents], c’est la première fois, ils ne peuvent pas s’en rendre compte par eux-mêmes ». En même temps, ils l’avaient prévenu qu’il allait devoir se confectionner une cape d’écorce neuve et la garder posée sur le sommet de la tête en toutes circonstances pendant la durée de la grossesse. Ils lui avaient aussi clairement signifié qu’il devait désormais s’empêcher d’absorber du jus de pandanus rouge, du gibier ou de la viande de porc. L’eau lui était également prohibée, mais il pouvait se désaltérer en prélevant la sève d’un bambou sauvage ou en suçant de la canne à sucre. Il lui était par ailleurs impossible de pratiquer toute activité qui impliquait la confection de nœuds, ce qui l’empêchait de participer à la construction d’une maison, d’une barrière, de poser un piège, ou de fabriquer un arc et des flèches.
13On le voit, un homme qui attend son premier enfant est donc placé en marge des activités masculines ordinaires. S’il ne respectait pas ces restrictions alimentaires et continuait de vaquer à ses occupations habituelles, la naissance se passerait mal, car le moindre apport, dans son corps à lui, de ce sang végétal qu’est la sauce du pandanus rouge ferait courir à son épouse le risque d’une hémorragie au moment de mettre leur bébé au monde. Les activités propres aux hommes, celles liées à la chasse surtout, empêcheraient le fœtus de sortir de l’utérus. Ces croyances sont prises très au sérieux et, si l’idée vient parfois à un jeune homme de se soustraire à ses obligations de futur père, en demandant par exemple à un frère de l’aider à confectionner les capes d’écorce requises ou en se les procurant par troc, aucun ne transgresserait l’interdit sur le jus du pandanus rouge. Parmi les tâches qui lui incombent, se trouve la préparation de trois capes en écorce de ficus battue : une pour son épouse, une pour sa sœur et la troisième, on l’a vu, pour lui-même. Le don de ces capes d’écorce instaure – institue pourrait-on presque dire – un ensemble composé de trois personnes dont les actions sont interdépendantes et ont des effets étroitement connectés avant, pendant, et après cet événement primordial qu’est la naissance d’un premier enfant.
14Outre des deux membres du couple conjugal, ce groupe est constitué d’une des sœurs du mari4, et tous trois sont les principaux acteurs du rite public qui suit celui, secret, au cours duquel un spécialiste rituel, avec tous les hommes désireux d’y participer, a fait subir au jeune père les épreuves du troisième et dernier stade des initiations masculines dans une zone de forêt située non loin des hameaux. Pendant ce temps, la jeune mère et la sœur du jeune père ont été emmenées dans un endroit seulement connu des femmes. Quant au rite public qui suit ces moments vécus chacun de son côté, il clôt les cérémonies de première naissance et célèbre l’existence d’un nouveau couple parental en même temps qu’il fait d’un homme un père conscient de son nouveau statut et de ses nouvelles responsabilités vis-à-vis de son enfant mais aussi de ses affins, les parents maternels de celui-ci. Au cours de ce processus qui se déroule sur un temps long, la participation de deux femmes auxquelles il est étroitement lié, son épouse et sa sœur, est indispensable. C’est au moment où un homme devient père pour la première fois que sa sœur intervient pour la dernière fois dans sa vie. Lorsqu’il avait été initié, une dizaine d’années plus tôt, elle l’avait également accompagné dans cette épreuve en respectant certains interdits alimentaires, tandis que leur mère demeurait recluse pendant toute la durée des rituels. Comme on le verra, la nécessité de la présence de cette sœur lorsque son premier enfant naît est à rattacher au statut hautement valorisé d’oncle maternel qu’il acquerra une fois qu’elle aura eu elle-même des enfants.
