Genre, entreprenariat et économie illicite
Le commerce des indiennes au XVIIIe siècle
p. 323-332
Texte intégral
1Le goût pour les cotonnades imprimées, teintes et/ou peintes, venues à l’origine « des Indes1 » puis fabriquées en Europe même, s’est diffusé de façon spectaculaire dans la société française des dernières décennies du xviie siècle. D’abord utilisées comme éléments du décor intérieur, les cotonnades commencent à être portées en vêtements dans les années 16602. En témoignent les sources littéraires – de la fameuse robe de chambre de M. Jourdain aux lettres de Madame de Sévigné –, mais également les inventaires après décès de particuliers3. Disponibles dans une large gamme de modèles, de qualités et de prix, ce qui permet d’en changer souvent au gré des fluctuations de la mode, les indiennes séduisent un vaste éventail de consommateurs – des élites au monde de l’artisanat et de la boutique, voire aux couches populaires – par leurs couleurs, leur légèreté et leur exotisme réel ou supposé4. Sous la pression des industriels français de la soie et de la laine, l’importation, la production et le port de toiles de coton sont progressivement interdits à partir de 1686 et ce jusqu’à la levée de la prohibition en 1759 – à l’issue de la fameuse « querelle des toiles peintes5 ». Mais la demande est telle qu’une intense contrebande se développe aux franges terrestres et maritimes du royaume6. Après 1759, la levée de la prohibition permet l’installation et le développement à Lyon et dans ses environs, comme dans d’autres villes du royaume, de manufactures d’indiennes.
2Les travaux sur la vogue des indiennes dans l’Europe de la fin du xviie et du xviiie siècle ont jusqu’à présent montré que les femmes étaient les principales consommatrices, toutes appartenances sociales confondues, de ces tissus de coton légers et colorés. Les rôles qu’elles jouent, en amont, dans la production et la circulation de ces étoffes sont, eux, beaucoup plus mal connus. Au-delà des stéréotypes les associant systématiquement aux « petites mains » qui n’effectuent que des tâches mineures, en bout de chaîne, l’objectif de cette étude est de comprendre comment la mode et le goût nouveau d’une part grandissante de la population pour les cotonnades donnent aux femmes des opportunités d’agir économiquement, à différentes échelles, dans les circuits de fabrication et de distribution des indiennes. S’intéresser, au-delà des seuls cadres légaux de la production, à l’illicite et aux filières de l’ombre permet ici, paradoxalement, d’appréhender de manière fine des acteurs que leur statut juridique et social relègue souvent aux marges du marché7 et donc des sources officielles de l’économie. Provinces frontières avec la Savoie et la Principauté de Dombes, le Dauphiné et le Lyonnais offrent au xviiie siècle un terrain de choix aux trafics illicites visant à introduire dans le royaume de France les toiles prohibées. Les archives des intendants de Lyon et de Grenoble, celles de la Douane de Lyon, ainsi que les jugements prononcés par la Commission du Conseil à Valence, tribunal extraordinaire chargé à partir de 1733 de juger des crimes de contrebande, permettent ainsi de reconstituer les espaces de la fraude, les rôles et les trajectoires des différents acteurs, et enfin les circuits de distribution des étoffes prohibées dans leur articulation avec le contexte urbain.
3Nous nous intéresserons dans un premier temps au rôle joué par les femmes dans les manufactures d’indiennes qui se développent à Genève dans les dernières décennies du xviie siècle, puis dans la région de Lyon un siècle plus tard. Nous analyserons ensuite la face illicite des échanges et la part qu’y prennent les femmes, d’abord à l’échelle de la contrebande internationale, puis à celle des trafics intra-urbains.
La fabrication des indiennes : femmes et entreprises familiales
4En amont de la chaîne, Genève est sans conteste la principale ville alimentant la contrebande d’indiennes. L’impression des toiles, importées blanches de Hollande ou de Suisse par des marchands toiliers, y est, dans la première moitié du xviiie siècle, aux mains d’une poignée de fabricants huguenots pour la plupart originaires du Dauphiné, qui ont trouvé refuge en Suisse après la révocation de l’édit de Nantes (1685) et la mise en place de la prohibition (1686)8.
