Bonnes et mauvaises manières de table dans la Chanson de Guillaume et Aliscans
p. 281-301
Texte intégral
1Cervantès, qui expurgeait la bibliothèque de Don Quichotte de tous les romans de chevalerie dans lesquels on voyait les héros passer des jours et des nuits non seulement sans manger, ni boire, ni dormir, mais sans même avoir faim, ni soif, ni sommeil aurait pu, à cette aune, y garder nos moins angéliques chansons de geste, – et en particulier la Chanson de Guillaume et Aliscans1.
2On y voit des personnages assoiffés par la chaleur
Grant fu le chaud cum en mai en esté
... E la seif male, nel poet endurer.
CG., vv. 838 et 841
3rêver d'un grand verre de vin mais prêts à se contenter d'une eau apparemment peu potable. Girard, pour garder la force de se battre, voudrait boire :
... "un sul trait de un vin cler
E qui nen ad vin me doinst del duit troblé"...
CG., vv. l1-58-59
4Même formule dans la bouche de Guichard, vv. 1194-95.
5Le motif est au centre de la "mort"2 de Vivien qui boit jusqu'à plus soif "l'eve salee del gué" (v. 852), rendue boueuse par le piétinement des chevaux (v. 849) et souillée par le sang et la cervelle des cadavres (v. 850).
6On y voit deux héros3 capables de supporter la faim (et la soif) tel Girard :
"Il ne mangat ben ad passé trois dis"
CG., v. 1061
7mais se rattraper en se jetant sur la nourriture (et la boisson) qu'ils absorbent en quantités conséquentes et avec une hâte qui dit le manque et la nécessité de le combler :
Si lui aportat d'un sengler une espalle.
Li quons la prist si la mangast a haste.
Ele li aportat un grant pain a tamis,
E dunc aprés sun grant mazelin de vin.
Girart mangat la grant braun porcin,
E a dous traiz ad voidé le mazelin.
CG., vv. 1045-050
8L'hôtesse peut bien, elle, respecter les bonnes manières de table qui président à l'ordonnancement rituel du repas (CG., vv. 1045-47), lui n'en a cure : il mange et boit, précise le texte, sans lever les yeux de son écuelle ni de son gobelet et sans penser à partager leur contenu avec celle qui le sert (CG., vv. 1051-52)4.
9On en voit un autre incapable de continuer de se battre parce que son estomac crie famine :
"Moert mei lo quor ...
Ne puis aidier a mei" ...
CG., vv. 1748-49
Cf. aussi vv. 1746, 1751 et 1752 sq.
10Ce n'est pas couardise mais réel besoin.
11En une représentation très réaliste, le trouvère souligne qu'un guerrier est étroitement soumis aux nécessités du corps : il faut de l'énergie pour manier la lance ou l'épée : si elle fait défaut, le combat n'est plus possible. Une fois ses forces restaurées, Gui rejoindra sans attendre le champ de bataille et sa vigueur retrouvée lui permettra de sauver la vie de Guillaume alors accablé par le nombre de ses assaillants (CG., CXX-CXXÏÏ).
12On en voit encore d'autres s'enivrer (Tedbald et Esturmi au début de la CG. : III-VIII, Renoard dans la CG. : CLIX-CLX, CLXV ; le même dans Al. : vv. 3837-3840, vv. 4455-4485, vv. 4841-4843), – et l'éclairage négatif que projette leur conduite sur ces personnages fait apparaître qu'il s'agit là d'une "manière de table" qui n'est pas acceptée.
13On voit enfin, en des passages plus ou moins nombreux, plus ou moins longuement développés (Al. décrit plus et plus longuement que la CG.) les personnages rassemblés autour des tables du dîner et du souper.
14Repas quotidiens mais qui, à la cour du roi ou de ce grand seigneur qu'est Guillaume, prennent généralement, par le nombre et la qualité des convives qu'il faut traiter au mieux, l'allure de banquets (Al., LXXII). Il y faut le savoir et l'expérience de cuisiniers patentés, tel Renoard :
"Mout savrai bien un manger conréer,
Frire un poisson et un oisel torner.
En tote France nen a mie mon per
Je ne criem hom d'une char escumer"
CG., vv. 3710-13
15Dans la cuisine du roi Louis, officie un maître-queux qui commande à maints cuisiniers et marmitons, ceux dont le rôle littéraire est de se moquer de Renoard et, dans Al., de l'"asoter" à force de mauvaises plaisanteries, mais dont les tâches professionnelles sont aussi évoquées au hasard de leur utilité dans le récit : faire tourner les broches ("les hastes a torner", Al. v. 3959), écumer le bouilli ("escumer la char", Al., v. 4805), laver la vaisselle ("home ... qui torchast pot", Al., v. 5999.
16Repas plus exceptionnels marquant une fête qui rassemblent la cour ou la "maisnie", tel, à la fin d'Al., celui qui est donné pour les noces de Renoard et d'Aélis (vv. 8116-8137).
17Exceptionnels aussi mais plus nombreux, ceux qui scandent les différentes étapes de la séquence guerrière. Le départ de l'armée de secours envoyée par Louis est précédé d'un banquet qui réunit tous ses chefs (Al. XXXVI) ; pendant que Guillaume se bat à l'Archamp Guibourc rassemble une armée destinée à renforcer celle de son mari et elle prie à dîner ceux qui en ont le commandement (les "demeines" CG., XCVI, v. 1236), cependant que les renforts sarrasins, de leur côté, aussitôt débarqués, prennent des forces en se restaurant avant d'engager les hostilités (CG., CXIV) ; Guibourc fait préparer un festin destiné à accueillir les vainqueurs (CG., CXLVI) ; avant la dernière bataille Guillaume rassemble autour de lui les chefs de l'armée royale ainsi que tous ceux de ses parents qui sont venus l'aider à la tête de leurs hommes (Al., LXXXVI-LXXXVIII ; cf. aussi XCI avant le départ pour la bataille) ; enfin, dans les deux poèmes, la victoire est fêtée par un banquet qui réunit les vainqueurs à Orange (CG., CLXXXI ; cf. aussi CLXXXVII ; Al., CLXXIV ; cf. aussi v. 7830).
18Ce qui frappe d'abord dans le corpus constitué par cette dizaine d'occurrences, c'est le peu de place qu'y occupe l'évocation de la nourriture et de la boisson5. On serait presque en peine de dire ce qu'on y boit et ce qu'on y mange. En tout et pour tout, trois mentions précises de plats offerts aux convives.
