Mourir à table
Contextualisation et enjeux d'une séquence narrative au xiie siècle (de la Chanson de Guillaume à Erec et Enide)
p. 215-234
Texte intégral
Quia miles débet mori in armis, clericus
uel religiosus in ymnis uel in oracione
uel cultu Dei, luxuriosus in luxuria.
(Glossœ in Alexandreida1)
1Certaines scènes de la littérature universelle sont inscrites dans notre mémoire collective. Qui ne se souvient pas du retour d'Ulysse à Ithaque et de la première flèche qu'il décoche sur les prétendants à la main de Pénélope (Odyssée, chant XXII) ?... Antinoos s'effondre, la gorge transpercée. Du pied il renverse la table, les mets se répandent par terre, le pain et les viandes sont souillés de son sang. Avec la vaisselle et la table se brise l'harmonie apparente du banquet. La violence de la rupture se traduit par le geste, affirmation de vie et de jouissance, qu'Antinoos ne peut pas terminer : au moment où la flèche le frappe, il porte une coupe de vin aux lèvres. Mais la mort à table est bien plus qu'un motif qui servirait à exprimer, à travers un jeu de contrastes, l'irruption du tragique dans la fête. Le banquet de l'Odyssée ne célèbre pas la convivialité, bien au contraire : il témoigne de la mainmise par les prétendants sur les biens du palais. Antinoos et ses compagnons mangent et boivent aux dépens du seigneur légitime ; la nourriture qu'ils prennent est à l'image de la manière dont ils comptent s'approprier la femme d'abord, le royaume ensuite. Ce repas est un repas perverti, symbole de la soif de pouvoir : Antinoos meurt parmi les débris de sa cupidité. La mort à table a toujours des implications morales, et des implications morales on passe aux enjeux politiques, dès qu'il s'agit de dénoncer le tyran qui gouverne au rythme de ses seules passions. Comment ne pas penser au festin de Balthasar ?... Entouré de ses concubines, le roi boit le vin dans les vases d'or volés au temple de Jérusalem. En réponse à cet acte sacrilège apparaît la main de Dieu, et elle trace sur le mur la sentence sans appel : Mené, mené, teqèl oupharsin (Daniel V, 25). Le festin de Balthasar traduit l'orgueil d'un roi qui, aveuglé par sa puissance, vit dans l'oubli de Dieu. Il n'aura pas le temps de se repentir puisqu'il est assassiné la nuit même, mourant ainsi dans le prolongement de la table. L'orgie, placée sous le signe de l'ivresse et de la luxure, dénonce le triomphe des sens sur la raison, il révèle l'homme dans sa faiblesse de pécheur. Tout au long du Moyen Age et encore à la Renaissance, les traités moraux et les régimes des princes ne cesseront de mettre en garde les grands contre la table et ses séductions : l'idéal est celui de la frugalitas2. Quand le xiie siècle rattache par un lien métaphorique les excès de table au mauvais gouvernement, il suit à la fois l'exemple de la Bible, celui de la satire latine (Horace, Juvénal) et de l'Ethique de Nicomaque (livres VII et VIII) d'Aristote3 : le prince qui mange et boit trop est un homme qui ne se maîtrise pas. Et comment un homme incapable de se contrôler soi-même saurait-il gouverner sa « mesnie », voire un royaume ?... Lorsque Jean de Salisbury dénonce la séduction du vin et de la musique – corollaire obligé du banquet aristocratique et profane4 –, il rappelle l'exemple néfaste de Balthasar. Dans le Policraticus le dernier festin du roi est introduit par la citation - emblématique – d'un verset d'Isaïe (V, 11) :
Ve qui consurgitis mane ad ebrietatem sectandam, et
potandum usque ad vesperam, ut vino estuetis5
2Les récits de fiction n'échappent pas à l'emprise des traditions cléricale et morale. La mort à table est l'expression d'un mundus inversus, dans lequel la hiérarchie des valeurs chrétiennes et féodales est renversée. Le statut du prince est en cause, quand la mort à table apparaît dans un (con) texte invitant à réfléchir aux structures de pouvoir en vigueur, sinon dans le monde, du moins dans l'imaginaire médiéval. Voilà la perspective dans laquelle nous proposons d'en étudier ici quelques actualisations, en passant de la chanson de geste aux romans de Chrétien de Troyes, et des implications morales aux ouvertures sur une déontologie royale.
Mourir dans le péché
3Faut-il le rappeler ? Les armes sont difficilement compatibles avec la table, l'exploit guerrier avec les plaisirs du ventre. Le héros épique ou le chevalier errant ont autre chose à faire qu'à céder aux douceurs du repos, de se laisser aller à ce que le Moyen Age appelait la « recreantise ». Le chevalier errant, tendu vers le but de sa quête, n'accepte pas l'hospitalité avant vêpres ; dans La Chanson de Roland le guerrier, tout au combat, ne pense ni à manger ni à boire. Même dans le cycle de Guillaume d'Orange, qui accorde pourtant une large place à la nourriture, celle-ci n'a rien à chercher sur le champ de bataille. La première partie de La Chanson de Guillaume est caractérisée par une alternance entre les faits d'armes en « Larchamp » et les passages à Orange (ou Barcelone). Ces passages sont autant de pauses guerrières, ce sont les moments réservés aux repas6 : à Orange Guillaume mange et boit ferme, il reprend les forces nécessaires pour affronter de nouveau l'ennemi. Les problèmes surgissent au moment où cette séparation entre la nourriture et les armes est abolie, où il y a interpénétration de l'isotopie alimentaire et de l'isotopie guerrière dans un même segment. Lorsque le jeune Gui7, poussé par la faim, s'éloigne de son oncle pour chercher à manger en « Larchamp », ceci est un signe de faiblesse à l'instar des larmes qu'il verse dans son épuisement. Trop chôyé par Guibourc, Gui ne supporte pas les privations de la guerre, il n'a pas encore atteint sa maturité de chevalier. Il se contente toutefois d'un peu de pain, boit à la hâte une bonne rasade de vin et renonce à la viande, aliment pourtant essentiel de tout repas chevaleresque8. C'est là une collation rapide, où la nourriture (programme d'usage) n'est envisagée qu'au service de l'exploit guerrier (programme de base). L'absence de jouissance est d'autant plus frappante que le repas se réduit au pain et au vin de la communion, et que Gui a choisi ces deux aliments parmi les restes d'un festin qu'avaient organisé les Sarrazins victorieux. Ceux-ci avaient été surpris par le retour de Guillaume sur le champ de bataille et avaient dû abandonner mets et boissons en pleine campagne :
Païen escrïent : « Franc chevalier, muntez ! »
Saillent des tables a l'estur communel.
