Quand le roi frappe la reine : à partir d'une scène de la geste des Lorrains1
p. 443-459
Texte intégral
1Superbe exemple de cycle épique, la geste des Lorrains s'est constituée autour d'un noyau initial formé de Garin le Loherenc et de Gerbert de Metz, auquel se sont ajoutés deux textes liminaires, plus tardifs, Hervis de Metz et Anseïs de Metz ou la Vengeance Yon, selon les versions. Cette tendance à la mise en cycle est si forte que, dans tous les manuscrits qui nous sont parvenus, Gerbert est précédé de Garin. Or ces deux textes sont plus intimement liés que le statut de Gerbert, suite de Garin, ne le laisse supposer. En effet des thèmes majeurs se répondent d'une chanson à l'autre, tantôt amplifiés, parfois à peine déformés, qui tissent d'étroites parentés entre les textes. Il en est ainsi du couple royal, Pépin de France et Blanchefieur de Maurienne, que l'on voit se former dans Garin le Loherenc et continuer d'exister dans Gerbert de Metz : les deux chansons offrent une courte scène très semblable qui met en jeu le couple royal et invite à une réflexion sur l'image de la royauté dans ce noyau du cycle des Lorrains.
2Les Lorrains n'appartiennent pas à ce groupe de chansons de geste qui, dans les premières heures de notre littérature, présentent un pouvoir royal fort, à l'image du Charlemagne du manuscrit d'Oxford. Au contraire, le malheureux Pépin, très jeune adolescent au début de Garin, connaît les pires difficultés pour succéder à son père Charles Martel à cause de sa petite taille, ne doit son trône qu'à l'influence du puissant duc de Metz, Hervis, et se voit placé sous la sévère tutelle d'un conseiller, Hardrés. Si ses débuts politiques ne furent pas faciles, on ne peut pas dire que cela va en s'améliorant puisque, devenu adulte, le roi se retrouve prisonnier d'une querelle de lignage entre Lorrains et Bordelais, qu'il ne peut que constater et déplorer, incapable qu'il est de l'arbitrer ou de la faire cesser. Son mariage surprise avec l'héritière de Maurienne, fiancée dans un premier temps à Garin le Lorrain, n'apportera au souverain aucune consolation, aucun soutien politique. En effet, la reine Blanchefleur, dès le début de son union, va se montrer partisane, gardant pour son ancien prétendant et le lignage de celui-ci une tendresse indéfectible et une fidélité à toutes épreuves. C'est donc jusque dans l'intimité conjugale que Pépin se trouve confronté au drame qui épuise son royaume. Une scène de Garin, répétée pratiquement mot pour mot dans Gerbert, illustre bien les liens complexes qui unissent le couple royal et leurs turbulents vassaux.
3Alors que la trêve de sept ans instaurée à la suite de la première guerre se voit rompue par la mort de Begon de Belin, assassiné par des vilains au cours d'une chasse qui l'avait entraîné sur un territoire bordelais, Guillaume de Blancafort, un frère de Fromond de Lens, décide d'anticiper sur la guerre qui va renaître et d'acheter la neutralité du roi.
« De son avoir charja. IIII. roncins,
d'or et d'argent, de deniers estellins. »2
4Puis il se rend auprès du roi et obtient, grâce à la cupidité de Pépin, un serment de neutralité pour un an. Mais c'est sans compter avec Blanchefleur, qui, furieuse, insulte Guillaume, rappelle à Pépin ses obligations envers ceux qu'elle nomme fort à propos ses cousins lorrains et les services multiples qu'ils lui ont rendus et pour finir menace directement le Bordelais de mort.
« Le roi l'antant, a poi n'anrage vis :
hauce le gant, sor le nez la feri
que.iiij. goutes de sanc en fist issir. »3
5Face à la violence, la reine s'incline et affirme haut et fort sa soumission à son royal époux :
« La vostre grant merci !
Quant vos plaira, siporrez referir,
que je sui vostre, ne m'en puis départir ! »4
6Toutefois cette soumission n'est qu'apparente et très certainement ironique, puisque dans le manuscrit A, elle ne peut s'empêcher de réitérer ses menaces envers Guillaume de Blancafort avant de quitter la salle et que, cette fois dans toutes les versions, à peine rendue dans sa chambre, elle écrit aux Lorrains afin d'organiser un attentat contre les corrupteurs. Son action va se révéler efficace : Guillaume de Blancafort et sa suite, en dépit du sauf-conduit royal dont ils bénéficiaient, seront massacrés sur le chemin du retour à Tourfou, prés de Montleheri. Telle est donc la scène qui voit le roi frapper la reine dans Garin.
