Le Doigt sur la dent (geste symbolique du serment sarrasin)
p. 605-624
Texte intégral
1Les travaux suscités jusqu'à présent par le geste attribué aux sarrasins et qui consiste à porter un doigt à une dent comme validation d'un serment se réduisent à des relevés1 à des mentions dans le cadre d'une étude plus large de la gestuelle ou des sarrasins épiques, à des investigations sur l'origine réaliste de cette gestuelle, sans réponse très assurée d'ailleurs2. Dans les éditions critiques, les notes ponctuelles qui commentent les occurrences de ce geste le présentent comme une symbolique convenue du serment sarrasin, en renvoyant à d'autres attestations ou aux études déjà mentionnées.
2A confronter ces sources d'analyse, il ressort que l'apparente unité du geste, suscité par le caractère attendu et donc entendu qu'il prend très vite dans les œuvres, par le fractionnement des références et des explications dans les études, masque mal les variations du stéréotype et les éventuelles maladresses de sa mise en œuvre ; tenter une synthèse de ce cliché littéraire amène nécessairement à s'interroger sur la date de son apparition dans la chanson de geste, sur sa nature proprement épique et à en définir le sens même. En outre, étudier l'exploitation de ce geste, ou sa suppression, c'est s'intéresser aux filiations des textes, aux familles de manuscrits et à la technique de l'adaptation.
3Cette perspective génère une approche essentiellement chronologique, mais en analysant tout d'abord l'émergence de ce geste dans la littérature épique, nous voudrions en souligner la théâtralité et par là reprendre le problème des sources. Si très vite le doigt sur la dent devient symbolique du serment sarrasin, et donc codifié sur le plan littéraire, cette mise en place du stéréotype connaît quelques hésitations et maladresses. Une fois la tradition établie, son devenir met en lumière son caractère stéréotypé — ou, au contraire, abscons pour les générations suivantes — ou plus simplement l'évolution des mœurs et des goûts littéraires dans la peinture d'une société féodale disparue et confrontée à un monde musulman lointain et artificiel.
4Il semble que les premières occurrences du doigt sur la dent à l'appui d'un serment prononcé par un sarrasin, dans le domaine épique, soient celles de La Chevalerie d'Ogier de Danemarche. C'est dire d'emblée les difficultés rencontrées pour imputer l'invention littéraire, tant à travers l'attribution même de l'œuvre toute entière à Raimbert de Paris que par la mention toujours possible de ce geste dans les sources supposées, et disparues, de cette œuvre.
5Rappelons brièvement les circonstances des serments prononcés. Dans la première occurrence, les sarrasins occupent Rome et un combat singulier doit opposer Karaheu et Sadone à Ogier et Chariot, le fils de Charlemagne, dans une île du Tibre3. Au serment sur les reliques du côté chrétien répond le doigt levé et heurté à la dent de l'émissaire sarrasin. Sans entrer dans le détail, il faut se souvenir combien ce serment du loyal Karaheu va être déterminant pour la suite des événements. La seconde occurrence est plus brève et constitue déjà un écho de la première en fixant le caractère convenu du geste, qui devrait souligner le caractère inviolable du serment : dans un autre combat singulier qui oppose Ogier à Brahier, celui-ci, bien que détenteur d'un onguent miraculeux, éprouve le besoin de solliciter une trêve propice à un sommeil réparateur, ce qu'Ogier lui accorde après avoir décliné son offre de bénéficier de l'onguent.
Li paien l'ot, et fiert le doit au dent :
Ne l'en mentist por un menbre perdant.4
6Les défauts mêmes de ces mises en œuvre, sur lesquels nous reviendrons, nous semblent attester de l'introduction de ce geste dans La Chevalerie d'Ogier de Danemarche. En effet, s'il est difficile d'affirmer avec certitude que le geste n'était pas mentionné dans une œuvre source du xiie siècle, quelques points de comparaison se révèlent intéressants.
7D'une part, on constate que ni le geste ni le serment lui-même ne sont mentionnés dans la branche III de la Karlamagnus Saga5. Ils ne semblent donc pas découler d'un fonds plus ancien alors que le schéma narratif du passage demeure proche de celui de La Chevalerie d'Ogier de Danemarche. Ce constat s'applique également aux Enfances Ogier de La « Geste Francor » di Venezia, dans lesquelles il y a simple promesse sans serment solennel, et dans des circonstances un peu différentes puisque le messager n'est pas Karoer (Karaheu) en personne6.
8D'autre part, Knud Togeby a remarqué que l'action courtoise de Karaheu de se constituer prisonnier, après l'intervention déloyale des sarrasins dans le combat singulier et la capture d'Ogier, était un emprunt littéraire à Partonopeus de Biais7. Or, dans le passage correspondant à la mise en place du combat singulier entre le roi Sornegur et Partonopeus et à la discussion des conditions, non seulement il n'est nullement fait allusion à un quelconque mouvement du doigt vers les dents, mais, dans une vision très christianisée des sarrasins, l'auteur prête aux païens l'usage de reliques à l'appui du serment :
Li roi vienent al sairement,
Si l'ont juré trestot ensi
Corn li François l'ont eschari,
Sor teus reliques com il ont,
Que lor porparlement tenront.
Aprés ont juré li François
Ço qu'escharirent li Danois
Qu'il autresi de la lor part
Lor roi feront tenir l'esgart.8
9Certes, le parallélisme de comportement entre Sornegur et Karaheu se retrouve dans leur réaction lors de l'intervention inopinée des sarrasins dans le combat singulier et dans le fait qu'ils se rangent tous deux dans les troupes françaises pour se démarquer d'une telle trahison. Cependant, les serments divergent et soulignent ainsi l'évolution intervenue dans les conventions littéraires : le serment sarrasin, loin d'être symbolisé à la fin du xiie siècle par le doigt sur la dent, ne fait que reproduire l'engagement chrétien. Jusqu'à cette date, faute de bien connaître la civilisation musulmane, les trouvères font jurer les sarrasins sur des représentations de Mahon ou sur une croix, leur font tendre leur gant à ces statues, promettre des dons, voire faire un signe de croix à la mode mahométane9 !
10L'évolution reflétée par La Chevalerie d'Ogier de Danemarche est perceptible également dans la seconde mention du geste. En effet, la courtoisie d'Ogier à l'égard de Brahier, courtoisie qui va jusqu'à lui glisser une pierre comme oreiller pour faciliter sa respiration et par là son sommeil, n'est pas sans rappeler à Knud Togeby le combat de Roland contre Ferragus10, mais là encore La Chevalerie innove car l'épisode ne s'accompagne d'aucun serment dans La Chronique de Turpin11.