Ço i remest que ne s'en pout turner :
Pain, vin e char i ad remes assez, (vv. 1695-1698)
4Le passage confirme que l'opposition entre les armes et la table, manifestation du registre de bonne vie, est de nature catégorielle. Il fait écho à un verset biblique dans lesquel la convivialité du repas, image emblématique de la paix, est rompue par l'annonce de la guerre :
pone mensam contemplare in specula
comedentes bibentes
surgite principes arripite clypeum9
5Mais il y a, dans le passage de La Chanson de Guillaume, plus que l'opposition entre les armes et le repas. La hâte avec laquelle les Sarrazins se lèvent témoigne de la crainte de mourir à table. Dans le cycle de Guillaume d'Orange toute mort avec une table comme toile de fond est une mort infamante : elle sert à dévaloriser un acteur. Voyons Les Narbonnais10 ! Installé dans dans un hôtel de Pavie, Garin s'apprête à manger, quand arrive le sénéchal du roi. Ce dernier réclame pour son seigneur l'esturgeon que Garin a fait acheter et que lui-même avait refusé de payer à son juste prix aux marchands. Une telle attitude témoigne de l'avarice proverbiale des Lombards, mais elle représente aussi une transgression des lois les plus élémentaires de l'hospitalité, notamment à l'égard d'un étranger de marque qui vient d'arriver dans la ville. Le sénéchal entre sans saluer et fait prendre l'esturgeon ; il va jusqu'à frapper le sénéchal de Garin, lorsque celui-ci l'exhorte à ne pas commettre un tel « pechié » (v. 1501). Le sénéchal du roi est l'émissaire d'un pouvoir injuste et tyrannique, pour lequel le bonum proprium (celui du prince) importe plus que le bonum comune (celui des vassaux qui vivent dans la crainte, cf. vv. 1536-1539). Confronté à cette violence, Garin intervient pour défendre ses gens :
Il vint au feu, q'an ot grant alumé,
Prist un tisson, contre mont l'a levé,
Au senechal en a grant cop doné,
Par mi le chief, o bien l'a asené,
Que contre terre l'abasti enversé. Un autre cop a mout tost relevé,
Que par un pou ne l'a escervelé. (vv. 1518-1524)
6Le sénéchal est puni de sa démesure (v. 1528) par le feu qui, comme la table, est détourné de sa fonction première. De conviviale la table se fait conflictuelle, et le feu cesse d'être un attribut de l'intimité et du bien-être pour devenir un feu purificateur et vengeur. Ultime degré de l'avilissement, le sénéchal est jeté dans la boue, il est écarté de la table où il a frôlé la mort. Les choses ne vont pas aussi loin lors du conflit (laisses LIX-LX) entre les fils d'Aimery de Narbonne et les Allemands qu'ils trouvent « al mengier seant » (v. 2354) à l'hôtel de Roland. Hernaut, au contraire du sénéchal lombard, salue courtoisement les gens à table ; il les invite à terminer le repas avant d'aller chercher un autre gîte et de leur laisser la place, à lui et à ses frères. L'attitude d'Hernaut n'est pourtant pas exempte de provocation puisqu'il entre armé et à cheval. Néanmoins, il maîtrise mieux sa violence de rouquin que dans la scène précédente, lorsqu'il chasse les dignitaires ecclésiastiques logés à l'hôtel du Petit-Pont : à peine entré, il avait proféré des menaces, et les convives l'avaient pris pour un ivrogne. Il avait ensuite assommé le sénéchal qui l'avait qualifié de « bobancier » (v. 2155), et finalement risqué de se faire tuer par les autres serviteurs11. À l'hôtel de Roland par contre, il évite de poser dès le début sa requête en termes de pouvoir ; il propose d'abord un contrat qui respecte la table en tant que lieu de convivialité. C'est un des convives qui commet la faute irréparable : il brandit un couteau, « don l'alumele ert grant » (v. 2367), provoquant le conflit par l'utilisation d'un accessoire de table comme arme. L'amalgame des isotopies culinaire et guerrière exprime une transgression qui justifie la réaction violente des frères. Ils chassent les Allemands de l'hôtel, s'asseyent à leur place devant une table bien garnie, puis font venir ménestrels et jongleurs. La musique remplace le bruit des armes, rétablissant finalement l'harmonie du festin. Pavie, l'hôtel du Petit-Pont et l'hôtel de Roland représentent trois variations d'un même parcours narratif : la violation de l'hospitalité y provoque la violence autour de la table, transformant un lieu de vie et de joie en un lieu de mort et de confusion.
7Dans Les Narbonnais l'Allemand provocateur, menacé de mort par Aimer, est qualifié de « gloton » (v. 2373). Ce terme injurieux, fréquent dans les chansons de geste, vise d'abord les Sarrazins et les traîtres. Son utilisation est particulièrement heureuse dans les scènes auxquelles la table sert d'arrière-fond, puisqu'elle fait ressortir le lien symbolique qui associe la gula, péché capital, à la démesure et à l'appétit de pouvoir. C'est le cas dans Le Charroi de Nîmes : l'empereur Louis ne s'est pas encore levé de table, quand Aymon le Vieux tâche de discréditer Guillaume d'Orange auprès de son seigneur. A peine entré dans la salle, le héros l'aperçoit, l'assomme12 et le jette par la fenêtre en multipliant les injures : « gloz » , « lechierres » , « pautonier » ... Aymon le Vieux meurt « el vergier sor un pomier » (vv. 749-750). Il meurt sur un arbre que le Moyen Age associe au péché originel, premier acte d'orgueil dans l'histoire de l'humanité, et dont le fruit est aussi un symbole de puissance13. Aymon le Vieux, traître à son roi, vise le pouvoir, et il répète le geste de désobéissance d'Adam et Eve : sa mort, emblématique, dénonce la nature de sa faute. La punition du duc Richart de Normandie est tout aussi exemplaire dans Le Couronnement de Louis14. Celui-ci veut détrôner le jeune Louis au profit de son propre fils, Acelin. Guillaume d'Orange tue d'abord Acelin, puis pénètre dans le monastère où Louis est retenu prisonnier. Il y trouve « Richart (...) a l'autel apoié » (v. 1937) : le duc de Normandie profane ainsi l'autel, table des tables, car son geste trahit le désir de mettre le sacré au service de ses ambitions personnelles. Le traître, révolté contre son roi légitime, met en question l'ordre instauré par Dieu. Une telle transgression justifie la violence de Guillaume qui, toutefois, ne recourt pas aux armes dans l'église. Il assomme le « glouton » (v. 1946) au pied même de l'autel et rétablit ainsi - symboliquement et effectivement - la hiérarchie naturelle, dans laquelle le profane doit se soumettre au sacré, et le vassal à l'oint du Seigneur. Comme le duc Richart le géant Corsolt est un révolté, et il va jusqu'à contester l'autorité de Dieu sur terre. Or, ce Sarrazin, que Guillaume apostrophe toujours par « gloz », meurt dans le désir de se mettre à table. N'exige-t-il pas qu'on dresse les tables au moment même de se rendre au combat ?... ne rappelle-t-il pas, dans une ultime provocation, que l'émir l'attend à table, et cela juste avant de mourir de la main de Guillaume ?...