5Les femmes sont présentes dès l’origine de l’indiennage genevois. La mieux connue, Olympe Eyraud, fille d’un marchand dauphinois, présente le profil assez classique de la veuve entrepreneuse. Après la mort de son mari, elle se spécialise progressivement, avec ses deux fils, dans le commerce des toiles. Le 8 août 1687, elle forme à Genève une compagnie avec ses fils, son gendre et un ancien marchand de Lyon. Ils embauchent le fils d’un indienneur de Neuville (près de Lyon), qui s’engage à faire venir à Genève
un ouvrier capable de bien travailler de sa profession, avec lequel il ira travailler en la maison qu’ont ladite Dlle Eyraud et Srs Bonnet a Secheron a teindre des toiles et les convertir en indiennes9.
6Les archives sont malheureusement trop lacunaires pour retracer plus avant le rôle des femmes au sein de ces dynasties d’entrepreneurs genevois. Une autre figure féminine suscite l’intérêt, pas forcément parce qu’elle aurait pris une part active à la gestion des manufactures familiales – la veuve Brunet est, en 1738, la seule femme à être mentionnée au nombre des sept fabricants d’indiennes que compte alors Genève10 –, mais pour la place centrale qu’elle occupe au sein d’une des plus importantes dynasties d’indienneurs genevois : Marguerite Vasserot, une protestante originaire du village de Saint-Véran en Queyras, partage avec Olympe Eyraud l’expérience de la migration. Après la révocation de l’édit de Nantes, elle se réfugie avec son époux Daniel Fazy et d’autres membres de sa famille à Genève. Le frère de Marguerite, Daniel Vasserot, y développe une des premières fabriques d’indiennes de la ville (1692). Son fils, Antoine Fazy, entre en 1701 dans l’usine de son oncle avant de fonder en 1710 aux Pâquis sa propre fabrique, qui sera reprise par son second fils, puis les fils de ce dernier. Quel rôle exact a pu jouer Marguerite, sœur, tante, mère, grand-mère, arrière-grand-mère d’indienneurs, au sein de cette dynastie d’entrepreneurs ? Quelles sont, plus largement, les places tenues par les femmes dans les affaires familiales ?
7La période postérieure à la prohibition, qui voit le développement des premières manufactures d’indiennes à Lyon et dans le Lyonnais, permet de répondre en partie à cette question et de corroborer, à partir des correspondances familiales, un certain nombre de constats déjà dressés par d’autres historiens11. Certains entrepreneurs confient ainsi volontiers à leur femme – qu’une approche par la seule raison sociale (Untel & Cie) des entreprises rend totalement invisible – une part de la gestion des affaires en leur absence, tout en la tenant informée presque au jour le jour de leurs succès ou déconvenues dans la recherche de clients potentiels12. D’autres épouses prennent elles-mêmes à l’occasion la plume, qu’il s’agisse de défendre les intérêts de leur mari auprès des autorités douanières locales13 ou, dans le cas de la veuve Perret, accablée par les créanciers, d’obtenir pour sa fille unique la transmission du privilège de manufacture royale chèrement acquis par son défunt époux – tentative qui échoue, ce qui montre les difficultés rencontrées par certaines veuves, en l’absence d’héritier mâle, dans la préservation et la transmission du patrimoine14.
8Ce rôle essentiel que jouent les épouses et les veuves d’entrepreneurs, fréquemment associées, même de manière informelle, aux affaires familiales, nous le retrouvons, dans une certaine mesure, au sein des réseaux marchands qui contrôlent, avant 1759, les circuits de la contrebande.
