Pour enrichir les recherches de genre
Quelques remarques tirées de l’expérience de séminaires à plusieurs voix
p. 255-266
Texte intégral
1Au cours des années 1970-1980 au sein de plusieurs universités en France, des enseignantes-chercheuses en sciences sociales se sont regroupées pour réfléchir ensemble à de nouvelles thématiques, à d’autres manières de produire et de transmettre des connaissances. Pluridisciplinaires et non mixtes pour beaucoup d’entre eux, les groupes nommaient alors leurs travaux « recherche femmes et sur les femmes » ou « recherche femmes féminisme ». Les intitulés « Recherche de genre » ou sur le genre ou encore « Études de genre » qui font aujourd’hui autorité sont apparus peu après l’institutionnalisation universitaire de ces groupes qui s’amorce en France vers la fin des années 1980.
2Durant la première période les travaux féministes et sur les femmes avaient déjà impulsé et alimenté un vaste mouvement de construction de connaissances étayé sur des propositions théoriques qui faisaient bouger les limites des disciplines et en bousculaient les approches.
3Lors d’une présentation orale en 2011 des Cahiers du GRIF – revue pionnière et durable créée à Bruxelles en 1973 –, Françoise Collin évoque la force projective de ce mouvement pluriel de connaissances par ces mots :
Il s’agissait de l’émergence d’un intellectuel collectif et de sa constitution par la capacité des différents groupes et avec d’autres (non institutionnels) à faire émerger, à exprimer, à saisir une même question, un même problème sous un angle différent prenant en compte la parole, les écrits, la place des femmes en tant qu’acteur social à part entière et en leur nom propre.
4Il s’agissait aussi d’objets nouveaux, non légitimés par la science en place, exigeant une grande force collective.
5Les réflexions et les questions présentées ici s’appuient sur l’expérience de deux de ces groupes : le CEFUP-GeFeM et le GRIEF1, ainsi que sur des recherches et un enseignement de longue durée. Comment les disciplines d’une science des êtres humains en société et de leurs faits sociaux, notamment l’histoire et la sociologie, utilisent-elles le terme genre, en approfondissent-elles le sens et les modes opératoires par de nouvelles questions, par l’exigence de nouvelles données ? Comment interrogent-elles leurs catégories habituelles de collecte, de classement et d’interprétation et contribuent-elles à l’élaboration de nouveaux corpus conceptuels ?
Trois approches du genre
6Le genre est au départ une notion anglo-saxonne qui a été importée dans un champ de travaux engagés depuis plusieurs décennies sur la base du sexe comme sexe social, également comme sexe biologique.
7Trois conceptions du genre émergent de la pratique de recherche et de celle des séminaires. Elles s’emboîtent l’une l’autre sans s’exclure et constituent trois parties du propos :
- Le genre comme objet de recherche : les femmes, conçues comme acteur social et politique individuel et collectif.
- Le genre comme outil, comme catégorie d’analyse.
- Le genre comme système d’interprétation.
Le genre comme objet : les femmes acteur social et politique, individuel et collectif
8Dans la plupart des disciplines des sciences sociales, la vague de travaux amorcée dès les années 1970 s’est centrée sur les femmes en tant qu’acteur social, économique, politique, religieux. Les travaux sur les hommes, les sexualités, les pères constituent une deuxième vague de recherches pluridisciplinaires dans laquelle le séminaire GeFeM a pris place.
9Les travaux qui ont les femmes au centre reposent sur des postulats toujours d’actualité :
- la reconnaissance que les femmes sont des sujets de connaissance (celles qui sont étudiées et celles qui les étudient),
- qu’elles sont sujets agissant, dedans et aussi hors du domaine que les normes de genre leur reconnaissent et que leur vouerait leur nature,
- qu’elles sont prises dans des rapports de domination qui expliquent leur effacement ou la place seconde qu’elles occupent dans nos sociétés au cours de l’histoire,
- que des sources sont à déterrer, des enquêtes à mener, des observations à enregistrer, aptes à valider des hypothèses,
- que la connaissance scientifique accumulée et en cours est à enseigner, à diffuser, à publier, à rendre visible dans le contexte scientifique élargi de la Méditerranée et de l’Europe.