7Gerbert en offre une tout à fait parallèle quoique quelque peu amplifiée. Fromondin décide de se rendre à la cour afin d'acheter pour un an la neutralité de Pépin. Son ambassade réussit, mais la reine ne peut retenir un mouvement d'humeur, insulte le Bordelais et rappelle au roi ce qu'il doit aux enfants de Garin de Lorraine et Begon de Belin. Furieux, le roi hausse le poing pour la frapper quand Fromondin s'interpose et permet à Blanchefleur de sortir indemne de cette audience. La souveraine ne lui sera pourtant pas reconnaissante de ce geste : à peine sortie, fait-elle prévenir les Lorrains de la corruption royale. Ceux-ci décident aussitôt d'envoyer à la cour Gerbert et son cousin Garin afin de faire revenir le roi sur sa décision et d'obtenir son aide. En chemin, l'ambassade lorraine rencontre l'ambassade bordelaise, le combat ne manque pas d'éclater et les Bordelais se sont vaincus mais réussissent à s'échapper. Parvenus sans plus d'encombre à la cour, les Lorrains obtiennent une audience mais ne peuvent fléchir Pépin. C'est alors que la reine intervient et, selon un mode désormais familier, insulte le roi et fait état de ses obligations envers les Lorrains.
« Li rois l'oï, si en ot maltalent.
Dalez la face la feri de son gant. »5
8Il assortit cette fois son geste d'amers reproches :
« Fuiez de ci, dame, tornez vos ant.
Vostre parole ne vaut ici noiant.
Je l'oï dire, si a passé Ion tanz,
Que miex amastes Garin, le Loheranc,
Que moi ne faites, cui la corone apant. »6
9Si la reine se soumet en apparence, « reponsd[ant] bel et courtoisemant »7, elle n'en continue pas moins d'affirmer son attachement à son lignage et sa volonté de les aider politiquement et militairement avant de quitter la salle.
10D'une chanson à l'autre, c'est quasiment la même scène qui est répétée : lors d'une audience que la reine trouble par des paroles à la fois franches et violentes, le roi riposte en la frappant, la reine se soumet en apparence, mais n'en continue pas moins d'agir à sa guise. Dans les deux cas l'arrière-plan de l'affaire est une histoire de corruption du souverain par le clan bordelais, corruption contre laquelle la reine s'insurge. Toutefois sur ce schéma commun aux deux scènes se greffent des différences. La première concerne l'étendue du passage dans l'une et l'autre chanson. La comparaison des manuscrits A et F pour Garin amène à la même conclusion, à savoir que l'ensemble occupe une seule laisse, la cent vingt-neuvième, longue de quelques deux cents vers, tandis que la narration s'étend dans Gerbert depuis la laisse 44 jusqu'à la laisse 65, soit environ cinq cents vers. Il n'est pas question de dire que Gerbert délaie une matière plus dense dans Garin. Il s'agit en fait d'un phénomène d'amplification : tous les éléments de Garin se retrouvent dans Gerbert, mais ordonnancés différemment et répétés pour certains deux fois. On remarque entre autre que la narration de Garin suit parfaitement la logique de l'histoire, la vengeance de la reine intervenant après le coup qu'elle reçoit et dont elle rend les Bordelais plus responsables que son royal époux. La narration de Gerbert n'est pas aussi simple, et sa complexité, rapportée à la linéarité de Garin, fait problème. En effet dans Gerbert, l'altercation entre Lorrains et Bordelais se déroule avant que la reine ne reçoive un coup de la part du roi. Alors que, dans Garin, les Lorrains, sans la moindre ambiguïté, apparaissent comme le bras armé d'une souveraine qui ne peut assouvir seule sa vengeance, dans Gerbert la corrélation est moins nette entre Blanchefleur et ses cousins. Quand la reine est frappée, les Lorrains n'interviennent pas directement et à moins de considérer la bataille entre les deux délégations qui se croisent sur le chemin de la cour comme une anticipation de la punition des Bordelais infligée par la reine via les Lorrains, celle-ci reste sans réparation. Par ailleurs un autre phénomène rend ambigu le passage de Gerbert. Par deux fois la reine est en position d'être frappée, mais alors que ni Gerbert, ni Garin ne peuvent rien empêcher quand le roi lève la main sur son épouse, Fromondin, lui, s'interpose et plaide la cause cette souveraine si hostile à son parti :
« Sire, dist il, laissiez ester atant. »8
11C'est du clan bordelais que le secours arrive pour Blanchefleur, tandis que les Lorrains tant aimés sont incapables de réagir dans la même situation.
