Le dit et le non-dit des gestes : à propos de quelques pratiques magiques de Maugis dans Renaut de Montauban
p. 293-317
Texte intégral
E os meus remorsos são terraços sobre о Mar ...
Mário de Sá-Carneiro, Taciturno.
1En un colloque où beaucoup s'attacheront au langage du geste médiéval, il est quelque peu paradoxal de s'intéresser à ce que la gestuelle se refuse à exprimer pleinement, à ce qu'elle ne dit qu'à demi, avec réticence et comme avec la volupté du contre-cœur, dans la griserie fascinée de la culpabilisation ; c'est pourtant cette piste étroite que nous suivrons, désireux de prolonger ici une réflexion récente sur les enchanteurs et magiciens épiques1. Vaste sujet, largement frayé par de nombreux travaux2, où nous n'avons pour modique ambition que d'ajouter quelques notules marginales à une bibliographie déjà fort étendue. Nous ne reviendrons qu'assez rapidement en ces pages sur les raisons et sur les fins de l'enchantement, et examinerons surtout, pour autant qu'elles se laissent entrevoir, ses modalités pratiques telles que dans le geste et le comportement magiques elles se manifestent ou, au contraire et de façon non moins significative, elles se dérobent. Il nous semble en effet remarquer que dans leur formulation généralement elliptique s'expriment à la fois une complaisante fascination et une certaine forme de censure, mouvement ambivalent qui confirme l'essentielle ambiguïté des enchanteurs de l'épopée. Ce sont là figures instables et mouvantes, toujours ad limina, que l'on aurait trop vite fait de regarder tout uniment soit comme des personnages entièrement positifs, soit comme des créations purement négatives de l'imaginaire3.
2Si "sympathiques" qu'il aient pu être aux yeux de la majeure partie de la critique moderne, comme ils le furent sûrement aussi, mais non sans nuances, à ceux des poètes qui les ont mis en œuvre et de leur public, ces enchanteurs n'en ont pas moins partie liée avec l'obscur, et les puissances que par leurs charmes ils invoquent sont bien celles de l'ombre, forces du dessous et de l'envers qui subvertissent les valeurs les plus hautes de l'ordre social comme les normes majeures du cours naturel des choses. Cette double dimension transgressive suscite plus d'attrait que de réprobation. Elle ouvre à l'imaginaire social de la féodalité en crise un espace de défoulement privilégié dont Fouchier, dans Girart de Roussillon, et Maugis, dans Renaut de Montauban, sont les figures représentatives. Mais tout défoulement suppose nécessairement un retour sur soi, et un inverse mouvement pour restaurer l'ordre perturbé, d'autant mieux réintégré, lesté des fastes du remords, qu'a été plus puissante l'impulsion négative. A cette démarche complémentaire de l'inconscient correspond dans les textes l'effacement plus ou moins précoce de l'enchanteur : ni Fouchier ni Maugis n'ont part à la conclusion pacifique des deux poèmes, comme si ces figures du trouble ne pouvaient que s'en éclipser, l'un par la mort et l'autre par l'ermitage, à l'heure où se rétablit l'équilibre idéologique qu'ils ont pour mission de perturber, mais sans la licence de le mettre durablement en péril. Cette censure interne est également à l'œuvre dans la discrétion qui enveloppe les pratiques mêmes de l'art d'encanter, gestes, charmes et incantations, qui certes sont bien nommées, d'ailleurs le plus souvent avec imprécision4, mais rarement montrées dans leur matérialité et encore moins explicitées.
3Avant de nous engager plus avant dans cette voie d'interprétation, que nous croyons globalement juste, il convient toutefois de marquer le temps d'arrêt d'une précaution méthodologique initiale : enchanteurs et magiciens épiques sont pour une part de leur complexe nature des créatures du merveilleux. Ils sont aussi, du moins pour ce qui regarde Fouchier et Maugis, des personnages du quotidien guerrier le plus usuel, ce que l'on tend parfois à négliger. Limités dans l'étendue de leur pouvoir, astreints dans la vie et la mort aux nécessités de l'humaine condition, ils sont loin d'être des êtres de pure féerie. Cela posé, il est évident que leurs enchantements relèvent du domaine de la merveille, et que celui-ci, par nature comme par souci d'efficacité littéraire, est l'ennemi logique de l'élucidation. Le merveilleux médiéval coexiste avec le réel - nous nous garderons de parler de "réalisme", terme aussi mal venu que possible pour la compréhension des textes épiques et romanesques du Moyen Age - mais il ne reçoit pas le même éclairage. Il se voile volontiers des prestiges de l'implicite et s'entoure avec prédilection de la latente pluralité de l'imprécision. Ce rappel est indispensable pour tracer l'exacte perspective où situer nos remarques : une part non négligeable de l'opacité qui entoure enchanteurs et enchantements est en eux consubstantielle de la merveille, et ne doit pas nous autoriser à surinterpréter trop lourdement ce qui ne relève pas seulement d'une occultation émanant des profondeurs psychologiques, mais aussi et logiquement d'une esthétique littéraire qui joue consciemment des effets de clair-obscur.