15Pour les Ankave, un individu de sexe masculin se construit ainsi progressivement, grâce à la présence de femmes qui lui sont apparentées lors des étapes importantes de sa vie, et c’est ce processus graduel de construction de la personne que ce livre cherche à mettre au jour, en en saisissant les moments-clés. On se demandera comment on devient une femme et un homme adulte chez les Ankave, quelles sont les étapes majeures de ce processus, quelle part y jouent les rituels et quels rôles y sont assignés aux proches parents de chacun. Un simple survol des données ethnographiques montre en effet que la participation d’autrui est considérée comme fondamentale pour le bon développement de la personne. Tout au long de la vie, un certain nombre de personnes qui lui sont reliées adoptent des comportements dont on pense qu’ils concourent à sa croissance et à sa bonne santé et qu’ils garantissent aussi le bon déroulement d’un événement à venir. Un tel système de pensée et de pratiques révèle que, sans l’intervention directe d’autrui, un homme ou une femme ne peut franchir sans encombres les étapes de l’existence. Au cœur de cet ensemble de représentations, émerge l’idée qu’il est possible d’agir sur une autre personne en exerçant une action sur soi-même, sur son propre corps. Même l’ingestion de nourriture, une des activités les plus personnelles qui soient, est rangée par les Ankave dans la catégorie de celles qui peuvent être effectuées afin d’obtenir un effet sur quelqu’un d’autre. Et en toute logique, son envers, l’interdit alimentaire, l’est également : pendant les initiations, par exemple, les mères des novices ne peuvent consommer des aliments qui deviennent gluants à la cuisson afin de préserver la bonne cicatrisation de la plaie née de la perforation de la cloison nasale de leurs fils.
16Cet état de fait est semble-t-il difficile à envisager pour un esprit occidental, puisque, comme le rapporte M. Strathern, même l’anthropologue Meyer Fortes remarquait que « la force des tabous alimentaires repose sur la connaissance qu’une personne ne peut manger que pour elle-même ; elle n’est pas une activité que quelqu’un peut faire pour un autre » (1988 : 20)5. En révélant l’obligation pour certaines catégories de parents de s’abstenir d’aliments aux propriétés spécifiques dans certains contextes de la vie (une mère à l’initiation de son fils, un époux pour sa femme enceinte, une sœur pour son frère dont la femme est enceinte, etc.), l’ethnographie ankave infirme cette position et expose un système de pensée où l’action sur et pour autrui se manifeste aussi dans cet acte a priori individuel qu’est l’alimentation.
17Chez les Ankave, le fait d’agir – ou de s’empêcher d’agir – à l’intention d’un autre est l’objet du marquage visible qu’est le port inhabituel, sur le sommet du crâne, d’une pièce de vêtement banale, la cape d’écorce. Comme on l’a vu, lorsqu’un homme déambule dans le village vêtu d’une cape d’écorce sur la tête alors que le temps n’est pas à la pluie, c’est qu’il est tenu de respecter des interdits pour que son épouse enceinte accouche sans problème et que le bébé qu’elle porte soit en bonne santé. Pour leur part, lorsque les mères des jeunes initiés sont recluses dans une grande maison collective et revêtent une cape d’écorce neuve préparée pour l’occasion, elles évitent toute action qui empêcherait la cicatrisation de la plaie de la cloison nasale de leurs garçons. À un comportement imposé correspondent donc une attitude corporelle et une silhouette particulières, qui signalent que plusieurs personnes sont en interaction et que les agissements de l’une ont un effet sur l’autre. Dans le cas d’un futur père, elles précisent l’existence d’une relation spécifique : celle qui s’établit au sein des deux membres d’un couple conjugal lorsqu’ils vont devenir parents pour la première fois. Lorsqu’un individu porte une cape d’écorce neuve sur la tête et qu’en même temps, il adopte des attitudes et respecte des interdits strictement codifiés, la société manifeste qu’il se trouve dans un état relationnel particulier, qui s’inscrit dans le cours d’un processus graduel de transformation de la personne.
18Mon principal objectif est de dévoiler et de comprendre ce processus chez les Ankave, en analysant les rituels que les hommes, et dans une moindre mesure les femmes, doivent subir tout au long de leur existence. La recherche sur laquelle se fonde ce livre s’inscrit dans la lignée des travaux qui ont été consacrés à la personne et aux rituels du cycle de la vie en Mélanésie depuis le début du xxe siècle, et se sont beaucoup multipliés à partir des années 1950. Dans la région occupée par les groupes anga tout particulièrement, un ensemble auquel appartiennent les Ankave mais aussi les Baruya et les Sambia, les ethnologues ont consacré plusieurs ouvrages aux initiations masculines, en les interprétant, on l’a vu, comme une institution de reproduction et de légitimation de la subordination des femmes aux hommes fondée sur l’exclusion de celles-ci et sur la croyance qu’elles sont source de pollution et que la relation maternelle empêche les garçons d’accéder à l’âge adulte (Godelier 1982 : 60 ; Herdt 1987).