12Par ailleurs, si d'une chanson à l'autre l'attitude du roi, faible, cupide, colérique et violent quand il ne risque rien, reste identique, le regard porté sur la reine varie. Dans Garin, alors que le conflit est sur le point de renaître, son attitude radicalement partisane la situe d'entrée dans le parti des Lorrains. C'est la première fois qu'elle intervient directement en tant que reine et impératrice dans le conflit et la linéarité du récit, qui met en valeur les liens de cause à conséquence entre la gifle reçue et le massacre des ambassadeurs bordelais, annonce la redoutable efficacité dont fera preuve ce nouveau protagoniste dans le combat. La jeune reine est présentée comme un stratège militaire compétent, capable d'organiser un guet-apens parfaitement maîtrisé. Ce n'est donc pas uniquement une force politique qui vient d'entrer dans la bataille : Blanchefleur est armée, par le biais des Lorrains, au même titre que n'importe quel chevalier et répond par un coup à un coup qu'on lui donne. Rien de tel dans Gerbert. Certes les liens qui unissent la souveraine au parti lorrain sont toujours puissants, certes elle est toujours aussi résolument engagée à leurs côtés. Mais à l'image de ce conflit qui s'enlise, dont les causes se perdent dans la nuit des temps, à l'image aussi de ces lignages dont les oppositions ne sont plus aussi nettes que les chefs de clan voudraient bien le penser (la bordelaise Ludie épousant le lorrain Hernaut), bref dans ce monde dont le manichéisme vacille, la souveraine n'a plus une action très claire. Elle est incapable de se venger à proprement parler du coup que lui donne le roi, elle ne peut que se raidir dans son attitude partisane et continuer à armer le bras des Lorrains. Mais, dans la confusion qui règne sur le terrain, son action se disperse et se perd, comme noyée dans la violence ambiante. Vengée avant même d'être frappée par des Lorrains qui ignorent la tentative avortée de Pépin, sauvée d'une gifle par des Bordelais, mais frappée en présence des Lorrains, la reine de Gerbert se trouve bien au centre de cette tourmente qu'elle a contribué à soulever et dont elle a définitivement perdu le contrôle. Cette implication de la reine au coeur du conflit est montrée par la multiplication des scènes qui opposent verbalement le couple royal. A chaque venue à la cour des chefs des Lorrains ou des Bordelais, une violente dispute éclate entre le roi et la reine et par deux fois, outre la scène déjà citée, le roi tente de lever la main sur sa vitupérante moitié9. Par ailleurs, la reine n'est plus dans Gerbert celle que l'on frappe et qui réagit par personne interposée. A deux reprises elle se laisse aller à la même violence que son époux, portant la main sur le Bordelais Fromond.10 Enfin la confusion est totale lors d'une scène de bataille à la cour : alors que la mêlée s'aggrave sous les yeux d'un Pépin impuissant et attristé, Blanchefleur arme d'autorité son époux afin de le lancer dans le combat. Mais bientôt elle-même blessée par un javelot perdu, lancé par Fromond, elle se saisit d'une épée et achève les Bordelais qui ont le malheur de se trouver sur son chemin11. Elle est donc bien loin la reine de Garin, soucieuse, en dépit de son affection pour les Lorrains, de préserver la paix du royaume, la négociatrice acharnée qui impose ses vues à la fin de la chanson, instaurant une paix fragile et convainquant Pépin de rendre aux enfants de Begon leurs fiefs. D'une chanson à l'autre, la figure du roi est restée négative ; d'une chanson à l'autre, celle de la reine, personnage possédant au départ un fort potentiel de sympathie, est raidie dans une attitude partisane, véritable symbole de la radicalisation du conflit entre les deux lignages.
13Or cet engagement de la reine dans un conflit, où la royauté n'a rien à faire, ébranle les institutions telles qu'elles nous sont habituellement présentées dans une chanson de geste. Le couple royal vacille sous les coups, aussi bien ceux portés sur la reine, que ceux portés par la reine. Et par ricochet l'image de la royauté s'en trouve affectée.
14Ce sont tout d'abord les relations du roi avec les héros qui sont mises en cause par la gifle à la reine. En effet traditionnellement les coups sont l'apanage du héros épique, et les beaux coups sont réservés, lors de bataille deux à deux, à ce héros et son adversaire, digne de lui par sa valeur au combat. Or, quand le roi de nos chansons frappe, c'est sur sa femme, soit avec un gant, soit avec un bâton12. Geste négatif d'un roi incapable d'autres coups que celui-là ? Notons avant d'aller plus loin que le début de la chanson des Narbonnais nous offre une scène similaire : alors qu'Aymery a pris la décision d'envoyer ses fils dans le monde afin qu'ils y conquièrent leurs propres territoires et fassent l'épreuve de leur bravoure, son épouse Hermenjart se révolte contre cette idée. Pour la faire taire, Aymeri la gifle et tout comme Blanchefleur, Hermenjart se soumet. C'est son fils, Hernaut, qui prend sa défense et menace son père de représailles en cas de récidive. Dans cette scène des Narbonnais, celui qui frappe, qui lève la main sur l'être faible qu'est la femme, est un homme dont la bravoure n'est plus à démontrer : l'action se situe dans cette Narbonne qu'il a conquise sur les infidèles. Notons qu'Hermenjart elle-même, non seulement ne conteste pas le geste dont elle fut la victime, mais encore profite de l'occasion pour témoigner de la force virile de son mari :
« Or ai ge bien vostre force esprovee.