19Encore, la première concerne-t-elle non tant le banquet lui-même que ses restes et la brièveté du passage ne peut guère mériter le nom de "description" : il ne faut qu'un vers au poète de la CG. pour dire que les Sarrasins n'ont pas le temps d'achever le repas qu'ils prennent sur la plage de leur débarquement :
Pain e vin e char i ad remis assez
CG., v. 1749
20et comme il accompagne sa remarque d'une plaisanterie sur le dessert que va leur servir Guillaume, lequel interrompt leurs agapes ("un freit mes lur ad aporté", CG., v. 1693), on peut se demander si le repas n'est pas là pour permettre le jeu de mots !6.
21Mais la seconde est là non tant comme un élément du menu présenté aux convives que pour prolonger un motif antérieurement introduit et qui concerne le seul Guillaume : dans Aliscans, avant de partir chercher de l'aide auprès du roi, il promet à Guibourc, qui craint les rencontres non pas mauvaises mais galantes qu'il pourrait faire en route, de n'embrasser personne jusqu'à son retour auprès d'elle, et il assortit ce vœu de promesses pareillement restrictives concernant la boisson (il ne boira que de l'eau) et la nourriture :
"Ne mengeré de char ne de pevree
Ne mangerai foasse buletee
Fors le gros pain ou la paille iert trovee
Al., vv. 2393-98
22la table du roi fournit au poète l'occasion de le montrer fidèle à ses engagements7 :
Mout ot as tables oisiax et venoison.
Qui que menjast la char et le poisson,
Onques Guillelmes n'en passa le manton,
Ainz manga torte e but eve a foison
Al., vv.
23Dans la troisième, les mets ne seront pas consommés : ce sont ceux que Guibourc destine aux vainqueurs de l'Archamp, déjà morts dans la bataille :
Ces escuiles emplies e rasees
De hanches e d'espalles, de niueles e de obleies
CG., vv. 2404-05
24ils participent d'une représentation qui oppose poétiquement le "plein" des préparatifs – tables dressées, plats débordants – au "vide" de la salle où les dîneurs attendus ne viendront pas :
N'i mengerunt les fiz de franches meres,
Qui en l'Archamp unt les testes colpees !
CG., vv. 2406-07
25Quant aux vins, lorsqu'ils sont mentionnés, c'est, en règle générale, en relation avec l'ivresse de Renoard. Le motif est uniquement présent dans Aliscans8, sous la forme :
Cil chevalier l'acuillent a gaber
Et de fort vin sovant a abevrer.
Tant l'en donerent tot le font enivrer.
Al., vv. 4455-57
Cf. aussi vv. 4460-62, vv. 3839-3840
26Une seule et brève exception : la mention du vin que Guibourc sert aux capitaines avant la bataille :
Guiburc meimes les sert de vin aporter.
CG., v. 1239
27Cependant les tables ne sont pas vides, non plus que les plats, – on a même vu que les écuelles de Guibourc étaient remplies à ras bords. Mais il faut et il suffit que les convives aient de quoi boire et manger tout leur soûl. L'abondance est de règle et le repas ne prend pas fin avant que les estomacs soient comblés. L'auteur le déclare formulairement, alliant parfois l'hyperbole à une simple constatation de satiété :
Tant orent mes n'en sai dire verté.
Quant ont mengié et beü a planté ...
Al., vv. 8136-38
Cf. aussi Al. vv. 3410-11 et 3422-23, 4463, 4483-84
28Au demeurant, ces notations, si on les met en relation avec les autres éléments de la description du banquet pourraient bien prendre une autre signification que celle d'une attention (toute relative) portée à la nourriture. Comme l'écrit le trouvère lui-même :
Bien sont servi, ja n'en estut parler.
Al., v. 4817
29Alors, de quoi convient-il de parler ? D'autres motifs qui sont plus longuement et fréquemment développés.
30Ils concernent d'abord l'ordonnancement du banquet, l'ensemble des rites qui y président. L'avant-repas prend, à cet égard, plus d'importance que le repas lui-même :
Li rois a fet sa grant table drecier...
Al., v. 3372
31La pièce où se déroule le banquet est évidemment la grande salle – la "bone sale .. lung e lee" (CG., v. 2399) du "paleis plenier" (Al., vv. 3361, 3372). Le luxe s'y affirme avec cette table9 "a fin or entaillie" (Al., v. 3365), "ovree a eschequier" (v. 3371) ; avec cette "vaissele d'or", ces "tapiz e dossels" (CG., v. 1699) appartenant aux Sarrasins ou, plus simplement, avec les "napes de lin" (CG., v. 2403) que Guibourc a sorties pour fêter les vainqueurs dont elle attend le retour. Quand il s'agit d'un souper, on le lit aussi dans l'abondance du luminaire :
Enz el palais fu mout grant la clarté :
.L. cierges i avoit alumez.
Et estevax plus de XXX. enbrasez ;
De luminaire fu mout bien aprestez
Al., vv. 3820-23
32On peut également le percevoir dans le nombre de ceux qui assurent le service :
.C. damoisel i furent boteillier
Et autretant servirent au mengier
Al., vv. 3418-19
33et encore dans la présence des jongleurs mentionnés lors du banquet à la cour de Louis.
Cil jugleor moinent tel taborie.
Al., v. 3369
34lors de celui offert par Guibourc aux capitaines, – et la formule souligne que leur présence fait partie intégrale du "digner"
Sus el paleis les assist al digner,
Chançuns e fables lur fait dire e chanter.
CG., vv. 1237-38
35ainsi que pour celui qui fête les noces de Renoard et d'Aélis, – jongleurs qu'il faut bien finir par payer :
Le jor i ot maint estrument soné,
Et quant il ont joé et violé,...
Li jugleor sont paié a lor gré.
Al., vv. 8132-37
36Tout cela les "riches mes" (Al., v. 3410), "bien aprestez" (Al., v. 3824), l'abondance des plats servis sans compter, – ce que suppose, à l'aune de l'appétit épique, on y reviendra, la satiété finale des convives –, le luxe du service et le nombre des servants de table, la présence des jongleurs renvoient d'abord à la largesse de celui qui organise ces festivités et met à la disposition d'autrui ce qu'il possède sans lésiner sur la dépense, – et cela d'autant moins que les convives sont nombreux : le lieu, présenté comme vaste, la taille ("grant") ou le nombre de la/des tables, comme celui des préposés au service l'impliquent. Ce sont les capitaines d'une armée de 30.000 hommes que Guibourc festoie dans Orange (CG., XCVI) et Guillaume regrette le vide de cette salle "la u soleit seer sun grant barnage" (CG., v. 2395) – Largesse qui est une qualité féodale éminente, royale comme seigneuriale, on le sait.
