Société et sociabilité à Aix sous le Consulat
Le témoignage d’Anne Plumptre*
p. 291-300
Texte intégral
Le récit de voyage d’Anne Plumptre
1Plusieurs voyageurs anglais ont visité la Provence dans les premières années du xixe siècle et laissé le récit de leur séjour. Le manuscrit de James Skene dans lequel il relatait son séjour à Aix-en-Provence de 1820 à 1822, et qu’il avait prêté à Walter Scott lorsque le romancier travaillait à la rédaction de Anne de Geierstein, a malheureusement disparu récemment1. La Narration d’un séjour de trois ans en France principalement dans les départements du Midi entre 1802 et 1805 d’Anne Plumptre a été publiée à Londres par son auteur, peu après son retour en 1810, mais elle n’a pas été traduite en français et demeure inconnue de ce côté de la Manche2. Son itinéraire, comme celui des récits de voyage féminins étudiés par Madeleine Blondel, ne s’inscrit pas dans le schéma du Grand Tour3. C’est la France qu’elle veut visiter et ce choix s’explique par sa personnalité.
2Née à Norwich en 1760, fille d’un ministre de l’Église d’Angleterre qui a longtemps dirigé le Queen’s College de Cambridge, elle a reçu une éducation particulièrement soignée. Dès 1796, elle commence une carrière de romancière, d’abord dans l’anonymat, puis sous son nom avec Something new publié en 1801. Elle maîtrise, outre le français, l’allemand, l’italien et l’espagnol. C’est l’allemand qui lui est le plus familier et elle traduit, en 1799, les poèmes de Friedrich Mathisson, auteur de l’Adélaïde connue par le Lied de Beethoven, et, en 1801, la tragédie Pizarro ou les Espagnols au Pérou de Kotzebue précédée d’une notice biographique sur cet écrivain, alors très à la mode. Mais c’est vers la France que penche son cœur, car elle a pris parti pour la Révolution française comme d’autres radicaux de ses amis, tels Thomas Holcroft et John Thelwall. Elle affiche ses sympathies pour Napoléon et le troisième volume de son livre est une défense et illustration de l’empereur4.
3Elle s’écarte de la forme épistolaire qu’ont choisie plusieurs de ses devancières pour rapporter leurs souvenirs. À la différence des autres Anglais qui ont visité la France, elle ne se contente pas de décrire exclusivement Paris5. Des « circonstances particulières » l’ont amenée à séjourner dans le Midi et à visiter des sites qui ne figurent pas dans l’itinéraire « canonique » du voyage en France6. En effet, un couple de Marseillais établis (mais non immigrés) en Angleterre, M. et Mme Barthélémy, proches parents de l’auteur du Voyage du Jeune Anacharsis, avec qui elle a noué des liens d’intime amitié, lui ont proposé de l’accompagner dès que la paix d’Amiens a rendu possible le trajet vers la France7. Ils ont des affaires à régler et elle est avide de connaître les « très nouvelles et extraordinaires circonstances dans laquelle se trouve la France » au lendemain de la Révolution8.
4Grâce à eux, elle est admise dans le réseau de leurs amis et connaissances et parvient à se familiariser avec la France « comme si elle appartenait à cette nation9 ». Rien ne l’insupporte plus que ces jeunes compatriotes qu’elle a vus tout l’hiver à Marseille jouer aux cartes dans leur hôtel alors même que le brillant soleil de Provence illuminait le port. « Ces voyageurs manquaient de curiosité10 ». Un péché capital pour Anne Plumptre que sa curiosité toujours en éveil conduit à quitter provisoirement Marseille où elle séjourne pour aller assister à la reprise des jeux de la Fête-Dieu d’Aix11, à regarder avec attention le monument Sec que personne n’a décrit avant elle12 et à faire à deux reprises l’ascension de Sainte Victoire, au grand étonnement des Aixois qui ne voient pas ce qu’elle peut chercher là-haut13.
5Elle quitte Londres le 3 février 1802, et après avoir débarqué à Calais, met une dizaine de jours pour gagner Paris. Elle y reste jusque vers la fin du mois d’août. Elle descend la vallée du Rhône, marquant deux arrêts de quelques jours à Lyon, puis à Avignon. Elle arrive à Marseille sans doute au début de septembre et y réside environ un an. Elle s’installe à Aix au plus tard dans les premiers jours de septembre 1803 et y restera jusqu’au 2 décembre 1804. Je me bornerai à présenter ici ce qu’elle écrit sur les lieux et les formes de la sociabilité et à reprendre ses observations sur la société aixoise au moment où le retour des émigrés ravive d’anciennes tensions14.