N'est pas oncor vostre vertu alee. »13
15Par ailleurs, derrière Hermenjart, se sont rangés les bourgeois de la ville qui craignent pour leur sécurité et leurs biens. Frapper Hermenjart n'est pas un geste négatif, car ce coup, par delà son destinataire premier, est celui porté à tous ces petits qui refusent d'envisager l'avenir avec noblesse et panache, qui mettent en avant des valeurs commerciales et pacifiques au lieu de chercher l'épreuve de la vaillance. Non seulement Hermenjart approuve le geste d'Aymery (« Com j'en parlai, trop fui desmesuree »14 ), mais encore le poète intervient dans ce sens, soulignant l'intempérance passagère de l'héroïne et en liant le départ des jeunes gens à ce coup en plaçant dans la bouche d'Hernaut les paroles suivantes :
« Vellart [...] o cors avez la rage
Qant nostre tnere ferites par oltraje.
Ce n'est pas dame qui doie avoir hontaje.[...]
Par cel segnor qui me fist a s'image,[...]
Ne remandroie dedanz vostre eritage ! »15
16Frapper son épouse fut donc l'occasion pour Aymery de rappeler à tous sa vaillance physique, de faire taire une opposition bourgeoise qui ne se reconnaît pas dans les valeurs chevaleresques, seules acceptables pour le héros épique, et de parvenir à ses fins en provoquant le départ de ses fils pour le vaste monde. Il est clair que le geste de Pépin à l'égard de Blanchefleur ne contient pas tous ces éléments positifs. Présenté comme faible et velléitaire depuis le début, Pépin ne rappelle en aucun cas une force physique dont il n'a jamais fait preuve en levant la main sur Blanchefleur. La réponse de la reine se laisse pas de doute à ce sujet : elle évoque la soumission qu'elle doit légalement en tant qu'épouse à son mari et en tant que sujette à son souverain sans jamais parler d'un beau coup, bien assené. De plus, si Aymery obtient le ralliement de sa femme par sa gifle, présentée comme le moyen le plus rapide de ramener à la raison l'être sans réflexion qu'elle est, Pépin, lui, n'arrive à aucun résultat : Blanchefleur n'a de cesse de se venger et le coup, bien loin de modifier son comportement, ne fait que le radicaliser. A la meurtrissure physique, Blanchefleur va répondre par une blessure d'un autre ordre : elle atteint Pépin dans sa dignité de roi, en rappelant ironiquement qu'elle lui est soumise (« Quant vos plaira, si porrez referir »16) mais aussi dans les sentiments qu'il éprouve pour elle, quand elle souligne qu'elle ne peut défaire des liens tissés par Dieu lors du mariage : « Je sui vostre, ne m'en puis departir. »17 Loin d'être positif, loin d'être le substitut d'un beau coup, le coup porté par Pépin est calamiteux, et pour l'homme qu'il est, et pour le roi qu'il tente d'être.
17Cette inaptitude du roi à bien frapper soulève une autre question, celle de ses capacités guerrières. En effet tout au long du Garin, on a vu le roi développer une véritable répugnance pour les choses de la guerre. Les seules guerres où la figure royale s'engage sans hésitation et se comporte comme un chef de troupe sont celles menées à l'ouverture de la chanson par Charles Martel contre les Sarrasins. Dès le début de son règne Pépin fait tout pour se dégager de ses obligations militaires. Faut-il faire entendre raison à un vassal récalcitrant comme le duc Richard de Normandie ? L'expédition est confiée au jeune Begon. Faut-il récupérer la ville de Metz aux mains d'Anséïs de Cologne depuis que le même Pépin a refusé au duc Hervis une aide militaire pour combattre des Sarrasins ? C'est Hardrés, le vieux conseiller bordelais du roi, qui négociera la reddition de la ville, sans verser la moindre goutte de sang. Mais l'exemple le plus significatif est certainement celui de l'expédition de Maurienne. Le roi Thierry, assiégé par des Sarrasins dans sa ville envoie chercher du secours auprès de Pépin. Dans un premier temps, le roi suit son penchant qui le porte à rester loin des conflits guerriers et accepte le conseil d'Hardrés qui veut différer l'expédition aux calendes grecques. Seuls l'enthousiasme et la force de conviction de la jeune génération représentée par les deux couples de frères, Garin et Begon de Lorraine, et les Bordelais, Fromond de Lens et Guillaume de Monclin, amènent Pépin à revenir sur sa décision. Et c'est un roi fermement entouré par des jeunes avides d'en découdre avec l'ennemi qui prend la tête de l'expédition. Laquelle va tourner court très rapidement : lors d'un tournoi destiné à fêter l'adoubement de jeunes chevaliers à Lyon, le roi attrape froid, et, grelottant, rentre à Paris, laissant la troupe aux bons soins de Garin. En pratiquant une activité qui est le substitut de la véritable mêlée guerrière, Pépin a-t-il pris conscience de son incapacité à affronter la guerre ? Toujours est-il que le roi abandonne la bataille avant même que cette dernière ne commence.
