La vie mondaine aixoise à la Belle Époque
p. 309-321
Texte intégral
1Avec le développement de la société de cour et en relation avec l’adjectif mondain, le substantif « le monde », entre autres significations, entend désigner la société prise sous son aspect de luxe et de divertissement. Ce sens se répand à partir du xviie siècle, époque où apparaissent des locutions comme le grand monde et un homme du monde. À partir du xixe siècle, mondain désigne explicitement toute personne qui aime les plaisirs du monde, goûte les mondanités et le terme s’applique plus spécialement à la « haute société ». Cependant dans les années 1900, à Aix-en-Provence, il n’était pas utile de préciser. Pour désigner globalement les gens du monde on dit tout simplement « la Société ». « Aucun de ceux qui en faisaient partie n’auraient commis la faute de se servir d’un autre vocable ; ou on disait entre soi : “la première société”. » Cette constatation est rapportée par l’Aixoise Élise Chauméry de Sorval (1879-1953) dans un récit de Souvenirs d’enfance écrit à la fin de sa vie et destiné à sa famille. Ce document inédit apporte un témoignage précieux sur la vie mondaine aixoise à la fin du xixe siècle, de même que les journaux intimes inédits eux aussi, que cette femme, célibataire et peintre amateur, a tenus en 1896, l’année de ses dix-sept ans, puis adulte, assez régulièrement jusque dans les années 19201. Ils livrent un point de vue distancé, encore que la fascination n’en soit pas totalement absente, sur ce que la diariste appelle « la comédie de la Société ».
« La Société » aixoise : tour d’horizon
2À partir de ces écrits intimes, et en nous fondant aussi sur l’examen attentif de l’annuaire intitulé Tout-Aix, dans son édition de 19042, nous pourrons décrire la composition de cette société. Dans les premières phrases du chapitre de ses Souvenirs qu’elle intitule justement « Mondanités », Élise Chauméry écrit :
Dans cette fin d’année, ce qui me paraît le plus saillant à travers la distance : notre vie mondaine se développe. Maman avait augmenté le cercle de ses relations, elle voyait beaucoup de monde, le Tout-Aix comme on disait.
3Dans son rapport à l’annuaire éponyme cette catégorie est intéressante à préciser d’un triple point de vue : en termes de nombre, d’origine et de milieu car on a beau vouloir faire partie du « Tout-Aix », et payer pour y figurer par ordre alphabétique, en filigrane une hiérarchisation est perceptible. En effet, les personnes et les familles concernées sont liées à la localisation de leur domicile aixois et à la possession ou non d’une bastide « à la campagne ». Peut-on les définir également en fonction de leur profession ou de leur fonction ? Celles-ci ne sont pas toujours précisées et évaluer leurs ressources et leur patrimoine supposé reste très difficile tant la discrétion est de mise et les études ultérieures inexistantes.
Le Tout-Aix
4Un décompte attentif des personnes citées dans l’annuaire de 1904 arrive à sept cent cinq patronymes, ce qui bien sûr implique un plus grand nombre, la majorité désignant des couples ou des familles et non des individus isolés. Comment se répartit cette fraction de la population aixoise, qui constitue à l’époque comme le constate encore Élise Chauméry une société « fermée », et quelle hiérarchisation suggère-t-elle ? On ne peut être qu’attiré tout d’abord par les patronymes des plus anciennes familles de l’aristocratie aixoise. Sans toutes les énumérer ni entrer dans le détail de leur histoire ou de leurs origines, citons, en gardant l’ordre alphabétique : Gabriel Giraud d’Agay et Mme, la comtesse d’Albertas, Mme de Coye-Castelet, le marquis Alfred de Chenerilles-Isoard, Jérôme de Duranti La Calade, le baron et la baronne de Fonscolombe, le marquis de Forbin-La Barben, Ludovic de Lander, capitaine de frégate en retraite et Mme née Du Veyrier, le comte Mougins de Roquefort… À la lettre V la comtesse de Voguë, née Saint-Marc clôt cette liste. Au total, environ une trentaine de patronymes.
