Du tinel à l'épée ou le lent apprentissage du métier des armes chez Rainouart au tinel
p. 429-441
Texte intégral
1Le geste, on le sait, assure à l'idée et à l'intention le prolongement naturel de l'action ; il est garant de l'efficacité. Il est aussi révélateur de la personne qui l'accomplit : il y a des gestes à faire ou à éviter, naturels ou recherchés, spontanés ou réfléchis, tout autant que déterminants ou sans conséquences. Tout ce jeu des contraires habite l'âme complexe du Rainouart épique, dont le tinel omniprésent prolonge la puissance du bras. La maniabilité de cette masse redoutable lui assure une efficacité débridée, voire de la fantaisie, à l'image du personnage lui-même, véritable force de la nature. La silhouette de Rainouart, dès son entrée dans le monde policé des chevaliers, fait peser sur lui une différence qui intrigue. Toutefois, sous les manières de la brute, sommeille une noblesse de prince païen qui arrivera, grâce à l'aide de Guillaume et de Guibourc, à le hisser jusqu'à être un des meilleurs défenseurs de la chrétienté. Une telle évolution s'apparente à un long et lent apprentissage de l'honneur chevaleresque, à une difficile émergence de la noblesse sur la brutalité. Dans ce contexte où le geste signifie la personne, l'emploi de l'épée, signe d'honneur et instrument rituel de la chevalerie, va se substituer péniblement au maniement anarchique et sans art de la massue traditionnelle. L'analogie est frappante avec la trame du Moniage Rainouart, où le spirituel et l'humain rivalisent dans l'âme de celui qui veut être -et sera finalement- un bon moine1. Les gestes du héros sont cahotiques et son accession à l'humanité ne s'accomplira qu'après de multiples retours en arrière. Il faudra du temps, pour que le Rainouart du "concerto pour tinel et orchestre" dans la chanson d'Aliscans -comme l'a écrit si joliment J.P. Martin2- s'accorde à la grande symphonie épique3.
I) L'inséparable tinel
2L'instrument fait partie intégrante de la silhouette de Rainouart que l'on découvre nus piés, en langes, n'ot chauce ne soleir [BL, 1118] ; image qui renvoie aux contes populaires où la massue fait corps avec le géant et détermine les modalités de son action. La tradition la plus ancienne conservée dans G2 ne variera pas dans les développements de la geste : dès sa première apparition, Rainouart porte au cou un tinel "si lourd que personne ne serait capable de le tenir" [G2, 2651]. Le fait que le héros et son arme sont inséparables est une constante qui fait de lui Reneward al tinel4, avec une omniprésence qui assure le succès à presque tous ses exploits.
Voirement est Renoart au tinez.
Ainz puis ce non ne li fu remüez.
Toute sa vie fu puis issi nomez. Al. 3781-3
3Cette poutre mal équarrie, qui lui était utile à la cuisine pour porter les seaux et tisonner (l'un et l'autre sont noirs de fumée, Al, 3651, 3670) devient, dans l'isolement que lui a imposé la basse condition où il est réduit et qui l'a rendu asoté [Al, 3595], une sorte de compagnon qui a toute sa confiance. Il lui sert d'oreiller pour dormir [Al, 4521-2, 4966] et malheur aux marmitons qui veulent lui jouer un bon tour en le cachant, car la vengeance sera terrible [Al, 1.78 ; MR, 1.25-29]. Même lorsqu'il viendra à l'abbaye de Brioude, fort avancé en âge [BL, 1150], avec la louable intention de se faire moine, il ne voudra pas se séparer de son tinel, sans doute par une précaution qui se révélera utile, mais parce qu'il ne peut s'en séparer après un si long compagnonnage [MR, 198]. Lorsqu'au départ de l'armée il l'oublie, du fait de son étourderie, il n'a de cesse de revenir le chercher [Al, 3885-96, 4903-50], tellement persuadé qu'il est de ne pouvoir rien faire sans lui sur le champ de bataille où il veut aller avec l'armée de Guillaume. Il joue avec lui : de main en main mainte fois lou geta [BL, 1357]. Le poète lui-même se laisse prendre à ce jeu : "Rainouart se met à gambader devant l'armée. Si vous l'aviez vu sauter et danser et prendre son tinel dans ses bras, le couvrir de baisers, vous auriez pu conserver en mémoire un événement extraordinaire" [Al, 4013-7]5. Il pleure de le voir souillé. C'est que ce jeune homme de vingt ans, qui n'a pas bien compris que la princesse Aélis, la fille du roi Louis, l'aime déjà en secret à cause de sa beauté [Al, 4028-9, 4079-85], s'est en quelque sorte épris de son arme qui lui est fidèle, reportant sur elle le fond de tendresse qui demeure dans son âme de prince. Il l'embrasse quatre fois : Son tinel prist, IIII foiz le besa6 et l'auteur de préciser hyperboliquement : "Il l'aimait plus qu'aucun garçon nulle demoiselle" [Al, 4607].