Aspects de la sociabilité
6Très peu de temps après son arrivée à Aix, Anne Plumptre se rend au nord-est de la ville, au delà de la porte Bellegarde, sur le cours de la Trinité. Une allée bordée d’arbres longe l’ancien couvent des Trinitaires devenu hôpital des Insensés :
On y conserve la vieille cérémonie papiste de la bénédiction du bétail que l’on asperge d’eau bénite. Les paysans venus d’un vaste espace alentour amènent leurs chevaux, ânes et mules à la porte de la chapelle, le matin du dimanche de la Trinité. Un prêtre se tient prêt à les bénir et les asperger et le bon peuple s’en va, pleinement convaincu qu’ils échapperont à toutes calamités pour l’année à venir15.
7Les foires qui se tiennent à plusieurs reprises au cours de l’année confirment l’emprise de la campagne sur la ville. On y vend presque uniquement du bétail et des moutons. On y trouve aussi des chaussures, en général des souliers d’espèce ordinaire destinés aux paysans, mais on peut s’y procurer aussi quelques articles de qualité supérieure proposés à la bonne société qui sont extrêmement bon marché : « J’ai acheté une paire de nankin pour quarante sous, pas du nankin des Indes, mais de production locale16. » Quatre foires se tiennent ainsi dans divers lieux de la ville : au faubourg des Cordeliers, la foire de Sainte Appolonie, le 9 février, rebaptisée foire de la République sous la Révolution, la foire d’Italie à la porte de Saint-Jean, à la Sainte Barbe, le 20 décembre, une foire créée sous la Révolution et qui ne survit pas, sur le cours, le 2 vendémiaire, et la foire de la Fête-Dieu. Cette « foire considérable », qui avait été renommée « foire de l’agriculture », retrouve son nom en 1803. Elle se tient sur le cours et « le beau monde s’y presse17 ».
8Une église attire ce beau monde : Saint-Jean de Malte qui n’a subi aucune destruction durant la Révolution, rachetée en 1801 par un certain nombre de fidèles après sa vente comme bien national et affectée au culte en 1802 par Mgr Champion de Cicé18. Un célèbre prédicateur y officiait et
on se pressait à ses sermons comme au théâtre ou dans les salles de bal. Ceux qui voulaient de bonnes places étaient obligés d’arriver deux heures avant le début du service. Pour faire bref, ce Père Christine19, quand je quittais Aix était la coqueluche du bon peuple de cette ville20.
9Anne Plumptre est passionnée de théâtre. Elle l’est au point de retarder d’une dizaine de jours la date initialement prévue pour son départ d’Aix, fixée pourtant pour s’assurer, alors que la rupture de la paix menace, d’un retour sans problème. Mais elle tenait à « assister à la représentation de la belle tragédie d’Esther de Racine par une école de jeunes filles, dans laquelle un des rôles devait être tenu par une nièce de Monsieur Barthélémy ». Elle ne fut pas déçue par le spectacle. « La pièce fut étonnamment bien représentée, eu égard aux circonstances, et certaines des danses qui conclurent le divertissement de cette soirée furent admirablement exécutées par les élèves21. » Elle ne connaît d’abord le théâtre d’Aix que de réputation. Lorsqu’elle visite ce qui subsiste du couvent des carmes, il est question de réutiliser l’église transformée en fabrique de salpêtre durant la Révolution22 pour en faire un théâtre, « car le théâtre actuel est très vieux et miteux (shabby) et il y a tellement d’églises que l’on n’en avait pas besoin comme telle23 ». Elle ne reprend pas ce jugement lorsqu’elle en parle plus au long. Elle en apprécie les tarifs raisonnables :
les femmes peuvent s’abonner […] pour seulement six livres par mois, pour lesquelles elles peuvent venir à chaque représentation quatre fois par semaine ; les hommes payent douze livres. Pour les non abonnés le prix est de trente sous par représentation pour les meilleures places, quinze sous pour les autres.