5L’absence de particule ne signifie pas pour autant la non-appartenance à l’aristocratie, mais sa présence, quand elle est conservée par exemple dans les noms patronymiques des femmes traduit une volonté d’attester une filiation que le mariage a pu effacer. C’est le cas par exemple pour la mère d’Élise Chauméry, née Suzanne Le Vassor de Sorval (son père, qui fit une carrière de général, était originaire d’une famille aristocrate de planteurs de la Guadeloupe), qui se fait appeler madame Chauméry de Sorval et transmet ce double nom à ses filles… Certains romans du xixe siècle3 ont décrit ces familles aristocrates redorant leur blason par des alliances avec des jeunes filles richement dotées issues le plus souvent de la grande bourgeoisie d’affaires et inversement, des jeunes filles nobles ont eu peut-être le sentiment de se « déclasser » en épousant des hommes plus fortunés qu’elles mais qui n’étaient pas « de leur milieu ».
6La bourgeoisie est en effet largement représentée dans l’annuaire du Tout-Aix de 1904 et la tranche des professions libérales très présente : il y a des médecins comme Philippe Aude, président de l’Académie d’Aix et de l’Asile de nuit, des notaires, comme Gaston Berlie, des avoués, comme Émile Caillat, des avocats, comme le maire d’Aix, Joseph-Victor Cabassol, ou Joseph Demolins, des ingénieurs comme Jacques Gateau, directeur de la manufacture nationale d’allumettes, ou Heckenroth, ingénieur-architecte, mais aussi des rentiers, comme Charles Chauméry (ancien directeur d’une maison de commerce avec Cuba et fondée par lui). La bourgeoisie israélite totalement assimilée en ce début de siècle est représentée par Gabriel Milhaud, président du tribunal de commerce. Outre les professions liées à cour d’appel et à la magistrature, Aix accueille aussi des militaires comme le colonel Fine du 61e. Une très grande amie de jeunesse d’Élise, Madeleine d’Agaÿ, surnommée Chichon, a épousé Frédéric de l’Harpe, lieutenant au 61e. Les voilà maintenant dans l’annuaire du Tout-Aix, alors qu’Élise qui vient d’avoir vingt-quatre ans et vit toujours chez ses parents n’a de ce fait aucune visibilité.
7En revanche, les femmes veuves sont bien sûr présentes et nous voudrions en signaler deux, car l’une et l’autre ont fait l’objet d’un commentaire dans le journal d’adulte d’Élise Chauméry. La première est madame R. Degoy (née Dupuy-Monbrun). En date du 10 janvier 1906, Élise raconte dans son journal « un mercredi chez les Lander » pour tirer les Rois. La jeunesse « a fini de prendre le thé et l’on dit des bêtises en grignotant des chocolats » quand madame Degoy entre dans le salon. Tous se moquent d’elle et raillent sa tenue démodée en feignant de l’en complimenter (« La pauvre vieille rit béatement sans voir les grimaces que l’on fait derrière son dos ») et la diariste de conclure avec indignation : « Et vraiment j’ai trouvé la comédie trop forte ». Le 28 janvier, madame Degoy rend l’invitation
en l’honneur de sa royauté de l’autre jour. On a dit beaucoup de bêtises qui n’ont pas l’excuse d’être spirituelles, et on a ridiculisé la pauvre vieille. Pour cela, nous nous étions mises en toilette et avons perdu la moitié de notre journée.
8La seconde est la comtesse douairière Lapeyrouse de Bonfils, née Napoléone de Montholon. Élise évoque avec émotion son enterrement dans l’entrée du 20 janvier 1907 :
On a enterré hier Mme de Lapérouse (sic). Qui donc, du petit nombre de ceux qui la connaissaient, ont pensé aux grands souvenirs qu’elle évoquait ? Elle était la dernière survivante de Sainte-Hélène. C’était la fille du général de Montholon4 ; sa mère la portait lorsqu’elle accompagna son mari en exil et elle vint au monde là-bas, sur le triste et célèbre rocher. […] Elle avait perdu sa fortune et vivait d’une pension que lui faisaient ses enfants.