18Que dire de Blanchefleur à ce sujet ? La reine semble avoir deux attitudes : dans le début de son règne, elle use de son influence pour qu'une paix acceptable pour tous, et surtout pour les Lorrains, soit trouvée. Puis emportée, on l'a vu, par le tourbillon de la violence, elle se laisse aller dans un conflit qu'elle contribue activement à ranimer et entretenir par son attitude partisane. Or ce conflit lui donne l'occasion de faire montre de ses qualités de guerrière18. La reine se révèle un organisateur redoutablement efficace de guet-apens, comme le prouve l'épisode Guillaume de Blancafort, un intendant habile, toujours à même de fournir ses troupes en argent et en chevaux, et même un combattant, quand la situation l'exige, comme dans la scène de Gerbert déjà évoquée. Cette omniprésence de Blanchefleur sur le théâtre des opérations guerrières, son ingérence perpétuelle dans les affaires militaires atteint son paroxysme dans une scène de Gerbert. Pépin ayant décidé du bout des lèvres de porter secours à Hernaut enfermé dans Géronville, la cour s'est déplacée jusqu'à Bordeaux où les dames demeurent sous la férule de la reine. Mais cette dernière refuse de rester en arrière et rejoint à la première occasion le théâtre des opérations afin de conforter le roi dans ses bonnes résolutions. Pépin se trouve contraint de lui remettre en mémoire son rôle de femme :
« Feme ne doit pas bataille veïr.
Aies vos ent a Bordele, la cit,
Dedens la tor ; la vos fêtes servir.
Par cel apostre, que quierent pelerin,
A ceste fois ne serés vos plus ci. »19
19Finalement las d'être perpétuellement sollicité par sa remuante épouse, Pépin navigue entre neutralité achetée et aide aux Lorrains jusqu'à la moitié environ de la chanson de Gerbert. Puis fatigué par des années d'un conflit qui refuse de s'éteindre, le roi s'efface définitivement derrière la reine :
« Iceste guerre conmant as maufez vis ;
Cant conmença, jones ère et meschin ;
Tant a duré que viex sui et flori.
Guerroiez, dame, tôt a vostre plaisir !
Toz vos voloirs ne puis pas aconplir.
D'or en avant le gant vos en otri.
-Sire, dist elle, la vostre grant merci !
[...] Et ou sunt or li chevalier de pris ? »20
20Dépassé par une guerre qu'il déteste et contre laquelle il ne peut rien, n'ayant jamais réussi à imposer une paix durable, le roi jette l'éponge et confie désormais à la reine la direction des opérations militaires impliquant la couronne. Le couple fonctionne à l'inverse de ce que l'on est traditionnellement en droit d'attendre : le roi étant aux affaires militaires tandis que la reine se trouve chargée du gouvernement domestique. Même Eussent, qui dans Girart de Roussillon, apparaît, selon les mots de Madame de Combarieu21, comme le portrait du roi idéal, s'efface devant les hommes quand, sortie un moment de son rôle de reine, elle a ramené la paix entre son époux et Girart : c'est le pape qui conclura la paix définitive et non la reine qui reste au mieux une médiatrice.
21Le geste de Pépin frappant la reine nous a donc dans un premier temps amené à nous attarder sur les rapports qu'entretient le roi avec le héros épique et l'activité emblématique de ce dernier, à savoir la guerre. Mais le geste invite également à une réflexion sur le fonctionnement des institutions politiques dans Garin surtout, et Gerbert par extension, institutions que Blanchefleur déstabilise en refusant de rester à la place qui devrait être la sienne et qu'elle connaît parfaitement, « Fame ne doit guerroier tant ne quant », dit-elle au vers 8460 de Gerbert.
