Tarare en Italie
Actualisations politiques d’une « intrigue de sérail » à l’opéra, d’Axur re d’Ormus (1792) à Atar ossia il serraglio d’Ormus (1815)
p. 83-93
Texte intégral
1 Axur re d’Ormus, représenté à la Scala de Milan en 1792 ainsi qu’en 1797, et Atar ossia il serraglio d’Ormus, qui y fut mis en scène en 1815, s’inscrivent dans la filiation de Tarare, opéra de Beaumarchais et Salieri, créé à l’Académie royale de musique en juin 1787.
2Au début de l’année 1787, Paris bruissait de rumeurs au sujet du nouvel opéra de l’auteur du Mariage de Figaro. Il s’agissait, croyait-on savoir, d’« une intrigue de sérail très compliquée1 ». L’œuvre s’ouvre sur un prologue montrant la Nature procédant à la création de l’humanité. De deux ombres, elle fait un soldat, nommé Tarare, ainsi qu’Atar, le sultan d’Ormuz. Elle propose ensuite au Génie du Feu de les observer agir sur la Terre. Le sultan, jaloux du bonheur que goûte son général Tarare en compagnie d’Aspasie, son épouse, fait enlever cette dernière. Tarare, prévenu par Calpigi, un esclave du sultan, qu’Aspasie est retenue captive au sérail, s’y introduit clandestinement. Au terme de multiples péripéties, Tarare, surpris en ce lieu, est arrêté et condamné à mort par Atar. Mais, alors que la sentence va être exécutée, la milice en armes fait irruption et menace le sultan. Tarare s’interpose et ordonne aux soldats de respecter leur souverain. Atar, furieux de découvrir que seul son général haï a prise sur eux, leur demande s’ils le considèrent encore comme leur roi. Tous affirment que Tarare est désormais leur nouveau souverain. Désespéré, Atar se donne la mort. On propose la couronne à Tarare qui la refuse puis finit par céder devant l’insistance du peuple. L’opéra se termine par le retour de la Nature et du Génie du Feu qui proclament que la grandeur de l’Homme sur la terre « n’appartient point à [s]on état », mais qu’« elle est tout à [s]on caractère2 ». Au-delà de l’ultime tirade de la Nature et du Génie du Feu qui fait écho au « Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus » de Figaro3, le livret de Tarare constitue une satire virulente de la monarchie absolue et du clergé. Beaumarchais dénonce, à travers la figure du Grand Prêtre Arthénée, l’influence négative que l’Église peut avoir sur les souverains, quand Atar personnifie les excès de la monarchie absolue.
3Le succès de l’opéra fut considérable. En France, Tarare fut régulièrement repris sur la scène de l’Opéra jusque sous la Restauration. Or, chacune des remises de l’œuvre fut l’occasion d’une métamorphose du livret à des fins politiques4.
4Les versions de l’opéra en langue italienne représentées sur la scène de La Scala de Milan entre 1792 et 1815 diffèrent de l’œuvre française autant que chacune d’entre elles diffère de l’autre. Comme dans le cas français, les modifications apportées au livret de chacune des reprises sont d’ordre politique. Nous nous proposons d’analyser ici leurs significations.
Axur re d’Ormus (1792) : une charge politique désamorcée
5Le livret d’Axur re d’Ormus publié à Milan pour la représentation de mai 1792 est très largement similaire à la version viennoise de 1788. Il a été quelque peu raccourci afin de laisser plus de place aux ballets.
6Axur re d’Ormus, représenté au Burgtheater de Vienne en janvier 1788, en présence de la famille royale à l’occasion de la célébration du mariage de l’archiduc François, neveu de l’empereur Joseph II, et futur François Ier d’Autriche, avec Élisabeth de Wurtemberg5, constitue une adaptation du Tarare de Beaumarchais par Lorenzo Da Ponte. Outre les changements de noms (Atar, le souverain d’Ormus dans la version française, se nomme ici Axur, Tarare prenant, quant à lui, le nom d’Atar), plusieurs modifications d’ordre politique ont été opérées par Da Ponte afin de rendre possible la représentation de l’opéra en de telles circonstances6.
