Un art des belles manières de table en Lombardie au xiiie siècle : le De quinquaginta curialitatibus ad mensam (1288) de Bonvesin da la Riva
p. 69-89
Texte intégral
1Le titre en latin de l'œuvre en volgare de Bonvesin da la Riva1 du Tiers Ordre des Umiliati et poète lombard, fournit le découpage narratif et thématique de cet opuscule poétique de 204 vers au total.
2– QUINQUAGINTA : est le nombre en effet, à une unité près (supplémentaire pour introduire l'œuvre avec son signataire) des cinquante et un quatrains en laisses monorimes écrites en alexandrins, technique énumérative de l'inventaire que ce même poète utilisera également sur un plus grand espace narratif et dans une autre forme stylistique et métrique (le huitain) dans son Imité des mois.2
3– CURIALITATIBUS : les pratiques "courtoises ou belles manières appliquées ici à l'art de se bien comporter à table en privé (en tête à tête avec un commensal généralement un ami) ou lors de repas ou dîners officiels comme il nous le sera spécifié chemin faisant3. ces "pratiques" d'un savoir-vivre défilent sous nos yeux. Cet axe idéologique est en effet régulièrement et systématiquement mis en valeur au premier des quatre vers de chaque laisse, fût-ce de façon lassante parce que trop mécanique : soit sous sa forme chiffrée introduite par l'adjectif numéral ordinal ("la première est celle-ci ...") ; soit sous une forme plus neutre et indéfinie de plus en plus fréquente au fur et à mesure que l'on se rapproche de la cinquante-et-unième (par ex. de la 45e à la 49e incluse) ; soit encore - variante plus appréciable qui rompt la monotone antienne en distinguant l'unité de la série décimale (ex/ et à partir de la 36e énoncée comme suit : la sixième manière de la catégorie "trente" : ou encore à deux reprises dans le cadre de la quatrième dizaine : soit le 43e et la 44e).
4– AD MENSAM : pour clore le long intitulé numérique, enfin apparaît la destination du champ d'application, la table désignée aussi sous deux autres nom : desco et talier. Elle constitue la focalisation ou unité de lieu et d'action de l'action majeure de ces quelques deux cents vers puisque la table est et a toujours été dans quelque civilisation que ce soit et sous toutes les latitudes, le symbole du regroupement rituel à heures régulières ou selon certaines circonstances solennelles, de plusieurs personnes qui partagent un repas mais aussi concrétisent une bienséance de gestes et de propos constituant précisément l'essence de ce qu'on appelle la convivialité. Celte "table" de la rencontre biologique communautaire justifie on le sait par l'étymologie même de termes comme "commensal", convive, compagnon (ou ... copain !) la nécessaire double pratique vitale et cérémonielle de micro-sociétés.
5La table par conséquent, sera chez Bonvesin da la Riva habitué des réfectoires religieux le lieu par excellence d'une gestualisalion4 donnée et du discours plus particulièrement qui nous valent cette structuration sérielle toute proche d'une autre subdivision solennelle, celle du nombre de semaines qui comptent une année (cf. son traité des mois plus haut cité).
6A noter qu'un tel rite n'est pas près de disparaître puisque bien des auteurs le célébreront dans des œuvres aussi spécifiques que celle de Bonvesin da la Riva : on peut penser à Francesco da Barberino, plus loin à Luther, à Goethe et à son interlocuteur et commensal Ackerman cl la liste est loin d'être close jusqu'à notre époque friande tout autant de "Propos de table"5.
7Autour de la table telle que l'entend Bonvesin. et seulement autour de la table, se concentrera le discours normatif sur les belles manières nécessaires à un maintien de rigueur ; mais à une ou à deux exceptions près, il n'y sera point question de spécificité culinaire à la différence d'autres traités plus tardifs comme celui écrit par Michele Savoranola au xve siècle, oncle du célèbre dominicain qui se plaçait surtout dans une optique sociologique de diététique comme l'atteste son sous-titre6. Ce qui ne fait que renforcer l'optique stricte concernant le seul cérémonial du comment se comporter à table en invité, en commensal ou bien en inviteur et maître des lieux car l'une et l'autre stratégies figurent au programme didactique de ce court traité lombard.
8Seconde remarque préliminaire concernant cette fois l'entourage humain (ou comme on dirait aujourd'hui le clivage sociologique) il faut attendre – assez tard – le 29c quatrain pour voir précisé le rang propre à un dignitaire ecclésiastique (un évêque en l'occurrence) ce qui à la fois peut surprendre (le caractère relativement tardif voire retardataire) mais ne saurait en réalité surprendre (le caractère religieux du haut personnage mentionné) de la part d'un homme de religion comme Bonvesin.
9Enfin dernière remarque en matière d'éthique et de critique éthologique plus concrètement : la prééminence d'un savoir-faire sur le savoir-dire, le geste comptant bien autant pour ne pas dire davantage que les propos échangés, fût-il parcimonieux et bien réglementé.
10Le court opuscule (quelques pages seulement pour un peu plus de deux cents vers dans l'édition de référence7 offre d'abord un déroulé superficiellement chronologique ; il se veut ou se voudrait un vademecum en raccourci de l'histoire de la table conviviale.
11Mais de surcroît, celte oeuvre porte clairement la marque technique et moralisatrice de son auteur qui non seulement et par deux fois se nomme dès le premier quatrain liminaire en tant que lombard :
"Frère Bonvesin da Riva qui réside dans le bourg de Legnano... (v. 1)
12et en tant que chantre des bonnes manières a recommander et à spécifier :
... de leur bon usage à table
"Frère Bonvesin da Riva va vous entretenir séance tenante
(v. 3-4)
13mais s'insère lui-même en tant qu'acteur - et invité à table - au vingt-quatrième quatrain, à titre d'hypothétique buveur appelé à partager le même verre : le "je" se mêle au personnage distancié (à la troisième personne).
"Si avec toi dans un même vers buvait Frère Bonvesin
"En ce qui me concerne, si je pouvais, ne boirais avec lui
(v. 2-3)
14A notrer que c'est sous forme d'opposant que se met en scène Bonvesin donneur de leçons et de maintien comme pour ne point perdre de vue le fil de son discours pragmatique certes, mais aussi programme et finalisé.