37Mais si on réfère ces éléments aux bénéficiaires du banquet, tout reste à dire.
38Pour ceux qui y participent, le banquet est un moment où tous les sens10 seront comblés : plaisir du palais et de l'estomac (non tant dans la saveur des mets que dans la satisfaction que procure un appétit destiné à être comblé), plaisir des yeux (la "sale ... aurné", CG., v. 2400, et splendidement illuminée, les tables bien mises), plaisir des oreilles (musique et récitations), – il faut peut-être y ajouter celui du toucher : avant de se mettre à table, celui des mains lavées à l'eau claire et essuyées de toile blanche (par exemple, CG., vv. 3478-79 ; Al., vv. 4421-25)11.
39Le banquet instaure une plage spatiale et temporelle, plaisante et paisible qui contraste avec les angoisses et les violences de la narration épique. Des signes et des rites l'en détachent. Les tables que l'on dresse modifient l'espace de la salle où a pu se tenir, auparavant, quelque conseil de guerre : tel est le cas, dans Aliscans, pour le banquet à la cour du roi (LXXI-LXXII) où les laisses précédentes nous font assister à de vifs et parfois injurieux affrontements entre le roi, la reine et Guillaume. La "corne" que l'on fait retentir, le lavement des mains (usage de propreté et rite de purification) introduisent à un nouveau moment du temps, coupé de l'avant, – et de l'après : à la fin du banquet, on ôtera les tables :
Quant on mengié et beü a foison,
Les napes ostent escuier e garçon.
Al., vv. 3422-23
40et on retrouvera les préoccupations quotidiennes de la guerre. De l'un à l'autre, il y aura eu "encore un instant de bonheur", une parenthèse goûteuse, lumineuse et harmonieuse, où les ventres, les yeux et les oreilles auront trouvé à se satisfaire, – rêve du jeûneur forcé, habitué aux eaux salées souillées de sang et de cervelle12, et au fracas des armes.
41Mais ces plaisirs ont ceci de particulier qu'ils sont pris dans le cadre d'une communauté et d'une ritualité conviviales, alors que le plaisir de (seulement) manger est plutôt présenté comme vécu par un individu livré à lui-même. Aliscans oppose, par exemple, un des premiers banquets auquel assiste Renoard, dont il évoque la présentation culinaire en un pluriel qui met sur le même plan tous les convives et accepte de faire quasiment l'impasse sur les mets :
Bien sunt servi, ja n'en estuet parler.
Al., v. 4817
42et le repas solitaire (En la cuisine fu tot seul Renoart, Al., v. 4828) que le personnage prend immédiatement après où une longue énumération de tout ce qu'il ingurgite déplace l'accent sur la seule manducation – les 10 vers nécessaires à l'auteur pour en venir à bout (Al., vv. 4829-4837) dépassent les limites possibles d'une citation. De façon complémentaire, lorsque Renoard s'indigne de ne pas avoir été prié à dîner par Guillaume et que certains pensent l'apaiser en lui parlant de nourriture :
"Et a mengier a grant plenté avrez,
Et si seroiz richement abevrez
De nobles vins, de piment, de clarez"
Al., vv. 7613-15
43il ne veut rien entendre. C'est d'avoir été écarté de la communauté qu'il ne prend pas son parti.
44En effet, cette communauté n'est pas ouverte à tous. Il y a donc de l'honneur à y être admis, et il peut y avoir de la honte à en être exclu.
45Y être admis est une marque d'appartenance et de reconnaissance sociales. Normalement, n'y ont accès que les chevaliers et seigneurs, – et leurs femmes13.
46Pour un bourgeois, c'est un honneur tout à fait exceptionnel d'y figurer. Guillaume se singularise, en invitant au banquet qu'il préside à Laon, Guimar, son épouse et leurs enfants, qui ont été ses hôtes empressés dans la ville. L'auteur souligne ce que le rapprochement a d'insolite :
As mestres tables sist la flor del barnez.
La fist Guillelmes que frans hons henorez,
Qui dan Guimar et ses filz a mandez,
Et sa moillier au gent cors henorez.
Dejoste lui les asist lez a lez.
Al., vv. 3826-29
47Le couple a été le seul à faire bon accueil au héros alors que tous – bourgeois et gens de cour – se moquaient de lui et le repoussaient parce qu'au lieu d'arriver comme d'habitude, les mains pleines, il se présentait en solliciteur. Le héros ne saurait donc demeurer en reste, don contre-don aidant, il doit même faire plus ; aussi, non seulement il fait largesse à Guimar et aux siens (Al., vv. 3830 sq.), mais il les honore en les invitant à ce banquet et, mieux, en les asseyant à côté de lui.
48Autres exemples intervenant, cette fois à l'intérieur de la classe des guerriers, car, si les salles sont vastes et grandes les tables, leurs dimensions ne sont pas à celles d'une armée. Aussi, parler de "chevaliers et seigneurs", c'est trop : les seconds seuls y figurent. Quand Guibourc réunit une armée pour le compte de son époux, ce sont seulement les "demeines" qu'elle invite au palais pour festoyer, – le gros de l'armée sera évidemment nourri et abreuvé, mais ailleurs et autrement ; et le texte fait clairement apparaître cette distinction :
Tuz les demeines en a Guiburc sevrez,
Sus al paleis les assist al digner.
CG., vv. 1236-37
49Enfin, même un grand seigneur comme Guillaume est honoré d'être invité par le roi (CG., v. 2505).
50L'histoire de Renoard, fils du roi sarrasin Déramé et frère de Guillaume, mais ravalé à l'état de cuisinier pendant sept ans14, peut se lire comme un parcours pour passer de la cuisine où l'on tourne les broches, écume le bouilli, trousse les oiseaux et lave les pots15 à la salle où se tient le banquet. Passage qui va du bas vers le haut, – il faut monter des "degrez" pour y accéder.
51Pour qu'il rencontre Guillaume, il faut déjà qu'il sorte de la cuisine qui est son lieu de vie ; les vers sont quasi identiques dans les deux chansons :
De la quisine al rei issit un bacheler ...
CG., v. 2648
Aval la sale commence a esgarder
De la cuisine vit Renoart torner
Parmi un huis et el paleis entrer ...