10Certes, la salle est petite, mais cela peut s’avérer un avantage :
Nous avons une troupe bien meilleure que ce que l’on aurait pu attendre d’un théâtre de province. Une des actrices aurait réussi dans un théâtre de Paris si sa voix avait été égale à ses autres attraits : sa figure était exceptionnellement élégante bien qu’irrégulière, son maintien avait une douceur et une sensibilité qui le rendait très intéressant, sa conception du rôle et son jeu étaient toujours justes, mais elle avait si peu de voix que, si dans un grand théâtre on ne l’aurait pas entendue, dans cette petite salle elle était une charmante actrice et aussi bonne dans la tragédie que dans la comédie.
11Le programme associe le meilleur et le pire :
Nous assistions un soir à la première représentation d’une petite pièce en deux actes produite par un poète local qui avait si peu d’inspiration qu’il ne risquait pas de valoir aux montagnes du pays d’Aix de prendre rang parmi celles du Parnasse. L’assistance écouta le premier acte avec une grande patience, sans exprimer d’autre désapprobation que celle que trahissait un baillement généralisé, mais à la fin de l’acte, tous, comme d’un commun accord, se levèrent et sortirent tranquillement sans une huée ou une expression de mécontentement. Ce fut la manifestation la plus complète de mépris froid et silencieux que j’ai jamais vue24.
12Plusieurs des hôtels « des nobles et gentilshommes de la province qui composaient le parlement » sont devenus des cafés. Deux cafés se sont ouverts dans les locaux du couvent des Carmes. Un de ces établissements du Cours « qui avait un petit jardin avait reçu le nom de Tivoli à l’imitation de celui de Paris ». C’est le café Mazan installé au rez-de-chaussée de l’hôtel Maurel de Pontevès25. « L’aménagement des pièces y est excellent et elles sont joliment arrangées. On y donnait occasionnellement des bals et des concerts, avec des danses et des feux d’artifice dans le jardin. »
13Le jeu est un divertissement très prisé. Anne Plumptre note, lors de son séjour à Paris, qu’il n’est pas interdit comme en Angleterre, mais qu’il se pratique librement sous le contrôle vigilant de la police26. ÀMarseille, plusieurs sociétés se sont créées pour offrir dans des maisons privées des salons de jeu ouverts en permanence tout l’hiver aux personnes qui se sont acquittées d’une sorte de cotisation27. À Aix, l’hiver qui précéda l’arrivée d’Anne Plumptre et ses amis, a été fondée, le 1er décembre 1802, une société nommée Odéon, qui ne se limite pas à l’organisation de parties de cartes :
Elle se réunissait une fois par semaine dans des salles louées pour l’occasion, et il y avait un concert, puis des jeux de cartes, des danses ou des possibilités de s’adonner aux plaisirs de la conversation, selon le goût de la compagnie. L’abonnement était d’un louis pour la saison pour les hommes qui pouvaient venir accompagnés d’une dame, les cartes étaient aux frais des joueurs. Aucune distinction de rang ou de profession n’était faite, seulement aucun habitant de la ville ne pouvait être reçu sans souscription, les étrangers pouvaient être admis en payant une livre par soir, mais devaient être introduits par un souscripteur28.
14Les statuts de l’Odéon ont été conservés et ils concordent largement avec les souvenirs d’Anne Plumptre29. Cette société, continue-t-elle,
aurait pu être très agréable si elle ne s’était pas, comme cela arrive souvent dans de semblables sociétés, divisée en factions. Tout alla bien pendant quelque temps et tout le monde trouvait son plaisir à l’Odéon. Mais à la longue, quelques-uns des ci-devant nobles qui étaient souscripteurs, entièrement incapables d’oublier la grande distance qui avait autrefois existé entre eux et les bourgeois, commencèrent à manifester quelque dédain envers ceux qui avaient profité de la liberté qui leur avait été reconnue et étaient devenus membres de la société et ils se donnaient quelques-uns de leurs anciens airs de supériorité. Les bourgeois, dans un premier temps, n’y prêtèrent pas attention,
15mais ils finirent par en prendre ombrage :
La réaction d’un bourgeois face aux grands airs d’un noble était pour les nobles une telle arrogance qu’ils voyaient là seulement l’occasion de se donner encore plus de grands airs, ce qui excitait seulement un plus grand ressentiment chez les bourgeois, si bien qu’à la fin de la saison,
16les bourgeois louèrent une autre salle pour s’y réunir. Comme ils offraient une meilleure rétribution aux musiciens qui participaient à leurs soirées musicales tenues en même temps que celles des nobles, « ces derniers furent obligés de renoncer à tenter d’avoir le moindre concert ».