15"Superficiellement" chronologique avons-nous dit : en effet, il s'échelonne d'un "lorsque tu passes à table", premier vers du second quatrain par lequel débute l'histoire d'un invité, jusqu'à une fin de repas marqué à l'avant-dernier quatrain (le cinquantième) indiquée par un "lorsque tu auras mangé ..." ponctuant l'extinction du rituel de consommation des mets ; le cinquante-el-unième et dernier étant réservé, en écho au troisième quatrain qui avait défini le code des ablutions (pour les mains) préliminaire, au code du nettoiement de ces mêmes mains, beaucoup plus expéditif que le premier :
"Les mains, une fois le banquet achevé, avec rien seront lavées
"Du gras et de la saleté, elles pourront être nettoyées.
(51e quatrain)
16La boucle est bouclée d'un repas à la fois très concret dans ses différentes phases que nous allons à présent envisager, et très codé au niveau de la symbolique des gestes et des comportements, la seconde dictant l'historique du premier.
17A noter aussi à propos de ce cycle des manières de table limité à la cinquantaine d'instantanés et d'épisodes qu'à la différence du Traité des mais qui lui également explicitait le rituel annuel conditionnement fondamental de toute humaine existence, le présent opuscule ne comporte pas de congé8 ; celui-ci s'achève tout comme il avait commencé sur une notion d'hygiène relative à la propreté des mains qui dans un cas, vont manipuler les aliments et dans l'autre, ont fini par s'en saisir.
18Une eau lustrale "baptise" si l'on peut dire l'initiation au rite et "sanctifie" son accomplissement. En fait, si de manière fort claire au début n'est point présent pour ce cérémonial convivial le Christ (sauf à travers la fugitive mention du repas de noces. 4e quatrain, v. 3) en revanche le même cérémonial en voie d'achèvement s'effectue cette fois explicitement sous les auspices du Sauveur :
"... lorsque tu auras mangé
fais en sorte que Jésus Christ en soit glorifié.
(v. 2-3)
19Et comme pour mieux souligner la nécessaire action de grâces sous forme de bénédicité a posteriori. Frère Bonvesin d'ajouter à l'adresse du convive et croyant frisant l'indélicatesse en étant tout simplement oublieux :
"si point ne lui rends grâces, (le convive) se montrera bien ingrat".
(v. 4)
20Ce qui signifie qu'à la fin du xiiie siècle – et sans attendre au siècle suivant plus ouvertement "de crise", peut-être un relâchement des mœurs dans la société des laïcs nécessite-t-il cette juste mise en garde de la part d'un frère du Tiers Ordre. D'autres échos que celui-ci attesteraient une attitude identique de rappel à l'ordre moral et de saine morigénation.
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21De fait, c'est par étapes que Bonvesin essaie d'endiguer (et même de contrecarrer) les penchants trop faciles et même les mauvais instincts de "son" convive récalcitrant et trop laxiste à ses yeux. Aussi consacre-t-il pas moins de dix quatrains à la préparation corporelle et mentale de celui-ci, qui équivalent par conséquent, à un ensemble de préventions, véritable code de bonne conduite.
22En effet, l'hygiène tout d'abord (des mains propres, quatrain n° 3) puis la bienséance visant à éviter toute précipitation indue pour simplement prendre place autour de la table (quatrain n° 4). sans oublier la consécration des mets par le signe de croix approprié (quatrain n° 5) préfigurent l'état d'esprit ou si l'on veut la disponibilité proprement dite consistant essentiellement à faire montre de belle humeur et d'élégante disponibilité chez le futur mangeur qui doit faire tout son possible pour ne pas paraître un bâfreur, toute gourmandise à plus forte raison toute gloutonnerie étant à exclure.
23Ensuite, les trois quatrains suivants (n° 7. 8 et 9) définissent ce qu'on pourrait appeler une saine diététique se résumant à cet adage "ne point trop manger" : le traité de Bonvesin rejoint sur ce point précis la recommandation majeure du traité du xve siècle de Michele Savonarola qui s'adressait pourtant, dans un contexte ferrarais à d'"autres temps, à d'autres mœurs". Sauf que Bonvesin relie cette sage parcimonie stomacale à un strict maintien de juste réserve et même de franche pudeur (ne point trop parler est ce qui sied aussi pour un convive).
24Voilà donc pour un cinquième de l'opuscule en résumé, les directives essentielles de l'art de se bien comporter à table qui vont ensuite dans la quarantaine de quatrains restants faire l'objet d'une logique application et de patiente illustration complémentaire.
25Car l'opuscule pour réduit qu'il soit de dimensions, n'en aspire pas moins visiblement à une exhaustivité digne d'un manuel du parlait citoyen rompu à un art de vivre harmonieux au sein de la cité, c'est-à-dire de la communauté des fidèles sous l'égide de Dieu.
26Le mot-clé de modération est lâché qui justifiera tout au long de l'opuscule, la constante distinction entre les phases de la dégustation qui veillent avant tout à ne rien précipiter (chaque chose en son temps) et beaucoup d'équanimité entre les différentes personnes conviées à partager les mêmes mets, à consommer la même matière liquide et solide. Tout doit se dérouler "à table" raisonnablement et dans la plus parfaite harmonie, un idéal que reprendra on s'en doute à son compte la Renaissance, abstraction faite assez souvent de la caution divine et du patronage christique.
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27Si en filigrane de ce discours préventif autant que thérapeutique, on peut lire la satire du glouton doublé d'un rustre égoïste et pur instinct (i.e. obéissant à ses bas instincts), à partir du onzième quatrain et avec le boire à présent (second volet mais fort développé et détaillé), Bonvesin poursuit sa tâche de moralisateur c'est-à-dire de modérateur. Les cinq quatrains qui s'échelonnent du onzième au quinzième inclus ont donc trait à la boisson, depuis l'envie qui pousse égoïstement le convive empressé à étancher sa soif (n° 11) jusqu'à la passation du liquide (du vin !) à son voisin immédiat qui. à son tour, éprouve le même désir et ressent le môme besoin en passant par la limite-tabou à ne franchir sous aucun prétexte : l'ivresse (n° 15) ; limite qu'inviteront précisément à franchir tant de lettrés adeptes de la jouissance de la juste ivresse bachique, au Quattrocento déjà9. Foin, chez eux, du puritanisme encore prêché au xiiie (ou par d'autres au xive siècle), par Bonvesin le frère lombard du Tiers Ordre des Umiliati.