À vois s'escrie : « Faites pais, si m'oiés :
Les senescaus faites toz avanchier,
Les tables metre, atorner le mengier ; Por cel François ne l'estuet delaier.15
8Ce discours n'est pas un simple geste de bravade, une façon pour le géant d'afficher son mépris pour un adversaire qu'il juge indigne de lui. Au discours de Corsolt répond la prière du plus grand péril, que Guillaume adresse par deux fois à Dieu. La profession de foi du champion chrétien s'ouvre sur la folie d'Adam et Eve qui ont mangé la pomme (vv. C.448-453 ; AB.702-707). Corsolt est de leur lignage, comme le traître Aymon ; il est aussi du lignage de Mahomet qui meurt, ivre, dévoré par les pourceaux16. La fixation de Corsolt sur la table se retrouve jusque dans ses injures : ne menace-t-il pas de faire rôtir le pape « sor charbons en foier » (v. AB.545) ?... L'isotopie culinaire renvoie à la force du géant et à sa soif de domination, elle dénonce aussi un attachement excessif aux valeurs matérielles chez celui qui a « fait de son ventre un dieu »17. Dominé par des pulsions élémentaires, Corsolt est proche des bêtes, à la manière desquelles il combat (vv. C.768-771 ; AB. 1071-1074). Il meurt dans son aveuglement de pécheur, hanté par son désir de nourriture.
9Les mauvais conseillers et les traîtres peuplent les chansons de geste et, assez généralement, la littérature médiévale ; plus que tout autre ils sont menacés par une mort sous le signe de la table. La Chanson de Hugues Capet18 (xive) en fournit un exemple tardif, mais particulièrement spectaculaire : les enfants d'Hugues pénètrent dans la tente du traître Fedry, tuent au cours de la rixe son chambellan Simon dont la tête vole dans une « escuielle où il ot .I. capon » (v. 2600). La scène provoque le rire de Drogue, présent à table sous son déguisement de pèlerin. L'avilissement de l'ennemi passe par son association à une viande provenant de l'élevage et non pas de la chasse ; en plus, il s'agit d'un oiseau châtré que les héros des chansons de geste n'apprécient guère. La cruauté ne provoque pas nécessairement l'horreur, et la décapitation d'un traître n'éveille aucune pitié, quand elle est traitée sur le mode de la dérision. Le rire de Drogue, auquel le lecteur est invité à s'associer, fait contraste avec la crainte existentielle que les traîtres éprouvent à l'irruption de la violence en plein repas. Le mélange de vie et de mort, de comique et de tragique, caractérise aussi - pour en revenir au xiie siècle – certaines versions du remariage de Philippe de Macédoine dans les récits des faits d'Alexandre le Grand. Dans Le Roman d'Alexandre (remaniement d'Alexandre de Paris) le jeune héros pénètre dans la salle où se déroule le repas de noces, injurie Jonas qui a poussé le roi à répudier Olympias, et tue ce mauvais sénéchal. Le « maltalent » (v. 1840) d'Alexandre ne suffit pas à faire de lui un non-sujet puisque la violence, justifiée par les enjeux dynastiques, naît ici d'une réflexion sur le pouvoir. Alexandre ne se laisse pas emporter par la colère (et l'ivresse !), comme ce sera le cas quand il tuera son ami Kleitos – célèbre épisode que le Roman passe significativement sous silence19. Lors du remariage de son père Alexandre se maîtrise au point de respecter le code chevaleresque en défiant d'abord le traître :
« Jonas » , dist Alexandres, « cuivers, je te deffi. »
Lors a traite l'espee, durement l'en feri,
Que desus les espaulles la teste li toli.
Cil leverent des tables, les mangier ont guerpi
Et furent par la sale durement estormi ;
Et cil de Pincernie sont as armes sailli,
Qui ensamble o lor dame estoient venu ci.20
10L'Historia de Prelüs (J2) – version de l'histoire d'Alexandre datable du milieu du xiie siècle - rapporte le même épisode. Quelques détails figuratifs divergent, mais le désordre à table, révélant l'erreur de Philippe, justifie dans les deux textes la violence d'Alexandre. Dans l'Historia Alexandre participe au banquet. Il est plus impulsif que dans le Roman et réagit aux propos malveillants du traître Lysias en le frappant de la coupe qu'il tient à la main. Philippe tire alors son épée, veut se précipiter sur son fils, mais s'effondre tout à coup. Face à la faiblesse du roi l'ironie d'Alexandre est cinglante :
« Philippe, qui subiugasti Europam et partem Asie,
quare non stas super pedes tuos ? »21
11Mourir à table, s'effondrer près de la table, c'est devenir un objet de dérision. Le traître meurt à la place du roi qui meurt symboliquement à la royauté. Le ridicule masque mal les enjeux politiques de la scène, et le tragique affleure sous le voile du comique. Il y va à la fois de la légitimité d'Alexandre et de l'image d'une royauté ébranlée par une dérive tyrannique. Le côté dysphorique de l'incident est mis en évidence dans Le Roman d'Alexandre : loin de se moquer de son père, Alexandre éprouve de la pitié pour le roi déchu qui avait voulu le frapper d'« un coutel a argent » (v. 1857). L'arme choisie renforce les liens de Philippe avec la table, elle fait définitivement de lui un homme dominé par les sens : la sexualité par le mariage, la gloutonnerie par le repas. Dans la Vie d'Alexandre (9, 7-11) de Plutarque, dans l'Epitome (I, 20-22) et le Roman d'Alexandre le festin dégénère en une rixe entre les invités et les gens d'Alexandre. Le public médiéval y aura vu une illustration des mises en garde bibliques22 qui associent festin et querelle. La scène rappelle -malgré sa brièveté - aussi la profanation de la table à l'occasion des noces de Pirithoüs (Mét. XII, 210-535). Le mariage rompu de Philippe peut être lu comme l'envers du récit d'Ovide : le lecteur valorise positivement l'action d'Alexandre, alors qu'il condamne l'auteur de la perturbation dans les Métamorphoses. Sous l'effet du vin un Centaure perd toute maîtrise de soi : il enlève la fiancée et provoque un combat où le sang et la cervelle se mêlent aux mets parmi les tables renversées. Le désordre et la violence sont l'image d'un monde où la voix de la raison se tait. Dans l'Ovide moralisé23 les Centaures sont qualifiés de « gloton » (v. 2296), de « maufé » (v. 2356), que la glose identifie à l'humanité pécheresse. La violation du banquet des noces devient une allégorie de la crucifixion du Christ. Tous les péchés – et non seulement l'ebrietas et la libido ovidiennes - réduisent l'homme à l'état de non-sujet. La narrateur en offre une liste dans le sillage des arbres des vices24 médiévaux, dénonçant les dérèglements causés par les péchés capitaux et leurs multiples ramifications. Pour l'Occident chrétien il est grave de mourir à table.