La société : le retour des émigrés
17Ces incidents sont révélateurs des tensions que provoque dans la société aixoise le retour des émigrés.
18Anne Plumptre n’a aucune sympathie pour ces derniers. Elle exprime clairement ses sentiments lorsqu’elle les rencontre pour la première fois à Paris :
On aurait pu naturellement supposer que la sévère leçon qu’ils avaient reçue avec l’exil auquel ils s’étaient volontairement, pourrait-on dire aussi pusillanimement, condamnés aurait fait taire en eux la voix de l’orgueil et leur aurait appris la vanité et la futilité de ces titres et de ces distinctions qu’ils avaient jadis considérés comme les élevant d’une manière si incommensurable au-dessus de leurs congénères. Il en allait tout autrement. Il est difficile pour celui dont l’esprit a été imprégné dans sa jeunesse d’une haute idée de sa propre importance de recevoir des leçons d’humilité, et les ci-devant nobles revenaient de l’émigration sans avoir rien perdu de l’arrogance et de la hauteur qu’ils avaient transportées avec eux. Ils s’organisaient en une société à part. Dans ce sanctuaire de la noblesse, personne de naissance ignoble ne pouvait en aucun cas être admis ; là ils se donnaient les uns aux autres leurs anciens titres avec la plus scrupuleuse exactitude. Malheur à celui qui pouvait se laisser aller à transgresser cette règle de la plus infime manière30 !
19Son jugement n’a pas changé, comme en témoignent les portraits d’émigrés qui parsèment le récit de son séjour à Aix.
20Voici d’abord le bon émigré, Charles de Fonscolombe, un vieil ami de M. Barthélémy, dont Madame Joseph Bonaparte (Julie Clary), usant de son influence sur son époux et de celle de ce dernier sur son frère, obtint la radiation de la liste des émigrés, en même temps que celles de nombreuses personnes de Marseille et de ses environs, bien avant que ne soit publié l’acte général d’amnistie31. Elle avait aussi obtenu qu’il fut réintégré dans son grade d’officier
mais il refusa cela, ne voulant pas accepter un emploi sous le nouveau gouvernement. Le comportement de ce gentilhomme mérite d’être donné en exemple à d’autres dans de semblables circonstances. Tandis que, par principe, il refusait de servir sous un gouvernement qu’il ne pouvait entièrement approuver, toutefois, considérant qu’il procédait du choix d’une large majorité de la nation, il s’abstint de prononcer un mot contre lui ; en acceptant la permission de rentrer et de retrouver la possession d’une grande partie de son ancienne propriété, il considérait qu’il avait contracté un engagement de se conduire en membre pacifique de la société et il ne se comporta jamais autrement en paroles ou en actes. Il résidait dans son domaine près d’Aix32 où il entretenait une mère très avancée en âge et se consacra principalement à des occupations dans le domaine de l’agriculture. […] Que cette conduite est plus respectable que celle de nombreux autres émigrés qui, ayant comme lui accepté l’invitation du gouvernement à retourner dans leur pays à la seule condition de s’engager à ne pas troubler le nouvel ordre des choses, étaient perpétuellement en train de le dénigrer33.
21Voici maintenant deux propriétaires d’hôtel sur le cours qui ont retrouvé, mais inégalement, leurs biens.
22La propriétaire de la maison où était situé le café Ganzin :
était une ci-devant marquise34 et, tandis que le rez-de-chaussée était affecté à cet usage, elle habitait le premier étage C’est une des nombreuses extraordinaires vicissitudes qui résultent de la révolution. Aix pouvait, avant ces événements, être appelé le vrai saint des saints de l’aristocratie. En aucune autre ville elle n’avait atteint une telle prééminence. Nulle part ailleurs le noble ne se considérait plus incommensurablement élevé au-dessus du roturier. Qu’aurait dit alors une marquise, si on lui avait dit qu’elle vivrait assez pour voir le jour où elle serait réduite à trouver le moyen d’assurer son entretien en louant une partie de sa maison pour servir de lieu de divertissement public tandis qu’elle habiterait l’autre partie ? Elle mérite d’être saluée pour s’être ainsi accommodée de sa nouvelle situation : en ayant récupéré sa maison et, en ayant été capable de la convertir en moyen de subsistance, elle s’en est mieux tirée que beaucoup d’autres35.