9L’annuaire du Tout-Aix fait également place à des fonctionnaires comme les professeurs : monsieur Alfonsi, qui enseigne l’italien au lycée ou, plus prestigieux, Maurice Blondel, professeur de philosophie. Faisons une place à part à Jérôme Duranti La Calade chargé d’un cours libre de langue hébraïque à la faculté de lettres ; autres fonctionnaires, les administrateurs, ainsi Houchart, administrateur de la Banque de France, Wackowski, directeur du Canal du Verdon, ou le chef de gare Poilleux ainsi que le sous-chef Jean Dumont ! On n’oublie pas les artistes non plus. Mais tout sépare évidemment, outre leur place dans l’ordre alphabétique et leur domiciliation, Cézanne, artiste-peintre (rue Félicien-David) et Villevieille, artiste-peintre et portraitiste (boulevard Notre-Dame). Rappelons que l’École de dessin et le Musée de peinture sont sous la direction de Pontier, conservateur. Le sculpteur Philippe Solari habite rue du Louvre (actuelle rue Maréchal-Joffre). Enfin, les religieux tiennent aussi à leur visibilité et entendent bien faire partie des « gens du monde » que ce soit l’abbé Daniel André, vicaire à Saint-Jérôme et domicilié rue Lieutaud ou Mgr François-Joseph-Edwin Bonnefoy, archevêque d’Aix, palais épiscopal, place de l’Archevêché.
10Une cartographie des domiciliations est ainsi perceptible, concentrées au centre-ville, mais dessinant certains quartiers de prédilection. Le cours Mirabeau, l’artère prestigieuse, divise en deux la ville : le quartier Mazarin d’une part, le bourg comtal d’autre part.
État des lieux
11Un certain nombre d’hôtels particuliers sur le cours Mirabeau sont attachés aux grandes familles déjà nommées plus haut, comme au 20 cours Mirabeau la famille Forbin, Charles de Gantelmi d’Ille au 6, ou la comtesse de Voguë au 18. Dans le quartier Mazarin, quelques rues bien représentées en domiciles aristocratiques, la rue Cardinale, la rue du Quatre-Septembre, la rue Peysonnel avec la maison Saint-Claude que la famille Chauméry loue l’hiver, la rue des Quatre-Dauphins, la rue Mignet… À la limite avec le quartier comtal, c’est la seule place d’Albertas qui est le plus souvent citée. Les autres domiciles gravitent autour du cours Mirabeau dans sa partie haute (rue du Louvre, rue de la Mule noire…) ou basse : place Jeanne-d’Arc, et au bout du cours Sextius, la maison Milhaud, 3 rue du Bras-d’Or.
12Quelques domiciles sont cependant un peu plus éloignés du centre-ville, mais toujours rattachés à Aix et concernent des habitations de type bastidaire. Leur proximité avec Aix intra-muros dissuade sans doute de cumuler et un appartement (ou tout un hôtel particulier) dans le centre et une maison de campagne. C’est le cas de l’administrateur de la banque de France, Houchart, dont la propriété de famille est sise « à Palette, banlieue d’Aix », ou du marquis de Mazan et de sa femme Noëmie de Courtois qui habitent la maison de famille La Cortésine à La Torse, ou encore de Joseph de Lombardon, domicilié villa Saint-Roch5. Dans les autres cas, une cinquantaine de familles du Tout-Aix cumule habitation d’hiver en Aix, et habitation d’été, c’est-à-dire bastide ou « campagne » dans les environs ou parfois dans un département voisin, par le jeu des héritages ou alliances.
13Il y a ceux qui ne sont que locataires à Aix mais propriétaires « à la campagne », comme Charles Chauméry et ceux dont le patrimoine, plus étoffé, en fait des propriétaires complets. On retrouve un grand nombre des familles aristocratiques énumérées plus haut. Leurs bastides sont le plus souvent implantées sur le plateau de Puyricard, réputé pour sa fraîcheur l’été. C’est le cas des d’Agaÿ, avec « La Présidente », ou des Lander, avec « Violaine », ou encore les Coye de Castelet avec « La Brillanne » à Coutheron ; les d’Albertas sont à Bouc, les Chenerilles-Isoard à Valcros. Le baron Guillibert, dont les Chauméry sont les locataires à Aix, réside l’été à la bastide Riquety aux Milles, les d’Isoard-Vauvenargues au château de Vauvenargues tandis que le comte Mougins de Roquefort possède le château du Grand-Sambuc. Au Tholonet, outre les Chauméry, on trouve la famille Caillat. Un peu plus loin, aux Pinchinats, « Saint-Yves », la bastide de Gustave Pontier, conseiller à la cour, et à Saint-Cannat, « Mousse », belle demeure de Joseph Demolins, avocat, ami de Joachim Gasquet, qui accueillera après la Première Guerre Marie Gasquet devenue veuve6. Les architectures de ces maisons d’été ne sont pas équivalentes, certaines sont de vrais châteaux, d’autres obéissent au modèle bastidaire régulier, avec toit à quatre pentes, d’autres sont plus proches d’un simple mas provençal comme celle des Chauméry. Certains Aixois ont leur bastide dans les Basses-Alpes comme le marquis de Mazan, à « Fontfrac » près de Riez. Mais toutes sont des propriétés agricoles dont les propriétaires tirent des revenus, avec la culture de la vigne, de l’olivier ou des amandes.
