Créativités féminines dans les camps de concentration
p. 169-179
Texte intégral
1Elles sont tchèques, hongroises, hollandaises, allemandes ou françaises. Elles se nomment Edit Kiss, Félicie Mertens, Helen Ernst, France Audoul, Aat Breur, Germaine Tillon, Alma Rosé. Elles ont voulu exprimer les souffrances endurées pendant leur internement à travers des poèmes, des dessins, des pièces de théâtre, et même de la musique. Plusieurs, comme Edit Kish, hongroise, n’ont jamais parlé de leur vie en camp de concentration mais ont dessiné ou peint quelques souvenirs de leurs terribles souffrances, soit pendant leur internement soit après leur retour. Évoquer ces figures permet d’aborder des sources d’appréhension difficile, dans un contexte très particulier en essayant de cerner le pourquoi et le comment.
Les sources
2Travailler sur « la créativité des femmes dans les camps », c’est plonger dans des sources écrites lacunaires et éparses, en dehors des nombreux témoignages1 et travaux sur l’expérience concentrationnaire2. Les travaux universitaires sont peu nombreux sur cet aspect de la Shoah même si la tendance aujourd’hui se renverse. Un certain nombre de travaux de recherche de jeunes femmes ont été publiés en 2005 sous l’égide du Mémorial de Ravensbrück, d’autres par le Mémorial de Buchenwald. De plus, dans beaucoup de pays communistes (voir le cas de la Tchécoslovaquie) il fallut attendre la chute du Mur pour qu’émergent des travaux sur la Shoah.
3La filmographie est insignifiante malgré les premières mises en scène à la fin de la guerre, comme La Dernière Étape de Wanda Jakubowska (1948) et quelques documentaires allemands comme Das Gedächtnis der Frauen (La Mémoire de la femme) de Nadja Seelich (2000)3. Mais soulignons que quelques œuvres artistiques font l’objet aujourd’hui d’œuvres théâtrales ou cinématographiques. Ainsi les œuvres de Germaine Tillion, de Fania Fénelon, d’Anita Lasker-Wallfisch, la violoncelliste de l’orchestre féminin d’Auschwitz, sont reprises au théâtre. De même on assiste à une recherche des œuvres perdues ou interdites comme la « Musique dégénérée » par exemple.
4Eugen Kogon4, David Rousset et Robert Antelme ont réalisé les premières études sociologiques des camps et nous ont révélé une société vivant avec ses propres lois, ses conflits beaucoup plus complexes que l’affrontement entre le bourreau et la victime ou le nazi et le résistant. Dans son ouvrage qui reste jusqu’à l’heure actuelle le monument écrit sur l’histoire des camps, Hermann Langbein5, né en 1912 à Vienne, ancien brigadiste, interné à Dachau, Auschwitz et Neuengamme en démonte l’organisation, la catégorisation des individus et les liens hiérarchiques entre détenus.
5À partir des années 1970, la création dans l’univers concentrationnaire est objet de recherche notamment d’un artiste chrétien pragois Joza Karas6.
6Les manuscrits de femmes comme ceux de Germaine Tillion, que ses camarades réussirent à sortir du camp, offrent l’une des rares traces écrites7. Cependant les nombreux témoignages oraux ont alimenté les écrits d’anciennes détenues comme Marie-José Chombart de Lauwe8, Germaine Tillion9 avec d’autres10.
7Des archives se constituent encore de nos jours comme par exemple les archives de l’Association nationale des Anciennes déportées et internées de la Résistance (ADIR) à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) à Nanterre ou encore les archives de résistantes au Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon, au Centre d’histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon, au Musée de la Résistance Nationale à Champigny-sur-Marne.
8Pour notre sujet, beaucoup de témoignages subsistent, écrits, chantés ou peints par des femmes soit pendant leur détention, soit juste après11, avec des matériaux clandestinement amassés sur les lieux, sur des bouts de papier volés12 ou « organisés » selon la terminologie employée par les détenus, c’est-à-dire la plupart du temps négociés contre un morceau de pain. Apparaissent alors en filigrane la ténacité, l’ardeur et la volonté qu’avaient ces femmes pour écrire, peindre ou composer. Aujourd’hui nombre de musées, détenteurs d’œuvres données, constituent des fonds et catalogues à l’instar du musée de Beit Lohamei Haghetaot en Israël13.