Al., vv. 3524-26
52On le verra ensuite passer d'un lieu à l'autre – et ce sont deux mondes – vraiment à sa place dans aucun des deux. Il commence par se risquer (De la cuisine ist Renoart li ber, Al., v. 4427) dans la salle, au cours d'un banquet "por le barnage veoir et esgarder" (Al., v. 4431). Aÿmer, le frère d'Aymeri, nouvellement arrivé el impressionné par la force que suppose le port du "tinel" interroge Guillaume qui lui explique les difficultés du héros à intégrer l'univers chevaleresque :
"Mes trop desire en cuisine a chafer,
Le feu a fere et la char escumer"...
Al., vv. 4443-44
53Aÿmer le fait asseoir à sa table, à côté de lui, – mais Renoart fait une nouvelle fois la preuve qu'il ne maîtrise pas les manières de table du banquet seigneurial : on le fait boire et il s'enivre (Al., vv. 4456-4462). Il retourne à la cuisine pour dormir, alourdi par le vin :
Lués s'endormi, quar toz fu enivrez.
Al., v. 4523
54Il y retrouvera les mauvaises plaisanteries des marmitons qui ne l'avouent pas vraiment, eux non plus, comme un des leurs, et, d'un autre côté, l'aide de Guibourc descendue de sa "chambre terrine" (Al., v. 4610) pour le faire définitivement monter dans le monde du "paleis" et de la "sale" ; c'est alors qu'elle lui remet un équipement complet de chevalier, dont l'épée symbolique (on sait qu'il en ignore et méprise l'usage et le maniement, mais que l'expérience le fera revenir sur ses préjugés)16. On comprend donc son indignation lorsque, artisan de la victoire dans une bataille où il apprend à se servir des armes chevaleresques, il se voit "oblïé" par Guillaume dans le banquet qui s'ensuit (CG., v. 3351, Al., v. 7537), – il qualifie cette attitude de "felonie pesme" (CG., v. 3466). C'est, symboliquement, son intégration dans l'univers féodal qui lui est refusée, alors qu'il a satisfait aux rites de passage nécessaires. Ses projets de vengeance (repartir en pays sarrasin, s'y tailler un royaume avant de revenir faire la guerre à Guillaume) ne participent pas tant d'une démesure burlesque qu'ils ne soulignent l'énormité de la faute commise. Aussi, comme nous l'avons déjà souligné, trouvera-t-il tout à fait non pertinente l'offre de faire bombance qui lui sera proposée pour l'apaiser. Guillaume, qui comprend mieux, lui donnera raison :
Et dit li quens : "N'en deit estre blamez :
Or est il sages et je sui assotez"
Al., vv. 7655-56
55Et la seule façon de le faire changer d'avis sera de lui rendre les honneurs du repas dont il avait été injustement privé. Tous s'y emploieront :
Poez saveir que a manger eurent sempres
Et l'ewe li tint le paleim Bertram,
Guiburc li aportad la tualie devant,
Galter de Termes le sert a sun talant.
CG., vv. 3477-380
Cf. aussi Al., vv. 7830-31
56Une fois admis au banquet, il restera à Renoard à apprendre des nuances "quantitatives" car toutes les places ne s'y équivalent pas. Il y a de "haltes" et de "basses" tables. Guibourc honore Girart en l'installant à une "halte table"17 (CG., v. 1044). S'il n'y a qu'une "grant table", elle comporte des places plus honorables que d'autres. Un assez long passage d'Aliscans à propos du banquet à la cour de Louis, est consacré au "plan de table". Il montre qu'il y a une norme en la matière et que tout écart a une valeur significative. Dans le cas observé, le roi a cédé la place qui lui revient, celle du "mestre dois" à Aymeri et Hermenjart, – lui-même ne s'assied, avec sa femme, qu'après eux (Al., vv. 3376-3384). Après le roi et la reine, prennent plus normalement place Guillaume et ses frères, et leur nièce Aélis.
57Quelqu'un d'important honore celui qui est de moindre rang en le faisant asseoir à côté de lui : c'est cette place d'honneur (supplémentaire) que Guillaume réserve à Guimar (Al., v. 3829, cité ci-dessus) et Aymer à Renoart (Al., v. 4447).
58Le rituel du lavement des mains comporte également une variante qui permet d'honorer tel ou tel. Au lieu que tous aillent se laver les mains, – à quelque fontaine non désignée (par exemple, Al., vv. 3374-75), un (ou plusieurs) personnage(s) présentera(ont) à l'invité de marque aiguière, bassin et serviette. On a déjà vu comment, pour mieux honorer Renoard, Bertrand et Guibourc le traitaient ainsi. A plusieurs reprises18, Guibourc agira ainsi, pour honorer Girart (CG., vv. 1042-43), ou Aymeri et les frères de Guillaume, – le texte les distingue nettement des autres :
Cil chevalier vont ensemble laver,
Dame Guibure ne se volt oublier :
Aymeri vait la toaille porter
Et a ses filz, por leurs mains essuier.
Al., vv. 4422-25
59Il peut en être de même pour le service de table quand les anonymes préposés seront remplacés par Gautier de Termes (CG., v. 3840) ou, surtout, Guibourc (CG., v. 1239).
60Nous voilà loin des plaisirs des sens. Le contentement des convives est bien davantage lié à l'idée de faire partie d'une communauté où chacun a sa place, qui peut d'ailleurs varier d'un banquet à l'autre. Le sentiment éprouvé est celui de la Joie, joie à se retrouver entre pairs – ce n'est pas exactement entre égaux : le roi n'est il pas primus inter pares ? C'est le terme qu'Aliscans associe très régulièrement à l'évocation du banquet :
Grant fu la joie sus el paleis plenier.
Li reis a fet sa grant table drecier.
Al., vv. 3371-72
Grant fu la joie el paleis segnorez.
Quant ont mengié et beü a plentez, ...
Al., vv. 4482-83
Cf. aussi Al., v. 3837, 8118-19 et 8131-37
61Si on ne le rencontre pas dans la CG., une des scènes majeures de la chanson nous montre un étrange banquet "inverse" à corps absents (CXLVI-CXLVI). Le cadre et le décor sont bien là : la "bone sale ... lung e lee" a été préparée par Guibourc. En une mise en œuvre non coutumière, elle a même fait dresser les tables et remplir les écuelles de rôtis et de gâteaux sans attendre l'arrivée des convives qui ne viendront pas puisqu'ils ont perdu la vie à l'Archamp. Sous les yeux désolés de Guillaume, la salle assez grande pour loger "sun grant barnage" s'ouvre sur le vide. Ni "boteilliers" ni jongleurs et seulement le regret de ceux "qui en l'Archamp unt les testes colpees". Le désert et la solitude au lieu de la foule. La tentation du désespoir et du renoncement (Guillaume parle de se faire ermite) au lieu de la Joie. "Au banquet de la vie infortuné(s) convive(s)", Guillaume et Guibourc vont s'asseoir "a la plus basse table".