22La geste des Lorrains possède la particularité de mettre en scène un pouvoir royal partial. Sortant du rôle d'arbitre dévolu au roi dans les conflits entre vassaux, le couple royal de Garin et de Gerbert en prenant ouvertement parti pour les Lorrains bouscule les conventions. En fait le roi et la reine n'ont pas tout à fait la même attitude : le roi est trop faible pour résister à sa femme qui est résolument engagée du côté de son ancien fiancé. Or cette partialité du pouvoir n'a pas les effets escomptés : on peut en effet penser que les Lorrains soutenus par le pouvoir royal auraient dû arriver à imposer leur paix depuis longtemps. Il n'en est rien et le conflit ne s'éteindra que faute de combattant au bout de quatre générations. C'est dire la faiblesse de cette institution monarchique, incapable de faire régner l'ordre, que cela soit de manière partiale ou impartiale. C'est dire aussi la désapprobation de l'auteur face à cette dérive de la royauté.
23Cette faiblesse de la royauté tient dans ce texte à deux facteurs. Le premier, que l'on connaît bien, est l'absence de réelle volonté politique du roi. L'autre facteur de faiblesse, paradoxalement, c'est la reine. Contrairement à ce que l'on aurait pu attendre en comparaison avec les figures royales de Girart de Roussillon22, l'alliance d'un homme velléitaire et cupide et d'une femme volontaire et honnête n'est pas toujours la panacée pour le royaume. Quand le pouvoir royal se trouve scindé en deux, quand d'un côté nous avons le symbole de la royauté, le roi couronné et reconnu par ses sujets, et de l'autre la reine, celle qui exerce effectivement la réalité du pouvoir, il faut un minimum de cohésion dans le couple royal pour que l'affaire puisse fonctionner. Si c'est le cas dans Girart de Roussillon, il n'en est pas de même dans les Lorrains. Pourtant les deux mariages s'étaient accomplis de manière tout à fait parallèle, le souverain dépouillant à chaque fois son vassal de sa fiancée légitime. Mais alors que Charles Martel agissait ouvertement face à Girart et avouait son désir sans détour, Pépin use de cautèle et de dissimulation, n'osant affronter Garin. Est-ce ce trait peu noble qui empêchera la jeune Blanchefleur d'estimer jamais son époux ? Toujours est-il que les rapports du couple seront tendus et dégénéreront jusqu'à la violence physique que nous avons constatée, que le couple restera sans descendance, comme si Dieu sanctionnait la ruse initiale que son clergé avait suggérée et mise en place, et que les Bordelais iront jusqu'à accuser la reine d'adultère avec Gerbert et ses deux cousins, Garin et Hemaut. Seule l'ordalie la blanchira de ces soupçons. Pourtant la royauté sort forcément salie d'une telle accusation, qui, soulignons-le, est plus ignominieuse que celle que doivent affronter Guenièvre et Yseult, reines véritablement adultères, car dans le cas de Blanchefleur, au péché de luxure s'ajoute celui d'inceste, les Lorrains étant ses cousins. Par ailleurs Fromond refuse le résultat du combat qui tient lieu de jugement, en intervenant pour sauver son fils mis en difficulté par Gerbert23. La reine est donc devenue un objet que l'on peut calomnier impunément, et à travers elle, c'est le pouvoir dans son ensemble qui est atteint.
24De plus, cette mésentente du couple pèse sur l'exercice du pouvoir : chaque geste de Pépin contraint Blanchefleur à répondre de manière à rétablir l'équilibre qu'elle pense être le plus juste, c'est-à-dire quand la balance penche du côté des Lorrains. C'est ainsi qu'elle tente de déjouer toutes les tentatives de corruptions bordelaises. Et dans ces entreprises, avec lucidité et intelligence, elle use des armes que ses adversaires lui procurent. La gifle reçue du roi à cause des Bordelais autorise la reine à riposter sur le même terrain : celui de la violence. Mais alors que le roi frappe de manière inefficace quelqu'un qui se redresse immédiatement, quand Blanchefleur frappe, c'est pour tuer : Guillaume de Blancafort n'échappera pas à sa vindicte. De même alors que Pépin agit au coup par coup, se laissant à chaque fois corrompre, comme si aucune leçon ne portait jamais, une fois que la reine se lance dans l'action, rien ne l'arrête plus. D'où l'importance de notre petite scène extraite de Garin. Elle est le point de départ de l'engagement définitif de la reine aux côtés de Lorrains et marque ainsi la fin de son rôle de souveraine. Désormais quand Blanchefleur agira, ce sera toujours comme membre à part entière d'un clan impliqué dans une guerre sans merci contre un autre lignage. Cette mise à distance par le personnage du rôle qui lui est traditionnellement dévolu, le jeu de l'onomastique le montre bien : dans Garin, « la franche empereriz » a un prénom, Blanchefleur, qui identifie parfaitement la jeune fille, puis la jeune femme. Ce prénom, elle va le perdre dans Gerbert, texte où il n'est jamais prononcé. Seuls son titre et sa fonction permettent d'inclure le personnage à la narration, comme si désormais partie intégrante d'un lignage, le personnage se trouvait dépouillé d'une part de sa personnalité. Une telle figure ne pouvant jouer pleinement le rôle de la reine, c'est-à-dire, mettre au monde l'héritier de la couronne, elle ne pouvait être la mère du plus grand roi de la chrétienté et Blanchefleur, reine symboliquement stérile, sera éliminée au cours du récit des aventures de la quatrième génération de combattants, celle d'Anséïs, fils de Gerbert. Est-il de toute façon possible d'envisager la survie de la reine à un conflit auquel elle a dédié chacune de ses actions de souveraine et à un lignage auquel elle s'est identifiée au point d'y sacrifier toute son existence. Blanchefleur disparaîtra donc dans le crépuscule qui embrase tout un monde féodal à la fin de la geste des Lorrains, laissant la place libre pour une autre reine, Berthe, et une autre geste, celle de Charles le Grand.