28Les gestes pour ce faire, celui du buveur concerné puis celui de son voisin de table sont décrits par Bonvesin dans une perspective de self-control distinguant la légitime mais modérée dégustation de la soif goulûment et grossièrement "arrosée", c'est-à-dire hâtivement satisfaite.
29Le dernier vers du dernier quatrain de cette phase consacrée au boire, réintroduit (au cas où le lecteur aurait oublié quel est l'inspirateur et le rédacteur de cet opuscule de morale sociale et conviviale) la finalité chrétienne de l'art de se sustenter :
"Qui s'enivre stupidement offense de trois façons :
"Il nuit à son corps et à son âme, et de plus gaspille le vin qu'il a consommé.
(15e quatrain, v. 3-4)
30Ce manuel versifié à deux rimes seulement (sur quatre vers), donc bien l'ail pour être mémorisé, est conçu et écrit – on l'a déjà compris -dans une perspective cathéchiste et s'adresse au citoyen certes (et lombard d'abord) qui doit par la même occasion se souvenir qu'il est également et finalement un croyant soucieux d'honorer donc de ne point offenser la
31Divinité.
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32C'est alors qu'au tiers de l'opuscule (nous sommes exactement au seizième quatrain) intervient ce qui paraît n'être que simple diversion par rapport à ce qui a précédé et par rapport à ce qui va suivre, à savoir l'arrivée inopinée d'un invité supplémentaire.
33Cet épisode apparemment extrinsèque à l'action discursive de ces propos sur la table, est en fait à nos yeux, capital d'intérêt : en "ouvrant" le débat sur un événement littéralement adventice, il nous rappelle que la société médiévale de bonne heure (et ici "communale" de l'Italie du Nord, lombarde-longobarde) est une société plus "ouverte" qu'on ne le pense, moins cloisonnée sociologiquement qu'il n'y paraît et qui développe à un point extrême les lois sacrées de l'hospitalité et de l'hébergement - (couvents, universités, hôtel-Dieu etc...). Le symbole aujourd'hui encore vivant dans certains coins de nos campagnes du moins à l'occasion de sollennités comme Noël, de "la chaise vide" à la table de certaines gens de la campagne, traduit la survivance en cette extrême fin du xxe siècle de la lointaine pratique de l'hôte anonyme (de l'"etranger" qui. poussé par le besoin, peut à tout moment demander à être reçu, et admis, le temps d'une nuitée réparatrice). Songeons que les plus Puissants purent personnellement le constater tel ce pape siennois (Pie 11. Enea Silvio Piccolomini) qui, vers le milieu du xve siècle expérimentera cette pratique de généreux accueil de la part d'un pauvre berger, "aventure" qu'il nous contera dans un délicieux épisode de ses Commentant10.
34Bref, avant de poursuivre en édietant ses règles de courtoisie qui doivent régir (le verbe devoir est répété à satiété) les convenances liées aux plaisirs et au cérémonial de la table. Bonvesin place ici un garde-fou, l'un de ces "freins" dont Francesco da Barberino dans son Del reggimento e costumi delle donne posterieur de près de deux décennies (1310-20) dit. dans la première partie :
"C'est pourquoi les freins
"sont faits pour réfréner les mauvais vouloirs.
(v. 12-13)11
35Ce "frein" dont doit tenir compte le convive pour respecter les règles de la bienséance, doit aussi bien s'appliquer à soi qu'à autrui pour éviter d'une part de se comporter à l'égal des bêtes (fin quatrain n° 17, sur les bruits de bouche, v. 4) et d'autre part de se transformer en gêneur vis-à-vis de son prochain, leitmotiv d'un certain nombre de quatrains (fin n° 11. v. 4, le buveur invétéré qui boit précipitamment ; fin n° 22. v. 4. le bâfreur excité ; fin du n° 31, v. 3, le serviteur peu soucieux de propreté).
36Le premier évitera de répandre de façon inopportune sur la nappe du vin (fin n° 13. v. 4), de la salive (fin n° 18. v. 4). Le second évitera de perturber la vue et l'ouïe de ses voisins immédiats dans ses mouvements (lin n° 25, v. 4) voire dans son propre psychisme et ses états d'âme ou sentiments personnels (ex. n° 30. v. 2-3 : pas d'annonce de nouvelles fâcheuses source de contrariétés).
37Le manuel de Bonvesin à cet égard envisage de façon complète lotis les points de vue et englobe le plus grand nombre possible de sortes de convives : point de vue du consommateur servi mais aussi du serviteur pourvoyeur en aliments et en boissons ; aussi bien celui du convive que celui de ses voisins et partenaires de festivités culinaires et de très sages agapes ; points de vue de l'un comme de l'autre sexes puisque un des quatrains (le 26e) est consacré à la relation de convenance entre le convive et des invitées envers lesquelles – beau sexe oblige – il se doit de se montrer nous dit Bonvesin, particulièrement galant sans affectation et prévenant et délicat naturellement : enfin, de façon moins explicite, les règles semblent distinguer également la différence d'âge puisque si l'on peut supposer que le grande majorité des convives concernés, individuellement ou catégoriellement (ex. n° 40. v. 1 ; n° 49, v. 1) vise plutôt des hommes – et des femmes d'âge mûr, en revanche un quatrain (le 32e) tout spécialement s'adresse aux jeunes gens.
38Dernière distinction non plus de sexe, d'âge, de condition (les pauvres évoqués d'entrée qu'il ne faut point oublier, quatrain n° 2), mais affectivement cette fois : celle qui oppose les inconnus (l'invité-surprise du n° 16) ou les "anonymes" aux "amis", à l'ami privilégié, l'intime souvent évoqué ou invoqué et à qui sont réservés les quatrains n 27, 28 et 48 encore.