62Les "banqueteurs" épiques mangent et boivent tout leur soûl, mais ils ne vont pas, s'ils ont de bonnes manières de table, jusqu'à la goinfrerie et l'ivrognerie. On a vu comment Renoard, bâfrant (en cuisine) et s'enivrant (en cuisine et en salle) se fait moquer de lui par ceux qui sont admis au banquet.
63A côté de cette éthique sociale du banquet, deux autres groupes de passages de la CG. et d'Al. participent de préoccupations et de représentations, morales et culturelles, différentes.
64Le premier de ces groupes concerne des manières de table présentées comme peccamineuses.
65L'accent y est mis sur l'ivresse (ebrietas) qui, habitude et non accident, devient ivrognerie (vinolentia). Si l'Eglise valorise le vin comme outil indispensable de la liturgie et si la tradition chrétienne s'inscrit entre noces de Cana et Cène d'une part, culte du Saint Sang et thème du pressoir mystique de l'autre, c'est à un "vin sans ivresse"19 qu'elle pense. Elle prend au contraire, dès l'origine, ses distances par rapport aux cultes bacchiques pour lesquels l'ivresse était un chemin d'accès au sacré :
"Sur ce point, les Pères de l'Eglise sont unanimes et formels : l'ivresse, sous toutes ses formes, est rigoureusement condamnée".
C. Gourarier, Histoire sociale et culturelle du vin, Paris, 1995, p. 38.
66Dans la tradition des moralistes médiévaux, elle apparaît, seule ou combinée avec d'autres pratiques, pour être, toujours, condamnée.
67Plusieurs de ces associations se rencontrent dans la CG. et dans Aliscans.
68La plus fréquemment attestée dans la littérature médiévale est celle de l'ivrognerie avec la gourmandise et la luxure20. Il s'agit d'une concupiscence sensuelle dont les points d'application varient en s'additionnant21, si l'on peut dire. Elle est représentée à deux reprises.
69Le première fois de façon négative. Quand Guillaume part pour Laon chercher du secours, Guibourc s'inquiète de ses possibles infidélités. Il répond par un serment où il promet de s'abstenir de toute nourriture trop savoureuse (Al., v. 2393), de toute boisson forte :
"Ne bevré vin ne espice colee
A mazelin ne a cope doree
Se l'eve non, icele m'iert privee"
Al., vv. 2394-96
70ainsi que d'embrasser quiconque (vv. 2397-98a). Guibourc ne lui en demandait pas tant, mais la réponse de Guillaume montre que les trois éléments sont perçus comme constituant un ensemble indissociable.
71La deuxième fois concerne la reine dans la CG. : celle-ci, pour dissuader son mari d'aller au secours d'Orange tente de jeter le discrédit sur Guibourc en la présentant comme une empoisonneuse (elle n'est pas née pour rien en "painsnisme", v. 2591) dont les herbes maléfiques pourraient être fatales à Louis. Guillaume, furieux d'entendre insulter ainsi sa femme, riposte en traçant un portrait de la reine en mauvaise femme : à l'image de la magicienne, il oppose celle de la femme de mauvaise vie, avec un langage plutôt cru ... et la même triple association :
"Quant tu sez as chaudes chiminees,
Et tu mangues tes pudeins enpevrees,
E beis tun vin as colpes coverclees
Quant tu es colché, ben es acuvetee,
Si te fais futre a la jambe levee"
CG., vv. 2614-18
72La suite du passage est intéressante aussi à citer car elle permet d'introduire à une autre représentation péjorative du trop boire qui concerne uniquement les personnages masculins :
"Ces leccheurs te donent granz colees
E nus en traium les males matinees
Sin recevon les buz e les colees
Enz en l'Archamp les sanglantes testés !"
CG., vv. 2619-622
73L'ivrognerie et la vie de plaisirs faciles dont elle n'est qu'un clément rendent ceux qui s'y adonnent incapables d'affronter les duretés et les privations de la vie guerrière. Ils apparaissent donc comme des parasites, laissant à d'autres le soin de se battre et de mourir à leur place22.
74C'est bien cela aussi qui est en cause dans l'histoire de Renoard – mais traité sur un ton héroï-comique, – "comique" puisqu'on rit de Renoart, – "héroïque" puisque le personnage sera capable de changer de vie. En ce qui le concerne, il faut enlever la luxure, mais le thème récurrent est que la vie qu'il a menée l'amène à désirer rester au chaud près du feu pour beaucoup manger, boire plus et dormir de même, loin des levers matinaux des guerriers, du froid ou du "trop" chaud qui n'a rien a voir avec la douce chaleur de l'âtre, de la faim et de la soif (la CG., en particulier, offre de tout cela de pertinents exemples) et du risque de la mort23.
75Enfin, les dangers de l'ivresse sont très gravement dénoncés par Guillaume :
"De fol e d'ivre se doit l'en bien garder"
Al., v. 4001
76Le fou, c'est celui qui ne voit plus le monde tel qu'il est, et qui "s'oublie" lui-même – pour le pire : il entre donc dans la voie spirituellement, et parfois physiquement, mortelle de la démesure.
77C'est le cas de Tedbald et Esturmi au début de la CG. dont l'aveuglement téméraire, né de l'ivresse, entraînera la première défaite chrétienne à l'Archamp et la mort de Vivien. Présentés comme ivres au sortir des vêpres (CG., IV), – ce qui peut être considéré comme une circonstance aggravante :
Tedbald i ert si ivre que plus n'i poet estre
Et Esturmi sun nevou ...
CG., vv. 32-3
78et avertis de l'arrivée imminente d'une forte armée sarrasine, les deux hommes s'entendent pour repousser le conseil de Vivien, qui est de prévenir Guillaume pour qu'il ait le temps d'arriver avec des renforts (CG., V). Après avoir accusé Guillaume de s'attribuer le mérite de toutes les victoires où il ne joue, selon eux, aucun rôle, ... et, conjointement, de lâcheté – paroles d'ivrognes, tout lecteur épique en conviendra ! – ils boivent encore :
Dunt dist Tedbald : "Aportez mei le vin,
Si me donez, si beverai a Esturmi ;
Ainz demain primes requerrun Arrabiz ...
E li botillers lor aporta le vin,
But ent Tedbald, sin donad a Esturmi...
CG., vv. 89-95
79Curieuse façon de se préparer à affronter l'ennemi, qui contraste avec la sage conduite de Vivien, "le chevaler oneste"24 (v. 119) :
Et Vivien s'en alad a sun ostel dormir.