19Un des résultats de l’analyse du troisième stade des initiations présentée dans ce livre est de remettre en cause l’idée qu’il s’agit d’un rituel uniquement masculin. Il confirme ceux obtenus lors des recherches que j’avais conduites précédemment sur les rituels collectifs des stades antérieurs au cours desquels il apparaissait que la présence des mères et des sœurs des novices étaient indispensables (Bonnemère dir. 2004). En d’autres termes, à la différence de mes prédécesseurs, je défends l’idée que les initiations ne concernent pas les seuls hommes. Bien sûr, chez les Ankave également, des séquences entières se déroulent longuement en forêt à l’écart des femmes et les discours mettent l’accent sur les épreuves qu’endurent les garçons mais, sans l’implication de leurs mères dans un premier temps, puis de leurs sœurs dans un second, le rituel ne peut tout simplement pas avoir lieu. Deux espaces, l’un forestier et masculin, l’autre villageois et féminin, sont ainsi reliés entre eux au sein d’un même processus rituel.
20Le nombre de stades initiatiques varie selon les groupes anga : il est de quatre chez les Baruya, de cinq chez les Iqwaye et de six chez les Sambia, mais ce ne sont là que des différences de détail. Partout, les premiers stades sont collectifs et obligatoires pour tous les garçons d’une classe d’âge. Les autres, qui débutent lorsque ceux-ci deviennent de jeunes hommes en âge de se marier, sont plutôt centrés sur un seul individu. Que pourrait-on dire du rite qui serait l’équivalent, dans ces groupes du nord du territoire anga, du troisième et dernier stade des Ankave, le rite suwangain organisé pour la naissance du premier enfant d’un homme déjà brièvement évoqué ? Chez les Baruya, les Iqwaye et les Sambia, il existe également un rite lors d’une occasion similaire, mais on ne sait jamais vraiment s’il s’agit de la naissance du premier enfant de la femme, de l’homme, ou du couple, alors que les choses sont très claires pour les Ankave, où c’est la capacité de l’homme à être père qui est célébrée. M. Godelier, G. Herdt et J. Mimica ont peu écrit sur cette cérémonie, et surtout, comme je l’ai déjà indiqué, leurs propos ne rendent compte que de ce qui se passe – ou se passait – du côté des hommes.
21 Pour M. Godelier, le rite organisé à cette occasion par les Baruya est le « prolongement et l’achèvement de l’initiation du jeune homme » (1982 : 71). Il n’est pas désigné par un terme spécial et le jeune homme reste un kalave, autrement dit un initié du 4e stade devenu tel lors d’une cérémonie collective une fois que ses parents lui ont trouvé une épouse (Godelier 1982 : 67). À la naissance de chacun des enfants suivants de cet homme, une version simplifiée du même rite est effectuée. De la courte description qu’il en fait, rien des actes rituels ne paraît, à première vue en tout cas, différer de ce qui se passe lors des rites collectifs :
Le corps dépouillé de parure et de tout ornement, ne portant qu’un petit pagne, il se rend en compagnie de ses co-initiés vers le site cérémoniel où il est poussé dans une sorte de tunnel de feuillages, semblable, quoique plus court, à ceux que, jeune initié, poussé et soutenu par son parrain, il avait maintes fois dû franchir, et au bout duquel l’attendaient pour le battre avec des orties les vieux initiés et les (jeunes) hommes mariés. C’est maintenant la même chose : à la sortie du tunnel, les hommes mûrs l’attendent et lui frottent le ventre et le bas-ventre avec des orties (Godelier 1982 : 71).
22Chez les Iqwaye, J. Mimica explique que la naissance du premier enfant d’un homme est l’occasion d’organiser le 5e et dernier stade des initiations (1981 : 52). On y affirme son statut d’homme viril, marqué par le fait qu’il est devenu un père, état par excellence de la pleine masculinité. À la différence des deux autres groupes du nord mentionnés mais à l’instar des Ankave, il n’existe pas ici d’initiations féminines. À la place, serait-on tenté de dire, une cérémonie spéciale marquant la naissance du premier enfant d’une femme est organisée en même temps que l’initiation du 5ème stade. Quant aux Sambia, la naissance du premier enfant d’une femme, écrit G. Herdt (1987 : 167), est chez eux l’occasion d’organiser le 6ème et dernier stade des initiations masculines, appelé moondangu (1987 : 107). L’état de père est là encore équivalent à la pleine maturité masculine. Lors de ce rite, le jeune homme apprend des techniques supplémentaires de purification et d’aide au maintien de la virilité : saignées par le nez (« nose-bleedings ») à chaque fois que son épouse s’éloigne dans une hutte menstruelle et consommation de substituts végétaux du sperme. C’est le moment où une période particulière de sa vie se termine puisqu’il ne peut plus entretenir de relations homosexuelles avec les jeunes garçons. On lui révèle alors le mythe le plus secret de tous : celui de la parthénogenèse masculine où est racontée l’origine de l’homosexualité ritualisée (1987 : 167-168).