11Toutefois, une lacune dans le manuscrit A (B.N.F., fonds français 24403) de La Chevalerie, correspondant aux vers 10681-11424 de l'édition Eusebi, empêche de vérifier si la mention du doigt sur la dent appartient à toute la traduction manuscrite ou s'il s'agit d'un ajout maladroit de certains manuscrits, dans la seconde partie du texte, qui pourrait être de facture plus récente. La solution est d'autant plus envisageable que, à la fin du xiiie siècle, le motif est déjà introduit dans les œuvres d'Adenet le Roi et surtout dans Anséïs de Carthage, texte où le détail est tout à fait bien amené ; les rapprochements entre cette œuvre-ci et La Chevalerie sont nombreux12, et ce n'est peut-être pas tout à fait un hasard si le manuscrit Cosin Vo IIo 17 de la Bibliothèque universitaire de Durham regroupe ces textes et les mélange.
12Si la mention du geste peut paraître aller de soi, du fait du sujet, pour Les Enfances Ogier, postérieures à La Chevalerie13, l'exemple de Buevon de Conmarchis révèle à son tour l'introduction du geste par un auteur qui contribue à en fixer le caractère déjà conventionnel au xiiie siècle, mais qui n'en maîtrise pas encore l'interprétation. En effet, le serment de récupérer son héritage que prononce Clarion s'accompagne du geste qui nous occupe14 alors que dans Le Siège de Barbastre, le même serment n'est confirmé par aucun geste15. Le démarcage dans le traitement du serment est d'autant plus net que, dans les deux œuvres, celui-ci est évoqué dans une laisse en -é : l'hémistiche « sa dent dou doit hurté » aurait facilement été introduit dans Le Siège de Barbastre, si le geste avait déjà été codifié dans la littérature épique à la fin du xiie siècle.
13En revanche, il semble suffisamment conventionnel dans la seconde moitié du xiiie siècle pour sortir du cadre de l'épopée et s'étendre au roman d'aventures. C'est ainsi qu'il est mentionné dans Sone de Nansay lors des disposition prises pour la « bataille aramie » entre Sone et trois champions, dont Madoc chargé d'aller proposer ce combat :
Li empereres le jura
Et li payens sen dent croka.
C'est li sairemens de lor foy
Et li seuretés de lor loy.
Et dist Madoc : « Or assinons
Le jour que nous combaterons. »
Au sisisme jour ont nommé,
Cascuns en a le doit levé
Et mise fors la trayson.16
14On constate toutefois que la convention n'est pas encore très assurée. D'une part, le pronom « cascuns » du vers 18438 désigne l'empereur aussi bien que le païen ; or Sone est chrétien et le geste ne peut avoir pour lui la même signification que pour Madoc. D'autre part, le geste n'a pas encore un caractère assez symbolique pour être suffisant : il y a encore échange d'otages pour assurer de l'engagement17.
15Il apparaît donc assez nettement que le tournant des xiie et xiiie siècles constitue la période de mise en place de ce geste, qui, bien qu'assez obscur, concrétise visuellement le serment proféré et en théâtralise l'importance.
16C'est à dessein que nous parlons de théâtralisation du serment car le fait de ne pas trouver de trace du stéréotype dans la littérature épique avant le début du xiiie siècle amène à s'intéresser à ce qui constitue du coup la première attestation dans la littérature médiévale, à savoir Le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel. Dans ce texte, le roi païen demande à son sénéchal d'interpréter la prophétie délivrée par la statue de Tervagan ; le vassal craignant des représailles après une interprétation peu satisfaisante pour son seigneur préfère s'assurer quelque garantie auparavant, ce qu'il obtient sans peine et que le geste consacre18.
17On retrouve dans ce geste la visualisation d'un serment mais ici entre sarrasins et non pas, comme dans les premiers textes épiques concernés, entre sarrasins et chrétiens. Dans la brièveté de l'allusion, le geste a un caractère convenu, perçu comme intrinsèque à la civilisation païenne et tout à fait admis par le roi. Il n'est pas éclairé par le pendant chrétien que constitue la main posée sur les reliques, mais on peut supposer que l'exécution du geste sur scène et le commentaire apporté par la réponse du roi en rendaient la portée suffisamment explicite pour les spectateurs :
Senescal, n'aiés pas doutanche !
Ves chi le plus haute fianche :
Se vous aviés men pere mort,
N'averiés vous mais de moi garde.19
18Comme dans La Chevalerie d'Ogier de Danemarche, le serment est inviolable, même si l'interprétation de l'oracle par le sénéchal ne satisfait pas son souverain20, Ainsi, à la fois par la date présumée du Jeu de saint Nicolas et par l'influence que le genre épique et la croisade ont exercé sur lui21, il s'avère délicat pour ne pas dire impossible d'établir la primauté de l'épopée ou du texte théâtral dans la mise en œuvre du motif au tournant des xiie et xiiie siècles. Tout au plus peut-on établir quelques conclusions partielles.
19Quel que soit le domaine littéraire d'émergence, on peut supposer que, s'il y a un fond de réalité historique dans ce geste comme le suggérait Urban T.Holmes22, il découle vraisemblablement de la troisième croisade, qui a amené le monde occidental à porter un regard nouveau sur les musulmans du Moyen Orient grâce à des personnages comme Saladin ou Karakouch, le chef arabe défenseur d'Acre, qui pourraient avoir inspiré le personnage de Karaheu23. Par le décalage dans le temps et des circonstances différentes, la deuxième croisade semble moins propre à développer le thème du sarrasin au cœur noble de même que la quatrième croisade, fourvoyée et au demeurant trop tardive étant donné l'allusion qui y est faite dans les Congés de Jean Bodel. En outre, le massacre des chrétiens dans Le jeu de saint Nicolas n'est pas sans rappeler l'échec de la troisième croisade devant Jérusalem24.
20Par ailleurs, l'intérêt de Jean Bodel pour la croisade a pu l'inciter à introduire un détail plus ou moins réaliste, peut-être inspiré par des récits de croisés revenus au pays, et sensibilisés à la nécessaire formalisation des engagements réciproques, notamment lors des contacts avec le roi Saladin. La nécessité de solutions négociées ne pouvait qu'amener à s'interroger sur le comportement des musulmans et la pérennité des accords diplomatiques conclus avec eux, et ce alors même que les dissensions entre rois chrétiens occidentaux, soulignées par l'emprisonnement de Richard Cœur de Lion, soulignaient la fragilité des engagements entre chrétiens.