4Si indispensable que s'avère cette correction anticipée de nos observations, il n'en reste pas moins que le regard médiéval sur les gestes et les paroles de la magie diffère entièrement de celui de l'Antiquité, plus lucide, plus précis, plus curieux et infiniment moins réticent : ainsi du tableau des agissements des magiciennes dans le Satyricon ou les Métamorphoses d'Apulée, où, malgré l'effroi supposé des témoins, tout est obvie et objectivement donné à voir. Les concepts et les fantasmes de la pensée chrétienne interposent entre l'acte magique et son écriture un écran qui n'en laisse plus voir que le contour, parfois presque indistinct, et qui en estompe le détail. Ce dernier effacement est d'autant plus nécessaire que nos enchanteurs d'épopée ne doivent pas, sous peine de perdre les moyens de leur efficacité poétique et sociale, verser en entier du côté du diabolique, auquel ils sont liés pour partie par une "compromission" inévitable5, mais qui ne saurait les absorber absolument. Difficile équilibre interne que celui de ces figures à la fois aimées et réprouvées, indispensables et dérangeantes, et pondération malaisée que celle de leur insertion textuelle, qui doit requérir la sympathie, voire l'adhésion momentanée du poète et du public, mais ménager aussi le moyen de s'en détacher à temps, et tenir toujours en son juste point la fragile balance de la transgression et de ses limites. Pour garder à l'enchanteur épique le crédit dont il a besoin pour incarner valablement, de façon temporairement positive, le principe de révolte dont il est investi, il faut que magie et nigromance ne viennent pas trop abruptement ni trop ouvertement au premier plan d'une action dont elles risqueraient alors de faire éclater le cadre social et théologique, invalidant par là même la fonction cathartique du personnage.
5Pour que celle-ci puisse s'accomplir pleinement, il faut que l'enchanteur soit, par rapport au groupe dont il catalyse les pulsions obscures, à la fois solidaire et différent, assez proche pour permettre l'identification libératrice et suffisamment étranger pour pouvoir être renié en temps utile, bouc émissaire en quelque sorte du péché collectif. Péché politique, pour l'essentiel, puisque c'est au roi que s'oppose le défi des enchanteurs, mais aussi péché tout court, compte tenu de l'éminente sacralité de la personne et de la fonction royales, et surtout en fonction de la nature hétérodoxe des moyens auxquels ils ont recours. Le geste magique ne saurait être banalisé : il est une pratique de l'autre et de l'ailleurs6, il est intrinsèquement, quelle que soit son orientation idéologique, une rupture, une faille, une déchirure de la trame naturelle des choses et des êtres ; il ouvre dans le quotidien une béance où tout, au moins théoriquement, devient soudain possible. Or, il est remarquable, en ce qui concerne le Girart et le Renaut, que ce tout soit finalement si modique en son actualisation et surtout en son expression. La seule démonstration effective de l'articele de Fouchier tient en un unique vers, d'ailleurs fort peu explicite et densément replié dans l'involution d'une de ces ellipses qu'affectionne le poète du Girart. Il est vrai qu'il s'agit d'une démonstration de magie atmosphérique, qui relève du registre le plus puissant de l'enchantement, mais elle se trouve minorée par cette formulation si peu développée et vaut de toute façon non pas tant par elle-même que pour l'atteinte cosmique qu'elle porte au prestige du roi, en faisant tourbillonner dans cette tempête d'artifice sa tente et ses trésors7. Quant à Maugis, plus longuement et plus activement présent, en un poème qui, pour n'avoir pas la retenue politique du Girart, lui fait bien plus librement la part belle, il n'a pourtant, lui aussi, qu'un pouvoir limité à une catégorie assez étroite d'actions magiques : endormir et réveiller à volonté ses ennemis, lier l'autre et se délier soi-même, se rendre méconnaissable par l'usage d'herbes mystérieuses. C'est beaucoup, certes, mais somme toute c'est assez peu au regard du paradigme théorique ouvert par la possibilité de franchir impunément les limites de l'humanité commune.