10Dès leur émergence, les recherches sur les femmes comme acteur social et politique ont visé un objectif jamais démenti scientifiquement : rendre visibles les femmes, toutes les femmes, les célèbres, les obscures, les ordinaires, au passé comme au présent. Donner place aux pratiques sociales multiformes de femmes concrètes, souligner leur présence au sein de n’importe quel fait social où qu’elles soient, partant de l’idée que quel que soit l’objet d’étude les femmes existent quelque part, qu’elles occupent toujours une place, font quelque chose, ne sont pas rien, en dépit de leur absence dans les discours, dans l’historiographie, comme dans beaucoup de travaux des sociologues qui ignoraient alors le genre. Si elles ont été longtemps absentes de l’histoire racontée, des grands récits de l’histoire officielle et des systèmes de représentations légitimées, si elles sont encore souvent invisibilisées dans les grandes enquêtes chiffrées, les travaux sur documents montrent qu’elles ne sont absentes ni des événements ni de l’histoire vécue, au passé comme au présent.
11L’originalité du GRIEF tient au temps accordé, sans contrainte de résultats, à la déconstruction-construction pluridisciplinaire de ses objets et à l’exploration continue de thèmes librement choisis, comme Virginité et Politique, ou bien La Valeur des femmes, alliant le travail, la dot et l’argent.
12Du fait de l’institutionnalisation universitaire de la recherche de genre, le CEFUP-Femmes, Méditerranée-GeFeM dispose d’un temps plus limité, consacré à l’encadrement d’études doctorales, à la tenue de séminaires réguliers et à l’organisation de journées d’études et de colloques, ainsi qu’à ses travaux sur des axes thématiques pluriannuels et à leur publication.
13Au fil du temps les travaux sur les femmes se déploient selon quelques directions majeures.
14Tout d’abord et encore, ils interrogent la place matérielle et symbolique, individuelle et collective (positionnement, action, représentation) des femmes dans la production des biens et dans la production et entretien des personnes, dans les fonctions du Care et de la transmission (enseignement, éducation, écriture…), également dans la vie politique, religieuse, artistique, scientifique ; place identifiée par la recherche dans des contextes variés, communs comme l’espace public, le travail et la famille, spécifiques comme les prisons, les centres de détention, les camps de déportation…
15Puis les questions se portent sur la construction sociopolitique des normes de genre, leur reconfiguration au cours du temps historique, les frontières de leurs contours, les limites des systèmes normatifs, leurs supports de manifestation (corps, sexualités), leurs lieux de pouvoir (institutions laïques et religieuses), ainsi que sur toutes les formes d’émancipation, de la créativité individuelle et collective aux manifestations de transgression et de résistance qui visent à déjouer les assignations, à affirmer une puissance d’agir, de penser, de transformer.
16Que les thématiques explorent de nouveaux champs ou en revisitent de plus classiques, dans tous les cas les approches de genre exigent un renouvellement des questions et des méthodes d’investigation sur la base d’un changement de positionnement à l’égard de la réalité étudiée. Les travaux sur les femmes n’apportent pas seulement une correction, un complément ou l’aspect particulier d’un problème, pas même un nouveau point de vue sur une question posée de manière classique, approche qui a toutefois sa raison d’être. Les recherches de genre demandent au chercheur de (re)penser la construction même de son objet d’étude et d’élaborer de nouvelles problématiques et hypothèses.
17La prise en compte des « femmes comme acteur social » (le genre) peut se limiter aux seules femmes si l’objet tient compte de la réalité de la place de l’autre dans l’espace social global considéré. Mais la comparaison, chère aux sociologues, est toujours plus féconde ; toutefois elle exige que le genre ne soit pas réduit à un jeu de variables sur un objet construit implicitement au masculin. Le genre comme variable s’oppose donc au genre comme catégorie de l’expérience, ce qui implique que tous les termes soient revisités dans leur fondement.