12Comme toute mort subite, c'est une mauvaise mort, puisqu'on meurt dans l'aveuglement des passions. C'est une mort indigne surtout du prince.
La mort, le prince et la table
13Parmi les images susceptibles de traduire l'éclipse de la raison, l'ivresse -pensons au Centaure ou à Mahomet ! – est certainement une image privilégiée. Dans l'Enéide (livre IX, 324-328) les troupes de Turnus sombrent dans un sommeil profond pour avoir trop bu après la victoire. Nisus et Euryale en profitent pour traverser le camp et tuer un grand nombre d'ennemis. Lorsqu'il récrit en l'abrégeant le récit de Virgile, l'Eneas25 retient (et développe) notamment la mort du devin Rhannes (IX, 324-328), incapable d'empêcher sa fin malgré son savoir. Il meurt en cuvant son vin, le « sens troblé » (v. 5061), averti seulement du fait qu'il ne mourrait pas en bataille. L'opposition explicite entre le combat, champ d'action du chevalier, et le sommeil de l'ivresse, fait de cette mort une mort ignominieuse. Tout aussi dévalorisante est l'ivresse qui qualifie Thiébaut le lâche dès le début de La Chanson de Guillaume. Ce baron n'a du courage que sous l'effet du vin, et il est accusé d'être l'amant de l'impératrice Blanchefleur. Au cours de la conversation qui fait suite au repas, Blanchefleur intervient auprès de son époux : elle ne veut pas que Louis vienne en aide au héros, alors que celui-ci est son propre frère. Cédant à la colère, Guillaume menace de tuer l'impératrice et dénonce publiquement l'inconduite de la « pute reïne » (v. 2603) avec une violence exceptionnelle dans les chansons de geste :
E tu mangües tes pulcins en pevrées,
E beis tun vin es colpes coverclées,
Quant es colchiée, bien es acuetée,
Si te fais nitre a la jambe levée.
Cist leccheür te donent granz colées,
Nus en traiüm les males matinées, (vv. 2615-262026)
14Dans son discours Guillaume oppose les privations du guerrier au luxe -les « colpes coverclées » ! - de la table impériale et à la luxure de Blanchefleur. Il justifie ses menaces de mort par les excès de l'impératrice. En termes duméziliens, on dira que la troisième fonction perturbe la seconde fonction dans les cas de Rhannes et de Thiébaut, et qu'elle déstabilise la première fonction dans le cas de Blanchefleur. La table, lieu privilégié de l'affirmation du pouvoir royal27, peut aussi refléter sa faiblesse. Si les affinités de l'impératrice avec la table font peser sur elle une menace de mort dans La Chanson de Guillaume, ces mêmes affinités mettent en cause l'empereur lui-même dans Le Couronnement de Louis28. À peine arrivés devant Rome, les Français sont attaqués par surprise, et les Allemands contraignent Louis à s'enfuir en appelant à l'aide ; seul le retour de Guillaume, parti avec les fourriers, rétablira la situation. Au début du Charroi de Nîmes Guillaume rappelle à son seigneur le service qu'il lui a rendu jadis. Un tel rappel tisse un lien intertextuel entre deux chansons du même cycle ; il témoigne aussi de l'importance accordée à l'isotopie alimentaire dans le contexte d'un récit qui propose une réflexion sur le pouvoir royal :
Devant ton tref s'en vinrent por lancier,
Tes laz deronpre et tes trez trebuchier,
Tes napes trere, espandre ton mangier.
Ton seneschal vi prendre et ton portier ;
D'un tref en autre t'en fuioies a pié
En la grant presse con chetif lïemier.29
15Surpris à table par l'ennemi, l'empereur a failli mourir d'une mort qui aurait révélé à quel point il est indigne de sa charge. Il a laissé à son vassal le soin à la fois de s'occuper du ravitaillement de l'armée et d'en assurer la sécurité : c'est Guillaume, figura Christi, qui assume le rôle du bon berger que devrait joueur l'empereur, divinœ maiestatis image30 sur terre. Louis ne reste roi que par le sacre : il a abdiqué en tant que chef de guerre et, de surcroît, ne conçoit la fonction nourricière que mise au service de ses propres besoins. Même si son jeune âge peut en partie excuser un comportement31 qui est aussi le sien dans d'autres chansons du cycle, il est déjà ici une figure du mauvais prince. Louis représente un pouvoir qui connaît la tentation de la tyrannie puisqu'il néglige le bonum comune au profit du bonum proprium. Dans Le Couronnement le premier geste de l'empereur à Rome est de faire dresser sa tente et « les cuisines et les feus alumer » (v. AB.2259) : loin d'être la tête de l'empire, Louis de France en est le ventre. Est-il étonnant qu'il risque de mourir à table ?