9Plus étonnants sont les documents reconstitués ou retrouvés par les enfants de ces femmes artistes. Aat Breur-Hibma (Adri Hibma) née en 1913 à la Haye et décédée en 2002 à Amsterdam est une ancienne détenue de Ravensbrück où elle arrive en septembre 1943. Elle a pu, malgré son statut de NN (Nacht und Nebel, Nuit et Brouillard), réaliser des dessins au crayon sur la vie du camp. Grâce à quelques surveillantes de bonne volonté, Aat est affectée à l’atelier de reliure, afin d’y dessiner des cartes de naissance. Cela lui donne l’occasion de faire clandestinement des dessins. Elle dessine surtout ses codétenues, dont Violette Rougier-Lecoq. Elle ne parlait jamais de ces dessins qu’une déportée lui a ramenés et qu’elle avait cachés dans une valise, jusqu’au jour où sa fille Dunya lancée dans une quête émouvante les a publiés, trente huit ans après sa libération14.
10France Audoul, peintre lyonnaise, arrêtée comme résistante dans la région de Toulouse, est déportée à Ravensbrück en 1943. Elle réussit à rapporter trente-deux croquis exécutés au camp et illustre en 1946 un ouvrage collectif, Ravensbrück, 150000 femmes en enfer15.
11Vlasta Kladivová, jeune Tchèque venue à l’automne 1943 d’Auschwitz à Ravensbrück, a commencé à recueillir des poèmes et des chansons pour établir plus tard résistance une anthologie de la résistance, L’Europe dans la lutte 1939-1944. Elle fut aidée par sa compatriote Vera Hozáková. Utilisant toutes sortes de supports, couvertures, aiguilles, fil, et collectant des poèmes de détenues de nationalités différentes, elles ont réuni un premier document aujourd’hui repris et accompagné d’un CD comprenant des enregistrements originaux chantés par des survivants16.
Un contexte de misère extrême
12À Auschwitz Birkenau, Buchenwald, Bergen-Belsen etc., les hommes et les femmes sont séparés. Ravensbrück est le premier camp de femmes aménagé par les nazis. Il sera la plaque tournante de la déportation des femmes.
13Nous possédons une très riche littérature sur ce camp même si elle n’a pas encore été exploitée comme elle aurait dû l’être, malgré le bel ouvrage de l’historien Bernhard Strebel17. Ce complexe concentrationnaire comprend entre autres, un camp d’hommes, un camp de « protection pour jeunes », une usine Siemens et trente sept camps satellites travaillant pour l’économie de guerre allemande.
14Germaine Tillion écrivit un premier Ravensbrück en 1946. Les sources disponibles ne cessant de s’enrichir, notamment après le procès des principaux criminels du camp, à Hambourg, sous contrôle britannique, cet ouvrage fut donc suivi de deux autres l’un en 1973, l’autre en 1988. Germaine Tillion fut la seule déportée autorisée à en suivre les débats. Un peu plus tard dans le milieu des années 1960, l’Amicale de Ravensbrück et l’Association des déportées et internées de la Résistance ont publié une remarquable monographie18.
15Pour celles qui éprouvèrent le besoin d’écrire « un monument dressé à la mémoire de [leurs] camarades, qui sont des victimes assurément, mais, avant tout des combattantes19… » le camp n’est pas seulement un symbole de destruction mais aussi celui d’une lutte : « Ravensbrück symbolise […] l’opposition de l’esprit à la force et à la puissance des armes ».
16Au début de l’année 1939, Himmler a l’idée de créer un camp, sur un de ses terrains, près du lac de Fürstenberg, à quatre-vingts kilomètres au nord de Berlin dans un site désolé et marécageux de dunes et de sable gorgé d’eau, avec ça et là quelques massifs forestiers de bouleaux et de conifères. Un vent glacé souffle sans trêve. Cette région est appelée la « petite Sibérie mecklembourgeoise ». Le 13 mai 1939 arrivent les 860 premières détenues allemandes et sept Autrichiennes, qui en dehors de quelques détenues de droit commun étaient opposantes politiques, juives et témoins de Jéhovah (Bibelforscherin)20. Certaines d’entre elles vivaient en prison depuis 1933. Leur séjour en camp devait être une « rééducation » d’où des conditions de vie acceptables que Grete Buber-Neuman décrit21.