23Remarquons dès maintenant que ces trois analyses de rituels équivalents n’envisagent jamais l’idée que ceux-ci puissent concerner le couple parental. Même lorsqu’un rite est également fait pour la femme qui vient d’accoucher, comme c’est le cas chez les Iqwaye, ils sont tous les deux traités comme des événements quasi indépendants qui ne concernent qu’un individu à la fois, l’homme puis la femme. Or, même s’il paraît légitime d’intégrer le rituel de première naissance dans la série des autres stades initiatiques, il n’existe aucune raison pour laisser de côté la femme qui vient de mettre au monde leur enfant. En tout cas, ce n’est clairement pas ainsi qu’il est envisageable de considérer le troisième et dernier stade des rituels organisés du vivant d’un homme chez les Ankave.
Les Anga et leurs ethnologues
24Plusieurs années avant d’observer les rituels initatiques masculins du côté des femmes et des activités qui leur étaient liées, j’avais lu les travaux écrits sur ceux des groupes de l’ensemble anga visités par des ethnologues. Ces groupes rassemblent une population de plus de 100 000 personnes6 dont on sait, par l’histoire orale, par des études linguistiques et des recherches en biologie moléculaire, que les lointains ancêtres occupaient un unique territoire et parlaient une même langue. Au cours des siècles, voire des millénaires, ce groupe originel, qui habitait aux alentours de Menyamya, une bourgade située au centre du territoire anga actuel, s’est divisé suite à des conflits internes. Aujourd’hui, les Anga parlent douze langues différentes, dites papoues ou non-austronésiennes (Wurm 1982 : 140-142), qui présentent entre elles davantage de similarités qu’avec n’importe laquelle de celles des groupes voisins non anga. Ensemble, elles constituent une famille linguistique, avec ses propres caractéristiques phonologiques et syntaxiques (Lloyd 1973). Les travaux des ethnologues qui se sont succédé depuis les années 1930 dans certains groupes du territoire anga ont contribué à présenter une image de leur culture corroborant celle présentée par la génétique et la linguistique. On y lit à la fois une forte homogénéité au plan de l’organisation sociale, de la résidence et des formes de pouvoir, et des variations, voire parfois de simples nuances, dont les travaux les plus récents ont montré l’importance heuristique dans le cadre d’une analyse comparée des initiations masculines, des relations entre les sexes, et des représentations de la reproduction, de la mort et du chamanisme7.
25Jeune étudiante formée à l’université d’Oxford, Beatrice Blackwood fut la première ethnologue à visiter un groupe de l’ensemble anga, désigné à l’époque par le terme de « Kukukuku », dont on se rendit compte plus tard qu’il était dérogatoire dans toutes les langues de la région8, et qui fut donc abandonné. Elle partit pour la Nouvelle-Guinée en 1936, dans une zone sous administration australienne, avec pour objectif de décrire le système technique d’une population qui faisait encore usage d’outils de pierre (Blackwood 1950). Elle put atteindre le territoire occupé par les Nautiye, un groupe kapau-kamea qui vivait à l’est du territoire anga, à quelques heures de marche de la piste d’aviation de Bulolo qui avait été ouverte par la compagnie minière des Morobe Goldfields une dizaine d’années plus tôt. Outre l’ouvrage cité, elle fit paraître un article sur l’utilisation des plantes (1940) et un autre sur les mythes (1939). Ses notes de terrain non publiées ont été rassemblées par C.R. Hallpike dans un ouvrage de 1978, si bien que l’on dispose, grâce à cette heureuse initiative, de matériaux ethnographiques concernant, non seulement un groupe anga, mais surtout une population du sud-est de la zone, une région qui ne fut ré-étudiée qu’au début des années 1990 (Bamford 1997).