4Enfermé dans son moi et lentement ouvert au monde "civilisé" par Guillaume et Guibourc, Rainouart n'a confiance que dans sa propre force et dans le bois qui l'arme. Sa dextérité prodigieuse en fera un champion dans ce domaine bien étrange, si bien que cette massue simpliste sera l'artisan essentiel et devenu nécessaire de la victoire en Aliscans, celle qui vengera la mort de Vivien, victoire "à l'arraché", en dehors du code chevaleresque. Force à l'état pur, Rainouart irascible et cruel, va combattre pieds nus et à pieds [Al, 3738-9], à l'image du géant traditionnel7. Manier l'épée, monter à cheval lui assureraient une plus grande mobilité et une esquive plus facile. Il aura le plus grand mal à l'admettre, tant la ruée de l'ennemi sur lui ne lui fait pas peur et même au contraire lui donne ses meilleures aises. Et cela même en face d'adversaires mieux équipés que lui, tels les géants Loquifer de La Bataille Loquifer et Gadifer du Moniage Rainouart ou la hideuse et puante Flohart qui, avec sa faux, devrait le faire reculer [Al, 1.150].
5Rainouart, avec une allégresse sauvage qui ne connaît pas le doute, plonge dans la mêlée, autant qu'il fait front à des adversaires précis qu'il réduit et tue, dans des duels à rebondissements parfois fort développés8. Son enthousiasme ne s'est jamais démenti depuis sa première intention, même s'il lui arrive d'avoir des peurs passagères : "Laissez-moi, seigneur Guillaume, je veux être mis à l'épreuve... Si vous refusez de m'accorder cette permission, j'irai seul me battre en Aliscans-sur-mer" [Al, 3727-37]. C'est lui qui, à l'arrivée sur le site d'Aliscans, où la mort de Vivien a laissé le goût d'une amère défaite, rallie les couards bon gré mal gré, en prenant leur tête :
Lors commença son tinel a branller ;
Toz les mauvés a fet acheminer.
Par droite force les fist toz retorner.
Al, 5085-79
6Dès lors, les coups pleuvent et les victimes tombent, selon un décompte qui tient du score à ne pas laisser faiblir10.