17D’après une chronologie établie par Germaine Tillion, les détenues proviennent en 1940 et en 1941 des pays occupés par la Wehrmacht : Autrichiennes, Tchèques, Polonaises (4308 de Cracovie le 23 août 1940), Hollandaises, Norvégiennes, ainsi que des juives, des témoins de Jéhovah, des Tziganes (550 en janvier 1941) et, en octobre, les premières Soviétiques22. On estime à 130000 le nombre des détenues entrées entre 1939 et 1945. « Tous les SS, gardiens de Ravensbrück avaient sous leurs ordres des auxiliaires féminins23 ». Le commandant du camp fut, à partir d’octobre 1942, Fritz Suhren. Sous son autorité Ravensbrück devint en 1945, un camp d’extermination pourvu d’une chambre à gaz et d’un camp annexe, dit « Uckermark » ou « Jugendlager », qui servit d’ultime lieu d’assassinat.
Au fil des années, l’arrivée de plus en plus massive de convois venant de toute l’Europe occupée rendait la vie des déportées de plus en plus dure […]. Après l’appel, d’une durée de 4 à 6 heures, les colonnes se formaient, pour se rendre sur les lieux de travail. L’usine Siemens, (l’Industirehof), l’usine de confection et d’entretien des uniformes SS, le tissage, la carrière de sable, les marais, la forêt, le terrassement, le déchargement des péniches, autant de travaux harassants sous les coups et les hurlements24.
18Le système des punitions était identique à celui des hommes : privation de nourriture, station debout pendant des heures (souvent pour des blocks entiers), bastonnade, cachot dans le Bunker (prison). Les fusillades, les pendaisons, les exécutions par balle dans la nuque étaient des plus fréquentes25.
Créativité artistique et artisanale : pourquoi et comment ?
Créer pour survivre et éviter la chambre à gaz
19Violoniste autrichienne d’origine juive, née à Vienne, Alma Rosé est la nièce du compositeur Gustav Mahler. Plongée dans la vie musicale dès son plus jeune âge, elle devient violoniste à son tour. En 1930, elle épouse le violoniste tchèque Váša Příhoda, considéré comme l’un des prodiges du xxe siècle, mais leur union ne dura pas.
20En 1932, Alma Rosé fonde un orchestre féminin, avec lequel elle part en tournée dans toute l’Europe comme chef d’orchestre et soliste. Au moment de l’Anschluss, elle fuit avec son père à Londres. Revenue sur le continent pour quelques concerts, elle se trouve prise au piège en Hollande lors de l’invasion nazie. Partie pour la France, elle est arrêtée fin 1942 par la Gestapo. Internée au camp de Drancy, elle est déportée en juillet 1943 à Auschwitz où elle est nommée à la tête de l’orchestre féminin qu’elle va littéralement recréer avec des musiciennes qui ne sont pour la plupart que des apprenties et avec des instruments loin des normes d’un orchestre symphonique. Par son opiniâtreté, sa rigueur, sa sévérité – combien de musiciennes se plaindront après la guerre d’avoir reçu des gifles ou été obligées de nettoyer le sol à genoux pour de fausses notes –, elle a transformé ce groupe disparate en un orchestre viable et réussi avec l’aide de Fania Fénelon des orchestrations et des arrangements capables de maquiller des instruments mal assortis, des mandolines aux sopranos.
Créer pour communiquer avec les autres et pour sauvegarder un patrimoine
21La musicienne polonaise Katarzyna Mateja a été déportée pour sa résistance à l’occupation nazie. Arrêtée en octobre 1941, à vingt et un ans, pour avoir aidé la résistance polonaise, elle est envoyée dans le petit camp de Mysłowice en Silésie. Durant l’hiver 1941, elle organise en secret un groupe de 150 jeunes femmes nommé « Mury ». Divisées en sept petits sous-groupes, elles communiquent sur le déroulement de la guerre, les conditions de camp, ou tout simplement donnent des informations privées sur leur famille et leur vie. Au cours de leurs réunions, elles chantent leur hymne national ou des chansons. En effet, l’un des principaux objectifs en plus de l’aide aux nouvelles détenues, était d’échanger et de mémoriser les chansons folkloriques. Cela a contribué à créer un sentiment de communauté partagée et a également eu un but pratique : la documentation. En raison de l’absence de papier et crayon, et du danger d’avoir des documents écrits découverts en leur possession, les détenues mettaient en musique les informations à communiquer.