Grands trafics et petites « fourmis15 » : les réseaux internationaux de la fraude
9Malgré la prohibition, le marché français constitue en effet un débouché essentiel pour les indiennes produites à Genève, ou redistribuées via cette ville16. Si une grande part de ces échanges s’effectue de manière parfaitement légale, des toiles achetées en Hollande, en Angleterre, mais également aux ventes de la Compagnie française des Indes à Lorient transitent par Genève avant d’être réexpédiées en contrebande vers le royaume de France, via la Savoie, où l’absence de barrière naturelle avec le Dauphiné facilite le franchissement de la frontière. Les communautés frontalières des Échelles, de Saint-Genix-sur-Guiers, de La Côte-Saint-André et surtout du Pont-de-Beauvoisin comptent ainsi de véritables dynasties de marchands impliqués dans la contrebande, à l’exemple de la famille Cretet17. À l’autre extrémité de la chaîne, Grenoble et Lyon abritent les principaux commanditaires de ces trafics, de grands marchands ayant pignon sur rue – tels Constant à Lyon18, Falque ou Carny à Grenoble19 –, voire des membres du Parlement dans le cas de la capitale dauphinoise20.
10Entre les deux extrémités de cette chaîne, la circulation des tissus de contrebande emprunte des « routes obliques21 » et repose sur une myriade de places et d’intermédiaires que les archives de la répression permettent d’identifier au moins partiellement. La grande contrebande est l’affaire de bandes armées, stipendiées par les marchands, qui se chargent du transport en gros des toiles ; aucune femme n’a été identifiée au sein de ces bandes22. Mais la contrebande est aussi le fait d’une foule de petits passeurs, colporteurs, « camelotiers » ou « porte cols », dont les archives judiciaires ne mentionnent souvent guère plus que le nom, parfois l’origine géographique ou la profession. Les femmes sont largement sous-représentées dans des opérations qui nécessitent de se déplacer, seul ou à quelques-uns, à pied ou à cheval, de jour comme de nuit, sur d’assez longues distances. Quatre seulement sont mentionnées sur la centaine de jugements rendus par la Commission de Valence qui ont été pris en compte pour cette enquête23. Quant aux archives de l’intendance du Dauphiné, elles ne mentionnent, sur quarante et une saisies effectuées entre octobre 1736 et juillet 1739, que sept femmes arrêtées avec des quantités d’étoffe qui dépassent la simple consommation individuelle24.
11Les femmes sont aussi, sans grande surprise compte tenu de leurs capacités légales et économiques restreintes dans la France d’Ancien Régime, presque totalement absentes du monde des donneurs d’ordres qui se confond au moins partiellement avec celui des grands marchands. L’exemple de Catherine Teillard, marchande à Lyon et épouse d’un lieutenant des Fermes corrompu, qui revendait avec sa servante les tissus prohibés, demeure exceptionnel25. Le cas des veuves ou des femmes séparées de biens mérite ici une attention particulière, dans la mesure où ce type de situation peut signifier une autonomie sociale et financière accrue voire, dans le second cas, une stratégie de protection face aux créanciers… et à la justice26; il montre aussi que la pauvreté n’est pas toujours pour ces femmes le ressort du basculement dans l’illicite. En 1725, une certaine veuve Pattron paraît ainsi jouer un rôle d’intermédiaire – peut-être destiné à brouiller les pistes – dans les échanges entre des marchands lyonnais et leurs fournisseurs genevois27. En mai 1748, Simone Assada, « marchande de toile à Lyon & femme separée de biens de Nicolas Gislain, ci-devant marchand de ladite ville », est interdite de commerce « pour toûjours, pour les cas de contrebande en indienne & draperie étrangere » ; elle est à nouveau condamnée quatre ans plus tard pour récidive28. Beaucoup plus documentée est enfin la figure de la veuve Lescalier, accusée en 1718 de faire avec son beau-frère, marchand toilier, sous couvert d’une société ayant pignon sur rue à Lyon, « un commerce considérable de marchandises de contrebande et prohibées29 ». Aux nombreuses pièces de soie et de mousseline des Indes saisies chez eux s’ajoutent des marques et des poinçons contrefaits imitant ceux de la Compagnie. Les étoffes viennent de Suisse, d’Allemagne mais aussi des ventes annuelles de la Compagnie des Indes à Nantes. Sans avoir eu besoin de quitter Lyon – c’est son beau-frère qui partait tous les ans pendant trois mois effectuer leurs achats dans le royaume et à l’étranger –, la veuve Lescalier, qui avait été chargée, à la mort de son mari, de tenir « la caisse » tandis que les facteurs remplissaient les « brouillards journaux et autres ecritures a partie double30 », est donc au cœur d’un espace international d’échanges qui recouvre en partie le réseau européen des indiennes au xviiie siècle.