23D’autres ont eu plus de chance, grâce à de fidèles serviteurs :
M. de Jouques36, avait fui en hâte le pays, laissant le soin de sa maison à son cuisinier. Par une habile gestion, et en temporisant un peu avec les terroristes, ce dernier réussit à gagner le temps suffisant pour cacher tous les articles de valeur laissés à sa garde et, en outre, obtenir l’autorisation de demeurer dans la maison, ce qui lui permit d’éviter qu’elle ne soit pillée et dévastée… Pour un si signalé service, il refusa toutes les récompenses que lui proposait son maître, sauf d’avoir une partie de la maison, un appendice de l’immeuble, qui lui fut donnée comme habitation. Là il fait un commerce de brocanteur, achetant et vendant meubles, habits, petits bijoux, porcelaine, verres, tous d’excellents produits et à un prix raisonnable37.
Des grands airs au paternalisme
24Anne Plumptre tempère son jugement sur les émigrés en relevant qu’ils montrent un double visage, selon qu’ils se trouvent à Aix, où ils doivent affirmer leur rang, ou sur leurs terres. À Aix, il leur faut faire reconnaître leurs prérogatives face aux autres couches de la société urbaine. Dans leurs domaines, dès lors qu’ils étaient « traités avec déférence et respect […] ils montraient une réelle bienveillance envers ceux qui avaient besoin de leur protection38 ».
25Anne Plumptre analyse finement ce contraste :
L’aristocratie se montre toujours sous un jour plus désagréable à ceux qui sont un degré au-dessous d’elle qu’à ceux qui sont situés à une beaucoup plus grande distance : ces derniers sont ordinairement disposés à maintenir avec eux la distance à laquelle ils se situent, tandis que les premiers s’approchent d’eux de si près qu’ils soupçonnent de les voir tenter de s’approcher encore davantage, et ils ressentent donc un désir d’autant plus grand de leur faire sentir qu’ils doivent tenir leurs distances. Tandis que le seigneur ou sa femme détournent la tête avec un air de dédain face aux derniers rangs de la noblesse ou à l’élite de la bourgeoisie, ils saluent la paysannerie avec la plus extrême affabilité et courtoisie et les mêmes personnes qui, durant leur résidence d’hiver à Aix, y suscitaient l’aversion en raison de leurs grands airs, étaient aimées et estimées pour leur gentillesse et leur bienveillance par les dépendants des environs de leur château39.
26Monsieur de Galiffet illustre ce comportement. Seigneur du Tholonet, il eut, écrit Anne Plumptre, « la bonne fortune à son retour (d’émigration) de trouver sa propriété non vendue et donc rachetable40 ». Ses préjugés ont été récemment mis à rude épreuve. En effet,
il avait une fille, la seule de son premier mariage, héritière d’une grande fortune, qui se maria pendant que j’étais à Aix, d’une manière qui suscita une vive réprobation et qui, sous l’Ancien Régime, eut été considérée comme une mésalliance tout à fait impardonnable. Elle avait porté son affection sur un jeune homme sans famille ni fortune, mais d’un excellent caractère et d’un esprit très cultivé et, sans considérer autre chose que ses mérites et son propre attachement, elle décida de lui donner sa main41. […] Le marquis, pensait-on, connut un vif débat intérieur avant de considérer cette union avec quelque degré de complaisance. Il eut, en tout cas, le grand mérite de ne pas manifester extérieurement sa désapprobation. Il reçut son futur gendre immédiatement après qu’il lui ait été annoncé comme tel avec la plus grande cordialité et assista à la noce comme il l’aurait fait si tout s’était passé selon ses vœux42.