7Ainsi le librettiste a-t-il supprimé le passage dans lequel Calpigi profère une réplique menaçante et prémonitoire à l’endroit du souverain d’Ormuz :
Vas ! l’abus du pouvoir suprême
Finit toujours par l’ébranler :
Le méchant, qui fait tout trembler,
Est bien près de trembler pour lui-même7.
8De même, Da Ponte n’a-t-il pas restitué les termes employés par Tarare à l’adresse d’Atar dans le texte de Beaumarchais, par lesquels le général fustige le comportement criminel et le sentiment d’impunité du sultan, annonçant son impuissance à venir lorsqu’il aura à faire face à l’ensemble de ses sujets :
Roi féroce ! as-tu donc compté
Parmi les droits de ta couronne
Celui du crime et de l’impunité ? […]
Tu pouvais tout contre un seul homme ;
Tu ne pourras rien contre tous8.
9Le livret d’Axur re d’Ormus remplace l’image du souverain seul face à son peuple coalisé par l’évocation d’une vengeance céleste :
Non temi ancor, che il Cielo
Di sua vendetta i fulmini
Faccia su te piombar?
Non temi, che l’enorme
Delle tue colpe eccesso
L’orrore di te stesso
Ti faccia diventar9?
10Enfin, les conditions de la renonciation au trône par le sultan diffèrent entre l’œuvre française et l’adaptation de Da Ponte. Dans Tarare, en effet, Atar met fin à ses jours après avoir été, en quelque sorte, délégitimé par ses soldats ainsi que par son peuple. À la question « suis-je encor votre Roi ? », le souverain d’Ormuz se voit opposer le « non » de Calpigi, de l’ensemble du peuple et des soldats, ne recueillant que l’assentiment humiliant d’un eunuque10. Tous désignent Tarare comme leur souverain. Atar « hors de lui », met alors fin à ses jours11. Dans le livret de Da Ponte en revanche, Axur abandonne le trône et se donne la mort sans avoir préalablement été désavoué par son peuple et ses soldats rassemblés :
Regna in mia vece
Su i stolidi idolatri,
Venduti a te si sono,
Io non voglio così vita, né trono12.
11Lorsque Axur re d’Ormus fut représenté à Milan, capitale de la Lombardie sous domination habsbourgeoise, la Révolution française avait éclaté et Beaumarchais avait comparé, dans une adresse « à ses concitoyens », figurant dans la troisième édition du livret augmentée du Couronnement de Tarare, son œuvre au « germe d’un chêne civique » jeté « au sol brûlé de l’Opéra13 ». Faut-il ne voir là qu’un simple lapsus ou s’agissait-il d’occulter le nom même du dramaturge ? Annonçant la représentation d’Axur re d’Ormus sur la scène de La Scala, la Gazzetta di Milano attribuait à Marmontel la paternité de sa source française14.
12Couronné de succès au terme de sa première représentation milanaise15, Axur re d’Ormus fut de nouveau représenté sur la scène de La Scala, quelque cinq ans plus tard, dans un contexte politique radicalement transformé.
Axur re d’Ormus (1797) : une repolitisation au service des idéaux révolutionnaires
13Le 15 mai 1796, le général Bonaparte vainqueur des troupes autrichiennes à la bataille de Lodi avait fait son entrée à Milan. La scène de la Scala fut utilisée afin de véhiculer les idées révolutionnaires, notamment par l’intermédiaire de ballets à caractère politique : en février 1797 était représenté le ballet Il Generale Colli in Roma au terme duquel on voyait le pape Pie VI se coiffer du bonnet phrygien, scène qui provoqua un véritable scandale. Trois ballets dont les titres seuls suffisent à trahir leur caractère politique furent représentés par la suite : Silvio o il vero patriota durant la saison de Carême, I patriotti repubblicani au mois de septembre ; enfin, en 1798, L’Italia rigenerata ou La vera giustizia nei patriotti. La veille de la représentation d’Axur, le 9 juillet 1797, la République Cisalpine avait été proclamée. L’opéra fut représenté à l’occasion des célébrations qui accompagnèrent cette proclamation16.