12Au sein de trafics qui se globalisent, la contrebande est d’abord, on le voit, le fait d’acteurs bien implantés, ancrés dans des réseaux de complicités qui savent se jouer des frontières et des contrôles. S’intéresser à présent à l’échelle de la ville intra muros va permettre d’analyser de manière plus fine les formes d’organisation de ce commerce illicite, les modes de circulation des toiles à l’échelle de la cité et la place des femmes dans cette forme originale de pluriactivité – mêlant le licite et l’illicite.
Vendre au détail : acteurs, espaces et logiques de la fraude intra-urbaine
13À l’intérieur des limites urbaines, la géographie de la fraude dessine une sorte de ville en creux. Un certain nombre de marchands, dont nous avons vu qu’ils sont au centre de l’organisation des trafics à longue distance, sont ainsi soupçonnés par les autorités de tenir dans la ville des « magasins » clandestins où sont stockées les indiennes en attente d’être revendues. De ces entrepôts clandestins, et en vertu d’un partage des tâches apparemment bien établi, ce sont des femmes qui colportent clandestinement les indiennes à travers la ville jusqu’au domicile des clients31 ; les tissus passent parfois entre plusieurs mains avant de parvenir à leur destinataire final, selon des processus de revente en cascade fréquemment observés dans l’économie parallèle. Cela ressort par exemple clairement de l’interrogatoire d’Antoinette Renaud, soupçonnée de tenir la toile « dont elle a esté trouvée saisie » du nommé Pilotte, marchand tapissier demeurant rue de l’Enfant qui Pisse, et à qui l’on demande
si elle ne scait pas qu’il y a en cette ville des magasins de ces sortes de marchandises, interpellée […] de convenir que c’est de ces endroits la qu’elle les tire pour les aller vendre dans les maisons de cette ville.
14Elle est fortement suspectée d’être en contact non seulement avec plusieurs marchands de la ville installés « sur le pont de pierre du coté du Change » – haut lieu, à Lyon, du commerce de l’occasion –, mais aussi avec d’autres revendeuses et un certain Dumas, « Genevois », tous connus de la justice « pour vendre & faire vendre des indiennes32 ». Aux espaces clandestins que sont les magasins, il faut ajouter les auberges, plaques tournantes classiques de tous les trafics, mais aussi les lieux souterrains de la ville, en l’occurrence les caves qui servent à l’occasion d’entrepôts33.