7Pas de technique éprouvée, ni d'art, ni de rite dans le maniement du tinel, mais efficacité immédiatement assurée par écrasement, aplatissement, frappe verticale qui tue à la fois cheval et cavalier. En pure perte assurément, puisque Rainouart, qui n'a jamais voulu se servir d'un cheval pas plus que d'une épée, ne voit pas l'intérêt réel qu'il aurait à épargner la monture de son adversaire. Il "écrabouille" littéralement tout ceux et tout ce qu'il rencontre d'hostiles, selon un procédé répétitif qui, en dehors des affrontements singuliers auxquels les poètes prêtent intérêt en les diversifiant, engendre une certaine monotonie. Ainsi agit-il face à Ailred de Cordoue :
E Reneward le feri del tinel
Tut le bruse, mort l'ad acraventé,
E le cheval li ad par mi colpé
Enz la nef al fort rei Ailré,
Iloce trovad set cent paiens armez ;
Tuz les ad morz, ocis et agraventez. G2, 3020-5
8Il lui arrive aussi de manier son arme à l'horizontale, en la faisant tournoyer, spécialement pour se ménager un passage dans la masse des ennemis : "A travers la mêlée, Renouart se frayait avec son tinel une place si large que quatre chars auraient pu facilement s'y croiser" [G2, 3130-2]11. Bertrand tentera de lui apprendre à frapper d'estoc, en botant [G2, 3111] et le roi Corduel en fera les frais, mais ce sera sans suite, puisque Rainouart n'avait jamais pensé à cette façon de combattre [3113]. Le tinel est plus "rentable" :
Si les abat com la fauz fet les prez. Al 5530
9Renouart, désinvolte ou fatigué, traîne même derrière lui sa massue, par exemple pour monter les marches du palais d'Orange [G2, 2811-2, Al 4208-10]. Il s'emploie assez régulièrement à en améliorer le maniement et d'en assurer la solidité, puisqu'il est en sapin [Al, 3749] ; il le fait garnir de fer [Al, 3749-70] et sera soucieux de on état, quand les avatars surviendront, par exemple quand la faux de Flohart en sectionnera le renforcement métallique[Al, 6750-1], quand Haucebier en brisera l'extrémité [Al, 6920), quand le tinel se cassera par le milieu [Al, 6959] ou lorsqu'il s'enfoncera dans le pré, brisé en trois morceaux [G2, 3303-4]. Malgré un tel paravent à toute épreuve, il arrive plus d'une fois à Rainouart d'être blessé [Al, 6011-3, 6271-5, 6679-82], comme d'être atteint par les coups terribles de Loquifer [BL, 1902-10) et de se rendre compte que le fer de son tinel est impuissant contre l'acier d'une armure [BL, 1697-1705, 2325-31). S'il se brise, Rainouart s'en fabrique un autre12 ou recourt spontanément aux poings [G2 310-2 ; Al, 6511, 6969-70], avant de se souvenir de l'épée que Guibourc lui a mise à la ceinture [Al, 6974-85), "comme si seule lui convenait la massue du géant, comme si pour toujours demeurait une distance antinomique entre lui et l'épée"13. Jeune homme à l'esprit simple et buté, même s'il est excusable, et qui n'a pas connu le temps de l'apprentissage des armes, il n'a pas tellement confiance dans ces épées et ces chevaux qu'il voit, lors du départ pour Aliscans. Il a une belle épée au côté qui mout fet a loer, avec une armure complète que lui ajuste Guibourc [Al, 1.90), mais c'est avec le tinel qu'il fait une démonstration de sa force devant Guillaume et son armée [Al, 4867-81). Il ajoutera même à l'intention de ceux qui se moquent de lui, lorsqu'il retourne chercher le tinel qu'il a oublié : "Si je ne l'emporte avec moi, inutile de vous le nier, vos épées ne vous serviront absolument à rien, ni vos misérables lances, ni vos épieux d'acier" [Al, 4917-9]14. Le comble ! cette arme qui aura donné la victoire à Guillaume sera, dans l'esprit de Rainouart, l'instrument de sa vengeance contre ce même Guillaume qui l'aura maladroitement oublié lors du banquet qui réunira les acteurs de cette victoire [Al, 7542-54].