21Enfin, on peut remarquer que, dans son expression dramatique, le geste est amené avec beaucoup plus de naturel dans Le Jeu de saint Nicolas que dans La Chevalerie d'Ogier de Danemarche, constat propre à susciter des commentaires tout à fait contradictoires. En effet, si l'on peut supposer que c'est avec bonheur que Jean Bodel adapte à la scène une gestuelle déjà mentionnée dans des épopées perdues et platement imitées par l'auteur de La Chevalerie, on peut aussi alléguer que c'est de la première tentative d'application au domaine épique d'un geste essentiellement théâtral que naissent le décalage dans les circonstances et les maladresses propres à un premier essai.
22Cet emprunt de l'épopée au théâtre pourrait être corroboré par le fait que la première mention du geste dans Anséïs de Carthage fonctionne comme une véritable didascalie à l'intérieur d'un discours direct :
Dist li mesages : Voire, sans traiement,
La moie foi vous en jur loiaument
(Son doi leva, si le hurte a son dent),
Et se avés compaignon ne parent [...]25
23Une difficulté demeure, celle que constitue Tassez spontanée abjuration du détestable Fromont dans Gerbert de Mez, texte du xiie siècle. Rappelons qu'elle débute par un mensonge, puisque Fromont cache sa véritable identité à l'"amirant" et par une trahison, puisqu'il propose au païen de l'aider à conquérir la France. Sommé d'abjurer, il obtempère volontiers en reniant un Dieu qui l'a déshérité :
A .i. ymage de Mahon l'ont mené,
Son doi li firent en la bouche bouter
Et des genox jusqu'a la terre aler,
Tendre ses mains et du chief aorer.
Entr'ex disoient Sarrasin et Escler :
« Molt ont François malvaise loiauté !
Molt a or tost cis relenqui son Dé ! »26
24Ce passage est problématique, car il associe dans un texte ancien le geste qui nous préoccupe à la reconnaissance de Mahomet et de sa loi, mais on voit mal comment à partir de cette trahison aurait pu se développer, même par transposition à des païens, l'idée d'un serment inviolable. En fait, dans un premier temps, pour rassurer le chef païen sur la sincérité de sa malhonnête proposition de lui offrir la France, Fromont se propose de jurer sur les saints (v. 7621), ce qui ne convainc pas le païen, plus sensible sans doute à un serment selon sa propre religion. Mais nous retrouvons du coup le phénomène d'écho entre la main posée sur les reliques et le doigt sur la dent : le doigt dans la bouche s'inscrit alors logiquement dans la scène d'abjuration.
25Mais cela soulève aussitôt le problème de la date. En effet, certains manuscrits de Gerbert de Mez sont fort anciens et notamment le manuscrit de l'Arsenal édité par Pauline Taylor. Mais pour chacun de ces premiers manuscrits, un doute demeure quant à leur datation du xiie ou xiiie siècle. Nous voilà une fois encore confronté à ce tournant des deux siècles et rien n'interdit vraiment de penser que le passage de Gerbert de Mez découle du geste symbolique du serment sarrasin.
26Faute de pouvoir trancher ce débat à la lecture des premiers textes sur Ogier le Danois, il convient de souligner les maladresses de la première exploitation épique vraiment attestée, ainsi que les nécessaires adaptations qui, pendant tout le xiiie siècle, vont fonder le stéréotype.
27En effet, la prestation de serment préliminaire au combat singulier entre Karaheu et Ogier n'est plausible qu'avec le présupposé d'une excellente connaissance mutuelle des us et coutumes de chaque camp. De fait, une fois le combat convenu, c'est Karaheu qui invite Charlemagne à faire apporter les reliques nécessaires à l'engagement chrétien :
« Drois empereres, dist Karaeus li bers,
Faites les sains orendroit aporter ;
Tot premerain vos converra jurer,
Et en aprés li Danois d'outre mer,
Et vostre fil qui tant est redotés ;
De traïson n'i ara mot soné. »
Et dist li roi : « Volentiers et de gres. »
Isnelement fait les sains aporter ;27
28Ce discours direct implique pour Karaheu une connaissance à la fois de l'usage des reliques dans les serments chrétiens et de l'ordre protocolaire. Or rien dans les vers qui précèdent ne pose un tel présupposé. Parallèlement, l'équivalent sarrasin ne suscite de l'étonnement de la part des Francs ni sur son sens ni sur sa validité. Le commentaire ne vient que de l'auteur :
Le sarrament ont trestot troi juré,
Et Karaeus refait sa seürté :
Hauça son doit, a son dent l'a hurté ;
Puis n'en mentist por les menbres coper.28
29Ce besoin d'explicitation, nécessaire à la compréhension de l'auditeur-lecteur dès que le geste n'est pas accolé au discours direct du sarrasin ne cesse de se développer dans les œuvres du xiiie siècle29. On est certes encore loin des commentaires abondants et répétés qui apparaissent dans un texte plus tardif comme Baudouin de Sebourc, où ils relèvent aussi bien des personnages que de l'auteur, notamment lors du serment du roi Hector de Salorie30. Mais ce besoin d'explication dans un texte bien plus tardif, et donc à un moment où le geste est devenu conventionnel, contraste vivement avec l'implicite de La Chevalerie d'Ogier de Danemarche.
30On pourrait penser, en l'absence d'attestation par des textes antérieurs, que cet implicite est dû au caractère déjà conventionnel du geste pour le fonds épique, mais, nous l'avons vu, rien n'est moins assuré puisque textes norrois et franco-italien n'en comportent pas de mention. Et de fait, Adcnet le Roi a dû être sensible à la difficulté que constituait l'invitation de Karaheu à apporter les reliques car il a supprimé le versant chrétien du serment dans le passage. De même, la difficulté est évitée par le manuscrit tardif de la B.N.F., f. fr. 1583, dans lequel Raimbert de Paris est nommé31. Ces adaptations incitent donc penser que la convention du geste dans le domaine épique ne commence vraiment à s'établir qu'au xiiie siècle.
31D'autres éléments soulignent l'approximation qui existe encore à cette époque dans l'instauration du geste. En effet, dans la seconde occurrence de La Chevalerie d'Ogier de Danemarche, un lecteur vétilleux peut se demander à quoi peut bien servir le serment de Brahier : il n'y a pas de serment formel de la part d'Ogier, qui ne parle que de « convent », et le géant valide cette promesse d'Ogier par le geste du doigt sur la dent, alors que lui-même n'a prononcé aucun engagement et que la suite du récit montre que son assoupissement le met à la merci d'Ogier, et non l'inverse. La maladresse naît de ce que le symbole n'accompagne aucune parole de l'intéressé et qu'il ponctue un discours de son interlocuteur qui n'est pas un véritable serment, avec une invocation divine ou une référence à la loi (ou à la foi)32. De ce fait, le geste apparaît comme un réflexe à usage personnel plus qu'un engagement à l'égard de l'interlocuteur, comme lorsqu'on croise les doigts par exemple. Cela pourrait corroborer les analyses d'Holmes sur la transposition de gestes effectivement vus par les croisés, et difficilement interprétables sans percer la mentalité arabe : bien des gestes contemporains, comme les mouvements de main sur le cœur accompagnant les salutations, soulignent, pour une civilisation très attachée à l'écrit, l'impérieuse nécessité d'une matérialisation spatiale et visuelle de la parole.