39En bref le non-respect de ces règles favoriserait le retour de (ou la chute dans) la rustrerie, vice rédhibitoire et visée majeure de cet opuscule d'apologétique sous ses dehors profanes ; mais au contraire, la stricte observance et la juste observance de ces mêmes conseils et recommandations, faciliteraient l'accès de tous à cette micro-société de gens bien élevés pratiquant la maîtrise de soi, évoqués tardivement au quatrain n° 35 :
"Tout le temps que tu manges en présence de personnes bien élevés
"Ne mets pas les doigts dans ta bouche pour récurer tes dents,
(v. 1-2)
40puisqu'aussi bien la réversibité est toujours possible à l'image de la signification en sens contraire du benêt quelque peu frustre et de l'homme comme il faut selon que l'on parle en italien de dabben uomo ou d'uomo dabbene, l'antéposition ou la postposition de la notion de "bien" étant déterminante ... en sens contraire.
41Et Bonvesin dans le cheminement non exempt de redites voulues de sa cinquantaine de quatrains, nous rappelle en cette fin du xiiie siècle, que les règles de la bienséance (le bon ordre de la société communautaire sous l'égide de Dieu et de la Foi catholique) peuvent à tout moment sur un malentendu ou par la simple mauvaise foi, être totalement perverties et fonctionner a contrario dans le sens nocif de la malveillance.
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42Ce qui va suivre comme du reste ce qui a précédé, peut tactiquement se résumer dans un art circonspect de l'observation de tous les faits et gestes qui se produisent autour de la table, reflet d'une société bien organisée où à chacun, à chacune, sont dévolus une place et un rôle bien circonscrits : précautions valables tant chez le consommateur que chez le serveur dont la vigilance (N° 21) se doit de n'être jamais prise en défaut, constamment en alerte et à qui dix quatrains plus loin (N° 31 ) il est rappelé que la tenue et les manières de faire sont au regard d'une propreté impeccable en parfaite osmose avec le discours s'appliquant aux invités, tout aussi "contrôlée".
43Un art de tout savoir observer par conséquent, et qui se double fort utilement d'une discrétion totale qu'on pourrait symboliser par ces mots : silence et parcimonie gestuelle : autrement dit, un art de se bien contrôler pour proscrire par exemple tout bruit inconvenant : mastication concomitante du discours et des propos tenus (N° 10) : éternuement et toux intempestifs (n 18) ; manducation bruyante encore (N° 17), agitation indue et fébrile sur son siège (n° 16).
44Bref, être à table c'est prévoir : art de la prévenance (n° 12 ; n° 18), du tact (n° 9, n° 11) qui sont l'une comme l'autre le contraire du fléau majeur à éviter coûte que coûte, la précipitation rustaude soit pour passer à table et entamer le rite convivial (n° 4), soit lorsqu'on s'y s'est installé de s'empresser de satisfaire d'abord ses propres instincts même au prix d'une soif ou d'une fain initialement légitimes (n° 11).
45C'est en réalité le discours qui est en jeu dans ce manuel : c'est autant dans l'énonciation que dans l'énoncé que consiste la stricte règlementation des gestes et des propos de table : ceux que l'on est amené à esquisser, à proférer soi-même, ceux dont on est a fortiori l'objet de la part de ses voisins immédiats ou d'autres invités programmés à l'avance ou adventices. Le thème discursif surgit tôt dans l'économie de l'opuscule qui s'évertue à ne rien laisser au hasard c'est-à-dire à l'improvisation : il surgit en effet dès le 10e quatrain (celui du "peu parler") suivi – ce n'est nullement un hasard – par toute une série de scènes "à la muette" d'où la parole est sciemment évacuée, sollennisée in absentia et pour ainsi dire proscrite à bon escient au nom de l'efficacité élégante et néanmoins très-parlante d'un art autre de la vraie communication ou plutôt de la saine communicabilité.
46L'agir – Bonvesin nous le montre "du doigt" – est devenu savamment une stratégie du dire. Se bien comporter peut fort bien se passer de la parole devenue parfaitement superflue si le geste bien dosé, bien contrôlé, sur soi ou à l'adresse (ou de la part) d'autrui cet autre soi-même, s'accomplit selon les règles d'un art de vivre qui est en dernière analyse un acte de foi. En cela, soigner son corps et celui d'autrui, en assurer un harmonieux commerce sans consommation excessive de mets et de boissons en tenant à table judicieusement "sa" place sans pour autant chercher à empiéter sur celle du voisin (n° 25, les plats devant soi), relève d'une éthique du savoir-faire.
47Bonvesin s'est en effet beaucoup soucié d'encadrer son opuscule par un rappel initial et une confirmation ultérieure de l'indispensable relation de concorde entre le corps et l'âme : le quatrain n° 7 (v. 4) d'une part, puis le 15e (même vers 4), enfin, le quatrain n° 26 jalonnent le court traité des bonnes manières de table du frère lombard.
48La solennité du banquet de noces (n° 4) sous les auspices desquelles se place ce catéchisme des bonnes manières est aussi fait pour célébrer le bien-fondé vital d'une telle relation. AGIR devient donc capital, agir chrétiennement ; deux apophtegmes, partiel le premier, plus complet le second, à deux moments de l'opuscule de Bonvesin le soulignent :
49– quatrain n° 18, v. 3 : "De cortesia impensa ...
(Pense à agir élégamment)
50– quatrain n° 46. v. 4 : "In tutte le cortesie ben fa ki se assetilia ...
(en matière de convenances, agis bien celui qui s'efforce de le faire).