10La geste originale de Rainouart s'alimente aussi d'un certain nombre d'épisodes et de gestes étrangers à l'art et à l'âme du chevalier, alors qu'il a été adoubé par Guillaume et est devenu chrétien, à la fin de G2 et d'Aliscans. Du fait de la permanence du tinel dans La Bataille Loquifer et dans Le Moniage Rainouart -ici paradoxalement pour un homme de paix- on retrouve des attitudes causées et entretenues par lui. Il suffit ici de les évoquer, car elles ressortissent de la même brutalité primitive. Dans son long duel contre Loquifer, Rainouart se comporte facilement comme un boxeur ou un catcheur, habile dans l'esquive :
Et Renoars saut con falcons de mue. BL, 234015
11Plus encore que dans les duels des chansons prédédentes, les variations sur le thème se multiplient (1. 23-46), les onguents guériseurs des blessures pour l'un et l'autre adversaires faisant rebondir l'action. Le combat contre Gadifer dans Le Moniage donne lieu à des développements encore plus étalés, vu que le païen surarmé se protège avec un travaus [6444], sorte de tank monté sur quatre roues, contre lequel Rainouart use de toute son habileté pour en venir à bout, vu qu'il est toujours avec son rice mast [6400] dont il a renforcé la solidité et qu'il lui arrive de le perdre [6403-7, 6689-6715, 6928-40], jusqu'à ce que le géant païen soit occis [7361]. Enfin, au sein de ce branle-bas étourdissant, se situe le fait, annonciateur d'autres dégâts, que Rainouart garde son tinel pour entrer manu militari à l'abbaye de Brioude [MR, 1.2, 7] ; ce sera le seul moyen "primitif" de se défendre contre la perfidie de l'abbé Henri et de ses moines, dont la médiocrité n'est pas sans rappeler celle des valets de cuisine d'antan. L'abattage de la statue de Mahomet dans la cité d'Aiete, le compissage qu'il lui inflige, la pendaison de l'abbé près de la statue sur les remparts et le gaspillage du trésor [1. 145-162] sont des révélateurs du personnage qui en arrive à de tels gestes par la complicité de son mast.
II – Le lent apprentissage du "métier" de chevalier
12Il apparaît donc que "le géant aura besoin d'un apprentissage progressif pour s'intégrer à l'univers chevaleresque. Il lui faudra, surtout, mettre sa violence au service d'une cause qui lui donne un sens"16. Sans doute le roi Louis qui l'a pris en haine a-t-il refusé le baptême à Rainouart malgré ses demandes pressantes, ce qui lui enlevait de fait tout espoir de devenir chevalier ; sans doute durant plus de sept ans a-t-il été condamné à vivre dans les cuisines, sorte de cul-de-basse-fosse pour un prince de haut lignage, privé de l'apprentissage normal du métier des armes17. Cependant, tant de frustrations n'ont point éteint les ressources du jeune homme ni brisé le potentiel qu'il tient de son sang royal. A l'image d'un grand oiseau englué dans l'épaisseur d'une marée noire et qui s'en arrache péniblement, il n'est donc pas impossible a priori que Rainouart accède à la liberté du service chevaleresque18. Une évolution psychologique se lit d'abord en filigrane (et c'est l'art du poète !), jusqu'à la consécration de l'adoubement à la fin de G2 et d'Aliscans. A cela l'aideront la très lente expérience du combat à la française qu'il voit pour la première fois sur le terrain de l'Archant-Aliscans et surtout la prise en charge d'un Guillaume attentif, patient et protecteur19, jointe à l'affection intuitive de Guibourc qui a vite découvert, sans le lui dire, qu'il est son propre frère et qui va s'employer à le faire accéder à la dignité dont il n'aurait jamais dû être privé [Al, 4630-40].
13Il est plaisant de voir Rainouart, qui ne maîtrise pas la force de son tinel, recevoir une petite leçon de Bertrand, même si ce n'est que pour un moment :
Dist Bertran : "Sire, si ferez en boutant !
Issint irez vos cox mielz asantant."
Dist Renoart : "Or vois jé aprenant ;
Des ore iré mes cops plus adouçant".