15La présence massive des femmes de milieu modeste parmi les individus arrêtés et condamnés pour revente d’indiennes reflète là encore le fait que les acteurs de la répression s’attaquent en priorité à ceux dont ils savent qu’ils ne pourront leur échapper. La prétendue invisibilité des femmes aux yeux de la loi, qui favoriserait leur implication dans les trafics illicites, est donc ici à nuancer, de même que la clémence systématique de la justice à leur égard. Mais l’omniprésence de ces femmes est aussi révélatrice des ressorts économiques et sociaux de la fraude qui, à l’échelle intra-urbaine, semble s’intégrer dans un ensemble de stratégies domestiques mêlant, au gré des occasions qui se présentent, activités licites et illicites. Les saisies impliquent ainsi des femmes mariées qui trouvent dans le recel, la transformation et la revente de marchandises de contrebande une ressource économique. Antoinette Renaud, épouse de cuisinier, se dit « revenderesse publique », expliquant « qu’elle revend des nippes de la vaisselle des meubles & tout ce qu’on luy donne pour revendre mais n’a ny boutique ny magasin34 ». Claudine Goy, couturière, est allée acheter des indiennes à Trévoux « pour les revendre dans Lyon35 ». D’autres parmi ces revendeuses sont femmes de tailleur, de compagnon tisserand ou de compagnon teinturier36. Toutes prétendent chercher par ce biais à « gagner leur vie », comme Claudine Billet, femme d’un marchand toilier de Lyon « obligé de quitter le commerce par les malheurs et les pertes qui luy sont arrivés par le discredit des papiers dont il s’est trouvé chargé », qui dit « s’occuppe[r] a la cousture37 ». La fraude se pratique parfois clairement en couple, comme le montrent, à Lyon, les condamnations solidaires d’un cordonnier ou d’un garçon imprimeur avec leur femme38. En 1757, un couple grenoblois est soupçonné de « faire un commerce prohibé d’indiennes » et d’employer à cette fin la dénommée Thérèse Caillat, « colporteuse39 ». Le commerce de marchandises prohibées apparaît ici comme un complément aux ressources de ménages d’artisans ou de petits métiers urbains fréquemment liés au secteur textile. Il s’intègre dans une pluriactivité mêlant, à l’échelle familiale, le licite et l’illicite.
16Mais la finition et la revente de tissus prohibés peuvent également apparaître, dans le cas cette fois de femmes seules, souvent veuves, comme une stratégie de survie, parfois alliée à certaines formes de solidarités de la misère comme la corésidence. La nature des tissus saisis – pièces ou coupons, notamment de mouchoirs – laisse à penser que ces femmes, qui ne déclarent par ailleurs aucune profession, se livrent peut-être, avant revente, à un travail de finition de ces indiennes, par exemple en découpant et en ourlant les mouchoirs40. La mise en commun de leurs ressources et le travail clandestin dans un secteur typiquement féminin – la couture – constitueraient une forme d’économie de survie. Même s’il s’exerce à toute petite échelle, ce type de criminalité n’en possède pas moins un aspect entrepreneurial, lié au risque et à l’incertitude. Certaines veuves tiennent ainsi chez elles de véritables petits ateliers clandestins destinés à la peinture des toiles, ce qui dénote aussi, chez ces femmes, une relative maîtrise technique : le 29 septembre 1752, on découvre à Grenoble, chez la veuve de François Vaillet,
vingt une pieces ou coupons de toille peinte, trente huit planches gravées de differents desseins, vingt un pinceaux et trois ecuelles contenant des couleurs broïés41.
17Dans cette économie de la débrouillardise, la fraude n’est sans doute pour ses acteurs qu’une composante parmi d’autres d’un quotidien fait d’expédients. Le secret, la confiance, les solidarités de réseau ou de voisinage tiennent dans cette économie urbaine souterraine un rôle essentiel. Les voisins de la nommée Sibut, une revendeuse de Lyon accusée de pratiquer le commerce clandestin d’indiennes, déclarent ainsi « unanimement » à l’huissier venu l’arrêter « qu’il y a longtemps que ladite Sibut s’estoit retirée en la ville de Trevoux » et refusent en bloc, un mois plus tard, de signer l’ordonnance de l’intendant à son encontre42. Quelques mois après, Claudine Billet, emprisonnée en attente de jugement, parvient à s’évader des prisons de l’archevêché grâce à plusieurs femmes venues lui rendre visite « habillées de differentes façons » : « elle se deguisa en prenant partie de leurs habits et coiffures, et sortit entre elles sans être reconnues et la croyant dans son lict43 ».