La question des revenus
14Nous avons vu dans l’annuaire du Tout-Aix la mention de certaines professions. Celles-ci assurent un revenu régulier à ceux qui les exercent et à leur famille ce qui est le cas le plus fréquent (il y a peu de célibataires dans la liste consultée). En revanche, les familles aristocrates n’affichent que rarement une activité professionnelle, par exemple s’il y a eu carrière dans l’armée, comme pour Ludovic de Lander, capitaine de frégate en retraite ou pour le commandant baron Guillibert. Les chefs de famille se contentent de gérer leur patrimoine mobilier et immobilier, leurs portefeuilles d’actions et/ou l’exploitation de leurs domaines, comme le fait Paul de Coye-Castelet dans son domaine de la Brillanne. Dans la chronique estivale tenue dans les dernières années du xixe siècle par madame Thérèse de Giraud d’Agaÿ et ses filles Suzanne et Chichon sous le titre Le Journal de La Présidente7, il vante auprès de ces dames les mérites de sa nouvelle machine agricole et du rendement qu’il en attend. Hubert de Courcy pourtant peintre réputé, qui habite le pavillon de Lanfant, ne fait pas mention de cette occupation ; il est vrai que ce n’est pas « une profession » même s’il vend ses tableaux. Les sources de revenus des familles aristocrates, à Aix comme ailleurs, ne sont guère affichées, et il faudrait avoir accès aux archives privées de ces familles, étudier livres de compte, testaments, inventaires de succession pour donner quelques chiffres significatifs de leurs ressources patrimoniales. Il y a ceux, dont Charles Chauméry est un bon exemple, qui vivent des rentes qu’une vie professionnelle leur a permis d’acquérir quand beaucoup d’autres, plus aristocratiques, ne sont que des héritiers.
15Alors à quoi s’occupent-ils ces gens du monde quand ils n’administrent pas leur fortune ? Leur oisiveté peut s’entendre dans les deux sens, celui de l’otium latin, puisqu’ils ont la chance de pouvoir vivre largement en pratiquant des occupations choisies sans avoir à exercer une profession lucrative, mais aussi de manière plus péjorative, si on les considère comme une catégorie non laborieuse de la population.
Pratiques sociales et occupations de la vie mondaine
16Précisons tout d’abord que dans le cadre de la vie mondaine à Aix comme ailleurs, il importe de distinguer les activités masculines et féminines, même si certaines pratiques sociales et certains lieux font fréquemment se retrouver hommes et femmes. Si les messieurs se retrouvent entre eux au cercle, si ces dames reçoivent dans leur salon à jour fixe, ils fréquentent ensemble le théâtre, les concerts, les ventes de charité, le carnaval, et se reçoivent les uns chez les autres, particulièrement l’été, à la faveur de la sociabilité plus libre que favorise la vie « à la campagne ».
Du Cercle au Salon
17Dans la cité du roi René, la grande période de création des cercles remonte à 1880. Les classes supérieures se retrouvent au cercle Sextius (ou des Nobles), au cercle Vauvenargues, tandis que les « bourgeois » fréquentent plutôt l’Athénée-Sextia, les ouvriers se répartissant entre le cercle catholique Saint-Mitre dirigé par le chanoine Rolland et le cercle Sainte-Cécile plus axé sur la pratique musicale. Pour la période qui nous intéresse, la répartition par catégorie sociale est encore plus accentuée que par les années passées8, puisque se forment aussi des cercles par profession, comme celui dit « des Avocats » ou « du Commerce » où se retrouvent les négociants. Ces cercles sont généralement installés sur le cours Mirabeau dans son côté gauche en descendant, ils occupent le rez-de-chaussée de certains hôtels particuliers, et offrent la jouissance, l’été, du jardin côté sud. Le cours Mirabeau « aimante » ainsi la sociabilité masculine jusqu’à l’entre-deux-guerres9. Ces cercles, après leur disparition, seront remplacés par de grandes banques… Les hommes du monde qui fréquentent les cercles s’y retrouvent pour causer (la politique, locale ou nationale, est un discret thème de conversation), lire (les cercles offrent des bibliothèques), jouer (certains cercles ont des salles de jeux), fumer, et boire. C’est un espace entre la vie publique et la vie privée et le mélange des générations constitue une sorte de proximité familiale.