32Cette interprétation d'un geste machinal trouve un appui dans l'occurrence déjà mentionnée dans Buevon de Conmarchis car, au moment où Clarion ponctue de ce geste sa déclaration solennelle de recouvrer son héritage, il est apparemment seul et son serment est prononcé in petto :
Sa loi jure et en a son dent dou doit hurté
Que tout metra pour tout ou ce iert recouvré.33
33Adenet le Roi a l'habileté de supprimer l'« ambiguïté formulaire » qui existe dans l'œuvre source en introduisant une gestuelle plus typiquement païenne34. Toutefois, le doigt sur la dent constitue un engagement de Clarion vis-à-vis de lui-même et non d'autrui, ce qui ne répond pas exactement à la typologie du geste. Bien plus, lorsqu'il propose ensuite son aide aux Francs prisonniers, sa prise de position, pourtant suspecte à Gui du fait de la trahison des siens qu'elle implique, n'est ponctuée d'aucun geste alors même que l'hémistiche « sa loi en a jurée », souvent en liaison avec le geste, réapparaît.35
34Toutefois, au moment où la typologie du geste se fixe, il peut apparaître normal que Clarion ne le fasse pas pour conforter ses allégations. En effet, le lien semble s'établir entre la loi de Mahomet et le geste. Or, même s'il jure encore sa loi pour convaincre de sa sincérité, il va recourir à un argument décisif : il se déclare fils de chrétienne et prêt à se convertir. Par conséquent, l'usage d'une gestuelle païenne peut apparaître déplacé car le geste s'ancre dans la tradition de Karaheu qui refuse de se convertir, et l'invocation divine, qu'il accompagne, implique une foi sincère et inébranlable en un Dieu sarrasin36.
35Cela est corroboré par l'évolution des termes qui y sont associés. Si les premières occurrences associaient à ce geste des termes variés mais encore imprécis comme « seürté » et « couvent », dans La Chevalerie d'Ogier de Danemarche, ou « fianche », dans Le Jeu de saint Nicolas, dès Anséïs de Carthage, le geste souligne une déclaration plus solennelle (cf. supra) et le fait de « jurer sa loi » se retrouve dans Buevon de Conmarchis ; Les Enfances Ogier soulignent la transition du simple « couvent » entre sarrasins (v. 2005) à l'engagement sans trahison, sans rien fausser, « loiaument » (v. 2279-2285), entre sarrasins et chrétiens. Des les textes du xive siècle, le discours souligné par le geste renvoie à la « loi de Mahon », soit par la mention explicite du nom divin ou par l'usage en contexte du déterminant possessif devant « loi »37.
36On peut donc considérer qu'au cours du xiiie siècle le motif se codifie peu à peu : il matérialise un serment d'homme(s) à homme(s), serment énoncé comme inviolable car appuyé sur une foi inébranlable, et que les faits postérieurs non seulement ne démentent pas mais très souvent exaltent, comme le soulignent les regrets de ne pouvoir revenir sur un tel engagement — et ce dès Le Jeu de saint Nicolas. Lorsque cette prestation de serment a lieu entre sarrasin(s) et chrétien(s), le doigt sur la dent fait souvent pendant à l'imposition de la main sur les reliques du côté chrétien.
37Il est assez logique de trouver de nombreuses mentions appuyées d'explications du geste dans le second cycle des Croisades, mais au-delà de la nécessité de peindre la confrontation des chrétiens et des musulmans et de différencier les partis en présence dans leurs actes et leurs gestes, il semble que le geste ait acquis à cette époque le statut de stéréotype et qu'il soit introduit assez spontanément dès que la narration s'y prête. C'est ainsi qu'il est mentionné dans Karlmeinet38 : s'il est impossible de savoir si le geste apparaissait déjà dans Mainet, étant donné l'état très fragmentaire du texte, il s'avère que l'épisode est très différent aussi bien dans le Charlemagne de Girart d'Amiens39, dont le schéma narratif est proche de Mainet, que dans le Karleto40 ou Ly Myreur des histors de Jean d'Outremeuse, alors que cet auteur connaît par ailleurs la gestuelle attribuée aux sarrasins41. Il y a donc remodelage du récit traditionnel.
38Il reste que le geste conserve une certaine imprécision, révélatrice des doutes qui subsistent quant à son interprétation. On constate en effet que le doigt n'est jamais précisé, pas plus que la dent d'ailleurs. Or, son choix n'est pas indifférent. S'il s'agit du pouce, le geste est surtout un mouvement qui consiste à faire claquer son ongle en le passant sous une dent du haut, incisive ou canine. C'est l'interprétation induite par la didascalie introduite par Albert Henry dans son édition du Jeu de saint Nicolas (à savoir « Le roi fait claquer son ongle sur sa dent ») et les commentaires d'Henri Rey-Flaud42. Certes, le verbe hurter implique à la fois un mouvement vif et producteur de bruit, et évoque donc plutôt le claquement de l'ongle du pouce soulignant l'expression du rien, du « même pas ça »43.
39Toutefois, rien ne prouve qu'il s'agisse du pouce44. Il pourrait tout aussi bien s'agir de l'index venant tapoter une dent de devant, du coup indifféremment sur la mâchoire inférieure ou supérieure. En fait, en touchant la dent, le doigt désigne sans doute aussi la bouche comme siège de la parole et de l'engagement proféré : si la bouche est d'or dans ce cas, c'est par la validité de l'engagement. Le lien établi entre la dent et le doigt est significatif : d'une part, la dent est la matérialisation de sentiments paroxystiques, notamment dans des locutions comme « avoir la dent contre aucun » ; d'autre part, le doigt dressé est l'indication d'une déclaration solennelle, rappel du doigt de Dieu, et donc en lien direct avec le serment sur la foi45.
40A cela s'ajoute le fait que bien souvent dans l'épopée, pour affirmer la sincérité de ses dires ou pour une parole donnée, on donne comme gage une partie de son corps, et notamment on est prêt à se laisser arracher les dents si on ment46. En outre, on peut supposer que les dents en tant que reliques pouvaient servir à un serment chrétien47. Ces éléments d'analyse concordent donc à faire de la dent un gage de sincérité.