27Anne Plumptre le rencontre dans son rôle de seigneur de village. Pour la seconde fois depuis qu’elle est en Provence, elle assiste à un « roumaragi ». Comme elle l’explique pour celui qu’elle découvre à Notre-Dame-des-Anges43, il s’agit d’une fête que chaque village célèbre, une fois par an, souvent le jour de son saint patron. Supprimées durant la Révolution, elles ont été rétablies pour la plus grande joie des habitants. Comme le roumerage du Tholonet de 1804 était le premier depuis le retour du marquis dans sa maison, la fête « fut plus gaie et plus fréquentée qu’à l’ordinaire ». Tout le pays proche et lointain s’était rassemblé. Les terres du seigneur avaient été largement ouvertes pour le déroulement des jeux traditionnels : courses, lutte, jeux de palet et autres44, et pour les bals qui eurent lieu dans les champs « pour tous les rangs et degrés de personnes », selon donc une organisation qui reflète les hiérarchies sociales. Des étals y proposaient des torques, le gâteau associé traditionnellement aux fêtes votives. Ce biscuit « est dur, presque comme un biscuit de mer, plat et rond, recouvert de grains de carvi sucrés45 ». Il « semble tirer son nom de l’ancien ornement appelé torque que portaient les Gaulois et les Bretons comme marque de distinction, et auquel il ressemble par la forme comme par le nom46 ». M. de Galiffet a offert les prix pour les vainqueurs des épreuves et, bien plus, « il se joignit à la compagnie et il avait invité le général de division, le sous-préfet d’Aix, le commissaire de police et plusieurs des principaux habitants d’Aix qu’il recevait dans son château ». Les villageois ne sont pas conviés au château, mais on avait loué pour eux « les services d’un cafetier d’Aix avec un grand pavillon qu’il installa pour l’occasion et où l’on servait des glaces, du thé, du café, de la limonade, de l’orgeat et d’autres rafraîchissements47 ».
Un point de vue féminin ?
28Anne Plumptre a saisi la société aixoise au moment où elle retrouve sa structure d’avant la Révolution, avec le retour d’une noblesse qui n’a pas récupéré toute sa richesse, mais n’entend pas moins reprendre son rang. Ses portraits d’émigrés illustrent la « tenace obstination d’un esprit de classe intransigeant » qui caractérisait, selon M. Vovelle, l’aristocratie aixoise du xviiie siècle48.
29On peut verser cette « Narration » au dossier de la réflexion amorcée dans un article récent d’Isabelle Baudino sur les caractères originaux des premiers récits de voyage écrits par des femmes en Angleterre à l’époque moderne49. Dans la préface de ses « lettres écrites durant ses voyages » parues en 1763 après sa mort, Mary Wortley Montagu revendiquait cette spécificité. Son ouvrage devait montrer « combien les DAMES savent tirer meilleur parti de leurs voyages que leurs SEIGNEURS ». En effet, « une dame a le talent de se frayer de nouveaux chemins, d’embellir un sujet rebattu avec de nouveaux agréments, élégants et variés », en particulier parce qu’elle donne « un compte rendu plus vrai et plus détaillé des coutumes et des manières des diverses nations » qu’elle visite50. Le récit d’Anne Plumptre illustre effectivement cet élargissement des curiosités qui caractérise les récits féminins. Elle insiste elle-même dans sa préface sur ce que l’on peut appeler un travail de terrain. Mais, comme elle le souligne aussi dans cette introduction, son livre est le résultat d’une observation participante qui lui a permis de présenter un tableau de la société et des mœurs en France – et plus particulièrement en Provence – dont on ne trouve l’équivalent dans aucune autre relation de voyage de la même époque, que l’auteur en soit homme ou femme.
Notes de bas de page
1 Noël Coulet, « Le roi René outre-Manche », dans Les arts et les lettres au temps de René d’Anjou, Senefiance 59, Aix-en-Provence, PUP, 2013, p. 13-19.
2 Anne Plumptre, A narrative of a three years’ residence in France, principally in the Southern departments from the year 1802 to 1805 including some particulars respecting the early life of the French Emperor and a general inquiry into his character, Londres, impr. de R. Taylor, 1810, 3 vol. Seul le t. iii a été réédité en 1986 par la British Library. Les deux premiers volumes sont accessibles sur Gallica.
3 Madeleine Blondel, « Le récit de voyage féminin au xviiie siècle » dans Bulletin de la société d’études anglo-américaines des xviie et xviiie siècles, 1983, p. 109-127 et 1984, p. 103-123. Cf. aussi Isabelle Baudino, « Les voyageuses britanniques à Paris : un point de vue féminin sur l’art ? », dans Mathilde Fend, Melissa Hyde et Anne Lafont, Plumes et pinceaux. Discours de femmes sur l’art en Europe. Anthologie, Dijon, Les Presses du réel, 2012.