16Au contraire de l'empereur Louis, le comte de Limors n'échappe pas à la mort à table dans Erec et Enide. Il rencontre Enide dans la forêt, pleurant son ami qu'elle croit mort après le combat qui l'a opposé à deux géants. Le comte n'hésite pas à emmener la jeune veuve au château, l'épouse de force, puis veut la contraindre à manger. Frappée par deux fois, Enide défie ouvertement son ravisseur, car elle ne saurait manger sans son époux. Le refus de partager la nourriture avec le comte est à la fois un signe de dysphorie, de solidarité avec le défunt, et de rejet de tout accord32 avec Oringle de Limors. Les cris d'Enide sortent Erec de sa léthargie. Il se lève, prend les armes :
Et fiert parmi [le chief] le conte
Si qu'il l'escervele et afronte* *var. : esfronte
Sanz desfiance et sanz parole ; Li sans et la cervele en vole.33
17Comment ne pas être frappé par la violence de la mort du comte ? Cette tête éclatée, la cervelle et le sang qui coulent relèvent d'une violence héritée des récits mythologiques ou des chansons de geste. Dans Erec et Enide, on la retrouve dans l'épisode qui précède l'aventure à Limors, quand Erec tue avec la même violence les géants. Les liens intratextuels entre les deux scènes se vérifient jusque dans le détail, puisque le vers 4862 est une reprise presque mot à mot du vers 4443 : « li sans et la cervele en saut », qui rapporte la fin misérable du premier géant. Une telle contextualisation a pour effet de multiplier les connotations négatives de la table au château de Limors. Le comte introduit dans le monde féodal et courtois la violence de la forêt ; de même que les géants avaient enlevé un chevalier à son amie, le comte emmène Enide contre son gré. Les géants avilissent le prisonnier en le frappant de leurs massues et de leurs fouets ; à deux reprises le comte frappe Enide qu'il vient pourtant de qualifier de « dame ». Ses propres gens dénoncent la « vilenie » (v. 4827) d'un geste qui détruit la convivialité de la table en violant à la fois le code des bonnes manières et les lois de l'hospitalité. La perte de maîtrise de soi fait du comte de Limors un tyran, comparable à Saùl34 qui, abandonné par Dieu, avait tenté de tuer David, puis son propre fils à table. Dominé par ses appétits, le comte de Limors reste sourd à la voix de la raison, et il est caractérisé par la même bestialité que les géants. La logique du récit conduit à sa mort en plein repas, assis à une table qui évoque l'emprise des sens... Le comte Galoain par contre échappe à ce sort, bien qu'il ait tâché de séduire Enide en menaçant de tuer son mari. Après avoir rejoint les fugitifs, il affronte Erec qui le jette « pasmé jus dou destrier » (v. 3612). Le combat chevaleresque prend la place du repas à Limors, et l'évanouissement se substitue à la mort : plus modérée, la sanction exprime que le comte Galoain est récupérable, car son aveuglement n'est que passager. Lorsqu'il revient à lui, il prend conscience de sa faute et renonce à ses projets. Galoain introduit dans le monde courtois non pas la violence bestiale des géants, mais une violence qui fait pendant à celle des chevaliers brigands qu'Erec a combattu la veille. L'épisode dénonce une dérive possible de la courtoisie, lorsque celle-ci devient un art de la parole relevant du seul paraître. Dans le discours amoureux du comte Galoain le vocabulaire courtois ne fait que masquer la violence du désir, et le voile mensonger se déchire dès que la dame oppose quelque résistance. À la violence verbale du comte Galoain s'ajoute, au château de Limors, la violence physique, actualisant ce qui était resté jusqu'alors à l'état de projet. Le passage à Limors est une descente aux enfers qui débouche sur la résurrection d'Erec et la reconstitution du couple35.
18L'épisode du comte de Limors illustre bien les implications négatives que la mort à table véhicule tout au long du xiie siècle. Chez Chrétien de Troyes, comme dans les autres exemples analysés, celle-ci sert à qualifier un coupable. Mais que ce passe-t-il si l'homme tué à table est la victime, voire un innocent ?... Cela ne suffit que rarement à abolir les implications négatives36 d'une telle mort, qui demande à être justifiée. Par la contextualisation de la mort à table on cherchera à effacer ou atténuer le malaise que son utilisation provoque inévitablement chez le public. Ainsi, l'empoisonnement d'Alexandre le Grand est l'occasion d'une importante intervention du narrateur dans l'Alexandréide37 de Gautier de Châtillon : n'aurait-il pas été plus digne du conquérant de mourir sous les armes ? Le seul fait de poser la question témoigne du problème que représente la mort d'un prince qui, malgré sa démesure et son ira, correspond à l'idéal du héros fondateur en ces temps de croisades. Alexandre, il est vrai, meurt ainsi sans jamais avoir été vaincu sur un champ de bataille. Cette réponse, suggérée en passant, ne satisfait pourtant pas. Le texte enchaîne sur l'apothéose du conquérant de l'Orient : juste avant sa mort, toutes les nations de l'Occident viennent à leur tour se soumettre à lui, ultime don que Fortune accorde à Alexandre. Le parcours du héros, prédestiné à devenir le maître du monde, est accompli, il peut donc mourir :
Et pater et dominus cadit et perit inter amicos.
(X, v. 385)
19À la fois père et seigneur, Alexandre est un prince idéal ; la présence des grands vassaux, qualifiés d'amis, témoigne de la cohésion qu'il a réussi à forger autour de sa personne. Le même attachement pour le « gentieus rois debonaire » (IV, v. 721) se manifeste à travers les plaintes des douze pairs dans le Roman d'Alexandre. Mais, au contraire de ce qui se passe chez Gautier de Châtillon, Alexandre n'est pas ici la victime d'un complot d'ordre cosmique, ourdi par Nature et Léviathan qui voient leur empire menacé par les conquêtes sans fin du Macédonien. La menace de l'empoisonnement pèse sur Alexandre tout au long du roman, parce qu'il a accordé sa confiance à Antipater et Divinuspater ; or, ces seigneurs ne font pas véritablement partie de sa « mesnie ». Comme déjà chez Darius, assassiné par ses vassaux, le danger vient de l'intérieur, et la catastrophe est la conséquence fatale d'une transgression par le roi de la déontologie féodale38. Le narrateur tire de l'erreur d'Alexandre une morale qu'on n'a cessé de répéter du xiie siècle à l'automne du Moyen Age39 :
Ja nus hom ne doit serf essaucier ne lever,
Conques bone chançon n'en oï on chanter.