41Néanmoins, plus que le laconisme d'une mention limitée souvent à un hémistiche en cours ou en fin de laisse (le début de celle-ci développant la préparation et l'énoncé du serment), l'ambiguïté qui demeure sur le doigt impliqué et donc sur le mouvement explique peut-être davantage que le geste n'ait pas inspiré d'enlumineur, à noire connaissance, malgré l'intéressante matérialisation de la parole qu'il implique. Peut-être les enlumineurs étaient-ils rebutés par la difficulté de rendre un serment par un geste certes symbolique mais indissociable de la parole ou se trouvaient embarrassés par la nécessaire interprétation du doigt et du mouvement impliqués. De surcroît, la limitation des enluminures amène souvent à privilégier la scène de combat qui suit48.
42Cette difficulté d'interprétation est révélée aussi par le devenir même du motif. Rares sont les innovations, et le caractère figé des formules conduit à une répétition servile ou à une incompréhension totale.
43Nous n'avons remarqué que deux variantes dans le corpus dépouillé, l'une d'ordre narratif, l'autre d'ordre descriptif. Pour la première, Lion de Bourges révèle une certaine capacité créative. En effet, le geste est mentionné dans le cadre d'un don contraignant ; la duchesse Alis de Bourges, réfugiée à la cour de l'émir de Tolède, où, déguisée en homme, elle sert aux cuisines, fait un rêve qui l'engage à aller combattre le géant champion du roi Marsilie, qui assiège Tolède. En raison de son statut social, elle extorque l'autorisation de sortir au cuisinier :
Devant le jour se lieve et clarteit emprant ;
En la chambre du queus allait isnellement,
Pués li ait dit « Vaissalz, levez sus vistement,
Si m'aidés a armer sans faire parrlement !
Si ne me rancusés per le voustre serrement
Et je vous en dirait tout le mien pansement. »
Adont li Saraisin touchait son doit au dant
Dont ne s'en parjurast pour plain un van d'ergens.49
44Mais une fois le projet d'Alis énoncé, le cuisinier, furieux d'avoir été réveillé et croyant à une plaisanterie, renvoie l'héroïne se coucher en la menaçant d'une bastonnade. Alis va donc sortir des communs en cachette. Le renouvellement introduit par cette épopée tardive est discutable. Tout d'abord, le stéréoptype du serment sarrasin est quelque peu faussé par le motif du don contraignant, qui s'oppose à l'habituel engagement clairement énoncé. Ensuite, le rang social inférieur du sarrasin fait du doigt sur la dent un geste typique, machinal et non plus solennel. Enfin, le tour comique du passage et l'absence de conséquence pour la suite du récit limitent la portée du geste. Sans doute cette exploitation souligne-t-elle l'usure du fonds épique dans lequel puisent les poètes, première étape d'une certaine incompréhension du geste.
45La variante d'ordre descriptif apparaît dans Theseus de Cologne, où la fermeté de l'engagement pris est souligné par une répétition du geste :
Dont jura Aceré sur la loy Tervagant
Et sur les quatre dieux ou croyent li Persant.
Son doy hurta aux dens .X. fois en un tenant,
Lors ne se parjurast pour tout l'or d'Abillant.50
46Aceré est l'héritier légitime de Jérusalem, qu'il assiège car un usurpateur a pris sa place ; les bourgeois porte-parole de la ville viennent donc négocier une trêve, validée par ce geste répété. Au retour des messagers, la validation par l'émir se fera de façon plus classique, au vers 14741 « Si lui firent jurer sur la loy et au dent ». Le geste en soi n'est pas nouveau car il apparaissait dans la laisse 426, où Regnenchon, fils de Théseus et prisonnier d'Acéré, acceptait de se battre pour celui-ci à condition d'être libéré ensuite, condition qu'Acéré promettait de respecter en heurtant son doigt à la dent51. Dans la négociation avec les bourgeois, un détail est intéressant car il reflète déjà une évolution, manifeste dans certaines mises en prose plus tardives : le récit précise qu'après le geste d'Acéré, celui-ci partage du vin et des épices avec les émissaires. Mais en soi, la répétition du geste n'a d'autre sens que d'insister sur la valeur de l'engagement.
47Dans les mises en prose éditées, l'engagement d'Aceré à l'égard du héros chrétien est maintenue dans la version de 1534, avec un retour à la nécessité de commenter le geste : « adoneques pour affermer sa promesse, le roy Accerés alla heurter son doy a ses dentz, qui estoit une coustume entre eulx que, depuis qu'ilz avoient faict un tel serment, pour mourir ne s'en fussent jamais voulu parjurer. »52 En revanche, la répétition du geste est gommée et lors de la seconde mention, le geste même est légèrement modifié puisque le texte dit : « Adonc jura Accerés sur la loy de mahommet et sur les quatre dieulx ausquelz croyent payens et heurta son doy entre ces dentz pour confermer son serment, dont il ne se fust parjuré pour tout l'avoir du monde. Après le serment fait, on aporte le vin et espices dont moult avoit grant planté »53.
48Le lien entre le geste et le partage du vin et des épices se retrouve dans un roman du xve siècle, l'Histoire de Gilion de Trasignyes et de Dame Marie, sa femme :
49Alors le roy de Fez hurta son doit aux dens pour serement, lequel jamais il n'eust faulsé. Puis vin et espices lui furent apportées et beu [...]54
50On pourrait voir là l'introduction d'un détail réaliste significatif des traditions d'accueil dans la société musulmane, mais il semble que ce trait s'inscrive plutôt dans un topos littéraire de la convivialité à l'égard de l'ennemi car il est également prêté aux chrétiens. C'est ainsi que le geste d'hospitalité éclipse complètement celui du doigt sur la dent dans la tradition d'Ogier le Danois. En effet, dans la version en alexandrins, une fois le combat singulier entre Ogier et Caraheu arrêté, on se contente de « jurrer le couvenant »55, sans aucun geste à l'appui et tout aussitôt :
Dont fu l'eaue cornée, si la cornent sergent ;
Ogier print Caraheus, si lui dist en riant :
« A la court disnerons ains qu'allés departant.