18Par exemple les travaux de GeFeM sur l’axe « Genre et transgression : pratiques, stratégies, représentations dans l’espace méditerranéen (xvie-xxie siècles) » ont bénéficié d’une réflexion sociologique et épistémologique sur le concept de transgression qui s’est avérée nécessaire à l’approche de genre. De même, les travaux sur la créativité féminine ont redéfini la notion de créativité qui, comme d’autres notions, se heurtait aux limites d’une hégémonie normative de son envergure sémantique.
19Dès la formulation de l’objet de recherche ou du thème, les recherches de genre sont confrontées aux présupposés des doxas de genre. Ces obstacles épistémologiques au travail scientifique s’ajoutent à ceux inventoriés par Bachelard qui à l’époque n’en soupçonnait pas le poids2.
20Si la question posée aux chercheur(e)s, historiennes, sociologues, sociolinguistes revient à donner du corps, du contenu de vie, de la capacité d’agir à des acteurs peu visibles, sur quelles sources alors s’appuyer dès lors que celles-ci sont rares, parfois quasi inexistantes ou bien qu’il faut les construire de première main comme en sociologie ?
21Par leur travail sur les sources, les chercheurs et doctorants en histoire notamment montrent que les choses ne sont ni mortes, ni enterrées, qu’elles peuvent être revisitées, réinterrogées et qu’en outre il est possible de trouver par exemple dans une archive de police une parole vive, et pour les sociologues du présent, qu’il est possible d’écouter le grain des voix et des mots, d’enregistrer les techniques du corps, au travail, dedans, dehors, dans leurs contextes et leurs temporalités.
22Le défi de l’existence de documents est ainsi sans cesse relevé par un travail rigoureux qui fouille les archives, suit à la trace les faits qui sont inventoriés dans des lieux improbables autour de la Méditerranée, invente de nouvelles sources, puise dans le secret des correspondances des éléments jusqu’alors laissés à l’oubli.
23Ainsi, face aux données d’archives, si le linguiste s’intéresse au discours, à son régime, à sa construction, à ses significations, le sociologue mettra l’accent sur les médiations et cherchera à situer les acteurs, ceux qui parlent, ceux qui reçoivent et ceux qui transcrivent les informations, au sein d’un espace social de positions pas seulement matériel (la profession, la légitimité de la relation aux personnes…), mais également idéel, celui des représentations, des stéréotypes que peuvent véhiculer à leur insu les différents acteurs et notamment les récepteurs des discours, des témoignages, des enquêtes de police ou judiciaires.
24Au fil de l’analyse des sources et des enquêtes émergent des actes, des manières d’agir insoupçonnées, inattendues ou bien réaffirmées qui construisent et/ou redressent les représentations des femmes comme acteur social et politique. Ainsi les femmes à Marseille, « les Marseillaises », les célèbres et les autres dessinent les traits d’une sorte d’acteur collectif aux mille visages, aux actes les plus divers, à la fois constructeurs de stéréotypes ou totalement neufs, rarement vus et mis en récit, couvrant un temps historique qui va jusqu’au temps présent.
25La période pionnière des recherches de genre sur l’objet « les femmes » a aussi inauguré la publication de ses travaux. Ce fut une conquête dans un champ protégé. Au début, à la marge des publications officielles – pensons aux Cahiers du BIEF –, puis accueillies dans le cadre universitaire – pensons aux Cahiers du GRIEF. Aujourd’hui la recherche de genre trouve ses éditeurs pour diffuser ses travaux et ses réflexions ; elle a désormais ses propres revues3.
Le genre comme catégorie d’analyse
26Établir le genre comme catégorie d’analyse des faits sociaux, c’est lui reconnaître la capacité à révéler leurs déterminants, leurs moteurs, leur contingence, leur apparente répétition dans le mouvement de l’histoire, c’est surtout parier sur la capacité du travail d’analyse à dégager et à identifier les opérations que subissent les faits sociaux liés au genre au travers des données d’archive ou d’enquête qui les traduisent et les transforment.
27Si le genre est une catégorie pertinente d’analyse, s’il est un nouvel outil capable d’apporter un surplus de connaissance, il doit pouvoir s’attaquer aux opérations par lesquelles les faits de genre se manifestent, avant même de prétendre les expliquer.