25Pour conclure, c'est peut-être cette figure de sacrifice qu'il faut retenir pour qualifier Blanchefleur, la reine des Lorrains (jamais titre ne fut mieux porté !). En effet, son image reste très ambiguë au point que, Madame de Combarieu voit en elle une représentante de ces reines épiques négatives qui n'ont d'autre ambition que de servir leur cause, tandis que Monsieur Guidot rend un bel hommage à la « reine au cler vis », saluant « un preux des anciennes chansons » doublé d'une fine politique24. A la fois négative et positive, la figure de la reine reste étonnamment complexe tout au long du cycle, car, semble-t-il, elle refuse d'agir en reine. Restée à tout jamais la duchesse de Lorraine qu'elle aurait dû être sans la rouerie et les manoeuvres peu honnêtes des hommes, elle se comporte d'un bout à l'autre comme elle estime que l'épouse de Garin le Lorrain doit se comporter. Dès lors on ne peut lui reprocher son action politique si néfaste pour la France mais si favorable à son parti. Sacrifiée sur l'autel du désir d'un homme, Blanchefleur tente de conserver une voie qui lui est propre, celle de la fidélité à un lignage qu'elle considère comme le sien et répond au sacrifice initial qu'on lui impose, celui de son coeur, par un autre sacrifice, celui de la fonction royale qu'elle ne demandait pas : elle refuse de jouer le rôle de l'épouse du roi et de la reine, mettant du coup en péril la royauté qui se retrouve privée de tout soutien, entre un roi faible et une reine comme absente. Loyset Liedet, qui sur les ordres de Charles le Téméraire, illustrera les Histoires de Charles Martel peint avec beaucoup de justesse cette figure du sacrifice qu'est Blanchefleur. En effet la miniature qui orne le chapitre intitulé « comment pour abolir les discors d'aucuns des princes de France le roy Pépin espousa Blancheflour fille du roy Thierry de Morienne que le duc Guerin le Loherain pensait avoir a femme » représente l'entrée de la jeune fille dans Paris. Mais c'est une femme pauvrement vêtue, sans coiffe, en amazone sur un palefroi blanc qui est dessinée, en totale contradiction avec le texte qui souligne le riche vêtement de la fiancée, comme si le peintre symbolisait le dépouillement affectif dont va être victime la triste héroïne de la journée. Par ailleurs, personne dans la foule n'a un geste de bienvenue, deux hommes complotent d'un air menaçant au premier plan, et tous les membres de son escorte lui tournent le dos. Seule face au spectateur, la jeune fille ressemble plus à une victime menée au sacrifice qu'à une jeune fiancée conduite devant l'autel du mariage25.
Notes de bas de page
1 Qu'il me soit permis, avant d'entrer dans le vif du sujet, de remercier Madame de Combarieu du Grès et Monsieur Labbé pour l'aide qu'ils m'ont très gentiment apportée dans l'élaboration de cet article et la discussion vive et passionnante qu'ils ont engagée à l'issue de la communication.