18Les femmes en revanche en sont exclues, ou rarement admises. Mais elles ont, elles aussi, leurs lieux de rencontre, comme par exemple l’Association musicale des Dames d’Aix, dont la présidente est la marquise de Chénerilles et le directeur musical le ténor monsieur Pellin. C’est à leur initiative qu’a été donné en 1896 un oratorio de Raoul Pugno, La Résurrection de Lazare, concert au bénéfice d’une œuvre de bienfaisance placée sous le patronage du chanoine Rolland. Dans ce cadre-là, dames et messieurs de « la Société » se retrouvent pour faire partie des chœurs (Élise Chauméry et sa mère figurent en bonne place dans la liste des mezzo-soprani), même si quelques membres choristes du cercle Sainte-Cécile viennent renforcer les pupitres de voix masculines. Cette promiscuité sociale n’est pas sans révéler certains préjugés. Dans le journal intime tenu l’année de ses dix-sept ans, Élise écrit à l’entrée du 7 mars 1896 :
Hier soir nous avons eu une grande répétition, il y avait les hommes pour la première fois et nous sommes montés sur l’estrade. Les hommes, surtout les ténors, ne sont pas brillants ; ce sont tous des ouvriers ; il y avait un charbonnier bien noir. Parmi les basses, il y avait plusieurs messieurs de la Société, Mrs Cyprien de Chénerilles, Jean de Villeneuve, Damien de Castelet.
19Les dames de la Société aixoise fréquentent aussi les comités de bienfaisance, comme « l’œuvre des Crèches », où l’on retrouve la marquise de Chénerilles qui en est la présidente et madame Guillibert la trésorière, ou « l’œuvre des Dames de Charité », dont la présidente est la comtesse de Mougins-Roquefort. Pour autant, le lieu de sociabilité le plus équivalent du cercle reste pour les femmes leur salon.
20L’annuaire du Tout-Aix précise systématiquement leur jour de réception. Le récit de Souvenirs d’Élise Chauméry offre un bon témoignage des qualités indispensables à mettre en œuvre :
Maman avait pris un jour. Tous les mercredis, son salon était plein. […] Elle avait augmenté le cercle de ses relations […]. Elle attirait par sa conversation animée, sa gaîté, son accueil et par le thé que l’on servait chez elle entre quatre et cinq heures. […] Les Aixois les plus chics n’usaient du thé que dans les occasions exceptionnelles. Maman le mit à la mode sans y avoir pensé, avec la parfaite aisance de la vraie femme du monde. Les « cinq à sept » de madame Chauméry furent appréciés à la majorité et un vieil Aixois, monsieur de Mougins, poète de clocher qui rimait agréablement, lui dédia sous le titre de « Five o’clock tea » un sonnet qui ne valait pas un long poème mais était l’un des meilleurs qu’il eût fait.
21Le salon de madame Chauméry a même les honneurs du petit journal La Vedette10 qui donne la version suivante du « five o’clock tea » :
Une de nos aimables concitoyennes […] donnait dimanche son troisième cinq à sept, c’est ainsi que nous appelons à Aix où nous nous piquons de patriotisme, ce qui se nomme partout ailleurs five o’clock avec la rage d’anglomanie qui nous envahit et que les courriéristes s’empressent d’adopter pour faire croire à leur science infuse.