28Il s’agit en quelque sorte de pousser l’analyse à un deuxième palier du travail de recherche, phase qui succède à l’analyse de premier niveau du recueil organisé des données d’enquête, d’archives ou de faits observés ou collectés.
29À ce deuxième niveau, l’analyse cherche à établir des liens entre différents éléments et catégories d’information pour faire surgir de nouvelles hypothèses. Identifier par exemple les mécanismes sociaux sous-jacents qui interviennent dans la production genrée des données, faire travailler les contenus au-delà de leur sens premier apparent, revisiter les sources ou les données avec de nouvelles questions, établir des comparaisons comme le veut la sociologie afin de ne pas accorder au genre opposé l’illusion de la généralité.
30Le genre catégorie d’analyse devient réellement opératoire quand il est possible :
- soit de comparer des données genrées ou à défaut de poser la question de l’autre ou des autres genres,
- soit d’approfondir la recherche de données ou d’affiner les questions de manière à saisir les mécanismes, d’identifier les opérations par lesquelles se produisent les phénomènes étudiés et la place qu’y tiennent les institutions et les acteurs de pouvoir.
31Le travail pluridisciplinaire effectué durant plusieurs décennies sur le thème « Héroïnes et processus d’héroïsation » par le groupe Femmes, Méditerranée, peut servir d’exemple4. Le genre y est utilisé comme une catégorie d’analyse apte à enrichir la connaissance sociale et historique du phénomène étudié par l’étude des opérations de sélection des figures de femmes héroïques retenues au cours de l’histoire. Le genre a permis d’approfondir les premiers constats fournis par l’analyse historique, en recentrant l’attention sur les modifications des valeurs de la figure concernée, selon les conjonctures et les besoins sociaux et politiques dominants du moment. Ainsi, la mise en lumière de processus d’héroïsation communs au corpus de figures de femmes héroïques fait ressortir des éléments de l’histoire ordinaire d’un ordre social sexué, les ressorts de sa transmission, ses acteurs, ses codes, ses orientations. Le travail d’analyse et de synthèse des données montre comment l’hégémonie genrée d’une vision du monde s’exerce sur la mise en visibilité sélective de femmes héroïques. Une violence symbolique s’applique à la totalité des actions pour en sélectionner certaines selon le sens que l’époque leur accorde.
32L’analyse de plusieurs figures de femmes « publiques » a montré que l’histoire officielle – qui en général hésite à accorder aux femmes une entière et durable reconnaissance sociale et/ou politique de leur « geste » – ne les héroïse qu’après transformation de leur image au profit de traits savamment sélectionnés en fonction de conjonctures sociopolitiques. La valorisation de l’acte qui signe l’entrée de l’héroïne dans la mémoire collective répond à un arbitraire culturel de genre que révèle l’analyse des discours, textes et autres données d’archives. Les actes valorisés concordent aux stéréotypes qui occupent le devant de la scène (la dimension d’exemplarité est essentielle dans l’héroïsation, quel que soit le genre). La sélection s’appuie sur la doxa de sexe et sur l’arsenal des représentations du sens commun ; une figure féminine sera héroïsée sur la base de valeurs genrées au féminin opposées aux valeurs genrées au masculin, alors que les actes en totalité pourraient être classés dans un registre indifférencié d’actions héroïques.
33Le cas de Cornélie (patricienne romaine, fille de Scipion) est remarquable de ce point de vue. La fonction maternelle s’y montre, avec le sacrifice pour ses enfants, la valeur majeure retenue de cette figure de femme politique oubliée de l’histoire. La fonction maternelle exemplarisée s’ancre sur la doxa qui éloigne les femmes du politique, contrairement aux hommes qui, eux, le sont de la fonction parentale. Au cours de l’histoire, la valorisation de la fonction maternelle comme unique vocation des femmes a permis et justifié leur mise à l’écart de l’espace du politique aussi bien à Athènes que sous la Révolution française5. Il semble en conséquence qu’elle ait légitimé la mise à l’écart des hommes de l’espace domestique et familial au profit du politique.