18Cet aperçu rapide montre en définitive que les femmes investissent l’espace des échanges par tous les segments, licites ou illicites, du marché. À l’opposé des stéréotypes opposant, pendant la querelle des toiles peintes et, plus largement, dans les débats sur le luxe, femmes consommatrices et producteurs mâles, l’étude de ce commerce révèle une présence et une implication féminines à toutes les échelles du trafic. Pour autant, hommes et femmes n’y partagent pas nécessairement les mêmes espaces ni les mêmes registres d’action, vivant en quelque sorte, dans ces réseaux d’intérêts et de complicités qui parfois les relient, « ensemble et séparés » au sein d’espaces diversifiés44. Ancrées dans des réseaux de voisinage et d’interconnaissance qui facilitent la circulation des marchandises prohibées comme des informations, les femmes mettent à profit leur connaissance de la ville, de ses espaces interstitiels comme des manières les plus discrètes de s’y déplacer, pour compléter leurs revenus au quotidien tout en donnant de la fluidité à ces trafics. À ce titre, il existe une certaine similitude, toutes proportions gardées, entre cette pluriactivité féminine mêlant le licite et l’illicite à l’échelle intra-urbaine et celle que pratiquent, à un niveau international et d’une ville à l’autre, les grands marchands établis de Genève, de Lyon ou de Grenoble. L’éventail des possibilités offertes aux femmes varie en outre selon leur statut social et marital. La solitude, et plus spécifiquement le veuvage, peuvent ainsi, selon les cas, leur conférer davantage d’autonomie sur la scène économique ou, à l’inverse, les jeter dans la précarité et les stratégies de survie illégales. Dans tous les cas, les capitaux que ces femmes investissent dans l’affaire familiale ou, plus modestement, l’argent qu’elles gagnent au jour le jour, servent, sinon à accroître le bien-être domestique et à garantir un peu mieux l’avenir face à une conjoncture toujours incertaine, du moins à assurer le quotidien. Ils contribuent aussi très certainement, même si les sources utilisées ici sont plus lacunaires sur ce point, à définir, voire à faire évoluer, les relations de genre au sein du couple et de la famille.
Notes de bas de page
1 D’où le terme français d’« indiennes » fréquemment employé à l’époque pour désigner ces tissus, même lorsqu’ils étaient fabriqués en Europe.
2 Gérard Le Bouëdec et Brigitte Nicolas (éd.), Le goût de l’Inde, Rennes, PUR, 2008, p. 8-17.
3 Molière, Le Bourgeois gentilhomme, 1670, Acte I, Sc. 2 ; Acte II, Sc. 5. Sur la correspondance de Mme de Sévigné, voir Jean-Michel Tuchscherer, « Les indiennes et l’impression sur étoffes du xvie au xviiie siècle », Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse, no 4, 1975, p. 15-16. Voir aussi les travaux en cours d’Olivier Raveux sur les inventaires après décès marseillais du xviie siècle.
4 Giorgio Riello, Cotton. The Fabric that Made the Modern World, Cambridge, CUP, 2013 ; Beverly Lemire, Giorgio Riello, « East and West : textiles and fashion in early modern Europe », Journal of Social History, no 4, 2008, p. 887-916.
5 Edgar Depitre, La toile peinte en France aux xviie et xviiie siècles, Paris, M. Rivière, 1912.
6 Katsumi Fukasawa, Toilerie et commerce du Levant d’Alep à Marseille, Paris, éd. du CNRS, 1987, p. 162 ; André Ferrer, Tabac, sel, indiennes. Douane et contrebande en Franche-Comté au xviiie siècle, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2002 ; V.-L. Bourilly, « La contrebande des toiles peintes en Provence au xviiie siècle », Annales du Midi, 1914, p. 52-75.
7 Laurence Fontaine, Le marché. Histoire et usages d’une conquête sociale, Paris, Gallimard, 2014, p. 82-84.
8 Anne-Marie Piuz, « Note sur l’industrie des indiennes à Genève au xviiie siècle », dans L’industrialisation en Europe au xixe siècle. Cartographie et typologie, Pierre Léon, François Crouzet, Richard Gascon, dir., Paris, éd. du CNRS, 1972, p. 533-545.
9 Archives d’État de Genève (AEG), Minutes du notaire Jean Antoine Comparet, volume 20, fo 50, 8 août 1687 ; Liliane Mottu-Weber, « Marchands et artisans du second refuge à Genève », dans Olivier Reverdin et al. (éd.), Genève au temps de la Révocation de l’édit de Nantes, 1680-1705, Genève, Droz, 1985, p. 313-397 ; Pierre Bertrand, Genève et la Révocation de l’Édit de Nantes. Étude d’histoire économique et politique, Genève, Imprimerie J. Soullier, 1935, p. 139.