- Non feray, dist le roy, par mon dieu Tervagant,
Ainçois me partiray et m'en yray errant. »56
51Ce jeu de mention ou de disparition du geste permet de préciser ou de confirmer certaines filiations. En effet, il apparaît que sur ce point aussi Jean d'Outremeuse suit plutôt la tradition des versions en décasyllabes : « Et finalement fut le champ accordé entre euz quattres ; et Carahus vat le roy appeleir et dist : "Jurons que il n'y aurat fauseteit ne trahison." Ly roy Charle le jurât, et Carahus touchat son doit à son dent. Carahus soy despartit [...] »57. En revanche, il est assuré que la tradition des mises en prose imprimées d'Ogier le Danois puise à la source de la version en alexandrins et ce dès l'édition Vérard de 149858 : une fois le combat singulier entre Ogier et Caraheu arrêté, aucun serment n'est prononcé de part et d'autre, ce qui ôte toute raison d'être au geste59 ; en revanche, « Et pour ce que l'heure de disner approuchoit le bon Ogier voulut retenir le roy Caraheu pour disner lequel l'en remercia grandement et lui dist qu'il estoit force qu'il s'en retournast »60. De même, le geste n'est plus mentionné dans le combat contre Bruhier, mais nous avons vu combien sa mention était maladroite61.
52Les éditions du xvie siècle, fonctionnant selon le principe de reprise de l'édition antérieure, le geste disparaît définitivement de la tradition imprimée62. Il en ira de même dans l'adaptation du comte de Tressan au xviiie siècle63 et il n'y aura pas davantage de trace du geste au siècle suivant64.
53Il est de même pour la tradition éditiorale d'Ysaïe le Triste. En effet, le détail apparaît dans les deux manuscrits, avec une simple variante morphologique : il s'agit pour quelques musulmans de s'engager à revenir se constituer prisonniers auprès du roi Marc après être retournés dans leur camp pour négocier, mais en fait le texte sous-entend que certains resteront comme otages, puisque seuls trois prisonniers sur six doivent rejoindre leur camp chaque jour65 ; mais par là, le sens même du geste est déformé, un peu comme dans Sone de Nansay. Malgré ce maintien d'otages rendant la situation plus plausible, la gestuelle disparaît de toutes les éditions66.
54L'enquête est loin d'être achevée ; il conviendrait notamment de dépouiller d'autres textes évoquant soit l'enfance de Charlemagne soit les débuts d'Ogier le Danois, comme l'œuvre de David Aubert, par exemple. Par ailleurs, il pourrait être intéressant de voir quel est le verbe transitif qui désigne le mouvement fait car cela pourrait permettre de retracer certaines filiations ; pour n'en donner qu'un exemple dans la tradition d'Ogier, les textes en décasyllabes utilisent le verbe « haucier », cependant qu'Adenet le Roi et l'auteur du texte en alexandrins recourent au verbe « lever ».
55Malgré le caractère nécessairement incomplet de cette étude, la gestuelle du serment sarrasin révèle certains traits significatifs. Elle répond au principe épique que Gaston Paris posait en écrivant que « Les anciens hommes ne savaient rendre les mouvements de l'âme qu'en décrivant les actes du corps qui en sont la suite ou en rapportant les paroles »67. En outre, le doigt sur la dent offre la particularité de lier actes du corps et paroles car il demeure indéniablement lié à l'énoncé même du serment, sans lequel, nous l'avons vu, sa mention est souvent maladroite. Il revêt dès lors une théâtralité certaine, qui répond à celle du serment chrétien sur les reliques, mais qui par là même laisse la place à un doute sur son origine proprement épique.
56Dans le stéréotype qui s'instaure au xiiie siècle et malgré les maladresses initiales, ce geste symbolique marque un réel progrès pour donner aux sarrasins une identité culturelle qu'ils n'avaient dans les épopées de la première génération. Ce souci de réalisme reflète sans doute une prise de conscience chez les trouvères, liée aux croisades et aux contacts entre les deux cultures, une prise en compte de l'altérité du musulman. De ce fait, la tradition épique du serment sarrasin et plus globalement du païen ne se révèle pas une reproduction sans fin de stéréotypes comme une étude des textes les plus anciens pourrait le laisser croire68.
57Mais dans sa nouveauté, le geste introduit ne peut que porter en germe sa propre mort, car qu'il s'agisse d'une mauvaise interprétation d'un geste réel ou d'une pure invention, il ne repose pas sur une réalité telle qu'il puisse perdurer. Il devient à son tour un stéréotype, dont le manque de fondement ne peut qu'être accru par le vieillissement même du genre épique. Les prosateurs des xve et xvie siècles ont reproduit la démarche des trouvères des deux siècles précédents en supprimant ou adaptant ce qui ne paraissait plus vraisemblable dans la vision de l'Orient.
58Si le geste peut encore donner un ton volontairement archaïsant à une adaptation moderne69, il conserve par la brièveté de sa mention le caractère quelque peu énigmatique qu'il revêtait dès sa mise en place et qui gênait les auteurs du xive siècle. Mais par le particularisme qu'elle introduit et les interrogations qu'elle suscite, la codification de cette gestuelle a atteint son but : rendre sa part d'étrangeté à l'étranger.
Notes de bas de page
1 On obtient un corpus assez développé en adjoignant aux exemples donnés par Tobler et Lommatzsch dans leur Altfranzösisches Wörterbuch (s. v. hurler) ceux relevés par Giuseppe Di Stefano dans son Dictionnaire des locutions en moyen français, Montréal, CERES, 1991(s. v. doigt). Le travail d'Hermann Bredtmann, Der sprachliche Ausdruck einiger der geläubigsten Gesten im Altfranzösischen Karlsepos, Marburg, Schirling, 1889, est à manier avec précaution : outre des coquilles dans les références, le paragraphe 351, p. 68 sq., s'il complète le Tobler-Lommatzsch pour certains textes, confond parfois le geste qui nous intéresse avec l'expression avoir le dent a (sur) aucun, qui signifie « être en colère contre quelqu'un ». Nous donnons pour les textes tardifs et les mises en prose quelques occurrences non répertoriées jusqu'à présent.
2 De la bibliographie donnée par Tobler et Lommatzsch, op. cit., nous n'avons pu consulter le texte de Tobler lui-même dans les Vermischte Beiträge zur französischen Grammatik, mais l'écrit postérieur de Lommatzsch permet de faire l'état de la question.
3 La Chevalerie d'Ogier de Danemarche, édition Mario Eusebi, Milano-Varese, Istituto éditoriale cisalpino, 1963, v. 1464 sq.
4 Ibid., v. 10888-10889.
5 Karlamagnus Saga, branches I, III, VII et IX, édition bilingue projetée par Knud Togeby et Pierre Halleux, Copenhague, D.S.L., 1980, cf. p. 146-149.
6 La « Geste Francor » di Venezia, édition Aldo Rosellini, Brescia, La Scuola, 1986, cf. v. 10288-10290.
7 Knud Togeby, Ogier le Danois dans les littératures européennes, Munksgaard, Bianco Lunos Bogtrykkeri, 1969, p. 51.
8 Partonepeu de Blois, a french romance of the Twelth Century, édité par Joseph Gildea, vol. I, Villanova, Villanova University Press, 1967, v. 2932-2940.