Pratiques mondaines et codes éducatifs
22Le changement de jour ne doit pas étonner ; en plus du mercredi, madame Chauméry, qui croit aux vertus de l’exemple en matière d’éducation, a instauré un autre « jour » ; le dimanche après-midi, son salon est ouvert aux enfants. Ils s’y retrouvent pour jouer, « aux charades, aux jeux dits d’esprit : homonymes, proverbes, portraits commentés […] », mais les fillettes de la maison y font aussi l’apprentissage de la vie mondaine à travers certaines prestations artistiques auxquelles leur mère les fait participer avec leurs amies. « Chœurs de jeunes filles qui quittent avec plaisir les petits jeux auxquels elles se livrent pour venir se faire applaudir par leurs mamans », comme l’écrit encore La Vedette, ou encore solo de mandoline demandé, un peu à son corps défendant, à Élise, très timide en public. Rite social par excellence, la musique que l’on fait au salon, devant le public des adultes, fait partie de « la bonne éducation » reçue par les jeunes filles à cette époque au même titre que l’apprentissage de la peinture et du dessin. Sur ce terrain-là, Élise Chauméry se trouvera en porte-à-faux, car sa sensibilité d’artiste lui fait bien sentir que la musique ne peut pas ainsi se galvauder.
23Elle doit aussi accompagner sa mère dans d’autres salons, lieux imposés où toute jeune fille apprend à se conformer aux codes mondains de la civilité et de la distinction. L’apprentissage ne se fait pas sans douleur, et dans son journal, le 2 décembre 1896, elle écrit :
Je ne serai jamais mondaine, j’en ai peur ; maman m’a menée chez les Béraud, chez les d’Agaÿ, ce soir nous avons été chez les Fine et les Lander. Je me figure que je dois faire triste mine en entrant dans un salon avec mon air embarrassé, ma figure rouge et ma tête baissée. […] Il a bien fallu justifier […] que j’ai dix-sept ans et demi.
24Dans ses Souvenirs…, si Élise est encore fascinée par la distinction de sa mère et son aisance mondaine, elle n’en fait pas moins, avec le recul de l’âge, une description assez critique du « mauvais goût » de l’ameublement « fin de siècle » de son salon, avec « la vogue des draperies en peluche et des guéridons encombrés de bibelots ». « Je crois qu’on n’eut jamais moins de goût », affirme-t-elle péremptoirement. Son esprit critique se manifestait déjà dans son journal de jeune fille, où elle exprime son refus exigeant des relations factices qui nourrissent les conformismes de la sociabilité : « Je ne sais pas causer », écrit-elle encore, dans l’entrée en date du 2 décembre,
et quand même de quoi cause-t-on ? […] Les modes tiennent une grande place dans ces conversations, et les médisances une encore plus grande ; la personne qui part est passée en revue des pieds à la tête […] et à leur départ, celles qui s’en sont le plus moquées ont leur paquet à leur tour…
25Nous sommes bien loin de cette bienséance de la conversation définie dans les manuels d’éducation comme « une science des égards », appelée à polir les individus « par une pratique sociale bienveillante11 ».
Une sociabilité rythmée par les saisons
26De l’intérieur vers l’extérieur, la vie mondaine se déplace une fois par an, sur le cours Mirabeau, au moment du carnaval. Le carnaval est à cette époque le principal loisir collectif à grande échelle. « Ce n’était pas encore, écrit Élise dans ses Souvenirs, la grosse fête populaire ». À Aix, le carnaval est avant tout une manifestation culturelle des classes aristocratique et bourgeoise et organisée par elles. D’ailleurs chaque trottoir du Cours a une affectation différente, « le peuple honnête et gai » déambulant du côté impair, l’autre étant réservé aux nobles et aux bourgeois. À vrai dire, l’aristocratie assiste aux défilés depuis les balcons des hôtels particuliers, postes d’observation privilégiés qui permettent de s’ouvrir à l’espace public tout en s’en protégeant. Le balcon de l’hôtel de Saint-Marc est particulièrement prisé.
Les Saint-Marc recevaient les dimanches et le Mardi-Gras. […] On arrivait de bonne heure pour ne rien perdre du défilé de la cavalcade qui occupait une partie de l’après-midi. Pour le Mardi-Gras, les Saint-Marc étendaient leurs invitations aux enfants dont les parents étaient de leur intimité et s’amusaient beaucoup, je crois, de ces évolutions de petites filles apprenant leur métier de femme du monde12.