10 AEG, RR Industrie II, Rapports et requêtes au Conseil, 8 août 1738.
11 Voir par exemple Une femme d’affaires au xviiie siècle. La correspondance de Madame de Maraise, collaboratrice d’Oberkampf, présenté par Serge Chassagne, Toulouse, Privat, 1981.
12 Archives départementales du Rhône (ADR), 8 B 877 : Papiers de Pierre Fiere, négociant dans la manufacture d’indiennes au château d’Yvours (Lyon) (1786-1787).
13 Archives nationales (AN), F12 1405 A : Indiennes et toiles peintes, Lettre de Madame Gagnaire à M. de St R. (Lyon, 12 mai 1784).
14 ADR, 1 C 28 : Manufactures d’indiennes, de toiles de coton et de velours. Dossier Perret (1786-1787).
15 Le terme est emprunté à Alain Tarrius, Les fourmis d’Europe : migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes internationales, Paris, L’Harmattan, 1992.
16 Anne-Marie Piuz, Liliane Mottu-Weber, dir., L’économie genevoise, de la Réforme à la fin de l’Ancien Régime xvie-xviiie siècles, Genève, Georg, 1990, p. 596-599 ; Anne-Marie Piuz, Recherches sur le commerce de Genève au xviiie siècle, Genève, A. Jullin, 1964, p. 268.
17 Jean Nicolas, La Savoie au xviiie siècle, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2003, 2e éd., p. 92.
18 AN, G7 358 : Lettres adressées au contrôleur général des finances par les intendants des généralités. Lyon, 10 juin 1700, fo 389.
19 Frantz Funck-Brentano, Mandrin, capitaine général des contrebandiers de France, Paris, Hachette, 1908, p. 49 ; Yves Eveno, « Une maison de commerce à Grenoble au milieu du xviiie siècle (1739-1768), la maison Carny », Histoire des entreprises, no 11, 1963, p. 36-51. Voir aussi Archives départementales de l’Isère (ADI), II E 262, Sociétés Carny et Réal, (1) fo 22 et 25.
20 Pierre Léon, « Le Dauphiné et la Suisse au xviiie siècle. Un problème de relations économiques (1685-1785) », dans Mélanges d’histoire économique et sociale en hommage au professeur Antony Babel, tome 2, Genève, Impr. de la Tribune de Genève, 1963, p. 9-37.
21 AN, G7 358, 27 octobre 1695, fo 84 (Lettre du fermier général Cormery au contrôleur général).
22 Corinne Townley, La véritable histoire de Mandrin, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2005.
23 Archives départementales de la Drôme (ADD), B 1304 : Commission du Conseil, à Valence, 16 juin 1752, 25 avril 1755, avril ou mai 1755, 31 août 1759.
24 ADI, 2 C 101 : Manufactures. Toiles peintes et indiennes, 13 novembre et 21 décembre 1736, 4 et 17 avril 1737, 5 mars 1738, 22 et 31 mai 1739.
25 Archives municipales de Lyon (AML), FF 65 : Douane de Lyon, 10 et 12 juin, 11 août 1739 ; ADD, B 1304, 12 juin et 11 août 1739. Olivier Le Gouic, « La contrebande des indiennes à Lyon au temps de la prohibition (1686-1759) », dans Territoires de l’illicite : ports et îles. De la fraude au contrôle (xvie-xxe siècles), Marguerite Figeac-Monthus et Christophe Lastécouères (éd.), Paris, Armand Colin, 2012, p. 86-87.
26 Julie Hardwick, « Seeking separations : gender, marriage, and household economies in early modern France », French Historical Studies, no 1, 1998, p. 157-180.