14On relève dans le livret de 1797 un premier changement au regard de la version de 1792. Dans cette dernière, alors que les soldats sont près d’agresser Axur, leur souverain, le général intervient afin d’arrêter leur geste, les tançant :
Chi vi condusse qui? Chi la rea destra
Di quel ferro v’armò… . Chi fu ministro,
Di quel furore insano?
Forse il destin del Regno è in vostra mano17?
15Ces vers furent supprimés dans le livret de 1797, effaçant ainsi la dimension négative attribuée à l’action des insurgés.
16Par ailleurs, le livret de 1792 montre Axur, furieux de se voir préférer son général par ses sujets, abandonner la couronne et mettre fin à ses jours. Urson indique alors à Atar que le peuple le couronne par sa main. Le peuple, Urson et Arteneo pressent Atar d’accepter le sceptre royal, finissant par emporter son adhésion :
Atar. Figli, voi mi sforzate;
Appagarvi convien: i ferri miei
Lasciatemi però. Voglio che questi
Sieno ne’ di futuri
L’ornamento miglior, la più gradita
Memoria di mia vita, e sappia il mondo che se il peso accettai,
Fu per incatenarmi, e questo è il segno (si cinge colle sue catene)
All’onor, alla gloria, al ben del regno18.
17Dans la version de 1797, en revanche, Atar rejette la couronne qui lui est proposée et affirme sa volonté de voir un régime démocratique instauré :
Vivrete senza Re: voglio che sia
Sol la democrazia
Il governo di noi: liberi e uguali
Ora tutti saremo; e sol la Legge
Comanderà ad ognuno19.
18Probablement le choix de mettre en scène Axur et d’y apporter ces modifications s’inspirait-il de la remise de Tarare sur la scène du Théâtre des Arts en septembre 1795. Si le livret de 1795 reste introuvable, la réception de l’opéra dans la presse nous permet de connaître les modifications qu’il contenait. Elles furent réalisées par Nicolas-Étienne Framery (1745-1810), alors que Beaumarchais, réfugié à Hambourg et figurant sur la liste des émigrés, s’était opposé à la reprise. Dans cette nouvelle version, le prologue et la dernière scène avaient été supprimés20. L’opéra se terminait désormais, selon La Décade philosophique, par l’instauration d’une « République » d’Ormuz (« On a jugé à propos, à la reprise, de terminer la pièce par faire une République, au lieu de mettre Tarare sur le trône21 »), une modification rapportée par ailleurs par Jakob Heinrich Meister : « Au dénouement, Tarare se garde bien d’accepter la couronne de son maître et de son rival ; il propose généreusement au peuple d’Ormuz de se constituer en république22 ».
Atar ossia il serraglio d’Ormus (1815) : une œuvre antinapoléonienne au dénouement volontairement imprécis
19En 1815, l’œuvre revint sur la scène de La Scala sous un nouveau titre : Atar ossia il serraglio d’Ormus. Le livret de Felice Romani avait été mis en musique par Simon Mayr. Dans cette nouvelle version, Assur23 ne meurt pas. Alors que les soldats se précipitent sur le souverain d’Ormuz, Atar les retient leur disant de ne pas se souiller d’un crime car cet homme est leur roi. Le chœur répond qu’il ne l’est plus. Assur est alors exilé sur la suggestion d’Atar :
A’ suoi rimorsi
Lasciatelo, guerrieri; e questa sia
Pena sol degna de’ delitti suoi.
Vada lontan da noi,
E in bando vergognoso
Nasconda il suo tormento24…
20La référence à Bonaparte est évidente : l’exil du tyran fait référence à la réclusion de l’Empereur des Français et Roi d’Italie sur l’île d’Elbe au lendemain de son abdication, le 6 avril 1814. Le terme utilisé pour désigner le tyran déchu, « usurpateur », est celui-là même qu’employaient les adversaires du général devenu empereur : on le retrouve dans les pages des journaux péninsulaires25 comme dans les déclarations de Wellington26 ou les écrits de Chateaubriand27. C’est précisément ce statut d’usurpateur qui permet de légitimer la révolte de Tamas – Calpigi dans le livret de Tarare. Le librettiste prend le soin d’entourer la destitution du souverain d’Ormuz d’un combat moral chez Tamas, résolu par le fait qu’Assur est arrivé sur le trône de manière illégitime :
E posso io farlo?