Créer pour témoigner
22Nous retrouvons le besoin de témoigner dans les paroles de deux artistes, tout en nuançant leur attitude ; une volonté de témoigner pour la première et pour la seconde une pulsion créatrice.
J’ai tenté d’exprimer à travers mes dessins ce que j’ai ressenti et vu pendant mon adolescence, pour que mon travail porte témoignage des terribles choses que j’ai vues et subies. Ce n’est qu’une bien faible tentative car je ne pense pas qu’il soit vraiment possible de faire passer ces horreurs [...]. Ce que j’avais griffonné sur place, j’ai essayé, d’une main tremblante, de le rétablir et de reconstituer l’enfer duquel – par miracle – seules ma mère et moi sommes sorties vivantes26.
Ella Liebermann-Shiber (1927-1998)
Bien sûr, je n’avais ni peinture ni couleurs, mais j’avais toujours un crayon et un morceau de papier trouvé ici ou là. Ma principale préoccupation était d’observer... Toujours observer. Je dirais même que c’était quelque chose qui me dépassait, une espèce de nécessité intérieure. Je n’y trouvais aucune logique. Il y avait juste cette pulsion incroyable en moi. Je n’étais pas dans une situation différente de tous ceux qui m’entouraient et pourtant je ne pensais pas que j’allais mourir ; un peu comme si j’avais été extérieure à ma propre existence. C’est difficile à expliquer, il fallait juste que je dessine, que je dessine ce qui se passait...27
Halina Olomucki (1921-2007)
Créer pour résister : les armes de l’esprit, le rire
23L’art devient une arme de l’esprit28. Nous retiendrons pour les Françaises, un exemple, celui d’une opérette à Ravensbrück, Le Vergfübar aux enfers, rédigée en 1944 pour faire rire, rire de soi. L’autodérision est utilisée de manière subversive comme une défense.
24Les dialogues cocasses sont entrecoupés de danses et de chansonnettes, calquées sur des mélodies que tout le monde connaît à l’époque. Cachée au fond d’une caisse d’emballage pendant que ses camarades de commando travaillent au déchargement des trains, au tri des vêtements, Germaine Tillion enchaîne les vers de sa revue. Le soir venu dans les baraques, elle récite, met en scène et ses compagnes complètent certains chants. C’est une œuvre unique dans son genre mélangeant l’autodérision et l’observation des faits. Comme le rappelle Claire Andrieu, la seule œuvre qui s’en rapproche est une série de caricatures dessinées sur place par une autre prisonnière de Ravensbrück, Nina Jirsíková qui était danseuse à Prague et chorégraphe de cabaret avant son arrestation29.
25Faire rire, rire de soi, et transmettre l’information, trois actes de résistance en situation extrême, telle est la performance.
26Germaine est « verfügbar » c’est-à-dire « disponible » pour les corvées du camp, auxquelles elle ainsi que ses camarades essaient de se soustraire dans la journée en se cachant de bloc en bloc. Être verfügbar est le pire des statuts. Moins nourri, chargé des travaux les plus repoussants comme le ramassage des cadavres, le verfügbar « produit de la conjugaison d’un gestapiste mâle et d’une résistante femelle » est le sous-prolétaire du camp.
L’idée de génie, qui fonde le ressort comique, a été de prendre le verfügbar comme une espèce animale nouvelle, qu’un conférencier, le présentateur de la revue, examine à la manière d’un entomologiste confronté à un insecte inconnu30.