34Le genre comme catégorie d’analyse a permis de mettre à jour les opérations et les traitements sociopolitiques des faits sociaux qui conduisent au choix des femmes héroïques et à leur héroïsation. L’analyse de la totalité du processus de traitement en différentes phases en dégage une première où la figure est fragmentée en éléments distincts, suivie d’une phase de sélection de certains traits selon des critères adéquats, pour enfin les stigmatiser et les hypostasier. S’agit-il là d’un mécanisme plus général de fonctionnement du Pouvoir symbolique que révélerait la recherche de genre ?
35Une analyse fine des archives des cas étudiés permet de souligner que les traits retenus véhiculent les valeurs du sens commun attachées au féminin, de l’ordre du biologique, du physiologique et du psychologique, tandis que les traits qui relèvent du politique, de la pensée ou des valeurs dites masculines sont effacés, filtrés, invisibilisés et pour finir évacués des compétences et des actions de l’héroïne.
36Comme catégorie d’analyse le genre s’intéresse aussi à la période historique durant laquelle ces figures émergent, en recherchant les liens possibles entre les valeurs des figures de femmes héroïques et les valeurs sociales du moment (de ressources ou de contrôle) mises en avant par les instances de pouvoir que sont l’Église, l’armée, le pouvoir politique en place, les partis, l’école, la presse et les médias de masse. La recherche montre encore que les figures de femme sélectionnées et valorisées au cours de l’histoire le sont également dans les différents arts, et singulièrement dans l’opéra dont le caractère genré des voix et le type d’héroïsme proposé aux femmes et différemment aux hommes s’appuient l’un et l’autre sur les rôles sociaux stéréotypés d’hier mais présents encore aujourd’hui, ce qui en retour les renforce.
37Grâce à l’utilisation approfondie et exigeante du genre comme outil d’analyse, comme catégorie critique, le travail individuel et collectif pluridisciplinaire du GeFeM alimente le courant des recherches de genre en sciences sociales, et s’en nourrit. Par-delà le constat de différences hiérarchisées, le genre donne de la visibilité aux mécanismes sociaux et politiques de production des phénomènes de pouvoir et de ceux qui le légitiment. De sorte que, en s’appliquant à tous les objets, cette catégorie critique d’analyse pourrait enrichir la connaissance du fonctionnement social dans sa globalité.
Le genre comme système d’interprétation
38Au fil des recherches et des publications en anthropologie, sociologie, histoire, philosophie, économie, linguistique, par les échanges en séminaires et lors de colloques, par la mise en place d’enseignements nouveaux, des concepts ont été progressivement forgés pour interpréter les faits sociaux et le constat des analyses documentaires. Les chercheur(e)s du GRIEF et ceux du CEFUP-Femmes, Méditerranée-GeFeM ont apporté leur contribution à ce vaste mouvement collectif de pensée.
39Ces appareillages théoriques dessinent au cours du temps la généalogie d’une intelligence collective, dont la genèse est moins intéressante à pointer que le dynamisme, le développement, les transformations, et la mise à l’épreuve constante de ses avancées par le terrain. Les propositions conceptuelles ne viennent pas du hasard, elles se nourrissent, comme toute pensée scientifique, des systèmes de pensée du moment, de ceux qui pour partie dominent, de ceux qui émergent et/ou proviennent des apports novateurs d’autres sciences. Elles nous invitent à redoubler de vigilance épistémologique à l’égard de leurs constructions et des « concepts nomades » qu’elles véhiculent, comme ceux d’antagonisme, d’identité, de rôles, de stratégie, ou d’intersectionnalité.
40Il est possible de distinguer trois ensembles conceptuels mis en œuvre et travaillés dans les recherches de genre qui permettent de faire avancer la compréhension des phénomènes de domination de genre, de production des normes et valeurs de genre, d’expliquer la complexité des faits sociaux et politiques de genre, ainsi que leurs transformations. Il s’agit de : rapports sociaux de sexe, Genre et sexualité, Régime de genre et Ordre de genre.