Tradir poss’io il mio signor?... Che parlo?
Lice ogni cosa al Re, perchè non deba
Il subbito impedirla? È mio sovrano
Forse per dritto Assur? Per forza ei regna;
Salì fra il sangue al trono28.
21C’est, dans la longue lignée des avatars de Tarare, la seule œuvre qui évoque l’accession au trône du souverain d’Ormuz. Jamais les précédentes versions, pas plus que la reprise parisienne de 1819 ne le fera, n’abordèrent ce point. Probablement faut-il voir ici une allusion à l’accession au pouvoir de Bonaparte par l’intermédiaire du coup d’État du 18 Brumaire. De nouveau, la tirade renvoie à la notion d’usurpation. Les mots de Tamas ne manquent pas d’évoquer ceux qu’aura Benjamin Constant, défenseur de la cause des Bourbons, lorsqu’il fustigera dans le Journal des Débats à la veille du retour de Napoléon à Paris, le 19 mars 1815, « l’usurpateur plein de sang29 ». Les termes « tyran » et « usurpateur » serviront encore à désigner Napoléon Bonaparte dans les années 1830.
22Le livret évoque par ailleurs l’état de l’Europe au lendemain de la victoire des troupes de la coalition. On lit dans la réplique d’Atar, qui souhaite que « le nocher retourne / visiter les mers ouvertes30 », une référence au blocus continental instauré par Napoléon, auquel le Gouvernement provisoire français avait mis fin le 4 avril 1814, dans une adresse déclarant : « Que le commerce chargé d’entraves reprenne sa liberté31 ». Atar désire en outre que « le cultivateur retourne / vivre dans les champs désormais déserts32 ». Aspasie prend ensuite la parole :
Più strappato al sen materno
Figlio e sposo non sarà:
E l’amore in nodo eterno
Con Imene s’unirà33.
23Les deux époux font, chacun à leur tour, référence à deux pratiques de l’administration napoléonienne particulièrement impopulaires au travers de la péninsule : les levées d’hommes par le biais de la conscription, nécessaires à la guerre permanente, et auxquelles les habitants s’étaient toujours montrés réfractaires, ainsi que les levées de bétail. Les besoins en soldats poussèrent le gouvernement du Royaume d’Italie à utiliser tous les moyens pour remédier à ce manque d’hommes : saisie des récalcitrants à domicile, récompense pour ceux qui arrêtaient les déserteurs, pénalités, promesses d’amnistie ou amélioration des conditions de service. Les révoltes paysannes contre les taxes et la conscription furent nombreuses à travers la péninsule34. L’opéra se fait ici le relais d’un discours propagandiste que l’on retrouve dans des termes quasiment identiques, aussi bien dans les chansons encomiastiques adressées à l’empereur d’Autriche que dans les pages de journaux pro-gouvernementaux. Ainsi l’auteur du « Voto de’ Lombardi » (« Vœu des Lombards ») se réjouissait-il :
Non più vedrem […] levar disperata acuto grido / Sposa, e con faccia esangue / Strigendo il caro figlio […] / Chiamar lo sposo invano; Nè madri derelitte in negro velo Pregar che faccia lor vendetta il Cielo35!
24L’auteur d’« Il vero Borbonista » (« Le vrai partisan des Bourbons ») dressait un portrait particulièrement sombre et déchirant des effets de la politique napoléonienne :
Buonaparte chiedeva spietatamente l’ultima bestia di lavoro all’agricoltore […] l’ultimo figliaolo alla vedova desolata36.
25L’accueil favorable réservé à l’opéra à Milan était sans commune mesure avec le déchaînement d’enthousiasme qui avait accompagné la création génoise d’Atar ossia il serraglio d’Ormus quelques mois plus tôt comme le rapportait le Giornale italiano au lendemain de la représentation milanaise de l’œuvre :
Noi certamente non ci troviamo nella felice circonstanza di poter dare un ragguaglio cosi pomposo dell’esito d’Atar, ma convien pur dire che l’entusiasmo eccitato a Genova da quest’opera, fu in molta parte dovuto ad alcune allusioni, che non si trovano nel nostro libretto, e che non avrebbero con noi alcuna relazione37.