51Raison de plus pour que le convive sous les regards inquisiteurs des autres convives se garde de paraître discourtois et rustre, péril toujours présent comme certains vers le rappellent à satiété :
52– quatrain n 3, V. 3 : "guarda no vilan" ;
(que cela ne sot pus geste de vilain)
53– quatrain n 5. v 2 : ... trop è gordo e villan
(par trop est glouton et vilain ...) ;
54– quatrain n 7. v. 3 : ... quell'hom no e cortese
(cet homme-là n'est point bien élevé) ;
55– quatrain n° 23, v. 1 : "No te reze villanamente"
(ne te comporte pas en rustre) ;
56– ibidem, v. 4 : ... se tu no voi essere bruto
(si tu ne veux pas faire figure de brute) ;
57– quatrain n° 32. v. 4 : ... "et use de cortesie"
(qu'il y fasse preuve de belles manières) ;
58Le plus y côtoie à la rime le moins, et le jeu des antinomies entre ce qui doit être et se faire (usanza. n° 29. v. 4), et ce qui est déviant ou coupable (reo)12 se poursuit longtemps, obstinément à la rime encore, comme en témoignent les deux exemples empruntés volontairement à des quatrains plus éloignés :
59– quatrain 44. v. 4 ... si po' fi digio villan
(peut être taxé de vilain) ;
60– quatrain 45. v. 4 ... no ave fà cortesia
(ne ferait point montre de politesse) ;
61De façon tout à fait extérieure, une lecture superficielle de l'opuscule donnerait la prépondérance à un axe bien voyant, celui de la pédagogie de Bonvesin : la propreté ce qui étymologiquement caractérise et célèbre le monde (le cosmos, mundus à l'image de Dieu qui l'a ainsi ordonné et ordonnancé). Etre propre en effet est incontestablement l'obsession de Bonvesin, la condition sine qua non de la meilleure façon de se tenir à table en compagnie (et ce faisant de révérer Dieu) c'est-à-dire pour consommer, et commencer dans le sens le plus noble (converser) avec ses voisins et partenaires du moment, au quotidien ou dans l'exception de la solennité.
62En marge (ou en lisière) du banquet - qu'il soit de noces comme il est rappelé au début (n° 4, v. 3) ou de tout autre nature comme le frère franciscain le spécifie encore peu de temps avant de conclure son tour de table herméneutique (quatrain n° 49, v. 1), l'animalité est présente comme dans la représentation picturale, fresques ou tableaux, des grandes festivités profanes ou sacrées (cf. Les Noces de Cana de Véronèse récemment restaurées) : et à un double titre :
- d'abord concrètement par l'effective présence d'animaux (des chats et des chiens de préférence) toujours prêts à profiter des reliefs du festin dans les pieds des convives, que Bonvesin recommande par mesure d'hygiène surtout de ne point caresser par crainte de salir les mains de "ses" convives (quatrain n° 34) ;
- métaphoriquement ensuite car l'envers de la propreté – la saleté – et au-delà les immondices appellent par analogie et de par les traditions culturelles, le référent porcin (quatrain n° 17).
63Ce qui revient à signifier au convive chrétien qu'il doit se situer toujours au-dessus de l'animalité et des risques de rechute que celle-ci symbolise13. Au point que l'opuscule s'achèvera comme il avait commencé par un lavement des mains qui viennent à toucher les mets du repas convivial (quatrain n° 51), dernière acte lustral au pouvoir suggestif de sacralisation.
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64De fait, c'est à une structure de type foncièrement dichotomique qu'obéissent les cinquante préceptes de table de Frère Bonvesin. Il suffit pour s'en rendre compte de se répérer aux quelques adverbes (l'adverbe par excellence qualifie un comportement) employés toujours en position forte de scansion soit à la rime proprement dite (de ces laisses monorimes) et dans ce cas il peut rimer mais pas forcément avec un autre adverbe, soit à l'hémistiche de l'alexandrin détaché en deux parties graphiquement très distinctes, soit encore mais exceptionnement en tête de vers (cas du quatrain n° 3, v. 2).
65La petite dizaine d'emplois de ces adverbes à partir de l'épithète disséminés dans les quatrains, attestent par eux-mêmes des contradictions de comportement possible de la part de convives peu respectueux des règles d'un savoir-vivre chrétien : propreté v/s saleté ; précipitation v/s pondération : excès v/s mesure ; pudeur v/s insolence14.
66Si le premier de ces adverbes employés dès le second quatrain qui réellement débute l'histoire de la table vue par Bonvesin. exceptionnellement déclare la priorité allouée à la pauvreté (imprimamente), les suivants alimentent deux types d'antinomies : d'une part et d'entrée ce qui caractérise par excellence le bon comportement, l'élégance (le adornamente du quatrain n 3, v. 2) auquel fera écho l'une des épithètes qualifiant le bon convive (6e quatrain, v. 2) : et d'autre part, le dernier adverbe employé qui apparaît au quatrain n° 36 au sein d'un climat de laideur et de mal dénoncé de manière véhémente par Bonvesin : ce brutamente annoncé d'abord et entouré ensuite par plusieurs signes ou traces (adjectivées, substantivées, singulières ou plurielles) de déviances répréhensibles15.
67Entre ces deux pôles clairement positif (le premier) et non moins explicitement négatif (le second) le meilleur alterne avec le pire : à la première catégorie sur laquelle se porte le choix de Bonvesin. se rattachent les conzamente (ce qu'il convient de faire du 6e quatrain v. 1. et du 13e quatrain, v. 3) modulés par le temperadhamente (à la rime du V. 2, 8e quatrain) et le comunamente (à la rime du V. 2 du 23e quatrain) ; en revanche, à la seconde catégorie, celle qu'il faut absolument combattre, s'apparente le malamente (lié à l'ivresse du V. 3. 15e quatrain : "stupidement") ou encore le villanamente (à la rime du v. 1 du 23e quatrain).
68D'un tel affrontement entre deux versants de l'humaine nature et de l'humaine condition, Bonvesin dégage un choix drastique qui s'effectue au nom (ou en vue) d'un ordre et d'une attitude finale raisonnables de la part d'individus qui doivent savoir dépasser leur égoïsme, dompter leurs mauvais penchants, maîtriser parfaitement leurs instincts. De là des formules comme "en ordre" ou "de façon ordonnée") lorsqu'il s'agit pour le convive de découper le pain en tranches mais point intégralement (juste ce qui est nécessaire. 23e quatrain, v. 3) ou encore "par raison" (26e quatrain, v. 4) une judicieuse expression qui règle les bonnes relations entre les sexes.
69C'est à ce prix que les mains du convive n'en seront point à démontrer excessive rapacité au détriment de l'appétit de ses compagnons de table mais au contraire sauront faire preuve de doigté et de délicatesse dans l'art de partager équitablement et de distribuer (faire circuler) les mets ou les boissons préparés à l'intention de TOUS les invités. C'est à ce prix que la bouche de ce même convive policé saura faire taire son instinctive voracité et ses goûts par trop exclusifs de bonne chère (cf. quatrains n 19. 22 et 27 notamment) au profit d'une parcimonie extensible aussi à la parole, aux sentiments, et aux gestes et postures convenables de TOUT le corps : ce qu'on nomme du terme générique de "maintien".