27 ADR, 1 C 249 : Procédures relatives à des affaires de contrebande, 21 décembre 1725.
28 ADD, B 1304, 22 mai 1748 et 15 juin 1752.
29 ADR, 1 C 279 : Procédure extraordinaire relative à la saisie de marchandises prohibées, 1718.
30 Archives municipales de Lyon (AML), FF 103 : Greffe de la Conservation. Registres d’enregistrement et de dissolution des sociétés, 4 novembre 1713. La compagnie, créée le 7 juillet 1710 entre les deux frères Henri et Antoine Lescalier, est alors reconduite « sous le nom de la veuve et frere Escalier » jusqu’à Noël 1726.
31 Le même phénomène a été observé à Paris par Philippe Haudrère, « La contrebande des toiles indiennes à Paris au xviiie siècle », dans Tisser l’histoire. L’industrie et ses patrons xvie-xxe siècle. Mélanges offerts à Serge Chassagne, René Favier et al. (éd.), Valenciennes, PUV, 2009, p. 169-182.
32 ADR, 1 C 277 : Procès-verbaux de saisies, 3 juillet 1722.
33 AN, F12 1403, 15 avril-3 mai 1716 ; ADR, 1 C 249, 1726-1727.
34 ADR, 1 C 277, 3 juillet 1722.
35 ADR, 5 C 12 : Douane de Lyon. Procès-verbaux de saisies, 5 mai 1756.
36 ADR, 5 C 12, 11 et 19 mars, 3 août 1756.
37 ADR, 1 C 277, 25 décembre 1722. Voir aussi 5 C 12, 8 juillet 1756.
38 ADD, B 1304, 6 mars 1741 ; 10 juin 1752.
39 ADI, 2 C 101, 18 avril 1757.
40 ADI, 2 C 101, 5 mars 1738 ; 19 janvier, 16 février, 4 mars 1751 ; 12 mars 1753 ; 20 mars 1754 ; 10 février 1758.
41 ADI, 2 C 101, 29 septembre 1752.
42 ADR, 1 C 277, 22 juillet et 26 août 1722.
43 ADR, 1 C 277, 6 janvier 1723.
44 Claude Zaidman, « Ensemble et séparés », Préface à Erving Goffman, L’arrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2002, p. 9-37. Arlette Farge nuance de manière très convaincante, pour un xviiie siècle marqué par une « forme poreuse de sociabilité » dans un espace public extrêmement prégnant au sein duquel hommes et femmes se côtoient sans cesse, cet « arrangement » ou « co-présence » des sexes propre aux sociétés contemporaines : Arlette Farge, « L’attrait entre les sexes d’Erving Goffman au xviiie siècle », Socio-anthropologie, no 11, 2002, mis en ligne le 15 novembre 2003, consulté le 8 avril 2013.
Auteur
Aix Marseille Université, CNRS, UMR 7303 Telemme
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
À l’ombre des usines en fleurs
Genre et travail dans la parfumerie grassoise, 1900-1950
Coline Zellal
2013
Familles en mouvement
Migrations et parentalité en Méditerranée
Constance De Gourcy, Francesca Arena et Yvonne Knibiehler (dir.)
2013
La place des femmes dans la cité
Geneviève Dermenjian, Jacques Guilhaumou et Karine Lambert (dir.) Geneviève Knibiehler (trad.)
2012
Genre Révolution Transgression
Études offertes à Martine Lapied
Anne Montenach, Jacques Guilhaumou et Karine Lambert (dir.)
2015
Agir pour un autre
La construction de la personne masculine en Papouasie Nouvelle-Guinée
Pascale Bonnemère
2015
Des pères « en solitaire » ?
Ruptures conjugales et paternité contemporaine
Agnès Martial (dir.)
2016
Femmes, féminismes et religions dans les Amériques
Blandine Chelini-Pont et Florence Rochefort (dir.)
2018
État-nation et fabrique du genre, des corps et des sexualités
Iran, Turquie, Afghanistan
Lucia Direnberger et Azadeh Kian (dir.)
2019
L’engagement politique des femmes dans le sud-est de la France de l’Ancien Régime à la Révolution
Pratiques et représentations
Martine Lapied
2019