26Trente ans après la visite de B. Blackwood, Hans Fisher fut le premier ethnologue à retourner en territoire anga, en l’occurrence en pays yagwoia – des locuteurs iqwaye du nord de la vallée de Menyamya. Il n’y revint plus jamais, mais fit paraître à leur sujet une monographie en allemand (1968). Maurice Godelier fut quant à lui le premier anthropologue français à séjourner chez des Anga, en l’occurrence les Baruya de la vallée de Wonenara, où il s’installa en 1967. Gilbert Herdt fut, lui, le premier anglo-saxon à rejoindre un autre groupe anga du nord du territoire, en 1974. Il prépara sa thèse de doctorat sous la direction de Kenneth Read sur cette société semblable aux Baruya à de nombreux points de vue. Tous deux publièrent un ouvrage centré sur les initiations masculines à une année de distance (Herdt 1981 et Godelier 1982). Bien qu’abordant ces rituels sous deux approches différentes – car G. Herdt avait aussi été formé à la psychologie du développement –, ces deux figures de l’anthropologie s’accordent pour interpréter les initiations comme des institutions de reproduction de la domination masculine. En 1977, Jadran Mimica, alors un jeune doctorant à Canberra, partit étudier les Iqwaye, qui sont les plus proches voisins des Ankave de la vallée de la Suowi (voir p. 30 n. 1).
Les Anga dans The Gender of the Gift
27L’analyse critique des travaux des ethnologues des Anga occupe une place importante dans The Gender of the Gift, l’œuvre majeure de Marilyn Strathern. Elle s’y est notamment intéressée à l’interprétation qu’a fait G. Herdt du symbolisme des flûtes secrètement présentées aux novices pour, en quelque sorte, leur enseigner les pratiques de fellation ritualisées qui vont suivre et qui doivent être considérées, selon lui, comme des substituts du sein maternel dont ils doivent maintenant se détacher à jamais. Avant de proposer une interprétation alternative de ces instruments de musique sommaires, M. Strathern place G. Herdt parmi les membres d’un ensemble d’ethnologues dont elle qualifie les travaux de « pré-féministes » (1988 : 58). Le modèle de l’antagonisme sexuel utilisé par K. Read dès 1952 et repris jusqu’aux années 1980 est ici critiqué, non pas tant à la manière des féministes qui se contentèrent de dire que les études en relevant étaient fortement marqués par le sexe de l’enquêteur, mais parce que celles-ci placent la question de l’identité sexuelle au centre de leur problématique (ibidem). Or, même si, d’après M. Strathern, les Mélanésiens font un usage imagé du genre, on ne peut pas affirmer a priori que l’identité sexuelle soit au coeur de leurs préoccupations, car cette identité en tant qu’attribut de la personne individuelle est selon elle une préoccupation occidentale (1988 : 59). Elle attribue pourtant à G. Herdt le mérite d’incorporer quelque peu à son analyse la vision relationnelle du genre et de la société qu’elle défend elle-même, mais considère que la persistance du « sex-role model » le conduit à penser que le rituel est centré sur l’individu, qu’il conçoit comme une sorte de « responsive self » (M. Strathern 1988 : 60). Le modèle de l’antagonisme sexuel qui a fourni le cadre des analyses des rituels masculins dans cette région du monde et qui promeut une approche du genre en termes d’identité individuelle a eu pour résultat de conduire les anthropologues à proposer l’idée que les rituels masculins fabriquent des hommes – autrement dit « dotent les hommes d’une identité masculine ». Or, pour M. Strathern, cette idée n’aurait aucun fondement, qu’il soit anthropologique ou féministe (1988 : 58-59).
28Je dirais quant à moi que, si l’on étudie ce qui se passe en forêt loin des femmes et que l’on écoute uniquement le discours des hommes, on croira utiliser à bon escient cette expression pour qualifier les initiations masculines, mais dès que l’on élargit la focale pour prendre en considération les actes et les paroles de l’ensemble des participants au rituel, celle-ci apparaît comme insuffisante.
29L’analyse des rituels ankave présentée ici trouve à la fois comme un écho et une justification dans la perspective de M. Strathern, car les données ethnographiques que j’ai recueillies en 1994 auprès des femmes ankave pendant les rituels initiatiques corroborent cette idée que ces cérémonies, certes organisées pour des jeunes garçons, concernent bien plus que ceux-ci, ou même que la seule communauté des hommes. Ne serait-ce qu’en raison du fait de la présence nécessaire et de la participation des mères et des sœurs des garçons, d’une manière qui leur est propre, ce rituel ne peut légitimement plus être considéré comme agissant seulement sur la personne du novice. Et son analyse doit prendre en compte le fait de la relation que cette présence met au jour.