Al, 5712-520
14De fait, la technique est efficace contre Valegrape [Al, 1.145]. En frappant d'estoc et de taille, on a plus de chances d'épargner les armes et le cheval de l'adversaire, éléments qui peuvent s'avérer utiles pour se défendre, esquiver les coups ou attaquer. Privé de son tinel qui s'est cassé ou qu'il n'a plus en mains, il est obligé de se servir de l'épée qu'il a à la ceinture, en avouant ingénument : "Cette arme s'enfonce avec une facilité redoutable. Bénie soit la dame qui me l'a fixée au côté ! Si j'avais pensé que des couteaux soient aussi efficaces, je les aurais tous apportés avec moi" [Al, 6979-82]21. Mais il ne sera jamais pleinement convaincu de la supériorité de cette arme : même Joouse, l'épée prestigieuse de Charlemagne que Guillaume veut lui donner dans le Moniage, pour combattre Gadifer, lui paraît trop légère [MR, 6707-15] et, quand il lui arrivera de s'emparer des trois épées meurtrières de Loquifer, Recuite, Dolereuse et Hidose et de sa lance, il ne s'en servira pas [BL, 2424-6]. Pas insensible sans doute, amadoué par l'habileté convaincante de Guibourc, il a accepté, bien qu'il ne soit pas chevalier ni même bacheler, d'être armé -et en quelque sorte adoubé- par elle, avant de partir pour Aliscans. Dans une scène émouvante d'une tendresse contenue, elle ajuste à sa forte corpulence les pièces de l'armure et surtout une épée au pommeau d'or, jadis prise au roi Corsuble [Al, 1.90], même si dans un réflexe brutal qui n'étonne guère, il la jette à terre comme inutile22. Rainouart avec cette protection minimale et l'épée au côté ne demande pas de cheval. Guibourc l'eût-elle proposé ? Elle eût essuyé un refus, vu que Rainouart ne s'est pas exercé à en monter un et qu'il le jugerait inutile et encombrant. Ainsi, sans épieu et sans écu, il garde les mains libres pour manier son tinel en toutes circonstances, virevolter et esquiver les coups. La légèreté de son armure est régulièrement soulignée dans ses combats contre Loquifer et Gadifer :
N'ert pas pesans, ains estoit mout legier.
MR, 669623
15Il n'use de l'épée que lorsque le tinel est cassé [Al, 6964, 6983-93] et, quand il a brisé son épée contre celle de Gadifer, c'est aux poings que la lutte continue [MR, 7279-91]24, jusqu'à ce qu'un ange lui dise (consécration céleste !) de prendre un perron gui est gros et carrés (7334) (lui aussi !), avec lequel il vient à bout de son plus redoutable adversaire. Quant à se servir d'un cheval, le premier essai avait été concluant : ayant sauté en selle sans étrier et le visage tourné vers la queue, la bête lui avait fait rapidement sa fête ! [Al, 1.127-8].
16Par de tels faits et de telles situations qui se succèdent sans cesse, les poètes de la geste ont entretenu -et c'est leur art ! - une complexité du personnage de Rainouart, une sorte d'ambiguïté où cohabitent l'homme ancien qu'il est toujours et l'homme nouveau qu'il veut être, tant chez le guerrier que chez le moine, tant chez la brute que chez le chevalier adoubé après la victoire d1Aliscans, tant dans la geste qui précède cette entrée dans la caste de l'honneur que dans celle qui la suit. Dans la première partie de cette étude est apparu un contexte de gestes significatifs de l'état primitif du héros, lié à son tinel. Il est tout aussi intéressant de relever de nouveaux gestes et de nouvelles attitudes nés de la présence de Guillaume et de Guibourc, du voisinage des chevaliers et de la lente évolution psychologique de Rainouart.
17Tout d'abord, comme un chevalier dont le code est celui de l'honneur, il abat quiconque l'attaque les armes à la main, mais il refuse de tuer un prisonnier qu'il trouve sur un bateau, les mains liées et les yeux bandés :
Ja l'eüst mort, mes il s'est porpensez
Que ja prisons n'iert par lui adesez. Al 5597-8
18C'est ainsi qu'il délivre Bertrand, sans le savoir, et tue, par contre, ceux qui ont maltraité ses six compagnons enchaînés comme lui. Il ne pourra venir à bout du terrible Gadifer à l'abri dans son travaus et qui l'accablera de flèches. Rainouart se plaint alors à Guillaume qui obtient du roi Thiebaut, homme d'honneur lui aussi, un duel à la loyale, c'est-à-dire au corps à corps. Rainouart combat alors avec son brant acéré (le fait est remarquable), jusqu'au moment d'en venir aux poings, lorsque les épées ont volé en éclats [MR, 7275-86]. Au cours de ses duels en Aliscans, il affronte trois de ses frères, Aegré, Borel et surtout Valegrape ; dans les dialogues, l'alternative que propose Rainouart est celle commune à tous les chevaliers face à un païen : "Crois ou meurs ! " [Al, 1.143]25. Face à son père Desramé, même code de l'honneur du chevalier chrétien, sans aucune faiblesse, aucune compromission possible, d'autant que ce père et le roi Thiebaut sont les responsables de la défaite des Francs, sur le terrain même où ils s'affrontent [Al, 1.116)26. Cependant, un réflexe d'humanité filiale poindra, lorsque Rainouart se repentira d'avoir attaqué son père. "Ah ! pauvre de moi ! Comme je suis malheureux ! Voilà que j'ai tué mes amis les plus chers et j'ai brisé les côtes de mon père. C'est mon tinel qui l'a fait. Maudit soit le moment où il a été fabriqué !", et il le jette dans un geste de dépit, ne le récupérant que pour se défendre contre le roi Haucelier qui arrive menaçant [Al 6454-85]. Chez un homme qui ne connaît pas les demi-mesures, les propos vengeurs qu'il tient contre Guillaume qui l'a méprisé, ne seraient-ils pas une sorte de négatif de l'ardeur qu'il a mise à rétablir l'honneur de la France et de la chrétienté ?