41Dans le cadre limité du propos, l’attention portera principalement sur les rapports sociaux de sexe avec leur extension aux notions d’agency et de performativité6 ; les deux autres ensembles notionnels disponibles aujourd’hui dans la boîte à outils de la recherche de genre seront simplement évoqués.
42Apparu au tout début des années 1970 en France, le concept de rapports sociaux de sexe, alors pris dans la pensée matérialiste et structuraliste de l’époque, s’en est rapidement dégagé pour prendre en compte ses composantes matérielles et symboliques, la pluralité de ses enjeux, pour témoigner de sa plasticité et de sa transversalité à tous les espaces sociaux, ainsi que de la construction sociale normative de ses termes, entre sexes ou intrasexe ; l’entre-soi et en tension des femmes et l’entre-soi et en tension des hommes étant à considérer comme des dimensions constitutives du concept7.
43Conçu comme un rapport social de domination, il est encore parfois appréhendé comme un rapport de forces essentiellement antagoniques. Toutefois les travaux historiques et les enquêtes sociologiques montrent que ce rapport de pouvoir est capable de plasticité ; ses termes et leur relation manifestent aussi bien l’alliance que l’opposition, les tensions que les ruptures, selon les situations, les enjeux et les moments de l’histoire.
44Forgé dans le champ sociologique et économique de la production des biens et du travail domestique et familial pour signifier le caractère structurel de la relation qui s’exerce entre les sexes sociaux, c’est-à-dire entre les catégories de sexe socialement construites (on dira plus tard de genre), ce rapport social hégémonique rend compte des mécanismes socio-économico-politiques de distribution des catégories sociales de genre au sein de l’espace social des positions dans des places distinctes, séparées, hiérarchisées et légitimées par la naturalité de la différence essentialisée des sexes. Il est également présent dans les espaces du politique et du religieux, dans ceux de la production et de la reconnaissance sociale des savoirs, des sciences et des arts.
45Les efforts de théorisation s’attachent également à identifier les instances et les mécanismes de production et de reproduction sociohistorique des normes de sexe et de genre par lesquelles ce rapport social complexe se produit et reproduit son hégémonie8. Son imbrication aux autres rapports sociaux suscite une création sémantique continue où se succèdent depuis la notion de transversalité, celle d’articulation, puis d’intersectionnalité, qui se démarquent d’une vision pyramidale, statique et déterministe de l’organisation sociale.
46Les travaux de recherche contribuent à témoigner de la puissance heuristique du concept en rendant visibles l’étendue de son fonctionnement, les dispositifs qu’il emprunte et sa force de légitimation. Le rapport social de domination de sexe légitime sa domination par un dogme, celui de l’essentialité biologique de la différence de sexe, sans cesse réaffirmé et utilisé pour justifier l’ordre sociopolitique et symbolique de genre que les travaux décèlent dans les discours et les documents pour en révéler la présence et la nature. La différence de sexe, socialement institutionnalisée et universellement symbolisée, est incorporée comme étant de l’ordre de l’évidence, de l’universalité, de l’incontestable, de l’irrécusable, de l’irréfragable.
47Au fil du temps, d’autres termes ont accompagné ou se sont substitués à la notion initiale de rapports sociaux de sexe, comme rapports entre genres, rapports de genre, relations entre les sexes, relations hommes/femmes. Ces notions évacuent, soit la dimension sociale et socio-structurelle du rapport et sa force reproductive, soit le mot sexe conçu comme essentiellement biologique. Certaines avancées de la biologie montrent pourtant que le genre peut construire le sexe, que les caractéristiques de sexe ne sont pas immuables mais varient, elles aussi, avec l’environnement, les milieux sociaux, les cultures, l’histoire, si bien que l’idée d’une essentialité du sexe semble désormais sans fondement biologique stable9. Ces terminologies n’enrichissent pas la conception initiale et n’apportent pas la précision nécessaire aujourd’hui aux essais d’herméneutique.