30En d’autres termes, je défends l’idée que les initiations ne concernent pas les seuls hommes (Bonnemère dir. 2004). Encore une fois, beaucoup des moments des rites sont secrets et réservés à un seul sexe mais, comme on le verra tout au long de ce livre, ces rituels ne sauraient être réduits à de tels moments. Dans l’ensemble, cette idée fut bien reçue, et souvent même avec un sentiment d’évidence qui m’a ensuite interrogée : pourquoi, si la participation des femmes aux rituels masculins était quelque chose de si concevable, n’avais-je jamais lu dans les ethnographies de ces grands événements collectifs que d’autres participants intervenaient au même moment mais dans un autre espace ? L’heure était certes venue de mettre en doute le paradigme qui dominait l’anthropologie du genre et celle des initiations masculines depuis les années 1950 et les travaux majeurs et pionniers de K. Read sur les Gahuka-Gama, habitant près de ce qui est aujourd’hui la ville de Goroka mais dans des montagnes isolées de l’est de la cordillère centrale à l’époque. Pourtant, nous avons tous, anthropologues océanistes, une immense dette à l’égard de cet ethnologue, qui reste aujourd’hui encore, plus de cinquante ans après ses premiers écrits, un auteur dont il est difficile de nier l’autorité pionnière et la vision exprimées dans ses travaux sur le genre et la personne en Mélanésie. Mais, si l’idée que la domination masculine est la seule explication possible de l’existence des initiations et de leur perpétuation devait être prise en défaut, ce ne pouvait être qu’au moyen de l’ethnographie la plus fondamentale, fondée sur l’observation de terrain auprès des femmes, dont on avait supputé l’invisibilité et l’inaction.
31Or, il se trouve que les Ankave de la Suowi furent les premiers à fournir ces précieuses informations. C’était à l’automne 19949, lorsque Pierre et moi étions chez eux au moment où l’expert rituel venait de décider que vingt-six garçons étaient largement en âge d’avoir la cloison nasale perforée. Les préparatifs des initiations pouvaient alors débuter. En même temps, s’entrouvraient pour moi des portes qui m’amenèrent finalement à rédiger le présent ouvrage.
32Une incise est ici nécessaire car un lecteur peu au fait de la situation géographique de la Papouasie Nouvelle-Guinée pourrait s’interroger sur la légitimité d’une comparaison entre des observations de rituels faites dans les années 1950 (par Kenneth Read) et d’autres au milieu des années 1990. En réalité, les deux situations sont comparables, ne serait-ce que parce que les Gahuku-Gama furent contactés dans les années trente, comme la majorité des populations des hautes terres, et donc quarante ans avant les Ankave. Ils habitent aujourdhui près de la seule longue route du pays, la « Highway », qui le traverse d’est en ouest en son centre alors que les Ankave viennent seulement d’accueillir quelques avions sur leur petite et pentue piste d’aviation.
33Ayant étudié des sociétés des hautes terres de l’ouest qui ne connaissent pas les initiations, M. Strathern ne pensait pas à une participation de personnages féminins réels lorsqu’elle entreprit la critique des écrits sur le genre en Mélanésie. Elle mit l’accent sur le mélange des métaphores sexuées, qu’elles soient incluses dans des objets ou des personnes. Car la mise en collectif (« collectivization ») est toujours pour cet auteur une opération associant des gens de même sexe, ce qui n’empêche pas la dépendance vis-à-vis du sexe opposé d’être très souvent en jeu, au moyen d’une affirmation emphatique ou au contraire par déni. Le sexe exclu est donc « présent », et cette présence est construite comme une absence délibérée (1988 : 120). Les matériaux ethnographiques que j’ai recueillis montrent que, chez les Ankave, il n’existe pas de sexe exclu du processus rituel et que la présence de l’« autre sexe » n’est pas de l’ordre d’une présence qui se manifesterait par l’absence. Elle est une présence en chair et en os.
34Comme je l’ai montré ailleurs avec l’aide de plusieurs collègues (Bonnemère dir. 2004), il y a lieu de prendre en considération les diverses formes possibles que peut prendre cette présence féminine dans les rituels masculins. Celle-ci n’a pas qu’une existence virtuelle, métaphorique, symbolique, ou autre, voire même qu’une existence via son contraire, l’absence, comme plusieurs ethnologues l’ont prétendu10. La présence des femmes est bien réelle, observable, et ce sont les modalités différentes de la présence féminine dans les rituels masculins qu’il faut aussi tenter de comprendre, et ce en retenant d’ailleurs cette leçon de M. Strathern que ce n’est pas forcément parce qu’elles sont femmes qu’elles symbolisent dans un contexte précis quelque chose de féminin, puisque ce ne sont ni les objets ni les personnes qui peuvent être ainsi a priori qualifiés. Si l’on retient son hypothèse majeure, en effet, les hommes et les femmes ne se différencieraient pas en fonction d’attributs qu’ils possèderaient mais selon leurs actions qui sont, elles, sexuées. Quant aux objets, ceux qui circulent dans des transactions par exemple, ils sont féminins ou masculins en fonction de leur origine et de leur usage et non pas de qualités qui leur seraient intrinsèques.