26En effet, la version génoise, représentée sur la scène du Teatro San Agostino, en juin 1814, avait été accueillie par un immense enthousiasme et une « frénésie de très vifs et interminables applaudissements » selon La Gazzetta di Genova38. Le dénouement de l’œuvre était, selon le même journal, heureusement appliqué « aux circonstances présentes39 ». Quelques mois plus tôt, les troupes anglaises s’étaient emparées de Gênes, mettant ainsi un terme à une domination française de plus d’une quinzaine d’années. Dans le livret de la version génoise après qu’Axur a été exilé, les soldats offrent le trône à Atar, qui le refuse, faisant l’éloge de la liberté :
Alma io non ebbi di regnar capace,
Nè popol siete voi
Da governar con regio scettro; un giorno
Liberi foste; liberi tornate:
Con giustizia e virtù tutti regnate40.
27Ici, l’opéra vient faire écho au récent changement de régime politique souhaité par Lord Bentinck, qui avait libéré Gênes à la tête des troupes anglaises. Le lieutenant-général avait promis de restaurer la République de Gênes afin de rallier les élites locales à la cause antinapoléonienne. Par ailleurs, au-delà de l’intérêt stratégique d’un tel engagement, l’attitude de Lord Bentinck était sincère comme en témoigne sa correspondance avec le secrétaire d’État aux Affaires étrangères anglais, Lord Castlereagh :
This great people, instead of being the instrument of the ambition of one military tyrant or another, or as formerly the despicable slaves of a set of miserable petty princes, would become a powerful barrier both against Austria and France, and the peace and happiness of the world would receive a great additional security41…
28À la suite de la défaite de Bonaparte, Lord Bentinck proclama la Restauration de la République de Gênes, le 27 avril 1814, contrevenant ainsi aux engagements pris, dès 1805, par le premier ministre anglais William Pitt qui avait destiné au roi de Sardaigne la souveraineté de l’État de Gênes, de même qu’au deuxième article secret de la paix du 30 mai 1814, qui assignait ce territoire au souverain sarde42 ». En outre, plus d’un mois avant la représentation, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères avait désavoué l’initiative de Lord Bentinck de restaurer l’ancienne République de Gênes. Le 6 mai, il avait déclaré à ce dernier que tout ce qu’il avait fait pour le gouvernement provisoire de Gênes ne pourrait pas être considéré comme préjugeant du système futur qui s’appliquerait à Gênes et l’engagea à ne pas parler de l’ancienne forme de gouvernement en des termes qui puissent donner de fausses espérances alors qu’un autre système de gouvernement pourrait être adopté43. Quelques mois plus tard, le Congrès de Vienne entérinait la remise de Gênes au roi de Sardaigne, qui l’annexa deux semaines avant la reprise milanaise d’Atar.
29Aussi, à l’occasion de la représentation milanaise, le dénouement de l’œuvre avait-il été modifié. Dans cette version, après qu’Axur a été exilé, on ne propose pas à Atar de devenir roi, et ce dernier ne proclame pas la République. Jamais il n’est question du régime politique qui remplacera la tyrannie d’Axur. Probablement l’indétermination qui règne quant au devenir politique d’Ormuz dans la version milanaise est-elle due au fait que le statut de la Lombardie ne fut clairement défini par lettre patente que le 7 avril 1815, plus de trois mois après la représentation d’Atar sur la scène de la Scala44. Ce jour-là, un « acte » (« atto ») de François Ier, Empereur d’Autriche, constitua le Royaume de Lombardie-Vénétie qui était déclaré « intégré pour toujours » (« incoporato in perpetuo ») à l’Empire des Habsbourg45. La proclamation officielle de la constitution du Royaume de Lombardie-Vénétie vint clore une phase d’interrègne incertain au cours de laquelle un éventail entier de solutions politico-territoriales avait été proposé46.