27Germaine Tillion raconte l’horreur en s’en moquant, par petites phrases et petites rimes et les colle aux refrains connus, d’Offenbach à Gluck, en passant par Bizet, Hahn, Christiné ou Lalo, par les rondes enfantines et les comptines… Jamais dans la plainte, « il ne faut pas s’habituer. S’habituer c’est accepter… », tout dans le livret concourt à provoquer ce sursaut de dignité que les pires des tortures et des dégradations ne pourront atteindre. Ses personnages s’appellent Nénette, Lulu de Colmar, Lulu de Belleville, Marmotte, Titine… Triangles rouges des politiques cousus au revers de leur tenue, elles sont les verfügbar. Elles se racontent, évoquent leur vie d’avant et de maintenant et, surtout, ne s’interdisent rien, pas même de reprendre en chœur, Nous avons fait un beau voyage, l’opérette de Reynaldo Hahn, de chanter des airs de Madame Angot, ailleurs de fredonner un tango, là le Carnaval des animaux de Saint-Saëns ou une réclame pour la chicorée Villot. Des chansons réécrites, détournées qui suivent à la lettre rythmes et rimes enfouis au plus profond de la mémoire de Germaine Tillion.
Comment caractériser ces créations ?
Un art de la pauvreté : Arte povera avant l’heure
28Devançant par nécessité l’Arte povera31, les femmes utilisent des petits bouts de rien… chiffons, terre, bois, vêtements usés, des objets de rebut ou des éléments naturels etc. Elles fabriquent ainsi des croix, des étoiles et mille petits objets qu’elles s’offrent pour Noël par exemple, ou pour un anniversaire, multipliant ainsi des gestes d’amitié et de solidarité. Elles fabriquent aussi dans les ateliers et en cachette, de petits sacs servant aux « filles des Kommandos » travaillant à l’extérieur pour rapporter des légumes volés dissimulés dans ces sacs sous leurs robes32.
29Germaine Tillion, prisonnière NN (Nacht und Nebel), n’avait pas le droit de travailler dans un kommando éloigné du camp, et pour cette raison, fut choisie pour une colonne de travail sur la « réserve de vêtements » pour décharger les wagons. Elle raconte :
une partie des pillages hétéroclites que s’adjugeait la police allemande aux quatre coins de l’Europe […]. Malgré les fouilles des quantités d’objets utiles pénétraient dans le camp, notamment des médicaments […]. Quant à moi, je parvins à sortir en particuliers des bouts de tissu, puis, poignée par poignée, de la plume pour confectionner à ma mère un petit coussin ; elle eut aussi du linge, des sous-vêtements chauds33.
30Au camp il y avait aussi des enfants. Avec des chiffons dérobés on leur confectionnait des vêtements et des poupées.
Dans un atelier de couture une Française [se sert] de chiffons qui sont sans prix, car ils peuvent servir à faire des chemises d’enfants, confectionne des poupées, en expliquant qu’elle le fait pour un petit groupe d’enfants, afin qu’ils cessent de jouer entre eux à la « sélection », il faut donc leur suggérer d’autres idées de jeux34.
Un art de l’aléatoire et du clandestin
31Une chanson, un poème pouvaient être un cadeau concrétisant une amitié. Des témoins mentionnent dans leurs rapports que le chant pouvait être interprété comme un mot de remerciement voire un cadeau très personnel. La jeune et jolie chanteuse polonaise Zofia Rys avait une très belle voix. Elle sut attirer la confiance de la SS, ce qui lui permit de donner secrètement des concerts pour des amies. Mais que de risques encourus pour préparer certains spectacles « pendant leur temps libre » et dans la clandestinité pour quelques instants de communion !
32À l’instar des hommes dans les autres KZ, les femmes se groupent par nationalités, les communistes formant un groupe à part. Pour pratiquer la solidarité et aussi pour se conforter mutuellement, elles se retrouvent dès que cela est possible pour parler et pour des activités intellectuelles. H. Langbein donne des exemples de cette forme de résistance de l’esprit :
Olga Benario, Blockälteste à Ravensbrück, organisait dans son Block conférences, cours et soirées littéraires, où l’on récitait du Goethe, du Schiller, du Mörike. Souvent, pendant les moments de liberté dans les rues du camp, les femmes récitaient tout bas des poésies, parlaient de livres qu’elles avaient lus, de pièces de théâtre qu’elles avaient vues, pratiquant ce que certaines d’entre elles appelaient une gymnastique cérébrale. Pour éviter de sombrer dans l’hébétude et l’apathie, elles voulaient exercer leurs forces intellectuelles. La Russe Kudijawzewa et l’Autrichienne Käthe Leichter rapportent qu’elles récitaient devant des camarades des vers composés par elles. Des Hollandaises avaient même rédigé un petit opuscule comique de trois pages pour sortir leurs compatriotes de la tristesse du quotidien35.