35Rappelons qu’il s’agit là d’une pensée qui s’est forgée progressivement, et a pris de l’ampleur en réaction à une phrase critique de Annette Weiner dans son fameux livre de 1976 dont le titre original est Women of Value, Men of Renown : New Perspectives in Trobriand Exchange et qui a été traduit en français en 1983. Accusée par cette dernière d’androcentrisme11 et de défaut d’attention aux échanges de filets de portage entre femmes, M. Strathern se défendit, comme on l’a vu, au moyen de ce qu’elle qualifia de « stratégie de la négation » (1987a : 12), qui visait à déconstruire les concepts couramment utilisés par l’anthropologie occidentale pour en rendre visible le caractère ethnocentrique. Cette entreprise critique, qui soulignait l’écart entre nos concepts analytiques et les systèmes de représentations que l’on étudiait, trouva son audience dans le courant qualifié de post-moderne qui se développait alors dans les sciences sociales, tout particulièrement dans les pays anglophones. Profitant de son invitation à délivrer la « Malinowksi lecture » à Londres en 1980, M. Strathern répondit à la critique d’A. Weiner en montrant que les filets de portage des femmes melpa ne pouvaient pas être caractérisés comme des objets féminins. Certes confectionnés par les femmes, ils ne circulaient que très peu et seulement entre elles, sans participer à des échanges qui engagent la reproduction de la société, comme c’est le cas dans les cérémonies funéraires de l’archipel des Trobriand analysées par A. Weiner. S’ensuivait un plaidoyer pour le relativisme culturel, qui démontrait, à partir de deux situations ethnographiques de Papouasie Nouvelle-Guinée, l’impossibilité de penser la catégorie « femme » comme un donné universel (voir p. 16-17), contrairement à ce qu’indiquait la conclusion de l’étude d’A. Weiner aux îles Trobriand : si les femmes y avaient là-bas un pouvoir a-temporel de régénération de la société toute entière relevant de la sphère cosmique, c’était, selon elle, en vertu de leur appartenance au sexe féminin et du pouvoir qu’elles ont de donner la vie (1983 [1976] : 253). Pour M. Strathern, une telle affirmation était proprement irrecevable, car les représentations de la féminité sont éminemment variables selon les cultures. L’aboutissement de cette réflexion déconstructionniste, qu’elle mena non seulement sur la catégorie « femme » mais aussi sur les dichotomies « nature/culture » (1980), « sujet/objet » (1984a) et « privé/public » (1984b), se concrétisa avec la parution, en 1988, de The Gender of the Gift : Problems With Women and Problems With Society in Melanesia.
36Bien que mes travaux ne se rattachent pas au courant post-moderne de l’anthropologie, les intuitions fortes de M. Strathern restent très propices à l’avancement de la réflexion sur la Mélanésie, et tout particulièrement sa critique de la notion d’appropriation par les hommes des pouvoirs reproducteurs féminins. Cette notion suppose en effet, comme on l’a vu, d’adhérer à une conception du genre comme attribut ou propriété des personnes, une conception contre laquelle elle s’oppose radicalement. Mais avant de présenter en détail la théorie de M. Strathern, je voudrais apporter les éléments d’ethnographie ankave qui m’autorisent à défendre une perspective propre. Trois chapitres successifs seront ainsi consacrés à la description de l’événement de la naissance du premier enfant d’un homme, avec son avant, la grossesse (chap. 2), et son après, le rite proprement dit (chap. 4).
Notes de bas de page
1 Les Iqwaye sont un groupe anga – anciennement ennemi – qui occupe les vallées situées à deux jours de marche vers le nord (les Ankave les appellent alors Iweto) et à un jour et demi vers l’est (ils les appellent ici Yarwelye). Les Iqwaye sont connus grâce aux travaux de Jadran Mimica.
2 Une bonne partie des hommes aujourd’hui âgés d’une cinquantaine d’années sont allés un jour ou l’autre travailler dans les plantations côtières du pays, où ils ont appris à parler la principale langue véhiculaire du pays qu’est le Tok Pisin, ou pidgin mélanésien. Quant aux plus jeunes, certains continuent l’aventure, apprenant à leur tour cette langue. Les femmes, elles, finissent par en connaître des rudiments à force de l’entendre parler, au cours de leurs déplacements à Menyamya, voire même parfois au village.