(IV, vv. 139-140)
20Sanction d'une faute, l'empoisonnement d'Alexandre « a son plus maistre dois » (v. 122), dans la splendeur ostentatoire de la table royale, apparaît à première vue comme une dégradation de l'image du prince. Mais la fonction dévaluante de cette mort est atténuée de plusieurs manières, de sorte qu'une réorientation de la lecture finit par s'imposer. D'abord, cette table qui réunit les grands, reflétant l'unité désormais assurée de l'empire, est unique dans le roman. Auparavant Alexandre n'avait guère eu le loisir de s'arrêter ; ses repas, à peine évoqués, étaient des collations rapides en vue de retrouver les forces nécessaires pour poursuivre la conquête. Son dernier repas par contre se calque sur la sainte Cène : comme le Christ entouré des apôtres, Alexandre mange avec les douze pairs, et sa mort est l'œuvre des traîtres dont l'intervention détruit l'harmonie du banquet. Averti par les oracles, il sait que l'heure a sonné malgré son jeune âge. Sa crainte rappelle celle du Christ au jardin des Oliviers, et la coupe empoisonnée qu'il porte aux lèvres fait pendant à la coupe d'amertume (Matthieu XXVI, 39) réservée au Messie. C'est bien là un de ces « banquets fatals »40, dans lesquels les enjeux de la transgression – l'empoisonnement du prince – s'éclairent à la lumière de la symbolique chrétienne qu'ils exploitent ; le vin mortifère est l'inverse du vin de la communion, source de vie. Les connotations christiques de la table ne suffisent toutefois pas à lever l'ambiguïté d'une scène qui se déroule à Babel-Babylone, cité que le Moyen Age associe à l'orgueil des hommes. Le dernier banquet, ostentatoire, n'est-il pas l'expression de cette « delicieuse vie et corruption [des] meurs » qui, encore pour Alain Chartier41, expliquent la fin misérable d'Alexandre ?... Remarquons que, dans les récits antérieurs aussi bien que dans le Roman d'Alexandre, le roi a la force de quitter la salle et de se retirer dans sa chambre. Il meurt sur son lit, après avoir distribué ses terres aux douze pairs. Cette mort différée fait de la table le lieu de la trahison, de sorte que l'idée de sanction s'efface au profit de la mise en scène d'une transgression de l'ordre féodal. Comme la sainte Cène, le repas d'Alexandre représente la phase initiale d'un parcours figuratif dont l'aboutissement est la mort du héros. Le récit, accusant les meurtriers, transfère les connotations négatives de la mort à table sur un autre acteur que le roi ; Alexandre échappe au jugement sévère porté sur Philippe de Macédoine, lorsqu'il s'est effondré au banquet même, victime de ses seules passions (cf. supra). Mais le scénario des dernières heures du roi ne camoufle guère le malaise qu'éveille la mort à table. Si le récit se construit de manière à l'éviter, c'est qu'une telle mort inquiète – surtout chez un conquérant qui, selon les Glossœ in Alexandreida, aurait dû mourir « in armis »42.
En guise de conclusion : la sublimation de la mort à table
21Par l'enchevêtrement inextricable de la vie et la mort, la séquence de la mort à table a des relents mythiques. Selon l'actualisation dont elle fait l'objet, les enjeux peuvent en être aussi bien les rapports sexuels que l'organisation sociale. Mais la mort à table ne se constitue pas en motif : elle en a ni la stabilité actantielle, ni l'autonomie, étant englobée dans un parcours figuratif plus large, lequel varie d'un texte à l'autre43. La parenté entre les passages analysés repose sur les connotations négatives que véhicule cette mort, toujours placée sous le signe d'une faute. Seulement, la faute peut précéder le moment de la mort ou s'exprimer à travers l'acte même d'assassiner quelqu'un à table. Dans le premier cas, la mort apparaît comme un aboutissement, une sanction justifiée par la logique du récit. Dans l'autre cas, elle représente le moment de la transgression et appartient à la phase inchoative du parcours narratif. Lorsqu'un traître tue sa victime au repas, l'immoralité de l'acte crée un horizon d'attente – punition ou vengeance. Toujours la mort à table est associée aux passions mal dominées, à un manque de maîtrise de soi. Le Moyen Age reconnaît, chez la victime ou le bourreau, le triomphe des sens sur la raison : celui de la gula, la luxuria et l'ira, péchés capitaux, ou de la lâcheté, défaut chevaleresque. De l'idéologie chevaleresque aux enjeux politiques il n'y a qu'un pas : les excès de table sont une métaphore de la convoitise, et cette cupiditas se présente plus précisément comme un appétit de pouvoir, quand elle met en cause les liens féodaux entre le vassal et son seigneur ou entre l'homme et Dieu. La faim jamais assouvie du géant Corsolt contribue à faire de lui un être diabolique, en marge de la société des hommes : ne vient-il pas des confins du monde, « d'outre la Rouge mer » (v. AB.312) ? Figures inquiétantes de l'autre et de l'ailleurs, il y a parfois des Sarrazins cannibales44 ; de telles mœurs les qualifient de monstres qui transgressent à la fois les lois humaines et divines. Le tyran est aussi un ennemi de Dieu, et il fait tuer45 ses adversaires à table ou y meurt lui-même comme les traîtres. De la chanson de geste au roman arthurien la mort à table est placée sous le signe de la transgression, elle se trouve au cœur d'un réseau d'associations négatives auxquelles elle échappe difficilement. Et pourtant !... Dès son apparition dans le Tristan de Thomas le récit du cœur mangé exalte l'absolu d'une passion. Alors que Tristan est absent, Iseut chante un « lai pitus »46. Elle le chante avec douceur, signe de son adhésion au message du lai, dans lequel le critique reconnaîtra une mise en abyme des tragiques amours tristaniennes, puisque le lai chante la séparation et la mort des amants. De Thomas à Boccace47 (Decameron IV, 9) le repas cannibale de la dame, à qui le mari fait servir le cœur de l'ami, permet la reconstitution du couple : la conjonction sur le mode alimentaire répond à la disjonction affective et existentielle48, créée par le meurtre de l'amant. Quand la dame découvre la nature du plat, dont elle a apprécié la saveur, elle quitte la table, se tue ou, selon d'autres versions, se laisse mourir de faim. Dans le récit du cœur mangé la mort à table est, comme pour Alexandre, une mort différée. Lieu de la vengeance du mari, la table sert de prélude à l'union définitive, de sorte que le repas cannibale se transforme en une messe consacrée à l'amour. La sympathie du lecteur – comme celle d'Iseut – va aux amants qui, dans certains récits, ont droit à un tombeau commun, consécration tardive et publique de leur union secrète. Seul l'amour tragique rend possible la sublimation de la mort à table - du moins en dehors du domaine religieux. Quand Vivien meurt sur le champ de bataille (Chanson de Guillaume, laisse 133) en prenant la communion, il meurt en paix, loin du bruit des armes et dans un lieu paradisiaque. La communion exprime par ses liens avec le monde transcendant l'acceptation de la mort, et c'est une table dont le caractère sacré est reconnu de tous. La dame accepte aussi la mort, mais elle le fait dans un état de dysphorie et par un acte de révolte. Elle revendique son droit au bonheur individuel en assumant le repas cannibale par lequel son époux entend lui faire expier sa passion désordonnée. Chez Boccace le mari tue l'amant au cours d'une embuscade organisée comme une partie de chasse, puis fait préparer le cœur comme s'il s'agissait d'un cœur de sanglier, animal que le Moyen Age associe à la luxure49. La punition révèle la nature d'une faute qui, par la rupture des liens du mariage, déstabilise l'ordre social. En même temps cette punition, qui recourt au cannibalisme, représente une forme de transgression plus sauvage que la faute elle-même ; la société la condamnera pour adhérer aux valeurs de l'amour. Mais le domaine privé n'est pas le domaine public : si le Moyen Age peut envisager une telle subversion des valeurs dans le domaine de l'amour, il ne saurait le faire quand le sort du royaume est en jeu. La mort à table, consécration de la dame loyale, représente une forme de sublimation impensable en termes politiques. Elle provoque au contraire des réactions de rejet par le rire ou l'horreur, car elle fait scandale au sens médiéval du terme50 : c'est un mauvais exemple qui trouble la conscience du chrétien et menace la paix du royaume. Ni le bon chevalier ni le bon prince ne meurent au cours d'un festin. C'est le sort réservé aux traîtres et aux tyrans, à ceux qui dévorent le peuple « ut cibum panis » (Psaumes 52, 5), qui se jettent sur les mets « avido dente » (Métam. XI, 123) - comme le roi Midas que sa soif de richesse, transformant mets et boissons en or, avait failli condamner à mort.