33Vera Hozáková, née en 1917 en Bohème, militante communiste, a dans les années 1930 voulu obtenir un diplôme en conception et construction de bâtiments puis s’est inscrite en architecture à l’université de Prague. Emprisonnée pour son militantisme puis transférée à Ravensbrück en janvier 1942, elle travaille à pelleter du sable gelé, à creuser des fossés et transporter du ciment, avant d’être recrutée par les SS pour un travail en atelier. Là, dans des conditions plus faciles, ayant également accès aux livres et papiers, qui étaient une denrée précieuse, elle commence à écrire ses mémoires, des poèmes et des chansons, motivée par la conviction que nul ne pourra jamais lui enlever la beauté de la parole. Elle réussit à faire deux petits livrets : un recueil de poèmes satiriques et chansons de cabaret, et un livre plein d’humour. En voici un exemple
Mes mains tremblent fatiguées du froid.
Je glisse dans la flaque d’eau gelée, Dans la neige gelée,
Derrière la caserne, où les yeux du mal ne regardent pas.
Le soleil est sorti
Je me suis retournée pour y faire face, Sur le mur gris au-delà des barbelés était assis un oiseau
J’ai pris une grande respiration,
senti le printemps dans ma bouche
– Nous avons regardé vers le soleil
Nous avons tous deux chanté36.
34Vera participe à la chorale que son amie Anna Kvapilová, venue du Conservatoire de Prague, organise avec douze femmes qu’elle dirige le plus souvent clandestinement le dimanche, pendant que des détenues font le guet derrière les baraques. Des chants et des poèmes tchèques sont mis en musique et même dansés. Un de ces spectacles est la mise en scène de Mai, un récit lyrique très connu du poète tchèque Karel Hynek Mácha. Y participent de nombreux talents comme la danseuse professionnelle et chorégraphe Nina Jirsíková, et un professeur de musique ancienne de Prague.
Un art de l’ultime
35Dans des situations ultimes, deux préoccupations semblent l’emporter chez ces femmes : ou bien la volonté de saisir le réel pour témoigner et c’est le cas de Violette Lecoq ou le désir de trouver refuge dans le rêve comme pour Maria Kosk.
36Que de risques encourus par Violette Lecoq pour traduire en dessins l’enfer de cet univers. Infirmière en 1939, elle s’engage dans la Croix-Rouge et accompagne l’armée française dans sa déroute. Elle est faite prisonnière à Angoulême en juin 1940. Libérée en juillet à Paris, elle part pour Compiègne où elle accompagne la création d’un hôpital militaire. Elle profite de sa position pour organiser l’évasion de prisonniers, leur fournissant tenues civiles et itinéraires. Fin 1940, elle rejoint Paris et intègre le réseau de renseignement « Gloria ». Le réseau est infiltré et elle est arrêtée en juillet 1942.
37Elle passe un an au secret, à la Santé et à Fresnes, avant d’être déportée à Romainville puis à Ravensbrück où elle passe vingt mois. Elle est mise aux travaux forcés, mais son statut d’infirmière et sa connaissance de l’allemand lui permettent de se faire transférer au Revier (infirmerie). Elle y dérobe de quoi dessiner et témoigner de la réalité quotidienne de ce camp de concentration. Elle vit dans le même Block que la Néerlandaise Aat Breur-Hibma qui la choisit très souvent pour modèle.
38Elle est rapatriée en avril 1945. En 1948, elle réunit tous ses croquis dans un album : Ravensbrück 36 dessins à la plume. La violente sincérité de son trait qui transcende toute appréciation esthétique donne à ces croquis une force définitive. Les Alliés ne s’y sont pas trompés et, au Procès de Hambourg, ont considéré ses dessins comme des documents de premier ordre, témoignages accablants de l’horreur des camps. Elle est décédée le 28 septembre 2003.