30Au terme de cette représentation, les adaptations lyriques de Tarare disparurent de la scène de La Scala. C’est par le biais du ballet que la complexe « intrigue de sérail » y fit son retour, en 1820, sous le titre de Timur-Kan, au prix d’un changement de décor (l’action se déroule en Chine)47. Le dénouement différait une fois encore de ceux des précédentes versions, imitant celui de la remise de Tarare sur la scène de l’Académie royale de musique en 1819 : après que le général a calmé la colère des soldats, le souverain, mû par un élan de générosité, pardonne à tous. Ce retournement trahissait cette fois la volonté, commune aux gouvernements de la France et de l’Italie des premières années de la Restauration, de véhiculer une image positive des détenteurs du pouvoir royal par le truchement de la scène.
Notes de bas de page
1 Bachaumont, Louis Petit de, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres en France, t. XXIV, Londres, John Adamson, 1789, p. 174.
2 Tarare, opéra en cinq actes avec un prologue, représenté pour la première fois sur le théâtre de l’Académie royale de musique, le vendredi 7 juin 1787, Paris, P. De Lormel, 1787, seconde édition, Acte V, scène dernière, p. 129.
3 Le mariage de Figaro, Acte V, scène 3. Œuvres choisies de Beaumarchais avec notices, analyses, notes et commentaires, Paris, Léon Bonhoure, 1884, p. 263.
4 Louis de Loménie, Beaumarchais et son temps. Études sur la société en France au xviiie siècle d’après des documents inédits, Vol. II, Paris, Michel Lévy frères, 1856, p. 399-421 (« Les métamorphoses de Tarare »). Béatrice Didier, Écrire la Révolution, Paris, PUF, 1989, p. 161-169 (« La représentation de la Révolution à l’Opéra : le Couronnement de Tarare de Beaumarchais »). Thomas Betzwieser, « Exoticism and Politics : Beaumarchais’ and Salieri’s ‘‘Le Couronnement de Tarare’’ (1790) », Cambridge Opera Journal, Vol. VI, no 2 (Jul. 1994), p. 91-112. Mark Darlow, « Politique et opéra : les reprises de Tarare (Beaumarchais, Salieri) de 1787 à 1819 », Vives Lettres, La littérature et les arts, 2002, p. 11-28. Béatrice Didier, « L’inscription de l’actualité dans le théâtre révolutionnaire », Nottingham French Studies, Vol. 45, no 1, été 2006, p. 69-76.
5 John A. Rice, Antonio Salieri and Viennese Opera, Chicago, Londres, The University of Chicago Press, 1998, p. 416.
6 Jacques Joly, « Riscrittura di melodrammi per Salieri e Cherubini : « Tarare »/ « Axur » e « Demofoonte »/ « Démophoon », in Dagli Elisi all’inferno : il melodramma tra Italia e Francia dal 1730 al 1850, Florence, La Nuova Italia, 1990, p. 144-146.
7 Tarare, 1787, Acte IV, scène 8, p. 108.
8 Tarare, 1787, Acte V, scène 3, p. 113-114.
9 « Ne crains-tu pas encore / Que le ciel fasse tomber sur toi / Les éclairs de sa vengeance ? / Ne crains-tu pas que l’énormité / De tes fautes / Te fasse devenir / L’horreur de toi-même ? » Axur Re d’Ormus, dramma tragicomico in musica, da rappresentarsi nel Teatro alla Scala, la primavera dell’anno 1792, Milan, Bianchi, 1792, Acte II, scène 14, p. 63.
10 Tarare, 1787, Acte V, scène 6, p. 122.
11 « Monstre ! ils te sont vendus ; règne donc à ma place. (il se poignarde, et tombe) », ibid.
12 « Règne à ma place / Sur ses idolâtres fous, / Ils se sont vendus à toi, / Dans ces conditions, / je ne veux ni la vie, ni le trône. » Axur re d’Ormus, dramma tragicomico in musica da rappresentarsi nel teatro alla Scala la primavera dell’anno 1792, Milan, Bianchi, 1792, p. 67.
13 « L’auteur à ses concitoyens », Tarare, mélodrame en cinq actes avec un prologue, représenté pour la première fois sur le théâtre de l’opéra le 8 juin 1787. Troisième édition, augmentée du Couronnement de Tarare, représenté le 3 d’Auguste 1790, Paris, P. De Lormel, 1790, p. 3.