4 Notice Anne Plumptre par Elinor Shaffer, dans Oxford Dictionnary of National Biography, Oxford, Oxford University Press, 2004.
5 A. Plumptre, op. cit., t. 1, p. VI.
6 Ibid., p. XX.
7 Ibid., p. 9. Contrairement à ce qu’écrivent tous les biographes d’Anne Plumptre, elle n’est pas accompagnée par son ami le peintre Opie et sa femme. Seule Deborah Mc Leod rectifie cette erreur dans l’introduction qu’elle donne à son édition du roman Something New, Peterborough (Ont.), Broadview Press, 1996. Je n’ai pas pu identifier ce M. Barthélémy, également parent de l’ancien directeur François Barthélémy, neveu de l’abbé, (Ibid., t. 2, p. 208) et qui a passé une partie de sa jeunesse à Pourrières (Ibid., p. 395).
8 Ibid., p. V
9 Ibid, p. VIII.
10 Ibid., p. X-XI.
11 Noël Coulet, « La Fête-Dieu d’Aix-en-Provence de 1803. Le témoignage d’une voyageuse anglaise », Revue d’Histoire de l’Église de France., 2013, p. 53-84.
12 A. Plumptre, op. cit., t. 2, p. 361-362.
13 Ibid., p. 400.
14 Anne-Marie Mathieu, La société aixoise sous le Consulat et l’Empire, DES Aix-en-Provence, 1966, traite presque exclusivement de l’Empire.
15 A. Plumptre, op. cit., p. 351.
16 Ibid., p. 352.
17 Ibid. Calendrier des foires, AC Aix D 1 art 3 fo 9v.
18 Jean-Marie Roux, L’Église Saint-Jean-de-Malte d’Aix-en-Provence, Aix-en-Provence, Édisud, 1986, p. 40-42.
19 Antoine Étienne Christine, recteur de cette paroisse de sa fondation jusqu’à au moins 1810, AC Aix P art. 4 non daté et art. 6 1808, 1809, 1810.
20 A. Plumptre, op. cit., p. 346-347.
21 Ibid., t. 3, p. 5-6.
22 Cette fabrique vient tout juste de fermer car le recensement de l’an XI AC F1 art 2, désigne l’île 99 « église ci-devant Grand Carmes servant de fabrique de salpêtre ».
23 A. Plumptre, op. cit., t. 2, p. 346. Ce théâtre, sis rue de l’Opéra, est actuellement dénommé « Théâtre du jeu de paume ».
24 Ibid., p. 353.
25 36, cours Mirabeau. Inès Castaldo, L’hôtel Maurel de Pontevès d’Aix-en-Provence, maîtrise d’histoire de l’art, Université de Provence, 2003. Ead., Le quartier Mazarin. Habiter noblement à Aix-en-Provence xviie-xviiie siècle, Aix-en-Provence, 2011, p. 156-158. Aubin-Louis Millin, Voyages dans les départements du Midi de la France, Paris, Imprimerie impériale, 1807, t. 2, p. 195, relève aussi l’utilisation du nom de Tivoli pour désigner ce café.
26 A. Plumptre, op. cit., t. 1, p. 202.
27 Ibid., t. 2, p. 185.
28 Ibid., p. 354.
29 Aix-en-Provence, Musée Arbaud, dossier MQ 651.
30 A. Plumptre, A narrative, op. cit., t. 1 p. 166.
31 Senatus-consulte du 6 floréal an X, 25 avril 1802.
32 Fonscolombe au terroir du Puy-Sainte-Réparade.
33 A. Plumptre, op. cit., p. 179-180. Charles de Fonscolombe, né le 7 avril 1778 à Aix et mort au château de La Mole (Var) le 27 novembre 1838, fils cadet d’Emmanuel Boyer, seigneur de Fonscolombe, La Mole et Ventabren, conseiller au parlement de Provence (1744-1810). Frédéric d’Agay m’a signalé que Joseph-Roch Boyer de Fonscolombe, oncle de Charles, secrétaire de Choiseul à Rome, présenta l’abbé Barthelemy aux Choiseul à Paris, ce qui est à l’origine de la présence de l’auteur du Jeune Anacharsis auprès de Choiseul, grand antiquaire, et de la familiarité des amis d’Anne Plumptre avec Charles de Fonscolombe.