39Maria Kosk, née en 1930, décédée récemment, a été déportée du ghetto de Varsovie vers Auschwitz puis déplacée vers Ravensbrück et enfin dans un sous-camp de Buchenwald. Elle a couché sur du papier volé, sa vie et surtout ses rêves. Ses dessins sont des variations de visages de femmes ou de jeunes dans des robes glamour. Le peintre y dévoile de magnifiques créatures aux chevelures abondantes et bouclées portant chapeaux. Certaines femmes ou fillettes sont représentées dans des intérieurs fantastiques. D’autres dessins montrent une scène de rue à Varsovie, une scène de baignade en été, des étudiants au quotidien. Un de ses dessins met en scène des couples élégants, en habits de soirée, installés dans un grand restaurant. À la libération Maria rejoint Varsovie où elle acquiert un diplôme d’architecte. À partir de 2005 elle s’investit dans divers mémoriaux.
40Je conclurai par un constat : même dans des conditions d’ultime détresse les femmes dans les camps ont trouvé les ressources en elles pour créer, accordant à leurs créations des objectifs très divers, de la nécessité de survie à la sublimation de leur réflexion et de leur résistance.
Notes de bas de page
1 Robert Antelme, L’Espèce humaine, Gallimard, Tel, 1978 (1ère éd. 1947) ; Primo Levi, Si c’est un homme, Presses Pocket (1ère éd. 1947).
2 Voir Giorgio Agamben et notamment Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot, 1999 et Nathalie Heinich, Sortir des camps. Sortir du silence. De l’indicible à l’imprescriptible, Paris, Les impressions nouvelles, 2011.
3 www.film.at/gedaechtnis_der_frauen/⮣
4 Eugen Kogon, L’État SS. Le système des camps de concentration allemands, Seuil, 1993 (1re éd. française 1947 sous le titre L’Enfer organisé) ; E. Kogon, H. Langbein, A. Rückerl, Les Chambres à gaz, secret d’Etat, Minuit, 1984.
5 Hermann Langbein, La résistance dans les camps de concentration nationaux-socialistes, 1938-1945, Paris, Fayard, 1981, traduit de l’allemand (1980) ; id. Hommes et femmes à Auschwitz, Fayard, 1975 (traduit de l’allemand).
6 Son ouvrage La Musique à Terezin : 1941-1945 fut publié en 1983, traduit et publié par les éditions Gallimard en 1993.
7 Lors de la libération des Françaises de Ravensbrück par la Croix-Rouge le 23 avril 1945, les amies de Germaine s’étaient réparties quelques-uns de ses papiers. Une opérette, Le Verfügbar aux Enfers, fut emportée par Jacqueline d’Alincour : « j’emmenais quant à moi les identités des principaux SS du camp et une bobine photographique non développée qui représentait les jambes des jeunes lycéennes sur lesquelles le Dr Gebbardt avait fait de la vivisection… », Germaine Tillion, Ravensbrück, Paris, Seuil, 1988, p 33.
8 Marie-José Chombart de Lauwe, Toute une vie de résistance, FNDIRP, Paris, 2007.
9 Un vibrant hommage lui est rendu en 2008 avec une exposition, la mise en scène de son opérette et une émission de la Grande Loge féminine de France le dimanche 6 juillet sur France Culture.
10 Anise Postel-Vinay (France) et Joanna Penson (Pologne), La Résistance à Ravensbrück, édité par la Fédération des combattants pour la liberté et la démocratie (ZBoWiD)-direction centrale et le groupe polonais des Anciennes de Ravensbrück, Varsovie, 1973, traduction par Maria Gadzio et Geneviève Leider.
11 Cas des dessins de la Néerlandaise Ation de Siegenbeek Heukelom pour Ravensbrück ou cas de la musique à Auschwitz pour Fania Fénelon chanteuse française, auteure d’un ouvrage : Sursis pour l’orchestre, Paris, Stock, 1982. Citons encore le cas de Malvina Schalkova, peintre internée à Theresienstadt, déportée vers Auschwitz où elle fut assassinée http://d-d. natanson.pagesperso-orange.fr/malvina_autoportrait.gif.
12 C’est le cas de beaucoup de peintres comme Violette Lecoq ou encore France Audoul.
13 « Au bord de l’abysse », Beit Lohamei Haghetaot, La Maison du Combattant, 3e édition, 1997, dans lequel on retrouve les peintures d’Ella Liebermann-Shiber (1927-1998).