Notes de bas de page
1 Galteri de Castellione Alexandreis, éd. p. M.L. Colker, Padova, Antenore, 1978, p. 481, glose au vers X, 211.
2 Ioannis Saresberiensis Episcopi Carnotensis Policratici, I, 6, 404a, éd. par C. I. Webb, Oxford, Clarendon Press, 1909, chap. VIII, 7.
3 Cf. notre Fauvel au pouvoir : Lire la satire médiévale, Paris, Champion, 1994, partie I, chap. 2.5.3., ainsi que : « Le tyran à table. Intertextualité et référence dans l'invective politique à l'époque de Charles VI », ds : Représentation, pouvoir et royauté à la fin du Moyen Age, éd. par J. Blanchard, Paris, Picard, 1995, pp. 49-62.
4 Cf. D. Rieger, « Par devant lui chantent li jugleor. Mittelalterliche Dichtung im Kontext des « Gesamtkunstwerks » der höfischen Mahlzeit », ds : Essen und Trinken in Mittelalter und Neuzeit, éd. par I. Bitsch et X. von Enzdorff, Sigmaringen, Thorbecke, 1987, pp. 27-44. – Selon Barthélémy l'Anglais, De Proprietatibus Rerum, VI, 24 (De cena), l'éclat d'une table dépend, entre autres, de la « vinorum diversitas » et de la « cantorum et instrumentorum musicalium iocunditas ».
5 Policraticus, chap. I, 6, 404a. Traduction de Denis Foulechat : « Doleur et mal vous viengne, qui vous levéz matin pour continuer et suyvre vostre yvroigne coustume de boire jusques as vespres afin que vous soiéz tous enflambéz de vin » (Le Policratique de Jean de Salisbury (1372), éd. par Ch. Brucker, Genève, Droz, 1994, p. 117).
6 Cf. la contribution de M. de Combarieu, dans ce volume même.
7 Chanson de Guillaume, éd. et trad. par B. Schmolke-Hasselmann, München, W. Fink, 1983, laisses 116-118b.
8 Cf. A. Guerreau-Jalabert, « Aliments symboliques et symbolique de la table dans les romans arthuriens ». Annales E.S.C. 47 (1992/3) 561-594; J.-C. Mühlethaler, « De la frugalité de l'ermite au faste du prince : les codes alimentaires dans la littérature médiévale », ds : Manger ! Le cru, le cuit et quelques autres façons de se nourrir (Université de Lausanne, Cours public 1996), Lausanne, Payot, (paraît fin 1996).
9 Isaïe XXI, 5 : On dresse la table, on étend le tapis, on mange, on boit. Debout, chefs ! graissez le bouclier !
10 Les Narbonnais, chanson de geste, éd. par H. Suchier, Paris, F. Didot, 1898, laisse XLIII.
11 Les Narbonnais, laisses LV-LVII. Même ses frères le critiquent, lorsqu'il veut frapper les gens d'église.
12 Le Charroi de Nîmes, chanson de geste du xiie siècle, éd. par D. McMillan, Paris, Klincksieck, 1978, laisse XXVI, dont on rapprochera les vers 1274-1280 et 1372-1378 : le roi Harpin meurt de la manière même dont il a tué les deux bœufs de Guillaume, afin d'en rassasier ses gens.
13 Cf. M. Pastoureau, « BONUM, MALUM, POMUM. Une histoire symbolique de la pomme », ds : L'arbre. Histoire naturelle et symbolique de l'arbre, du bois et du fruit au Moyen Age, Paris, Cahiers du Léopard d'Or n° 2, 1993, pp. 170-193.
14 Les rédactions en vers du Couronnement de Louis, éd. par Y.G. Lepage, Paris/Genève, Droz, 1978, laisse XLV (AB).
15 Vers 410-413 (C) et 664-667 (AB) ; cf. vv. 795-798 (C) et 1105-1108 (AB).
16 Vers C.588-594 et AB.846-854. - Cf. J. Frappier, Les chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange. IL - Le Couronnement de Louis, Le Charroi de Nîmes, la Prise d'Orange, Paris, Seghers, 1967, pp. 124-126.
17 C'est ainsi que saint Paul définit les ennemis du Christ (Philippiens III, 19).
18 Hugues Capet, chanson de geste, éd. par le marquis de La Grange, Paris, A. Franck, 1864, pp. 114-116. Cf. J. Subrenat, « Richier émule de Rainouart. Le burlesque dans la chanson de Hugues Capet », ds : Burlesque et dérision dans les épopées de l'Occident médiéval, Annales littéraires de l'Université de Besançon, 1995, p. 162.
19 Quelques remarques sur la fortune de l'épisode chez G. Cary, The Medieval Alexander, Cambridge UP, 19672, pp. 110-116 et 290-292.
20 Le Roman d'Alexandre, éd. par E.C. Armstrong et trad, par L. Harf-Lancner, Paris, Le Livre de Poche, 1994, branche I, vv. 1843-1849. – Une miniature représentant le carnage à table (Histoire du Grand Alexandre, xve), est reproduite par B. Laurioux, Tafelfreuden im Mittelalter, Zürich/Stuttgart, Belser, 1992, p. 126.