48Par contre, les notions qui restituent au sujet et à sa capacité d’agir une place que la vision figée et déterministe de la vie sociale avait négligée, enrichissent le concept de rapports sociaux de sexe. En effet, la société se maintient et change par le mouvement incessant des pratiques sociales, individuelles et collectives, qui mettent en jeu la potentialité d’une conscience de soi du sujet, de sa réflexivité critique, de sa capacité à penser, symboliser, agir10. Les notions d’agency, d’agentivité, de prise de conscience de soi d’un sujet en situation, permettent de saisir la variabilité sociale, culturelle et historique des pratiques des acteurs au sein d’un ordre de genre oscillant entre déterminisme et contingence. L’agir, conscientisé ou pas, du sujet individuel ou collectif peut prendre plusieurs directions, performer les normes de genre, par soumission volontaire, selon La Boétie, par adhésion doxique, selon Bourdieu, ou bien les transformer, les subvertir ou agir à côté.
49Les différentes propositions théoriques d’analyse et d’interprétation des mécanismes de fonctionnement des rapports sociaux, d’exercice de l’hégémonie masculine et de ses transgressions sont mises à l’épreuve des recherches pluridisciplinaires de genre auxquelles GeFeM participe sur des axes prioritaires.
50« Genre et sexualité » propose un autre ensemble explicatif de la domination de sexe/genre. Il émerge des débats sur sexe et genre (en sociologie notamment) à l’œuvre depuis les années 1990, qui se nourrissent aussi des réflexions d’historiennes et de philosophes américaines (Joan Scott, Judith Butler et le mouvement queer… )11. Sur cette thématique, le corps et la procréation sont repensés et deviennent des enjeux de la domination, grâce aux apports de « biologistes féministes » qui bousculent la vision binaire des catégories de sexe12. La question des assignations normatives s’étend à la pluralité des catégories sociales de genre pour repérer l’émergence de pratiques normées et de doxas au sein même des différentes sexualités, mettant à mal la notion d’identité.
51« Régime de genre et ordre de genre » sont des propositions conceptuelles relativement récentes qui cherchent à cerner et à historiciser les agencements des grandes règles de genre constitutives d’un ordre de genre fonctionnant à la prévalence, au pouvoir, à la domination, à la hiérarchisation. La notion de régime de genre – qui emprunte à Foucault l’idée de régime de vérité, ou à Boltanski celle de régime d’action – est définie par certains historiens comme « un agencement particulier des rapports sociaux de sexe dans un contexte socio-historique spécifique », où le corps, les imaginaires sociaux du corps et les pluri-identités des personnes prennent une pleine dimension historique13.
52Les différentes propositions théoriques mériteraient d’être mises en comparaison afin de dégager leur puissance heuristique respective, ce qui permettrait d’enrichir une herméneutique en marche afin de renforcer la vitalité des études de genre.
Conclusion
53Deux directions théoriques explicatives se présentent.
54L’une, prise dès son origine dans la vision marxiste – alors dominante en sciences sociales –, tendrait vers un schématisme ou, pour reprendre les termes de Ricœur, une « systématique14 », établie sur la base de la division sexuelle internationale du travail dans la production des biens, et dans celle « de la vie immédiate », elle aussi constitutive des rapports sociaux de sexe.
55L’autre, ouverte sur une vision plus complexe de la réalité sociale, donne place au symbolique, à la plasticité des rapports sociaux de sexe/genre inter et intra sexe et à leur coprésence à d’autres rapports sociaux dans les différentes sphères sociales, qui ne sont plus perçues comme hiérarchisées sur la base de l’économie, ni soumises à l’hégémonie du politico-religieux. Prise dans une vision globale d’interrelations systémiques, cette direction théorique introduit le sujet, à la fois sexe et genre, agi et agissant, individuel et collectif dans la reproduction et la transformation des rapports sociaux, des normes et des régimes de genre, de leurs effets, de leur champ d’action.
56Les deux directions interprétatives, toujours en travail, oscillent entre déterminisme de structure et contingence de situation, elles développent leur capacité heuristique au sein de recherches de genre ouvertes et exigeantes.