19De plus, ayant désiré depuis longtemps le baptême, malgré l'opposition du roi Louis [Al, 3646-8], il a déjà dans l'âme les attitudes du chrétien, même si, comme il l'avoue, il n'est jamais entré dans une église [G2, 3485-6]27. Il invoque facilement Dieu et les saints, spécialement sainte Marie, quand il risque de perdre son tinel [G2, 2777, Al, 6770-2, 6923] ; il s'approprie même la prière du "grand péril", face à Bauduc qui l'a incité à trahir Guillaume [Al, 1.166]. Aussi, les poètes de G2 et d'Aliscans ne forcent-ils pas leur art, lorsque tout naturellement, ils concluent leurs chansons par le baptême solennel et l'adoubement de Rainouart dans un décor d'apparat [Al, 1.182, 184), amenant ses épousailles avec Aélis, la fille du roi Louis et son couronnement comme roi de Tortose et de Pourpaillart. Après avoir fait son apprentissage de guerrier sur le terrain, il peut ceindre officiellement l'épée et entrer dans la fête qu'on lui a préparée, même si, dans un réflexe qui ne surprend pas de sa part, il trouve enfantine la joute de la quintaine [Al, 7974-94). On peut regretter qu'Aliscans n'ait pas conservé le geste de G2, lorsque Rainouart réconcilié avec Guillaume "lance la poutre à la distance de quatorze arpents, par-dessus la tête de trois cents Français" [G2, 3468-73). Il est vrai, on l'a vu, que le chevalier Rainouart la retrouvera vite dans les chansons postérieures du cycle. Comment, en effet, l'imaginer autrement sans risquer de le dénaturer ? Chevalier devenu moine dans un âge avancé, aura-t-il eu tort de conserver son tinel ? Non, car la perfidie des moines de Brioude et le retour incessant des ennemis de la geste d'Aimeri ne pouvaient être enrayés que par de nouveaux exploits d'un tel défenseur de la chrétienté. Ainsi l'ont pensé les continuateurs de la geste et leurs auditeurs ravis de retrouver la truculence du personnage. En tout cas, -consécration suprême-, après Guillaume son modèle et l'instigateur de sa transformation, Rainouart devait accéder lui aussi à la sainteté [MR, 7453-62]28.
20Ni brute épaisse comme l'horrible Grishart ou la géante Flohart, ni héros à l'état pur comme Vivien ou plein d'expérience comme Guillaume, Rainouart est un solitaire qui "manifeste l'émergence de l'esprit chevaleresque, à partir de l'informe"29. Le tinel annonce l'aune qui servira de bourdon et de lance à Gargantua pour abattre le château du Gué de Vède et le mast avec lequel Pantagruel combattra en estoc contre Loupgarou à la masse d'acier30. De même, sous le froc monastique, Rainouart est cousin de Frère Jean des Entommeures frappant à tort et à travers à la vieille escrime, avec le bâton de la croix, pour repousser les assaillants du clos de l'abbaye de Seuillé31. Cependant, un potentiel d'humanité et de dignité émerge lentement de 1'imbroglio des gestes et des attitudes contradictoires qui agitent Rainouart, si bien que sa confrontation avec le monde des chevaliers qui l'entourent de leur exemple, même si son combat est surtout celui d'une sorte de duelliste qui fend la foule pour atteindre l'adversaire, aide les retrouvailles avec son identité profonde32. Au delà de l'homme de pulsions qu'il restera toujours et qui expliquent ses actions débridées, ce chrétien de désir est d'abord le vainqueur du combat qu'il mène contre son malheureux destin. Ainsi donc, par-delà le rire populaire, immédiat et grinçant qu'engendrent ses facéties et ses grands coups à l'emporte-pièce, se nourrit lentement une sympathie admirative pour un homme qui se fait ou se refait par sa droiture et son courage conjugués. Telle est la richesse et l'énigme du personnage, dont les faits et gestes sont à ce point significatifs d'une véritable résurrection, même s'il restera toujours, pour la mémoire, l'homme au tinel ki est grans et furnis [MR, 19].