CG., v. 96
80Le lendemain, l'ivresse dissipée, Tedbald, qui a tout oublié, y compris s'il a fait avertir Guillaume ou non (v. 127), n'en croit pas ses yeux :
"Deus,... iço que pot estre ?
CG., v. 104
81s'interroge-t-il, en découvrant les bataillons de Déramé. Comme il manifeste son effroi et son incapacité à décider quoi faire, Vivien commente et condamne ;
"C'est plaid soi jo : erseir, par ma teste,
Tedbald ert ivre al repeirer de vespres ;
Ore ad assez dormi ; nus atendrun Willames"
CG., vv. 120-22
82L'ivresse ne rend pas Tedbald mauvais, puisqu'il est le "cuart conte". Mais cette représentation a l'intérêt de montrer comment elle peut modifier radicalement l'aperception du monde pour un individu qui en vient à méconnaître les autres, lui-même et le monde – et le priver de sens et de mémoire, comme l'est le fou frénétique qui finit par perdre la conscience de son identité sociale et personnelle25.
83C'est cet oubli de soi qui est une menace sous-jacente dans l'histoire de Renoard : l'ivresse lui fait constamment oublier son "tinel", mais l'ivrognerie ne finira-t-elle pas par lui faire oublier qu'il est "fiz de rei" (Al., v. 3897) ?
84La considération des banquets où l'accent est mis sur les relations entre les convives, sur la musique, la lumière et la joie, plus que sur le contenu des plats fait encore problème si on met ces évocations en rapport avec d'autres passages où, de façon très différente, on voit le héros gros mangeur être présenté avec complaisance.
85Il s'agit de deux passages de la CG. de structure identique, concernant, respectivement, Girard (LXXXV) et Guillaume (CIII). Dans les deux cas, le héros, après maints combats, quitte le champ de bataille où la situation est désespérée26. Dans les deux cas, quand il est parvenu à son but (lieu d'aide et d'asile), on27 lui sert un repas dont l'ordonnancement commence par le rituel lavement des mains (vv. 1042-43 ; v. 1400), l'installation à la table (v. 1044 ; v. 1402), mais en diffère ensuite sensiblement.
86Notons déjà que ce repas exclut la convivialité : Girard et Guillaume ne sont pas exactement seuls, puisque Guibourc sert les deux héros et que la première scène fait aussi une place à Guillaume28 mais, dans les deux cas, le mangeur ne souffle mot, et on ne lui adresse pas la parole pendant qu'il est à table. Le texte insiste sur la hâte avec laquelle il mange (v. 1046 ; v. 1405) et boit (v. 1050 ; v. 1415), si concentré sur son activité qu'il ne prête d'attention qu'au contenu de son écuelle et de son gobelet, et absolument pas à celle qui le sert :
Que unques a Guiburc mie n'en offrit
Ne ne radresçat la chere ne sun vis.
CG., vv. 1051-52
Les deux vers sont repris en 1417-18
87Ces manières de table contrastent fortement avec celles du banquet.
88Le seconde différence est qu'on mentionne les plats et boissons ingérés, en insistant sur leur quantité : pour Girard, une épaule de sanglier (v. 1045)29, "un grant pain a tamis" (v. 1047)30 et "un grand gobelet" ("mazelin", v. 1048) de vin dont la contenance n'est pas précisée. Guillaume est encore mieux servi : à l'épaule de sanglier s'ajoute un paon rôti de belle taille (v. 1409) ; à la miche, deux gros gâteaux cuits au four (v. 1408), et il a du mal à tenir "od ses dous braz" (v. 1411) le "gobelet", qui a bien besoin de guillemets pour garder son nom puisque le héros y boit "un sester de vin" (c'est-à-dire plus de sept litres), sans qu'on soit sûr qu'il l'ait vidé. Tout cela passe sans difficulté ni indigestion, ni ivresse. Après quoi (et un temps de sommeil pour Girard), les deux héros seront prêts à reprendre la lutte.
89L'absorption de ces quantités de nourriture et de boisson est accompagnée d'un même commentaire approbateur et élogieux, qui donne le sens de la scène. De Girard, Guibourc dit, après avoir énuméré ce qu'il vient d'avaler :
"Ben dure guerre deit rendre a sun veisin,
Ne ja vilment ne de champ fuir"...
CG., vv. 1057-58
90La formule est reprise, appliquée à Guillaume en vv. 1430-31 S'ajoute l'idée, d'un passage à l'autre, qu'ils appartiennent bien tous deux au même lignage (v. 1054) et qu'ils lui font honneur :
... "Ne sun lingage par lui estre plus vil"
CG., v. 1432
91De ces deux passages, on peut rapprocher une rapide notation concernant Renoard dans Aliscans. Constatant qu'il ne parvient qu'à grand peine à soulever le "tinel", Guillaume commente à l'adresse de son propriétaire :
"Voir ... mout devez bien mengier.
Bien ait la brace qui porte tel levier !"
Al., vv. 4873-74
92Ainsi, le repas pré-pantagruélique que le héros vient de s'offrir dans la cuisine solitaire n'est plus uniquement la marque d'une manière de table non mesurée mais la marque d'une force éminente qui a besoin d'être nourrie en conséquence.
93Enfin, on remarquera la triade composant le repas de Girard et Guillaume – pain, vin, viande – et on rappellera que lorsque le petit Gui, épuisé, ne peut plus soutenir ses armes, Guillaume l'envoie à la recherche des reliefs laissés par les Sarrasins surpris par les chrétiens, c'est-à-dire "pain, char et vin" (CG., v. 1774).
94La partie occidentale de l'Europe, et plus particulièrement le nord de la France actuelle, voit, au cours du haut Moyen Age, se rencontrer deux traditions alimentaires et culturelles. Celle de l'Antiquité gréco-latine, fondée sur la triade pain-vin-huile et une philosophie de la modération dans la consommation ; et celle des Germains (ou des "Barbares") et des Celtes, dans laquelle la viande (et d'autres boissons alcoolisées que le vin) jouent le premier rôle et où être un gros mangeur (et buveur) est vu de façon positive : la viande en particulier y est l'aliment privilégié des "forts", c'est-à-dire des guerriers. Une troisième culture de bouche et de table, intervient aussi, celle du christianisme, qui valorise le pain et le vin, transsubstanciés en corps et sang du Christ, mais, par le biais des règles monastiques, prône une ascèse qui porte sur la nourriture et spécialement sur la viande31.