9 Cf. C Meredith Jones dans « The conventional saracen of the songs of geste », Speculum, tome 17, 1942, p. 201-225. Les exemples donnés p. 213-214, 217 renvoient à des textes de la seconde moitié du xiie siècle ou du tout début du xiiie. Plus généralement, en dehors du serment au discours direct, on trouve des expressions comme « jurer sur leurs lois » ou « jurer Mahomet », cf. infra, note 37.
10 Knud Togeby, op. cit., p. 64.
11 La Chronique de Turpin et les grandes chroniques de France, Carmen de Prodicione guenonis Ronsalvals, tome III, Paris, Editions de la geste francor, 1941, cf. p. 44. Le serment n'est pas davantage mentionné dans la version française (outre le Turpin I, dont le manuscit date de la première moitié du xiiie siècle, cf. éd. R.N. Walpole, nous avons consulté la version du manuscrit Vatican Regina 624, éd. Buridant, et celle de William de Briane, éditée par Ian Short).
12 Cf. le compte rendu de l'édition Alton d'Anséïs de Carthage par Daniel Behrens dans Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, t. XV (1893), 2, p. 193-195.
13 Voir le parallèle établi par Albert Henry et notamment à propos du geste qui nous préoccupe, à la fois avec le manuscrit de Tours, édité par Barrois, et celui de Paris, B.N.F., f. fr. 1583, dans Les Enfances Ogier, Bruges, De Tempel, 1956, p. 24.
14 Buevon de Conmarchis, édition Albert Henry, Bruges, De Tempel, 1953, v. 823-830.
15 Le Siège de Barbastre, édition J.-L. Perrier, Paris, Champion, 1926, cf. v. 578.
16 Sone de Nansay, éd. Moritz Goldschmidt, Tübingen, Litterarische Verein in Stuttgart, 1899, v. 18431-18439.
17 Cf. l'analyse de Claude Lachet dans Sone de Nansay et le roman d'aventures en vers au xiiie siècle, Paris, Champion, 1992, p. 400-402.
18 Le Jeu de saint Nicolas de Jehan Bodel, 3e édition Albert Henry, Bruxelles, Palais des Académies, 1980, v. 183-204.
19 Ibid., v. 201-204.
20 Ibid.., v. 214-219.
21 Cf. Ibid., p. 91-99 et Henri Rey-Flaud, Pour une dramaturgie du moyen âge, Paris, PUF, 1980, chapitre VI.
22 Dans « The saracen oath in the chanson de geste », Modern Language Notes, XLVIII, février 1928, 2, p. 84-87.
23 Cf. Knud Togeby, op. cit., p. 38-39 et 51.
24 Cf. les analyses d'Henri Rey-Flaud, op. cit., p. 53.
25 Anséïs de Carthage, éd. Johann Alton, Tübingen, Litterarische Verein in Stuttgart, 1892, v. 4993-4996 ; nous avons respecté la ponctuation établie par l'éditeur (notamment l'absence de guillemets) : elle souligne le lien direct entre le geste et la locution verbale « jurer sa foi », ainsi que le rôle de didascalie du vers 4995, contrairement à la ponctuation adoptée par le Tobler-Lommatzsch. Il reste toujours la possibilité que l'introduction de cette didascalie soit le fait du copiste, déjà habitué par d'autres textes à cette gestuelle.
26 Gerbert de Mez, édition Pauline Taylor, Namur, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres, 1952, v. 7627-7633.
27 La Chevalerie d'Ogier de Danemarche, éd. citée, v. 1603-1610.
28 Ibid., v. 1611-1614 ; cette citation et la précédente constituent une laisse. Le passage a les mêmes défauts dans le manuscrit A, B.N.F. f. fr. 24403, f° 187 r° b, v. 2-13, et c'est également le verbe haucier qui est employé.
29 Cf. Anséïs de Carthage, éd. citée, v. 7002-7004, Les Enfances Ogier, éd. citée, v. 2010-2011 (référence fausse dans le Tobler-Lommatzsch), 2282-2285, 3184-3186.
30 Voir dans le Tobler-Lommatzsch, à l'article hurter la longue citation de Baudouin de Sebourc, éd. Bocca, Valenciennes, B. Henry, 1841, v. 173-202 (aux références données, on peut ajouter XXII, 282) et le commentaire d'Hermann Bredtmann, op. cit., p. 68.
31 Une tournure passive évite d'attribuer l'initiative : « Lor fu le chief saint Morise aporté » ; le serment de Karaheu et le commentaire du narrateur ne changent pas (f° 15 r° a, v. 5 et 11-13).
32 Cf. les analyses de Jacob Grimm, dans Deutsche Rechtsalterheimer, Leipzig, Theodor Weicher, 1899, p. 542.
33 Buevon de Conmarchis, éd. citée, v. 829-830.
34 Cf. les analyses de Caroline Cazanave, Du Siège de Barbastre à Buevon de Conmarchis : une avancée dans le cycle de Guillaume d'Orange, Université de Provence, 1991, p. 363-365. L'introduction du geste peut corroborer l'idée d'une antériorité des Enfances Ogier sur Buevon de Conmarchis car, après une première utilisation du geste directement inspirée par La Chevalerie d'Ogier de Danemarche, Adenet le Roi en étend l'usage, non sans quelques tâtonnements.
35 Buevon de Conmarchis, éd. citée, v. 893.
36 Rappelons que le serment ne peut être prononcé que par un homme libre, de bonne foi (à tous les sens du terme) et non par une femme, cf. Grimm, op. cit., p. 543. Ceci explique que jamais la belle sarrasine aidant le héros chrétien ne le rassure sur la sincérité de sa démarche par un serment : non seulement c'est une femme, mais, comme Clarion, elle ne peut s'appuyer sur une foi qu'elle s'apprête généralement à renier.
37 Cf. par exemple Godefroy de Bouillon, édition Reiffenberg, Bruxelles, M. Hayez, 1846-1859, v. 14541-14542 et 15403-15404 ou les citations déjà référencées de Baudouin de Sebourc. Dans Doon de Maience, édition A. Pey, Paris, Vieweg, 1859, v. 9914, on trouve le geste associé à la locution verbale « jurer Mahom » ; ce texte est réputé ancien, mais rappelons que le plus ancien des manuscrits est du xive siècle. On peut y opposer un texte à la tradition manuscrite légèrement plus ancienne, où les mêmes expressions ne sont accompagnées d'aucun geste : La Prise d'Orange, éd. Claude Régnier, Paris, Klincksieck, 1986, v. 581, 1045, 1217, 1222, 1505.