14 « Per la sera di Mercoledi prossimo si riaprirà questo Gran Teatro alla Scala, mettendosi sulle scene un Dramma composto originalmente dal Sig. di Marmontel, e messo in musica dal Sig. Maestro Salieri ». Il Corriere di gabinetto. Gazzetta di Milano, 14 mai 1792.
15 « Il pubblico non sa abbastanza applaudire alla nobile dilicata musica del celebre Sig. Antonio Salieri […] ed in generale lo spettacolo da due ameni balli corredato si riscuote la commune approvazione ». Ibid., 4 juin 1792.
16 Comme l’indique la couverture du livret. Atar re d’Ormus, dramma tragicomico in musica da rappresentarsi nel Teatro alla Scala l’estate dell’anno 1797, in occasione della festa federativa della Repubblica Cisalpina, Milan, Bianchi, (1797).
17 « Qui vous a conduits ici ? quelle main coupable / Vous a armés de cette épée… qui fut / L’agent de cette colère insensée ? / Peut-être le destin du Royaume est-il / Entre vos mains ? » Axur, re d’Ormus, 1792, scène dernière, p. 66-67.
18 « Atar. Mes enfants, vous me forcez ; / Il convient de vous contenter : laissez-moi / Cependant mes chaînes ; je veux qu’elles / Soient à l’avenir le plus bel ornement, le plus / Cher souvenir de ma vie, et que le / Monde sache que si j’en acceptai le poids, / Ce fut pour m’enchaîner, et ceci en est le / Signe (il s’entoure de ses chaînes) / A l’honneur, à la gloire, et au bien du / Royaume ». Axur re d’Ormus, 1792, scène dernière.
19 « Vous vivrez sans Roi : je veux que / La démocratie soit notre seul / Gouvernement : Nous serons tous libres et Égaux désormais ; et seule la Loi / Commandera à chacun ». Axur re d’Ormus, 1797, scène dernière, p. 56.
20 La Décade philosophique, 10 Vendémiaire, 4e année républicaine (1795), p. 109.
21 Ibid., p. 110.
22 Jakob Heinrich Meister, Souvenirs de mon dernier voyage à Paris, Paris, Picard, 1910 (première édition 1797), p. 131.
23 Le nom du souverain est ainsi orthographié dans cette version.
24 « Abandonnez-le à ses remords / Guerriers ; et que cette peine soit la seule digne de ses crimes. / Qu’il aille loin de nous, / Et qu’il cache son tourment / Dans un exil honteux… » Atar ossia il serraglio d’Ormus, melodramma serio in due atti di G. F. R., da rappresentarsi nel regio teatro alla Scala nel carnevale del 1815, Milan, Pirola, 1815, scène dernière, p. 47.
25 Giornale italiano, 19 décembre 1815. Giornale di Venezia, 11 décembre 1815.
26 Le duc de Wellington, au moment d’entrer sur le territoire français, fit publier la proclamation suivante : « Je fais savoir aux Français que j’entre dans leur pays à la tête d’une armée déjà victorieuse, non en ennemi (excepté de l’usurpateur, prononcé l’ennemi du genre humain, avec lequel on ne peut avoir ni paix ni trève [sic]), mais pour les aider à secouer le joug de fer sous lequel ils sont opprimés ». Cité in The Dispatches of Field Marshall the Duke of Wellington during his various Campaigns in India, Denmark, Portugal, Spain, the Low Countries, and France, vol. 8, John Gurwood, dir., Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 159.
27 Chateaubriand, François-René de, De Buonaparte, des Bourbons, et de la nécessité de se rallier à nos princes légitimes pour le bonheur de la France et celui de l’Europe, Paris, Mame Frères, Le Normant, H. Nicole, 1814.
28 « Et je pourrais le faire ? Je pourrais trahir mon maître ?... Que dis-je ? / Tout serait permis au Roi, sans que l’on doive / Immédiatement l’empêcher ? Peut-être Assur est-il / Mon souverain par le droit ? Il règne par la force ; / Il est monté sur le trône dans le sang ». Atar ossia il serraglio d’Ormus, 1815, Acte I, scène 13, p. 21.
29 Journal des débats, 19 mars 1815, cité in Charles Chassé, Napoléon par les écrivains, Paris, Hachette, 1921, p. 23.
30 « E ritorni i mari aperti / Il nocchiero a visitar ». Atar ossia il serraglio d’Ormus, 1815, scène dernière, p. 48.