34 Aimée, veuve de François-Bazille Casimir de Maurel de Mons de Calissanne, ne porte pas le titre de marquise comme le fera sa fille Agathe après son mariage avec Adolphe d’Espagnet.
35 A. Plumptre, op. cit., t. 1, p. 355-356.
36 Joseph d’Arbaud-Jouques, 1769-1849. Dans le recensement de 1803 (AC F1 art 2 section Union île 68), il réside avec ses deux frères rentrés comme lui d’émigration, dans l’hôtel familial (hôtel d’Arbaud-Jouques 19, cours Mirabeau). Il devient sous-préfet d’Aix en 1806 et fait une belle carrière préfectorale sous l’Empire et la Restauration.
37 Je n’ai pu retrouver trace de ce Monsieur Tardieu dans le recensement de 1803.
38 A. Plumptre, op. cit., t. 2, p. 358.
39 Ibid.
40 Ibid., p. 386-387. Louis François Alexandre de Galliffet. Contrairement à ce qu’affirme l’auteur, ses biens, dont le château du Tholonet, ont bien été vendus comme biens nationaux.
41 De son premier mariage avec sa cousine Marie-Louise de Galiffet, il a eu deux filles. Les généalogies consultées mentionnent le mariage de la seconde, née en 1777, avec Gaston de Coriolis en octobre 1804, mais n’indiquent pas de mariage pour la première, Marie-Louise, née en 1774 (damnatio memoriae ?).
42 A. Plumptre, op. cit., p. 386-387
43 Près de Mimet, dans la chaîne de l’Étoile, ibid., p. 200-201.
44 Ibid., p. 388-389. Ces jeux figurent dans la liste que le préfet Villeneuve dresse dans le t. iii de la Statistique du département des Bouches-du-Rhône, Marseille, Ant. Ricard, 1821, p. 225- 241. Le terme anglais quoit peut être traduit aussi bien par palet que par quille. Le premier de ces jeux est ainsi décrit par Villeneuve : « on fiche en terre un boulon de fer, on donne trois anneaux à chaque joueur, le vainqueur est celui qui fait entrer son palet ou anneau dans le boulon ». Le jeu de quilles semble plus populaire dans les Basses-Alpes où, selon Raymond Collier, La vie en Haute Provence 1600-1850, Digne, Société scientifique et littéraire des Alpes de Haute-Provence, 1973, p. 424, « il dispute la prééminence aux boules ».
45 Ces torques sont mentionnées par Villeneuve dans le même paragraphe. Ce gâteau rond en pâte à pain est plus vraisemblablement parsemé de grain d’anis. Signalées à Marseille à la fin du xviie siècle en relation avec les fêtes des saints, par François Marchetti, Explication des usages et coutumes des Marseillais, Marseille, Laffitte, 1980, p. 158 (« gâteaux en forme de couronne que vous appelez touerques »), elles subsistent encore dans de rares localités.
46 Il est plus vraisemblable que, comme me le suggère Danièle Musset, ce nom vienne de la « torco » qui désigne un peu partout en Provence ce bourrelet ou coussinet en forme de cercle que les femmes mettent sur la tête pour porter des poids comme par exemple une cruche.
47 A. Plumptre, op. cit., t. 2, p. 388-389.
48 Marcel Bernos et al., Histoire d’Aix-en-Provence, Aix-en-Provence, Édisud, 1977, p. 226.
49 I. Baudino « Les voyageuses britanniques à Paris », op. cit.
50 The Letters of the right honorable Lady M… y W… y M… E, Londres, Ian Beckett, 1763, p. VIII-X. Cette préface a dû être écrite en 1762 lorsque, peu avant sa mort, Lady Montagu décida de publier ces lettres qui circulaient depuis longtemps sous forme manuscrite.
Notes de fin
* Je tiens à remercier pour les informations qu’ils ont bien voulu me fournir Frédéric d’Agay, Isabelle Baudino, Régis Bertrand, Franck Lessay, et Danièle Musset
Auteur
Aix Marseille Université, CNRS, UMR 7303 Telemme
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