6Là, sans doute, est le frein que s'impose lui-même l'imaginaire épique : nanti des pleins pouvoirs, comme par exemple le sinistre Mabon du Bel Inconnu, l'enchanteur devient purement monstrueux, et perd cette dimension humaine que nos poètes se devaient de conserver à Fouchier et à Maugis, sous peine de les voir manquer à leur mission essentielle. Les moyens extraordinaires que leur confère le statut d'enchanteur leur permettent de radicaliser la révolte latente d'une féodalité menacée et angoissée, de projeter vers l'extrême ses impulsions centrifuges, à condition qu'elle puisse se reconnaître encore en eux, ces guerriers autres qui pourtant partagent, en deçà du supplément d'être que leur procure la magie, l'usuelle condition des bellatores. On voit donc que sont multiples les raisons qui concourent à cette relative euphémisation du détail pratique, matériel et tangible de l'enchantement qui nous retient ici, tant dans l'ordre idéologique que sur le plan littéraire. Dans cette direction aussi, une retenue d'une autre sorte s'impose aux poètes du Girart et du Renaut, une réserve que transgressera bien plus librement, par exemple, celui de Huon de Bordeaux : de même qu'une trop ouverte magie menace de rompre les structures d'encadrement moral et social de l'œuvre, elle risque de même d'en pulvériser le cadre formel, d'excéder les lois du genre et de l'emporter vers le pur romanesque, dont les chansons de geste tardives ne craindront pas la contagion mais que n'admettent ni le Girart ni surtout le Renaut8. Pour rester pleinement épique, le personnage de l'enchanteur ne peut à cette date habiter l'entier espace du merveilleux, que Fouchier et même Maugis ne font encore qu'entrouvrir. Il doit demeurer une créature de l'entre-deux mondes, en un continuel, inconfortable et fructueux porte-à-faux, être un miroir certes déformant, mais assez fidèle pour que les passions qu'il reflète et assume n'échappent pas entièrement au contrôle psycho-politique qui ne leur donne libre carrière que pour les mieux juguler.
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7Pour lui avoir consacré l'essentiel de notre précédente réflexion, nous ne reviendrons pas ici sur l'étude de Fouchier, et centrerons nos observations nouvelles sur Maugis, dont les gestes et les comportements magiques, quoique voilés, sont de loin plus explicites. Autant le poète du Girart demeure, devant l'affrontement du roi et des barons, soucieux d'une impartiale objectivité, autant celui du Renaut laisse les rênes longues à la révolte. Si le premier encadre son poème d'une ferme et rare conceptualisation idéologique en quête d'une féodalité meilleure et d'un roi plus juste, le second est entièrement fermé à cette théorisation politique et se borne à enregistrer sans illusions ni projet l'image d'un Charlemagne mesquin et hargneux, à mettre en scène le spectacle d'une guerre sans merci et sans autre limites que celles qu'impose l'épuisement des belligérants. Face à un roi dévalué se dresse logiquement, à l'inverse de la perspective du Girart, un enchanteur valorisé. A cette profonde différence d'optique tient pour l'essentiel la disproportion entre le rôle assez secondaire de Fouchier et la place de choix faite à Maugis, ainsi que l'opposition entre l'extrême ténuité de la gestuelle magique de l'un et la plus lisible pratique de l'autre. Nous verrons cependant que cette lisibilité est toute relative, et l'opacité qui subsiste même dans ce Renaut complaisant à l'enchanteur est au centre de notre questionnement du texte. Cela dit, aux motivations psychologiques plausibles de ce demi-silence, telles que nous les avons envisagées en commençant, s'ajoute sans doute une autre donnée factuelle non négligeable, qui limitera nécessairement la portée de nos observations : l'enchantement épique n'est que pour partie l'affaire du geste : une part fort importante, peut-être majoritaire, des opérations magiques que le Renaut laisse entrevoir relève du domaine de la parole - ces "charmes", ces "incantations" que pratique Maugis et dont l'exact contenu formulaire est toujours omis - voire d'une technique de pure concentration mentale, semblable à celles des chamans dont aucun texte ne peut en définitive rendre compte, quand bien même il s'autoriserait à le vouloir. Il y a là une aporie qu'il nous faut assumer comme telle : non seulement notre objet nous échappe du fait de la part de non-dit que, volontairement ou inconsciemment, le poète a laissé subsister, mais aussi de par la nature même de l'acte magique, qui pour une part se dérobe au discours. En quête d'une matérialité de l'enchantement, nous achoppons devant le caractère largement immatériel de sa représentation.