70On comprendra dès lors qu'avec le Quinquaginta curialitatibus ad mensam de Bonvesin, l'on se trouve en présence d'un manuel liturgique des bonnes manières chrétiennes Sous des dehors en apparence fort concrètes et communes propres à des pratiques civiles, l'opuscule est à lire de manière codée en termes de symbolique à forte empreinte "spirituelle".
71Lexique, choix de gestes, chronotopes dans leur dispositio et leur inventio renvoient de manière non appuyée aux rites sacralisés d'une existence marquée au sceau de la dévotion et de l'éthique chrétiennes déjà analysées par nos soins dans le contexte du pélerinage et de ces pélerins appelés au long des routes à devenir des convives d'occasion c'est-à-dire des invités-surprise. Chez Bonvesin, l'incursion sous forme d'une cinquantaine de tableaux ou d'instantanés dans la civitas au sein de l'un de ses rites sociologiques majeurs - le repas communautaire "officiel", festif. - occulte difficilement les marques et l'empreinte d'autres rites liés à la dramaturgie de la vie du Christ et des Saints.
72Vision catéchistique avions-nous dit un peu plus haut : à n'en pas douter. Le choix initial catégoriel ou non des verbes des trois premiers quatrains ainsi que la disposition "en répons" des mots (substantifs) ne laisse à cet égard que fort peu de doute : le premier quatrain "enclôt" Frère Bonvesin signataire du petit traité comme maître d'œuvre dans la localisation de sa naissance ; Legnano ne rappellerait-elle pas, par une homophonie significative avec legno (le bois), l'humble origine du charpentier Joseph qui justifierait le premier référent, celui de la pauvreté (second quatrain) ?
73Et tout le traité - on s'en doute - consistera à louer a contrario de quelques païennes ripailles, l'art de se bien nourrir c'est-à-dire mesurément d'abord et avec le souci d'un partage confraternel.
74En "échos" verticaux ou d'un bout à l'autre de l'hémistiche, se renvoie desco (la table, v. 2. v. 4) ou cortesie maître mot évoquant en filigrane l'entourage des disciples du Chrits et ... la Cène (l'Ultima Cena), le verbe "servar" associé à une urgence (souci premier in medias res de Bonvesin) est verbe prégnant s'il en est, désignant à la fois bien servir (des convives en l'occurrence), accomplir un office (qui désignait autrefois les cuisines) c'est-à-dire bien remplir un rôle mais point à sens unique. Le traité s'ouvre donc sur un vif désir d'actualisation de rites sociologiques aussi bien que liturgiques.
75D'ailleurs "pascere" est le verbe-clé du second quatrain répété comme un kyrie trois fois, qui signifie nourrir mais commande la métaphore du pâtre dont le signifié italien renvoie au repas (il pasto).
76Bien plus sporgere, autre verbe-clé du troisième quatrain, employé lui aussi à trois reprises, sanctifié par là-même, ne désigne-t-il pas par essence l'acte de "tendre à " ... dans le geste fraternel et généreux de l'offrande ?16 Ici tendre les mains qui, avec la bouche, vont constituer la dualité symbolico-pragmatique du banquet bonvesien, prolongé seulement, chacun d'eux, par les deux seuls instruments du repas : cuillères et couteaux17 d'une part complétés par les récipients ordinaires, verres (ou coupes), plats et assiette (écuelles) d'autre part ; tendre les mains donc revêt une signification hautement symbolique18.
77Nous complèterons volontiers cette enquête sémantique en faisant remarquer, eu égard au titre latin (mensa ayant même étymologie pour la table ... liturgique et pour la messe)19 c'est-à-dire au lieu qui focalise tout le récit de Frère Bonvesin, que celui-ci bénéficie également d'autres appellations comme il a été dit au début de celte étude (desco, talier) ; le premier nommé étant de loin le plus récurrent – quatorze occurrences contre cinq seulement à celui de mensa contenu dans le litre du recueil de préceptes.20
78Quant au dernier (talier), réduit à trois emplois seulement, il n'est là semble-t-il qu'en raison des mets à découper, le tagliere désignant encore de nos jours, en italien moderne, la planche à découper, à hacher viande et charcuterie.21
79Au croisement de besoins à la fois pragmatiques et profanes et d'authentiques exigences spirituelles, la table de Bonvesin s'inscrit dans un contexte christique qui ouvre et referme le traité, placé sous les auspices du signe de croix et de la purification augurale et finale des mains dudes mangeur(s) par l'eau qui les débarrasse de leurs impuretés, quasiment de leur souillure.
80Le bilan des cinquante quatrains est moins dans la confrontation systématique binaire entre le positif et le négatif qu'eu égard au sens de la continuité que sait entretenir le discours didactique de Bonvesin da la Riva : le système-clé n'est-il pas celui de ce qui est en train de s'opérer (tanfin)22 qui, répété à satiété, justifie le souci constant du moraliste de ne point introduire de rupture fâcheuse dans cette histoire en raccourci des bonnes mœurs de table, matérialisation nécessaire de la durée de l'existence (il faut manger pour vivre) et celle de la survie des sociétés ; une diététique y commande plus généralement une manière de vivre qui s'adresse à l'homme de là fin du xiiie siècle tout comme Michele Savonarola s'adressera, lui. à l'homme du Quattrocento. Car pour être accepté à la table d'autrui, il ne faut pas au préalable courir le risque d'en être vite chassé (quatrain n° 4. v. 4).
81C'est au prix d'une attention soutenue double (à soi-même et à l'autre, son semblable, son frère) au sein d'une relation à ne pas gâcher voire interrompre par un geste, un mot, une intention des plus malencontreux susceptibles d'introduire de la gêne (le mot fastidio revient comme une antienne)23, que peut être conservée et perpétuée cette bonne santé des individus au sein de la communauté des vivants et des chrétiens à laquelle, à deux reprises fait allusion Bonvesin frère du Tiers Ordre des Umiliati :
82– une première fois au quatrain n 7 :
83... da po' ke l'hom se fidha (tiens-toi comme il faut à table ;
84– une autre fois au quatrain n° 19 :
... quando l'omo se sente ben san (si quelqu'un se sent en bonne forme).