31 « Adresse du gouvernement provisoire du 4 avril 1814 », Le Moniteur, 5 avril 1814, no 95, p. 373.
32 « Rieda ai campi omai deserti / Il cultore a respirar ».
33 « Aucun fils, ni aucun époux / Ne sera plus arraché au sein maternel : / Et l’amour par un nœud éternel / S’unira à Hyménée ». Atar ossia il serraglio d’Ormus, 1815, Acte II, scène dernière, p. 48.
34 Christopher Dugan, The force of destiny : a history of Italy since 1796, Londres, Penguin books, 2008, p. 53-57.
35 « Nous ne verrons plus l’épouse désespérée élever vers le ciel un cri aigu et, le visage exsangue, serrant contre elle son fils chéri, appeler […] en vain son époux ; ni de mères abandonnées couvertes d’un voile noir réclamer vengeance au Ciel ! ». Spettatore, t. IV, 13, 1816, p. 98.
36 « Bonaparte réclamait impitoyablement la dernière bête de somme à l’agriculteur […] le dernier enfant à la veuve affligée ». Spettatore, t. V, 1816.
37 « Nous ne nous trouvons assurément pas dans l’heureuse circonstance de pouvoir faire un compte rendu aussi magnifique du succès d’Atar, mais il convient de dire aussi que l’enthousiasme suscité à Gênes par cet opéra fut en grande partie dû à quelques allusions qui ne se trouvent pas dans notre livret et qui n’auraient eu avec nous aucun rapport ». Giornale italiano, 26 janvier 1815.
38 Gazzetta di Genova, 22 juin 1814, p. 216.
39 Ibid.
40 « Je n’ai pas une âme capable de régner, / Et vous n’êtes pas un peuple / Que l’on gouverne avec un sceptre royal ; un jour vous fûtes libres ; vous le redevenez : / Régnez tous avec justice et vertu ». Atar ossia il serraglio d’Ormus, Gênes, Stamperia della Gazzetta, 1814, p. 56-57.
41 « ce grand peuple, plutôt que d’être l’instrument de l’ambition d’un tyran militaire ou d’un autre, ou comme auparavant les méprisables esclaves d’un ensemble de misérables princes mesquins, pourrait devenir une barrière puissante entre l’Autriche et la France et la paix et le bonheur dans le monde recevraient une considérable garantie supplémentaire… » Cité in John Rosselli, Lord William Bentinck : The Making of a Liberal Imperialist, 1774-1839, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1974, p. 168.
42 « Articles séparés et secrets […] Article 2. […] Le Roi de Sardaigne rentrera en possession de ses anciens États, à l’exception de la partie de la Savoie assurée à la France par l’article 3 du présent Traité ; il recevra un accroissement de territoire par l’État de Gênes. Le port de Gênes restera port libre, les Puissances se réservant de prendre à ce sujet des arrangements avec le Roi de Sardaigne ». Traité de paix de Paris, 30 mai 1814.
http://mjp.univ-perp.fr/traites/1814paris.htm Consulté le 21 janvier 2010.
43 Christophe Guillaume de Koch, Histoire abrégée des traités de paix entre les puissances de l’Europe depuis la paix de Westphalie, Bruxelles, Méline, Cans et compagnie, 1838, p. 401- 402.
44 Celle-ci, d’après les décisions adoptées lors du traité de Vienne, créait le Royaume de Lombardie-Vénétie, dont l’Empereur d’Autriche François Ier devenait le souverain.
45 Franco Della Peruta, L’Italia del Risorgimento. Problemi, momenti e figure, Milan, Angeli, 1997, p. 264.
46 Marco Meriggi, Il Regno Lombardo-Veneto, Torino, UTET, 1987 (réédition 1995), p. 1.
47 Timur-Kan azione mimica in sei atti di Pietro Angiolini da rappresentarsi nell’I.R. Teatro alla Scala l’autunno dell’anno 1820, Milano, Giacomo Pirola, 1820 (?), 12 p.
Auteur
Aix Marseille Université, CNRS, UMR 7303 Telemme
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