Notes de bas de page
1 A MOISAN, "De la cuisine à la chevalerie et à la vie monastique ou les trois "fonctions" chez le Rainouart épique", dans La table au Moyen Age. Senefiance, n° 38, CUERMA, Université de Provence, 1996, pp. 337-352.
2 J.-P. MARTIN, "Le personnage de Rainouart, entre épopée et carnaval", dans Comprendre et aimer la chanson de geste (A propos d'Aliscans), Feuillets de l'E.N.S., Fontenay-St-Cloud, diff. Paris, Ophrys, 1994, p. 72.
3 Editions utilisées : La Chanson de Guillaume, texte établi, traduit et annoté par F. SUARD, Bordas, 1991 (Classiques Garnier. Les classiques médiévaux) ; Aliscans, p.p. Cl. RÉGNIER, 2t. Champion, 1990, (Classiques fr. du M. Age, 110-111) ; Aliscans, traduit en français moderne par B. GUIDOT et J. SUBRENAT, Champion, 1993, (Trad. des classiques fr. du M. Age, XLIX) ; La Bataille Loquifer, ed. by M. BARNETT, Oxford, 1975 (Medium Aevum Monographs, new series, VI) ; Le Moniage Rainouart I, p.p. G.A. BERTIN, Picard, 1973 (SATF). Sigles retenus : G2, Al, BL, MR.
4 G2, 2920, cf. Al, 5037, 5550.
5 Guillaume lui fait remarquer qu'il est un peu fou : Tant ere liés quant soliés canter / par devant moi, et salir et treper, / vostre tinel branloier et lever ; / ne nos laissiés dormir ne reposer (MR, 1282-5).
6 Al, 4058, cf. 4013-5, 4522, 6784.
7 "Jamais on ne lui voit faire usage de la lance, sans doute parce que l'état de piéton lui est en quelque sorte congénital", remarque J.-P. MARTIN, art. cité, p. 69.
8 Aelred, Corduel, Gloriant, Tabur, l'émir de Balan dans G2 ; Estelé, Margot, Aenré, Borrel, Agrapart, Crucados, Valegrape, Grishart, Flohart, Desramé son père (qu'il épargne), Haucebier, Bauduc dans Al ; Loquifer dans BL ; Gadifer dans MR.
9 "Le premier qui sera surpris en train de fuir, de ce tinel que vous avez ici sous les yeux, je lui briserai les bras et les reins" [Al, 5518-20].
10 J. SUBRENAT, "Les forces militaires en présence aux Aliscans", dans Mourir aux Aliscans. Aliscans et la légende de Guillaume d'Orange, Champion, 1993, pp. 163-175.
11 Même tournoiement, lorsque Rainourt se venge d'un valet de cuisine, dans Al, 3548-58. La victime voulait que Rainouart lui apprenne ses "jeux" !
12 Il s'en fabrique un avec la poutre maîtresse d'une cabane [G2, 3410-4 et Al, 7748-9]. Dans BL, il avoue qu'il a brisé son tinel lors de la bataille d'Aliscans ; un morceau est resté sur le champ de bataille, l'autre est à Orange [81-5]. On le retrouve vite un baston de pommier à la main [234].
Après avoir tué son frère Borrel, il lui prend sa masse d'armes (de même type que le tinel), pour le cas où il viendrait à le perdre [Al, 6229-30, 6530-5]. Mais les fléaux qu'il prend à ses fils, il les juge bons à chasser les mouches [Al, 6248-9].