85C'est dire assez ce que peut représenter à ses yeux l'éthique de la table non seulement eu égard au code biologique et sanitaire des personnes prises individuellement mais encore à celui d'une thérapie née de la bonne entente et engendreuse de paix et d'harmonie. Le terme de "pax" figure en toutes lettres à la rime au dernier vers du quatrain n 12 :
et quand il a bu, il doit ensuite le reposer (la dè mete zoso in pax).
86Ce sont en lin de compte les excès (ou les écarts) qui risquent de menacer le bel équilibre social : ce sont eux que Bonvesin pourchasse et veut éliminer chez "son" convive policé. TROP guette l'invité à tous les niveaux : trop manger, trop boire, trop parler, trop s'agiter, trop en faire mais avec lui aussi on peut dépasser la mesure (quatrain n° 4. v. 3 ; n° 45. v. 4). Au seul plan de la consommation sensuelle et orgiastique les termes ne sont pas assez forts : gordo, goulu (n° 5. v. 3 ; n° 11. v. 3) ou sazio, repu (n° 48, v. 3).
87Ce qui confère plus de force aux préceptes d'un tel manuel tient dans la participation que s'y est réservée Bonvesin da la Riva lui-même, qui s'y met en scène comme éventuel invité (n° 24) et, après avoir rapporté des propos jugés malséants (n 20) de critique injustifiée sur la mauvaise qualité des plats. "Per meo grao" : à mon avis, c'est-à-dire pour ce qui m'agrée, par deux fois usité, est une manière de s'impliquer franchement comme directeur de conscience apte à délivrer un message tout comme le ferait dans son huis-clos le confesseur à "son" pénitent repentant. La table est question de convenance, c'est-à-dire de contenance non seulement eu égard à la bonne tenue corporelle des bras (n° 7), des jambes (n° 6), des coudes (n° 7 idem) mais encore plus du visage, test bien visible de bon comportement à lui seul de par sa mine agréable et sa physionomie avenante offerte à l'assemblée, chose primordiale quand on prétend à être un convive policé. Les épithètes abondent à cet égard :
88– quatrain n 6. v. 2 : "cortese, adorno, alegro, e confortoso, e fresco"
(de bon maintien, élégant, joyeux, de bonne humeur et bien disposé).
89– quatrain n° 28, v. 3 : "farghe bella clara"
(lui réserver un visage accueillant).
90Pas moins de cinq épithètes redondantes au total scandent le label du parfait invité, du convive apprécié dans la "bonne société".
***
91Ecrit par un religieux à la lin du xiiie siècle, l'opuscule De Quinquaginta curialitatibus ad mensam témoigne – on l'aura constaté – à la fois d'un désir de redressement moral des mœurs soit relâchées à l'époque où écrit Bonvesin, soit encore trop frustes et d'une séduction incontestable pour les pratiques conviviales dont la table n'est que l'un des aspects concrets éminents puisque partager un repas en compagnie d'une ou de plusieurs personnes a fortiori suppose :
- apprendre (ou savoir) à mieux connaître et à tolérer l'autre surtout s'il n'est pas un ami (problématique envisagée par Bonvesin) :
- faire passer ses goûts ou ses penchants après la soumission raisonnée à une discipline égalitaire (gourmandise et plus loin à l'horizon, sensualité excessive, ainsi que risque de luxure toujours possible sont aussi évoquées comme limites répréhensibles par Bonvesin le Franciscain du fiers Ordre) :
- encore : savoir respecter des codes hiérarchiques qui. ici. sont bien voyants, énoncés en faveur de l'autorité et de l'institution ecclésiastique en la personne de l'évêque. seul haut dignitaire nommé même si. sous d'autres désignations approximatives, on pourrait ça et là lire d'autres fonctions dévolues à des personnages laïcs en charge d'affaires municipales24.
*
92Tout code de bienséance qui vise aux besoins de la vie organique de l'individu (exemple des mouches, n° 42) ressortit bien évidemment à un type et à un degré de civilisation donnée, la valeur des signes (corporels, chromatiques, de sociabilité) variant considérablement d'une civilisation à une autre pouvant même être totalement inversée sans pour autant opter de façon décisive en faveur d'un mode plus que d'un autre.
93Dans ce domaine, l'écrit poétique de Bonvesin et la forme-écrin du quatrain se prêtent fort bien à des redites voulues qui sont tributaires d'un genre (le manuel du savoir-vivre) didactique, ici catéchistique qu'on nomme en italien la precettistica, avec en toile de fond l'intention de mémoriser de telles règles de vie ou préceptes de vie communautaire encore calquée sur les tabous de l'ecclesia, qui sont ceux de l'art incantatoire (type des Dix Commandements dans l'ordre de l'interdit ou de la permissivité réitérés, ou encore du Cantique des Créatures).
*
94La leçon dernière de cette cinquantaine de conseils pratiques à l'usage de TOUS (mais d'abord des fidèles bien évidemment) pourrait être le souci conservatoire de la vie communautaire sans failles ni heurts de quelque ordre que ce soit, mais d'une communauté de croyants soumis à une hiérarchie qui culmine dans la reconnaissance de l'Autorité spirituelle.
95L'eau augurale et terminale qui purifie les mains du convive est à cet égard significative encore d'une sacralisation de ce de ces repas pris en commun où le pain associé au vin25 sans autre explicitation liturgique il est vrai, au quatrain n° 47, conserve toute leur valeur d'éléments sacrificiels.
96On trouverait au sein d'une autre architecture comme celle plus ample déjà signalée du Traité des mois de semblables intentions de conserver à un autre type de rite(s) (solaire, climatique) des dimensions foncièrement spirituelles.
Notes de bas de page
1 Edition de référence : in Poeti del Duecento a cura di Gianfranco Contini, "la letteratura italiana, storia e testi, Ricciardi, Milano-Napoli, 1964, pp. 703-712.
2 In Tractutato dei mesi di Bonvesin da Riva milanese dato in luce per cura di Eduardo Lidforss in Scelta di curiosità letterarie inedite e rare (dal secolo XIII° al XVIII°), Dispensa CXXXVIII, Bologna, Romagnoli, 1872, 103 p.