27Cependant, on ose franchir le seuil, descendre dans la rue, protégé justement par le fameux trottoir. Un soir d’un certain Mardi-Gras, Monsieur Chauméry consent à « l’idée de ressortir après dîner pour batailler un peu ». Sur le Cours, on rencontre des connaissances distinguées, l’institutrice, Mlle Luc, la propriétaire, madame Guillibert, sous son domino jaune avec « une escorte de quatre ou cinq messieurs qui nous ont envoyé des bouquets et des serpentins » ainsi que le raconte Élise dans son journal. La fonction de sociabilité du carnaval est visible, même si bien sûr, elle ne sort pas des limites de la bienséance ni ne donne lieu à aucun mélange social.
28Quand le printemps arrive, d’autres espaces encore permettent à la vie mondaine de se manifester. Les mariages sont, de toutes les cérémonies, celles qui facilitent le plus agréablement cette mise en visibilité et les églises jouent alors un rôle essentiel, permettant de voir comme d’être vus… Ainsi le « Tout-Aix » se doit d’assister par exemple le 2 mars 1896 au mariage de Mlle d’Isoard, en la chapelle de l’archevêché. Élise note dans son journal que « la galerie attenante à la chapelle est pleine de monde », que les toilettes sont superbes, que « la mariée avait une fort belle robe dont la queue était plus que respectable ». Mais la chronique se fait vite ironique, puisqu’Élise – qui ne parle qu’à son journal13 – s’indigne que la mariée ait demandé à son futur époux, qui est veuf, de se séparer de ses deux enfants et de les confier à leur grand-mère, tandis qu’elle ne se séparera pas « de son petit chien ». Elle a plus de mansuétude pour évoquer les mariages de ses amies proches, comme Marie Caillat, Jeanne d’Autheman, ou Jeanne de Lander. Ces mariages ayant eu lieu l’été, toutes les familles quittent leur bastide pour revenir à Aix qui « se trouve soudainement repeuplée » comme le remarque Élise avec humour.
29En effet, on s’installe dès le mois de juin à la bastide pour une vie mondaine plus « décontractée ». On y participe entre amis plus choisis et toutes générations confondues à des distractions où activités sociales, ludiques ou artistiques se rejoignent. Le côté parfois factice des mondanités disparaît totalement. Le Journal de La Présidente en offre un bon exemple.
30Sur le plateau de Puyricard, la bastide « La Présidente » est le lieu estival de nombreuses visites de voisins, d’amis ou de parents, par exemple le marquis de Saporta, depuis son château de Fonscolombe, ou la famille Coye de Castelet qui habite La Brillanne toute proche. Entre les deux propriétés, on communique d’ailleurs par drapeau blanc à la fenêtre. Le Journal de La Présidente est donc le plus souvent une chambre d’enregistrement, qui note le défilé parfois incessant des visiteurs. Mais les narratrices évoquent aussi parties de croquet, baignades dans les bassins, pratique de la musique de chambre, chants, excursions en groupe, comme celle à la Fontaine de Vaucluse… On passe son temps à vouloir retenir les visiteurs à dîner, ils refusent, puis acceptent, suivant tout un rituel parfaitement décrit par Chichon, la plus jeune des diaristes, qui s’en moque un peu quand c’est elle qui rédige la chronique. « Deux jours passés sans voir ses voisins, c’est bien long », écrit-elle avec humour.
31Si les messieurs ont leurs activités propres, comme la chasse, parfois les jeunes filles de la maison y sont associées, c’est le cas pour Chichon à qui son père apprend à tirer.
32Chichon aura aussi un rôle particulier dans ce Journal ; avec son cousin Damien de Castelet, elle se lance dans l’illustration de la chronique, et on doit apprécier à sa juste valeur dans ce document, la correspondance originale de la plume et du pinceau. Les illustrateurs ont en commun la légèreté de l’aquarelle, l’art d’illustrer dans les marges du texte et de suggérer des sous-entendus qui doivent beaucoup à leur humour et même à leur goût de la satire.