95Le mélange de ces traditions est évident ici ; mais ne faut-il pas parler aussi de juxtaposition ? L'éloge du gros mangeur de viande et du gros buveur (mais le vin est passé du midi au nord)32 vient de la Germanie33 ; c'est dans cette mouvance que se situent les derniers passages étudiés. Ceux concernant l'ivresse coupable appartiennent, eux, à la tradition chrétienne. Ceux du banquet sont plus difficiles à apprécier à l'aune des traditions. Avec l'accent qui y est mis sur la convivialité, la présence des jongleurs et la joie des participants à se retrouver ensemble, c'est à la courtoisie que l'on songe, sinon exactement à la "Joie de la cour".
96Il serait satisfaisant de pouvoir nouer ensemble ces brins divergents. Je tenterai d'attacher le banquet avec un ruban sur lequel on aurait brodé MESURE sur l'avers et DEMESURE sur le revers, – ce qui est bien dans la ligne de l'opposition de valeurs/contrevaleurs qui structure toute la tradition épique, très en deçà et au delà de nos chansons de geste. On pourrait aussi penser à FOLIE/SENS (MAITRISE de SOI).
97C'est bien là l'univers du banquet d'où l'on exclut le "trop-manger" (la goinfrerie, reléguée en cuisine) et le "trop-boire" (l'ivresse qui sert de critère pour rejeter par la moquerie celui qui y succombe).
98C'est aussi l'univers moral qui condamne l'égarement d'un Tedbald qui perd, pour s'être enivré, sens et mémoire, et celui d'une reine assez portée sur le vin et les hommes pour devenir une "femme fole", c'est-à-dire à la fois luxurieuse et insensée, ou celui d'un Renoard, bâfrant et buvant, maître ni de l'univers ni de lui-même. C'est un proverbe médiéval que le "il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger" de Molière.
99Mais ce pourrait bien être, pour finir, au delà de certaines apparences, celui de nos gros mangeurs épiques. Girard n'a ni mangé ni bu depuis trois jours sans compter les forces dépensées dans les batailles quand il se jette sur le cuissot de sanglier et le vin que lui sert Guibourc. Et Guillaume est dans une situation comparable. Quant à Renoard, sa grande taille et sa force n'ont-elles pas besoin d'être nourries ? Si, cependant, lui perd, parfois, la mesure en fait de boisson, il lui faudra ne plus dépasser la norme pour intégrer le monde du banquet et c'est bien vers cette représentation que s'orientent en leur fin, les deux chansons. Guillaume et Girard endurent d'ailleurs la faim et la soif sans se plaindre tant que l'occasion de manger et de boire ne leur est pas offerte. Gui ne fait pas preuve de la même maîtrise, – son jeune âge en est la cause et Guillaume le prévoyait en se refusant à l'envoyer combattre34 ; mais lui aussi est du lignage de Guillaume : il n'aura même pas besoin, pour reprendre des forces et revenir au combat, du pain, de la viande et du vin que son oncle l'envoie chercher : du vin et un peu de pain lui suffiront (CG., vv. 1795-96) : gageons que, lorsqu'il aura pris quelques années et que son corps d'enfant sera devenu un corps d'homme35, à l'instar de son cousin Girard, pourtant lui-même fort jeune encore36, il saura faire preuve de la même maîtrise que son aîné, – contrairement à ce Tedbald qui perd le sens en buvant trop et ne contrôle plus ses intestins lorsque, dans sa fuite, il vient à heurter le cadavre d'un pendu (CG., vv. 345-350).
100Enfin, en regard de ces repas matériels, de pain, de viande et de vin, de ces fêtes sensuelles, de ces moments de convivialité amicale, au delà de ce banquet pour les morts dont Guillaume et Guibourc inventent le rite, en regard de toutes ces fortes nourritures corporelles, au delà de la salle dont les écuelles et les gobelets ne seront pas vidés, il faut inscrire la dernière Cène qui est en même temps la première, – la communion de Vivien au "pain sacré/Del demeine que de sa main saignat Deus" (CG., vv. 2027-28), au "cors altisme Deu" (v. 2024), unique bouchée qui a bien du mal à passer (v. 2050) et qui, agape spirituelle, incarne le Pain vivant dans le pain de la terre.
Notes de bas de page
1 Les éditions utilisées sont les suivantes :
La Chanson de Guillaume, publiée par D. Mc Millan, 2 vol., Paris, 1949. Aliscans, publié par Cl. Régnier, 2 vol., Paris 1990.
J’emploierai les abréviations CG. et Al.
2 P.m : dans le plus ancien état de la chanson (G1), Vivien est tué par les Sarrasins (LXXIII). En G2, Guillaume le retrouve agonisant (CXXXIII).
3 J’étudie ici la scène qui a Girard pour héros. Un passage comparable met en jeu Guillaume (CG., vv. 1404-1432).
Bien que cela ne concerne pas notre sujet, on précisera, pour compléter le parallèle avec les remarques critiques de Cervantès, que Girard passe directement de la table au lit (CG., v. 1062) et qu’il y dort à poings fermés "tant ... qu’il fu avespré" (v. 1070). Après quoi, il se réveille frais et dispos, ses forces réparées :
Puis salt del lit cume francs naturel
v. 1071
4 La notation peut surprendre dans la mesure où il n’est pas évident que ce repas, servi à un Girard accouru du champ de bataille pour demander de l’aide, le soit à une heure assez habituelle pour que les hôtes le partagent avec lui. Au demeurant, il est d’autant plus remarquable que le trouvère mentionne l’écart avec la nonne d’usage ... et de la politesse : il n’y a pas de service individuel ; l’écuelle est partagée par deux convives : chacun doit respecter la part de l’autre et même penser à lui "offrir" (v. 1051) les meilleurs morceaux.
5 C’est une remarque qui est souvent revenue dans les communications du colloque.
6 Ce qui ne veut pas dire que ce serait là son seul intérêt. Voir à ce sujet la communication présentée à ce colloque par J.C. Mühlethaler : "Mourir à table".
7 Immédiatement avant, reçu, à moindre éclat, par le bourgeois Guimar, il a eu la même conduite, refusant pain blanc et vin, ne consommant que de l’eau et du pain de seigle, au grand désarroi de son hôte ("Si bel mengier volez vos refuser ?", Al., v. 2917).
8 Non que Renoard ne s’enivre pas dans la CG., mais ce sont ses compagnons cuisiniers qui le font boire, pas les chevaliers au cours de leurs banquets. L’auteur d’Al. ne semble pas avoir vu là contradiction : le chevalier digne de ce nom ne peut être un ivrogne, mais alors, peut-il chercher à enivrer celui qui s’efforce de se conduire en chevalier ?