3 De Quinquaginta curialitatibus ad mensam, op. cit passim.
4 Gesticulation : gestualisation : cf. Jean Lacroix, le geste et le sacré dans les récits agraires (France, Grèce, Italie, Roumanie) in Les Langues Néo-Lutines, suppl. au n° 274, 1990, Paris III - Sorbonne-Nouvelle, numéro spécial "Lectures du geste", pp. 55-72.
5 Cf. Traités de savoir-vivre italiens (I trattati di super-vivere in Italia) études rassemblées par Alain Montandon, Univ. Blaise-Pascal, Centre de recherches sur les littératures modernes et contemporaines, Association des Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 1993 ; Etiquette et politesse, idem, 1992.
6 Michele Savonarola, Libreto de tutte le cosse che se magnano : un'opera di dietetica del sec. XV a cura di Jane Nysted, Acta Universitatis Stockholmien, Romanica Stockholminesia, Almqvist and Wikselle International, Stockholm, 322 p. (compte-rendu de J. Lacroix in Revue des Langues Romanes, tome XCIII, année 19S9, n° 1, pp. 184-189).
7 Edition de référence, voir note 1.
8 Pas de "congé" : le traité s'achève brutalement, sans autre "morale" que la mention de la nécessité du lavement des mains une fois le repas achevé ce qui renvoie au troisième quatrain (lavement de mains avant de passer à table). La nature "cyclique" et ritualisée du traité est ainsi mise en valeur.
9 Au Quattrocento : Laurent le Magnifique (Canti carnascialeschi) ; le Politien (la Favola di Orfeo par ex, : en revanche le De Vita de Marsile Ficin opte délibérément pour un usage modéré des aliments et des boissons, vrai éloge de la tempérance énoncée comme règle du savoir-vivre, favorable pour le lettré à l'élude. ("Il Soggetto e la Scienza", Edizioni Biblioteca del l'Immagine, 1991).
10 J. Lacroix, "l'Etranger sous le regard d'un Pape du Quattrocento, Enea Silvio Piccolomini " in vol. Actes Coll. Internai, italo-franco-hispanique de Paris III, Sorbone-Nouvelle des 23-26 mai 1991 La modernité au xv-xve s. l'Image de. l'Autre européen, études recueillies par J. Dufournet, A. Ch. Fiorato et A. Redondo, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 1992, pp. 65-79.
11 Franceso da Barberino, Del reggimento e costumi delle donne, Collez, di edizioni di opere inedite rare dei primi tre secoli della lingua a cura di Carlo Baudi di Vesme, Bologna, presso Romagnoli, 1875, section XII, p. 40 sqq. Voir à ce sujet in Traités du savoir-vivre italiens, op. cit., la toute première étude du recueil, de Sylviane Lazard consacrée à cette oeuvre.
12 Reo : quatrain 20, v. 2 (rea usanza) ; quatrain 39, v. 1 (ree nove), v. 2 ibidem (reo core) ; quatrain 41, v. 4 (reo core).
13 Animalité : le bruto à la rime 4 du quatrain 21 à relier au monde bestial et à un comportement qui pourrait être celui du mauvais serviteur : la bruteza (saleté) à la rime du v. 2, du quatrain 31 ; li bruti désignant concrètement les animaux sales (à la rime v. 3 du quatrain 34) qu'il ne vaut point caresser ; enfin le bruteze encore, au pluriel et à la rime du v. 4 du quatrain 36 de ce même quatrain où est employé l'adverbe brutamente (v. 3).
14 Cf. quatrains n° 9 (v. 2-3).
15 Adverbes : "conzumente" (v. 1, n° 6) ; le temperadhamente (v. 2, n° 8) déjà cités niais aussi de nouveau le conzumente, du v. 3, n° 13 ; le matamente du v. 3 du n° 15 ; dans d'autres quatrains (cf. n° 23, au villanamente du v. 1 fait écho à la rime le comunumente du vers suivant).
16 J. Lacroix, "le onzième récit ou la "fin" des journées du Décaméron in Mélanges J. Dufournet ("Et c'est la fin pourquoy sommes ensemble), Champion-Slatkine, 3 vol., Paris-Genève, 1994, t. II, pp. 827-837.
17 Cuillères et couteaux : les premiers longuement évoqués (voir n° 17, 46 et 47 ; pour les seconds en revanche, une seule mention (N° 49).
18 Tendres le mains : cf. n° 43, v. 2-3 ; n° 44, v. 2.
L'action du gérondif (action en cours de développement) est à cet égard primordiale dans l'accomplissement de la gestuelle mangiare/bere, couplage sémantique obsédant : n° 22, v. 4 (rime) ; n° 26, v. 1-2 ; n° 29, v. 1-2 ; n° 42 v. 3. Le rapport buccal redondant à l'assonance est aussi une illustration patente (n° 35, v. 2-3 ; n° 36, v. 2-3), tout de même que la litanie quadruple à chacun des vers du quatrain n° 47, du mangiare.
19 Table et ... messe (mensa) successivement n° 2, v. 1 ; n°7 à deux reprises v. 2 et 3 ; n° 18, v. 4 (rime) ; n° 27, v. 2.
20 Mensa se dit encore aujourd'hui, en italien, pour désigner le restaurant universitaire où les étudiants prennent leur repas en commun, comme les moines au réfectoire.
21 Tagliere : cf. n° 22, v. 3 ; n° 26, v. 1 ; n° 35, v. 4.
22 Tanfin n° 10, v. 3 ; n° 16, v. 3 ; n° 29, v. 2 et 3 ; n° 30, v. 3 ; n° 34, v. 2 ; n° 35, v. 1.
23 Fastidio : pour le tourment véritable, soit sous forme d'agrezar (n° 28, v. 1) ; soit sous forme de substantif (n° 40, v. 4).
24 Laïcs : par ex. quatrain n° 33 on encore n° 28.
25 Pain et vin : quatrain n° 47 (pas d'usage immodéré du premier) ; quatrain n° 51, le dernier (boire du bon vin de l'année).
Auteur
Université Paul-Valéry Montpellier III
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