21 Historia Alexandri Magni (Historia de Prelüs) Rezension J2 (Orosius-Rezension), Erster Teil, éd. par A. Hilka, Meisenheim, A. Hain, 1976, I 21 (p. 54).
22 Cf. Prov. 17, 1 : « Melior est buccella sicca cum gaudio quam domus plena victimis cum iurgio » (Mieux vant un croûton sec pris dans la joie qu'une maison pleine de festins où l'on se querelle).
23 Ovide moralisé, vol IV, éd. par C. de Boer, Wiesbaden, M. Sändig, 19672, livre XII, vv. 2265-2880.
24 Livre XII, vv. 2923-2941. A comparer aux listes des vices étudiées dans notre Fauvel au pouvoir, pp. 90-96.
25 Eneas, roman du xiie siècle, éd. par J.-J. Salverda de Grave, Paris, Champion, 1985, vv. 5053-5073. L'ivresse, cause de mort du guerrier, apparaît déjà chez Tacite : cf. R. Bitsch, « Trinken, Getränke, Trunkenheit » , ds : Essen und Trinken in Mittelalter und Neuzeit, pp. 209-210. Cf. Ovide, Métam. XII, 316-326.
26 Cf. Aliscans, éd. par C. Regnier, Paris, Champion, 1990, laisse LXIX, que commente J.H. Grisward, Archéologie de l'épopée médiévale, Paris, Payot, p. 235ss.
27 Cf notre mise au point, citée à la note 8.
28 Laisses C.XLVIII et AB.LV-LVI.
29 Le Charroi de Nîmes, vv. 231-236. Nous soulignons.
30 Policraticus, IV, II, 513d. – Pour le bon berger, cf. Jean X, 11-15 et Ezéchiel XXXIV, 11-16. Les vers 2084-2106 illustrent bien les connotations christiques de Guillaume ; on les lira comme une récriture épique de la scène du mont des Oliviers (Matthieu XXVI, 30-46).
31 Cf. M. de Combarieu du Grès, L'Idéal humain et l'expérience morale chez les héros des chansons de geste, Paris, Champion, 1979, p. 191.
32 Cf. J. Le Goff, « Quelques remarques sur les codes vestimentaire et alimentaire dans Erec et Enide », ds : La chanson de geste et le mythe carolingien. Mélanges René Louis, Saint-Père-en-Vézelay, 1982, vol. II. pp. 1255-1256 ; A. Guerreau-Jalabert, art. cit., p. 577.
33 Chrétien de Troyes, Erec et Enide, éd. et trad. par J.-M. Fritz, Paris : Le Livre de Poche, 1992, vv. 4859-4862.
34 Cf. I Samuel XVIII, 9-11, XIX, 9-10 et XX, 27-34. – Voir la miniature reproduite chez M.P. Cosman, Fabulous Feasts. Medieval Cookery and Ceremony, New York, G. Braziller, 1976, p. 33, planche n° 4.
35 Cf. G.S. Burgess, Chrétien de Troves. Erec et Enide, London, Grant & Cutler, 1984, pp. 62-64 (Galoain) et 72-74 (Limors).
36 La laisse 81 de Huon de Bordeaux, éd. par P. Ruelle, Bruxelles-Paris, P.u.b.-P.u.f., 1960, en offre un exemple. Pour s'approprier le trésor de Huon, Gérard tue les moines qu'il a trouvés « au disner » . L'indication temporelle ne représente pas une critique des moines, mais souligne la gravité de la transgression, car le traître ne respecte ni la sacralité du lieu, ni la paix du repas.
37 Galteri de Castellione Alexandreis, livre X, vv. 205-215. - Cf. M. Perez, « Alexandre le Grand dans l'Alexandréide », Bien Dire et Bien Aprandre 6 (1988) surtout pp. 66-67.
38 Cf. M. Gosman, « La genèse du Roman d'Alexandre. Quelques aspects » , Bien Dire et Bien Aprandre 6 (1988) surtout pp. 41-44.
39 Encore Charles d'Orléans, Ballades et rondeaux, éd. et trad. revues par J.-C. Mühlethaler, Paris, Le Livre de Poche, 19962, rondeau n° 82 (CLXVI), vv. 8-9 : « Ne hault erigere / Trop tost en grans faveurs ».
40 Cf. F. Collard, « Le banquet fatal : La table et le poison dans l'Occident médiéval », ds : La sociabilité à table. Commensalité et convivialité à travers les âges, éd. par M. Aurell, O. Dumoulin et F. Thelamon, Publications de l'Université de Rouen n° 178, 1992, surtout pp. 335-338.
41 Le Quadrilogue Invectif, éd. par E. Droz, Paris, H. Champion, 19502, p. 15.
42 Citation en épigraphe.
43 Pour la définition du motif, cf. J.-J. Vicensini, « D'une distinction préalable à la définition des stéréotypes anthropologiques » , Ethnologie française 25 (1995, 2) 257-264. On se demandera néanmoins pourquoi la mort à table ne figure pas chez A. Guerreau-Jalabert, Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens français en vers, Genève, Droz, 1992, qui emploie motif dans un sens plus flou, moins structural.
44 La Chanson de Guillaume, laisse 115 ; La Prise d'Orange, éd. par C. Régnier, Paris, Klincksieck, 19703, laisse 13. Il n'y a pas de description d'un banquet d'horreur (anthropophage) dans notre corpus, sauf dans les récits mythiques de l'Ovide moralisé. Cf. la contribution de M. Possamaï Perez dans ce volume même.
45 C'est le cas de Britannicus que Néron fait tuer sous ses yeux à la sacra mensa (Tacite, Annales XIII, 16).
46 Tristan et Iseut, éd. et trad. par Ph. Walter, Paris, Le Livre de Poche, 1989, p. 374, v. 783.
47 Cf. L. Rossi, « Il cuore, mistico pasto d'amore : dal « Lai Guirun » al Decameron », Studi Provenzali e Francesi 82 [Romanica Vulgaria Quaderni 6 (1982)] 28-128.
48 Cf. J.-J. Vicensini, Pensée mythique et narrations médiévales, Paris, Champion, 1996, chap. V, 3.
49 Cf. A.J. Grieco, « Le thème du coeur mangé : L'ordre, le sauvage et la sauvagerie », ds : La sociabilité à table, éd. cit., surtout pp. 26-27.
50 Cf. B. Guenée, Un meurtre, une société. L'assassinat du duc d'Orléans, 23 novembre 1407, Paris, Gallimard, 1992, pp. 236-239.
Auteur
Université de Lausanne
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