9 Je ne sais à quel type de marqueterie, à quel travail d’incrustation correspond cette expression. Les enluminures, tableaux etc.. présentent toujours des tables couvertes de nappes (cf. CG., v. 2405). Pour un autre exemple, emprunté à Renaut de Montauban, voir la communication d’A. Labbé à ce colloque.
10 ... sauf l’odorat. Cela confirme notre lecture selon laquelle la nourriture n’est pas ce qui compte le plus dans les banquets. Ce n’est point que nos héros n’aient pas de nez. De Renoard – mais c’est un passage qui concerne son activité de cuisinier – il est dit qu’il s’entendait à "le broet des chaudieres humer" (Al., v. 3860).
11 Je renvoie à deux occurrences développées mais le rituel du lavement des mains est évoqué avec plus ou moins de détails pour tous les banquets dont la liste a été donnée ci-dessus.
12 Voir CG., vv. 1060-61 et LXIX.
13 Tant à la cour du roi qu’à Orange, figurent nommément aux banquets de la reine, sa fille, Hermenjart (Al., LXXI), Guibourc. Voir aussi, dans le paragraphe suivant, la présence de la femme de Guimar.
14 Ces données sont communes à la CG. et Al.
15 Al., vv. 3959, 4805, 5999.
16 Je passe très rapidement sur le personnage de Renoard auquel est consacrée, dans ce colloque, la communication d’A. Moisan : "De la cuisine à la chevalerie et à la vie monastique (ou les trois "fonctions" chez le Rainouart épique)". Voir aussi, dans Burlesque et dérision dans les épopées de l’occident médiéval, Besançon, 1995, les contributions de G. Gros, B. Guidot, A. Moisan, J.M. Pastré et M. de Combarieu ainsi que l’article d’A. Labbé : De la cuisine à la salle : la topographie d’Aliscans et l’évolution du personnage de Rainouart, dans Mourir aux Aliscans (Aliscans et la légende de Guillaume d’Orange. Etudes recueillies par J. Dufournet, Paris, 1993), pp. 209-225.
17 Le motif est également présent, mais transposé dans un registre figuré, quand le trouvère montre Guillaume, après la défaite de l’Archamp, dînant "a une basse table" car "ne pout aler pur doel a la plus halte" (CG., vv. 1402-03).
18 Je ne tiens pas compte des circonstances où ce service est assuré par l’hôtesse parce qu’il n’y a qu’elle pour le faire.
19 Cf. J.P. Albert. Le vin sans l’ivresse. Remarques sur la liturgie eucharistique. Le Ferment divin. Actes du colloque de Palerme, Paris, 1991, pp. 77-91.
20 Une variante non moralisante sera l’association bien boire/bien manger/faire l’amour (on peut y ajouter bien se chauffer, prendre un bain chaud) : c’est le registre de la "bonne vie". D’un fabliau comme Constant du Hamel aux Contredits de Franc Gontier, de Villon, la liste est longue.
21 Dans la Queste del Saint Graal, la tentatrice de Perceval l’enivrera avant d’essayer de le faire succomber à ses charmes diaboliques.
22 Pour des analyses convergentes, voir la communication de J.C. Mühlethaler : "Mourir à table".
23 Quelques références seulement où ce thème est abordé : CG., vv. 2658-59, 2675-2680. Al., vv. 3720 sq., 3959-3963, 4443-44, 4562-63.
24 Vivien joue ici le rôle du "sage" Olivier à Roncevaux.
25 On pense par exemple à Lancelot (Lancelot éd. par A. Micha, Paris-Genève, 1980, t. 6, pp. 176-7) et à Tristan (Le roman de Tristan en prose, t. 1, éd. par Ph. Ménard, Genève, 1987, pp. 247 sq.).
26 Girard est envoyé par Vivien chercher du secours auprès de Guillaume ; Guillaume, son armée anéantie, rentre à Orange.
27 Dans les deux cas, il s’agit de Guibourc. Si j’écris "on", c’est qu’il n’est pas de conséquence que ce soit elle qui soit chargée de ce rôle.
28 Cette "place" n’est pas très claire : assiste-t-il au repas de Girard, ou Guibourc lui raconte-t-elle ce qui s’est passé (CG., vv. 1053-54) ?
29 Il semble la dévorer à pleines dents sans se servir d’un couteau (v. 1046) mais bien que l’usage (individuel) de cet instrument soit attesté à l’époque, l’iconographie nous montre à des périodes même beaucoup plus tardives que celle de la CG., des banquets où les convives n’en ont pas tous un à leur disposition (voir G. Garrier, Histoire sociale et culturelle du vin, Paris, 1995, pp. IX, XI, XIII ou Z. Gourarier, Arts et manières de table en occident de l’Antiquité à nos jours, Woippy, 1994, pp. 91, 94, 95).
30 Je comprends : "un pain dont la farine a été tamisée", c’est-à-dire "une miche de pain blanc".
31 Sur tous ces points que je ne peux ici qu’effleurer, je renvoie au très intéressant ouvrage de M. Montanari, La faim et l’abondance (Histoire de l’alimentation en Europe), Paris, 1995 (voir, en particulier, les ch. I et 11, pp. 13-95, que j’ai constamment utilisés pour ces analyses, ainsi que les références aux textes cités dans le corps des deux chapitres, pp. 233-243).
32 Le vin de messe, nécessaire pour la consécration et la communion (qui fut longtemps distribué sous ces deux espèces (cf. G. Garnier, op. cit., p. 38) avait entraîné l’implantation de la vigne dans tous les terroirs où elle pouvait, ne serait-ce que difficilement, pousser. Au xiie siècle, si on continue de consommer d’autres boissons alcoolisées (bière, cervoise), le vin est devenu "la boisson alcoolisée d’usage et de référence".
33 Voir M. Montanari, op. cit., pp. 23 et 25-26.
34 Les vers 1436 et 1455 de la CG. évoquent Gui au coin du feu, c’est-à-dire, comme Renoard, dans la cuisine, près de la cheminée trop liés, l’un par l’âge, l’autre par la "perversion" de la "basse" cuisine, pour être capables de supporter la dure vie des combats.
35 Dans la CG., l’auteur développe à son sujet le topos du "puer senex" : "Cors as d’enfant e si as reisun de ber", v. 1479).
36 Qualifié de "meschin" (v. 355) lors de son apparition dans la CG., il sera adoubé par Guillaume au cours de la chanson (vv. 1073-74).
Auteur
Université de Provence Aix-Marseille I
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