13 LABBÉ, "De la cuisine à la salle : la topographie palatine d'Aliscans et l'évolution du personnage de Renouart", dans Mourir aux Aliscans..., p. 218.
14 "Ne plaise à Dieu que je porte là- bas une autre arme que mon tinel, et je n'ai pas envie non plus de monter à cheval" [G2, 2666-8]. J. SUBRENAT, art. cité, p. 175, souligne que Rainouart prend les "armes brutales qui conviennent : la guerre contre les païens ne peut pas être une guerre "propre". L'épée est une arme totalement inadaptée en la circonstance."
15 v.1632, 1660, 1843, 1982, 2172.
16 J.-Cl. VALLECALLE, "Aspects du héros dans Aliscans", dans Mourir aux Aliscans..., p. 190.
17 Al, 3636-57 ; MR, 6915-24. Il revendique sa dignité de fils de roi : G2, 2874-5, 3356-7 ; Al 3693-7 (il devrait être roi d'Espagne avec une puissante armée), 4542-61 (il énumère les membres de sa famille), 4634-6, 5104-10 ; MR, 1681-1701.
18 M. DE COMBARIEU DU GRÈS, L'idéal humain et I 'expérience morale chez les héros des chansons de geste des origines à 1250, Publ. de l'Université de Provence, 1979, II, p. 771 : "Sa vie précédente ne l'a pas gâté au point de le rendre inapte à faire face aux difficultés de la vie de chevalier."
19 Après l'avoir vu tuer Gloriant de Palerme, Guillaume lui déclare : Tu deis ben chevaler estre [G2, 3163).
20 "Vous dites vrai ; par ma foi, je n'y avais pas songé" [G2, 3102-13]. Mais il reconnaît vite : "En frappant avec la pointe, je n'en tuerais pas tant !" [Al, 5826].
21 "Voici chose merveilleuse, par Dieu : une si petite arme, couper si bien ! Bénie soit celle qui me l'a ceinte au côté ! Chaque noble guerrier aurait dû en porter quatre : dès qu'il en a brisé une, il pourrait faire échange" [G2, 3325-33]. Dans la mentalité de Rainouart, l'épée n'est qu'un grand couteau de cuisine bien pratique ! Il est tout surpris de la redoutable efficacité d'une si petite arme [Al, 6991-3].
22 Dame, dist-il, ceste ne m'a mestier ; / De tex. XL. n'en dorroie denier [Al, 4695-6]. Cette scène développée dans Al n'était qu'indiquée dans G2, 2846-8.
23 BL, 1632, 1843, 1982, 2172, 2340 ; MR, 6722-4, 6728-30.
24 Même tactique dans un moment de sa lutte contre Valegrape, dans Al, 6510-8.
25 La proposition réussit avec son cousin Bauduc qui promet de se faire baptiser [Al, 1. 168-9] et le sera effectivement [1.185]. Il est vrai que dans sa grande prière, Rainouart a demandé à Dieu qu'il puisse l'avoir a compaignon [7231].
26 "Je suis le fis de Desramé, mais s'il ne croit pas en Jésus, le roi de majesté, je le tuerai avec mon tinel large et résistant" [Al, 6056-8].
27 "Pour rien au monde, réplique-t-il à Valegrape qui voudrait le convertir à Mahomet, je n'abandonnerais ma religion que Dieu a donnée, pour qu'on emprunte la bonne direction" [Al, 6609-10].
28 Sainteté populaire et littéraire pour un personnage imaginaire ; sainteté reconnue pour le comte de Toulouse, Guillaume, honoré à Saint-Guilhem-le-Désert.
29 D. BOUTET, "Aliscans et la problématique du héros épique médiéval", dans Comprendre et aimer la chanson de geste..., p. 57.
30 F. RABELAIS, livre I, chap. XXXVI et livre II, chap. XXIX.
31 F. RABELAIS, livre I, chap. XXVII.
32 M. DE COMBARIEU DU GRÈS, op.cit., p. 761.
Auteur
Vannes
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003