14 Een verborgen herinnering. De tekeningen van Aat Breur-Hibma uit Ravensbrück. (Un souvenir caché. Les dessins de Aat Breur-Hibma de Ravensbrück) Tiebosch, Amsterdam 1983.
15 France Audoul, Ravensbrück : 150000 femmes en enfer, (32 croquis et portraits faits au camp 1944-1945, 22 compositions et textes manuscrits de France Audoul), Éditions le Déporté, 1965.
16 CD accompagné d’un ouvrage, intitulé, L’Europe dans la lutte 1939-1944. Poésies internationales du camp de Ravensbrück, réalisé par David Jacob Pampuch et Constanze Jaizer.
17 Strebel, Bernhard, Ravensbrück, Un complexe concentrationnaire, Paris, Fayard, 2005.
18 Les Françaises à Ravensbrück, par l’Amicale de Ravensbrück et l’Association des Déportés et Internés de la Résistance, collection femmes, Denoël Gonthier, Paris, 1971.
19 Ibid., p. 13.
20 H. Langbein, op. cit.
21 Grete Buber-Neuman, De Potsdam à Ravensbrück, Seuil, Paris, 1997.
22 G. Tillion, op. cit.
23 Voir dans Le dictionnaire de la méchanceté, éditions Milo, 2013, article de Renée Dray-Bensousan sur les gardiennes de camps, p. 328.
24 http://www.ravensbrueck.de/mgr/neu/dl/flyer/FBfrz.pdf.
25 Ibid.
26 Préface à l’album « Au bord de l’abysse ou de l’abime », cité sur le site du Mémorial de Caen http://paril.crdp.ac-caen.fr/_PRODUCTIONS/memorial/enfants_shoah/co/artiste_ lerbermann.html
27 Extrait du témoignage de Halina Olomucki à Beit Lohamei Haghetaot, cité sur le site du Mémorial de Caen http://paril.crdp.ac-caen.fr/_PRODUCTIONS/memorial/enfants_ shoah/co/artiste_olomucki.html
28 Germaine Tillion, Le Vergfübar aux enfers, une opérette à Ravensbrück, éditions La Martinière, 2005, Points, 2007, présentation par Tzvetan Todorov, introduction de Claire Andrieu, annotations d’Anise Postel-Vinay, références musicales de Nelly Forget, 127 pages. On connaît d’autres œuvres écrites in situ comme Schum Schum, pièce de théâtre écrite à Ravensbrück par une prisonnière juive, sociologue socialiste autrichienne, Kathe Leichter, gazée en mars 1942 ; un opéra conçu à Theresienstadt, L’empereur de l’Atlantide, ou le refus de la mort, composé par Viktor Ullmann, livret de Peter Kien, composé en 1943, répété en mars 1944 puis interdit, et le mélodrame du même auteur Le Chant d’amour et de mort du cornette Christoph Rilke. Il était en train de commencer l’orchestration de l’œuvre lorsqu’il fut déporté pour Auschwitz avec sa femme et les compositeurs Pavel Haas, Gedeon Klein, Hans Krasa. Il mourut gazé le 18 octobre 1944.
29 Margaret Buber-Neumann, Milena, Paris, Seuil, 1986, traduit de l’allemand par Alain Brossat, p. 215-216
30 Toutes ces citations sont extraites du prologue.
31 L’Arte Povera créé à Gênes en 1967, par le critique Germano Celant utilise des produits pauvres (d’où son nom) : sable, chiffon, terre, bois, goudron, corde, toile de jute, vêtements usés, des objets de rebut ou des éléments naturels et les positionne comme éléments artistiques des compositions, même si de nombreuses œuvres réfutent cette interprétation en intégrant des matières plus sophistiquées comme le néon.
32 Témoignage in La résistance à Ravensbrück, op. cit., p. 34
33 G. Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 30
34 La Résistance à Ravensbrück, op. cit., p. 46.
35 H. Langbein, op. cit., p. 147
36 Vera Hozáková, Ravensbrück 1942, http://claude.torres1.perso.sfr.fr/GhettosCamps/ Disques/RavensbruckLied.html
Auteur
GeFeM, UMR 7303 Telemme
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