3 Alors que les femmes croient que les hommes en deuil doivent comme elles respecter l’interdit sur le jus de pandanus rouge, ceux qui le souhaitent peuvent en consommer, comme ils l’ont appris alors qu’ils étaient tout jeunes enfants (voir p. 88).
4 J’ai longtemps cru qu’il devait s’agir d’une sœur aînée. En fait, la sœur idéale est celle qui est pubère, éventuellement mariée, mais qui n’a pas encore eu d’enfant.
5 Je n’ai pas malheureusement pas retrouvé la citation exacte (qui ne figure pas dans The Gender of the Gift mentionné ici) mais je suppute que M. Strathern fait référence à la page 16 de l’article « Totem and Taboo », paru en 1966.
6 La démographie de la Papouasie Nouvelle-Guinée connaît une ascension importante : dans les territoires anga, la population a augmenté de 25 % en 10 ans, d’où ce nouveau chiffre par rapport à mes publications même récentes. Il est fondé sur le recensement de 2011 mais malheureusement estimé pour ce qui est des groupes de la Province du Gulf dans la mesure où, situés dans les zones intérieures et montagneuses, leurs habitants semblent avoir été comptabilisés par les agents travaillant pour d’autres provinces. Ce fut le cas pour les Ankave lors d’un recensement bien antérieur ayant eu lieu en notre présence.
7 Anthropologue comparatif en terrain anga dès la fin des années 1970, Pierre Lemonnier fut le premier à présenter systématiquement ces variations sociales et culturelles telles qu’il les avait observées dans les différents groupes du territoire qu’il avait visités (1981, 1997). Pour des travaux comparatifs plus récents et aussi plus centrés sur des thématiques précises, on pourra consulter les deux derniers chapitres de Bonnemère 1996a (p. 369 ff) ainsi que deux articles sur les initiations anga (Bonnemère 2001, 2004). Enfin, des travaux plus récents de P. Lemonnier apporte des éléments de comparaison essentiels dans le domaine des représentations et des pratiques liées à la mort et au deuil (2006a) et aux mythes et aux rites (2010).
8 Bien qu’il soit fermement établi que le terme « kukukuku » est d’origine motu, une des trois langues officielles du pays, avec l’anglais et le Tok Pisin, qui est parlée dans la région de la capitale actuelle, Port Moresby, plusieurs interprétations existent. Celle proposée par Hallpike dans son ouvrage The Kukukuku of the upper Watut (voir Blackwood 1978) paraît la plus étayée ; elle aboutit à la conclusion que le terme est dérivé du mot motu « kokokoko » signifiant « casoar ». Les commerçants motu se rendant dans la région de Kerema auraient entendu leurs partenaires d’échange parler d’hommes petits et féroces, sinon cannibales, qui surgissaient de la forêt lors de raids contre les villages côtiers et portaient des pagnes en herbe et des capes d’écorce. Les Motu auraient alors construit leur propre image de ces hommes qu’ils n’avaient jamais vus à partir de celle qu’ils avaient de ces gros oiseaux qui vivent cachés dans la forêt, ne volent pas, sont dangereux lorsque surpris et sont recouverts non pas de réelles plumes mais de pennes dont la couleur varie entre le brun et le brun-noir selon leur âge. Tout le monde s’accorde pour dire que le terme kukukuku était employé de manière dérogatoire et insultante.
C’est pourquoi, entendant les Baruya et les Simbari chez lesquels ils travaillaient affirmer qu’ils détestaient ce terme qui servait à les désigner, le missionnaire-linguiste R. Lloyd et le médecin C. Gajdusek proposèrent d’utiliser à la place un mot rencontré dans toutes les langues de ces groupes occupant un territoire de 130 sur 140 km situé à l’est de la rivière Vailala (Carte 2). Il s’agit du mot « anga » qui signifie « maison ». Il fut rapidement adopté.
9 Notons que les Ankave ne montrent pas leurs initiations au premier venu (Papou compris) puisqu’ils attendirent plusieurs années et notre quatrième séjour pour le faire.
10 Ce fut un point de débat lors de la session que j’avais organisée à Hawaii, dans le cadre de la réunion de l’Association pour l’anthropologie sociale de l’Océanie (ASAO) de 1999 dont est tiré le volume que j’ai coordonné (Bonnemère dir. 2004), car certains des participants affirmèrent que l’absence constituait bel et bien une forme de présence.
11 Le terme d’androcentrisme traduit celui de « male bias » et qualifie une analyse du social vu à travers le prisme des seuls pratiques et discours des hommes.
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