En conclusion
33Ce tour d’horizon non exhaustif a permis toutefois de noter la très grande stabilité de cette société dans son fonctionnement mondain éminemment ritualisé. La Première Guerre mondiale portera un coup d’arrêt fatal à ces années où pour les gens du monde tout semblait encore « aller de soi », et fera entrer Aix de force dans les bouleversements du xxe siècle et de la modernité. En effet, pour beaucoup de ces familles aixoises de « la Société », la guerre de 14-18 va sonner le glas d’une vie facile et entraîner deuils, recompositions familiales et économiques. Les témoignages apportés par les journaux intimes et les souvenirs d’enfance d’Élise Chauméry comme par Le Journal de La Présidente, nous auront permis de découvrir, comme en coupe, les mécanismes d’une culture et d’une sociabilité dont la légitimité se pensait sans doute intangible. On soulignera le rôle essentiel des mères dans cette transmission14. Madame Chauméry comme madame d’Agaÿ appartiennent à cette catégorie que Georges Dumézil appelle « les administrateurs de la mémoire », qu’il présente comme les détenteurs d’une parole à tenir, d’un souvenir à entretenir et que les membres de la famille reconnaissent comme tels15.
34Témoignages certes partiels mais précieux, les documents étudiés par nous avaient été conservés et transmis. Dans ces « vieilles familles » la mémoire se donne en héritage, au moins autant que le patrimoine, fondée sur un besoin affectif très fort, celui d’éviter que les générations soient avalées par l’oubli les unes après les autres. Autant que le nom et la généalogie qui, chez les gens du monde, conditionnent trop souvent l’appartenance au groupe, la mémoire, la parole… et l’écriture construisent l’identité et façonnent le moi.
Notes de bas de page
1 Conservés dans les archives familiales des descendants d’Élise Chauméry. Les photocopies de ces journaux intimes et du récit de Souvenirs d’enfance ont été déposées en 1995 à la bibliothèque du Musée Arbaud.
2 Tout-Aix, annuaire de la Société aixoise, année 1904, Musée Arbaud.
3 On en trouve des exemples chez Balzac ou chez Maupassant, comme dans Mont-Oriol, où l’héroïne, Christine, la fille du marquis de Ravenel qui n’a que trente mille francs de revenu, accepte finalement d’épouser Monsieur Andermatt « qui tenait cinq à six millions et avait semé de quoi en récolter dix ou douze. »
4 D’où son prénom. Le portrait posthume de madame de Lapeyrouse fait par Élise Chauméry dévoile sa compassion pour cette vieille femme oubliée, témoin d’un passé révolu, et sous-entend son admiration pour la personne et l’œuvre de l’empereur Napoléon Ier. La mère d’Élise était très bonapartiste.
5 Cette bastide, sise près de l’actuelles faculté des Lettres, est maintenant le siège de la faculté libre de théologie protestante.
6 Chantal Guyot-de Lombardon et Magali Jouannaud-Besson, Marie et Joachim Gasquet, deux écrivains de Provence à l’épreuve du temps, une biographie littéraire, Aix-en-Provence, Académie d’Aix éditions, 2011.
7 Chantal Guyot-de Lombardon, « De mère en filles et de la plume au pinceau. Le Journal de La Présidente (1883-1899) », in Hérédités, héritages, Rives nord-méditerranéennes, no 24, 2006, p. 75-87. Cahiers illustrés déposés au Musée Arbaud au décès de mademoiselle de Ponthus, la dernière propriétaire.
8 Pierre Chabert, Les cercles, une sociabilité en Provence, Aix-en-Provence, PUP, 2006.
9 Ibid., p. 22.
10 La Vedette (politique, mondaine et littéraire), no 823, 28 janvier 1893, rubrique « chronique aixoise ».
11 Alain Montendon, dir., Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre, article « Conversation », Paris, éd. du Seuil, 1995.
12 Élise Chauméry, Souvenirs d’enfance, Chapitre « Mondanités », tapuscrit, archives familiales.
13 Les écrits intimes et récits d’Élise Chauméry ainsi que ses œuvres picturales ont fait l’objet d’une étude approfondie dans le cadre d’une thèse de doctorat en Lettres soutenue en 1995 : Chantal Guyot, Écriture féminine et mémoire familiale en Pays d’Aix, dir. Anne Roche, Université d’Aix-Marseille I, 2 vol.
14 Yvonne Knibiehler et Catherine Fouquet, Histoire des mères, Montalba, coll. Pluriel, 1982.
15 Anne Muxel, Individu et mémoire familiale, Paris, Nathan, 1996, p. 185.
Auteur
Aix Marseille Université, CNRS, UMR 7303 Telemme
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