Notes de bas de page
1 Le GeFeM a pour origine le CEFUP. Créé en 1976, le Centre d’études féministes de l’université de Provence – groupe mixte et pluridisciplinaire (six disciplines), impulsé sur la base du cours sauvage de 1972 – avait une triple orientation, la recherche-enseignement, la recherche-action, et la publication régulière de ses travaux dans le BIEF (Bulletin d’Information des Études Féminines (une dizaine de numéros). Intégré à la MMSH à sa création en 1994, le CEFUP est devenu le Groupe de recherches Femmes-Méditerranée, centré sur la recherche-enseignement, la Méditerranée et la publication d’ouvrages réunissant sur thèmes les travaux de ses membres et de chercheur(e)s invité(e)s de disciplines différentes. À leur suite le GeFeM (Genre Femmes Méditerranée) développe depuis 2008 une pluriorientation, un séminaire mensuel pluridisciplinaire de recherches sur des axes thématiques quadriennaux, des journées jeunes chercheurs, un enseignement d’études doctorales en histoire des femmes et du genre, la publication régulière de ses travaux, sa présence au sein de Réseaux nationaux et internationaux sur le Genre.
Le GRIEF (Groupe de Recherche Interdisciplinaire d’Études de Femmes) a été créé en 1979 à l’Université Toulouse-Le-Mirail (six disciplines). Centré uniquement sur la recherche interdisciplinaire à orientation théorique par la discussion approfondie, entre disciplines, de textes de ses membres ou en lien avec leurs objets, il a publié cinq Cahiers et réalisé deux films super 8 numérisés en 2007, avant de cesser de fonctionner sous sa forme initiale vers 1985.
2 Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, J. Vrin, 1938.
3 On peut dénombrer sept revues actuellement en France dont : Clio. Femmes, Genre, Histoire ; Les Cahiers du Genre ; Genre, Sexualités et Sociétés.
4 Geneviève Dermenjian, Jacques Guilhaumou, Martine Lapied, dir., Le panthéon des femmes. Figures et représentations des héroïnes, Paris, Publisud, 2004.
5 Sans préjuger pour autant de la reconnaissance de leur puissance au sein des gouvernements démocratiques, donc à terme de ce temps long de l’histoire.
6 « Agency : un concept opératoire dans les études de genre ? », Rives Méditerranéennes, no 41, 2012.
7 Marie-Agnès Barrère-Maurisson (et al.), Le sexe du travail, Grenoble, PUG, 1984.
8 Natacha Chetcuti, Luca Greco, dir., La face cachée du genre : langage et pouvoir des normes, postface de Judith Butler, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012.
9 Thomas Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, trad. de l’anglais par Michel Gautier, Paris, Gallimard, 1992.
10 La notion de réflexivité prend plusieurs sens en sociologie, mais elle concerne toujours la place du sujet dans le mode de production du social, comme chez Bourdieu ou chez Giddens. Ici on pense plutôt au sens de retour sur soi du sujet, par lequel la vie s’objective, qui serait plus proche de la pensée de Foucault. Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972. Anthony Giddens, La constitution de la société, Paris, PUF, 1987. Michel Foucault, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.
11 « La distinction entre sexe et genre, une histoire entre biologie et culture », Les Cahiers du Genre, no 34, 2003. Judith Butler, Défaire le Genre, Paris, éd. Amsterdam, 2006.
12 Hélène Rouch, Les corps, ces objets encombrants. Contribution à la critique féministe des sciences, Donnemarie-Dontilly, éd. iXe, 2011.
13 Didier Lett, « Les régimes de genre dans les sociétés occidentales de l’Antiquité au xviie siècle », Annales HSS, no 3, 2012, p. 563-572.
14 Paul Ricœur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Seuil, 1969-2013.
Auteur
Université de Toulouse 2 et LEST
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Ruptures conjugales et paternité contemporaine
Agnès Martial (dir.)
2016
Femmes, féminismes et religions dans les Amériques
Blandine Chelini-Pont et Florence Rochefort (dir.)
2018
État-nation et fabrique du genre, des corps et des sexualités
Iran, Turquie, Afghanistan
Lucia Direnberger et Azadeh Kian (dir.)
2019
L’engagement politique des femmes dans le sud-est de la France de l’Ancien Régime à la Révolution
Pratiques et représentations
Martine Lapied
2019