38 Cf. Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne, Paris, A. Franck, 1865, p. 485-486.
39 Manuscrit B.N.F. f. fr. 778, f° 35-37.
40 Cf. La « Geste Francor » di Venezia, éd. citée, p. 391-392.
41 Ed. Ad. Borgnet, Bruxelles, M. Hayez, t. II, 1869, p. 479. Cf. infra note 57.
42 Op. cit., p. 100 : « Si le roi tyrannise sans cesse son Sénéchal, il se laisse prendre au piège du serment dérisoire de l'ongle claqué contre la dent : d'où la conclusion qu'une religion réduite à un rite ne vaut pas plus qu'un coup de griffe. »
43 Cf. la conclusion d'Holmes, art. cité, p. 87, et Erhard Lommatzsch dans les Kleinere Schriften zur romanischen Philologie, Berlin, Académie Verlag, 1954, p. 37.
44 Voir l'analyse critique faite par Erhard Lommatzsch, ibid.
45 Cf. également l'expression « ferir des dois es palmes » citée par Di Stefano, op. cit., p. 264.
46 Cf. les différents exemples cités par Erhard Lommatzsch, op. cit., p. 17-21, et par Jacob Grimm, op. cit., p. 550. On trouve des exemples nombreux et variés dans Le Roman de Renart, édition Ernest Martin, Strasbourg, K J. Trübner, 1882-1887, tome II, branches XVI, v. 160, 210, 1170, XXII, v. 104, XXIII, v. 1962.
47 Nous pensons notamment à la parodie de serment dans Le Roman de Renart, éd. citée, branche Va, lorsque Renart doit jurer sur la dent du chien Roonel, v. 1000 sq.
48 Dans le manuscrit de La Chevalerie d'Ogier de Danemarche, B.N.F. f. fr. 24403, c'est le passage dans l'île du Tibre qu'illustre l'enlumineur au folio 187 v°.
49 Lion de Bourges, édité par William W. Kibler, Jean-Louis G. Picherit et Thelma S. Fenstcr, Genève, Droz, 1980, v. 1614-1621.
50 Theseus de Cologne, a general study and partial édition, par Elisabeth E. Rosenthal, Birkbeck College, University of London, 1975, p. 553, v. 14729-14732 ; il s'agit de la laisse 438.
51 Ibid., p. 115 et manuscrit B.N.F., f. fr. 10060, f° 188 a.
52 Histoire tres recreative : traictant des faictz et gestes du noble et vaillant chevalier Theseus de Coulougne, Paris, Jehan Longis et Vincent Sertenas, 1534, t. II, feuillet XXVII r°b.
53 Ibid., feuillet XXX v°a. L'édition Longis et Sertenas est fidèlement suivie dans ses fautes par celle de Jehan Bonfons, sans date mais postérieure.
54 Edition d'O.L.B. Wolff, Paris-Leipig, Brockhaus et Avenarius-Weber, 1839, p. 190 colonne b.
55 Manuscrit de l'Arsenal 3142, f° 61 r°, v. 2.
56 Ibid., v. 5-9. De même le geste n'est plus mentionné lors la pause dans le combat entre Brehier et Ogier, alors que le détail de la pierre-oreiller est maintenu, f° 370.
57 Ly Myreur des histors, éd. citée, t. III, 1873, p. 37. On peut constater que Jean d'Outremeuse n'éprouve pas le besoin d'expliciter davantage le geste. La deuxième mention du geste, lors du combat d'Ogier contre le géant, est supprimée.
58 Cf. les analyses et la bibliographie données par A. Henry dans son édition des Enfances Ogier, p. 34-37.
59 Cf. Grimm, op. cit., p. 542.
60 Ogier le Dannoys, édition Vérard de 1498 publiée par Knud Togeby, Munsksgaard, Bianco Lunos Bogtrykkeri, 1967, p. 37 ; ce trait réapparaît lorsque Caraheu se constitue prisonnier auprès de Charlemagne, alors que le dîner va être servi, p. 45. De même, après la prise de Rome, les personnages principaux se retrouvent autour d'un repas, p. 57. Nous citons cette édition, bien que qu'elle ne soit pas la plus ancienne, du fait de sa facilité de consultation par le fac-similé.
61 Cf. Ibid., p. 148.
62 Nous avons consulté les éditions Lotrian et Janot (1536), Ponce Roffet (1542), Nicolas Bonfons (1580 et 1583). Verard reprenait lui-même l'édition Jehan Vingle parue à Lyon en 1496, dans laquelle la mention du geste avait déjà disparu. Nous n'avons pu consulter l'édition lyonnaise de 1525.
63 Cf. Œuvres choisies du comte de Tressan, corps d'extraits de romans de chevalerie, tome huitième, Paris, Serpente, 1788, p. 67 : Caraheu reçoit les gages de Chariot et d'Ogier. Dans l'épisode de Bruhier, p. 103, la pause et l'anecdote de la pierre comme oreiller sont supprimées. Dans son adaptation, le comte de Tressan retrouve quelque peu la démarche des premières œuvres épiques en appliquant au serment sarrasin des formules caractéristiques des engagements chrétiens, lorsque, à propos des conditions du combat, il écrit « conditions qu'il [Bruhier] jura par Mahomet d'observer religieusement », p. 100.
64 Cf. Collection des Romans de Chevalerie mis en prose française moderne, Paris, Bachelin-Defloremme, 1869, p. 56. Le texte ne doit pas s'inspirer directement du comte de Tressan car dans l'épisode de Bruhier, il y a une pause et « dans cet intervalle, les deux champions se firent assaut de courtoisie », p. 76.
65 Cf. Ysaïe le Triste, éd. André Giacchetti, Publications de l'Université de Rouen, 1989, §471.
66 Nous avons consulté les éditions Pierre Vidoue pour Galliot du Pré (1522), cf. f° a ii v°, Philippe Le Noir (s. d., circa 1526), cf. chap. LX, f° CLIX v°, Bonfons (s. d., circa 1550), cf. f° t iii v°, mais n'avons pas eu accès à celle d'Arnoullet, qui n'est pas localisée.
67 Gaston Paris, op. cit., p. 9.
68 Cf. les affirmations de C. Meredith Joncs, art. cit. p. 204.
69 Cf. Anséïs de Cartage, chanson de geste du xiiie siècle, renouvelée par Claudius La Roussarie, Paris, E. Malfere, 1936 : « Le messager jure qu'il n'y a pas de traïson. Il lève un doigt, heurte à sa dent, par grant serment. » Pour le texte original, voir note 25.
Auteur
Université de Provence
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