2 Garin le Loherenc, édition de A. Iker-Gittleman, Paris, Champion, 1996, t.2, vv. 13327-13328
3 Garin le Loherenc, op. cit., vv. 13 374 à 13 376.
4 Garin le Loherenc, op. cit., vv. 13 379 à 13 381.
5 Gerbert de Metz, édition de P Taylor, Lille, Giard et Louvain, Nauwelaerts, 1952, vv. 3489-3490.
6 Gerbert de Metz, op. cit., vv. 3491-3495.
7 Gerbert de Metz, op. cit., v. 3497.
8 Gerbert de Metz, op. cit., v. 2988.
9 « De la parole se correça Pépins. / Leva la main et si la vost ferir, / Quant par les bras le pris ! li fix Garin. » Gerbert de Metz, op. cit., vv. 6640 à 6642 et « Pepins l'oï, de moutalent sospire. / Ferir la vot quant li toli Elie, / Li bons evés de la cité garnie. » idem, vv. 9726 à 9728.
10 « La dame l'oï ; du senz cuida issir. / Hauce le poing ; Fromond feri ou vis / Si que le sanc li fist du nez saillir. » Gerbert de Metz, op. cit., vv. 1694-1696 et « La dame l'ot ; duel en ot et pesance. /Par maltalent envers Fromond se lance. /Del puing li fiert par tel senefiance / Desor le nés, lés l'a fait e rovente /Que de son sanc ot la barbe sanglente. » idem, vv 4819-4823.
11 Gerbert de Metz, op. cit., vv. 1845 à 1858.
12 Les versions en vers proposent le gant tandis que la prose de David Aubert (cf. infra) mentionne un bâton. Ces deux objets, ainsi que Madame de Combarieu du Grès et Monsieur Labbé l'ont fait remarquer lors de la discussion qui suivit cette communication, sont hautement symboliques : le gant est le signe du lien vassalique qui unit la reine à son suzerain et mari comme en témoignent les célèbre passage de Tristan où Marc surprend les amants dans la loge de feuillage. Il s'agit donc pour le roi de réaffirmer son autorité féodale et juridique sur son épouse. Quant au bâton, son interprétation est plus ambiguë : faut-il y voir une arme primitive pour ce roi incapable de tenir une épée ? ou bien le détournement par un roi peu scrupuleux d'un symbole de paix universellement reconnu ? Quoiqu'il en soit, ce coup porté avec un bâton est un signe supplémentaire de l'incapacité du roi à affronter ses obligations, qu'elles soient guerrières ou politiques.
13 Les Narbonnais, chanson de geste, édition de H. Suchier, Paris, 1898, t.1, vv. 445 à 446.
14 Les Narbonnais, chanson de geste, édition de H. Suchier, Paris, 1898, t.1, v. 447.
15 Les Narbonnais, chanson de geste, édition de H. Suchier, Paris, 1898, t.1, vv. 472 à 481.
16 Garin le Loherenc, op. cit., v. 13 380.
17 Garin le Loherenc, op. cit., v. 13 381.
18 Il est possible de distinguer là le signe annonciateur de la bataille de Santerre qui dans le dernier épisode, Anséïs de Metz, voit l'ultime affrontement entre Lorrains et Bordelais. Or une armée de femmes, conduite par Ludie, soeur de Fromondin, participe activement à cet engagement et contribue largement à la victoire bordelaise. La reine est absente de cet épisode, un éclair l'ayant foudroyée sur la route. Il est intéressant de constater que le cycle des Lorrains s'achève lorsque la reine s'efface du conflit et que c'est des mains d'une autre femme, née dans le clan bordelais mais épouse d'un Lorrain, que naîtra ce que l'on n'ose appeler la paix finale mais tout au plus l'absence de conflit.
19 Gerbert de Metz, op. cit., vv. 6645 à 6649.
20 Gerbert de Metz, op. cit., vv. 8476 à 8484.
21 M. de Combarieu du Grès, « Le personnage d'Elissent dans Girart de Roussillon », Studia Occitanica, in memoriam P. Rémy, édité par H.E. Keller, Kalamazoo, 1986, t.2, pp. 23 à 42.
22 II n'y a pas que les critiques modernes qui aient senti la parenté liant ces deux textes : en 1463, David Aubert rassemble pour le duc Philippe II de Bourgogne, dans une compilation intitulée aujourd'hui Les Histoires de Charles Martel, la geste de Girart de Roussillon et le cycle complet des Lorrains, à l'exception d'Hervis de Metz. Cette oeuvre nous est parvenue grâce à un unique manuscrit, celui du duc lui-même, conservé à la Bibliothèque Royale de Bruxelles sous les côtes 6, 7, 8 et 9.
23 Gerbert de Metz, op. cit., vv. 4798 à 5159.
24 M de Combarieu du Grès, op. cit. ; et B. Guidot, « Une reine au visage rayonnant : Blancheflor dans Garin Le Lorrain », Lorraine Vivante. Hommage à Jean Lanher, Nancy, Presses Universitaires, 1993, pp. 77 à 84.
25 Bibliothèque Royale de Bruxelles, manuscrit 7, 198v°.
Auteur
Université de Toulon et du Var
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