8Il y a là, en amont de l'enquête proprement dite qu'à dessein nous différons un instant encore, riche matière à réflexion : en ce Moyen Age où le geste ritualise tant de comportements affectifs et sociaux, où dans les textes tant d'analyses psychologiques sont remplacées ou subverties par la somatisation - à commencer par l'omniprésente pâmoison, si fréquente jusque chez les rudes guerriers du Renaut -, où la mort est dite avec toute la violence nue des plus morbides réalités, l'art d'encanter demeure non seulement largement non dit, mais encore pour partie indicible, faute de gestes, justement, pour l'inscrire dans un mode de représentation où ceux-ci jouent un rôle essentiel. Or, il n'en fut pas toujours ainsi : il suffit de regarder vers l'amont de l'Antiquité pour rencontrer les très matérielles pratiques des sorcières thessaliennes d'Apulée que nous citions plus haut, ou vers l'aval de la Renaissance espagnole pour voir évoquer à loisir la gestuelle précise et l'attirail magique de la Célestine ou du Colloque des chiens de Cervantès9. Nous nous en tenons, en cette esquisse de comparaison, à des œuvres littéraires susceptibles d'être mises en parallèle, mutatis mutandis, avec les nôtres, en excluant bien sûr les textes ésotériques, théologiques ou judiciaires, où la collecte, notamment médiévale, serait infiniment plus abondante. A ne considérer que le domaine épique de la seconde moitié du xii° siècle et du début du xiii°, la trace du geste magique est des plus restreintes. Elle mérite d'autant plus de retenir l'attention que la double réticence à le dire comme à se le représenter mentalement en tant que tel l'isole davantage à l'horizon d'un âge profondément physique, massivement enclin à faire du corps un lieu et un moyen d'expression privilégiés. Alors que si souvent la psychologie épique emprunte le mode de l'extériorisation corporelle, la perception de la magie y demeure singulièrement abstraite et, à première vue du moins, faiblement incarnée en ses enchanteurs mêmes.
9Voyons pourtant, munis de ces nécessaires restrictions méthodologiques, Maugis à l'œuvre lorsque, prisonnier dans le camp de Charlemagne, il parvient par son art à endormir le roi et les pairs, à rompre ses liens et ses chaînes, et enfin à s'emparer de la couronne royale et des armes illustres des preux. Il y a bien là une succession de gestes et d'actions, mais le principe initial qui permet de les mettre en œuvre relève de la pure intériorisation d'abord, de la formulation verbale ensuite. C'est du moins vers cette double mouvance qu'orientent les vocables employés ici : "charme", "enchantement", "conjuration". Conformément à la norme habituelle en de tels passages, nous ne savons rien des formules requises par l'opération. Le poète non plus d'ailleurs, manifestement, qui ne s'en soucie nullement et à qui suffisent ces trois mots à la fois relativement techniques et fort imprécis (laisse 212, vers 10502-10508) :
Donc commence son charme Maugis sanz demorrer :
Tot issi com il puet son visage torner,
Sont Franceis endormiz, ne s'en porrent garder ;
Meïsmes Karllemaigne fist en .i. lit verser,
Tant fort le sout Maugis souduire et enchanter.
Amaugis lors commence forment a conjurer :
Charchanz, buies et clés commencent a voler.10
10A y bien regarder cependant, il faut pour qu'opère le charme que l'accompagne un geste unique - le seul, d'ailleurs, qui soit possible à Maugis enchaîné - et essentiel : pour être pleinement efficace, la volition magique doit s'accompagner de ce regard circulaire qu'indiquent clairement les mots tot issi com il puet son visage torner. Essentiellement intérieure, elle a pourtant besoin de ce mouvement modique mais indispensable qui permet que tous ceux que touche le regard de Maugis, physique vecteur du charme, soient plongés dans ce sommeil d'artifice. Il y a donc bien, au lieu même où elle semble d'abord la plus immatérielle, une inscription corporelle précise de l'action magique. Le corps de l'enchanteur est non seulement le lieu où dans l'abstraite pensée elle se formule, mais aussi le moyen qui assure sa projection spatiale vers les objets qu'elle vise.
11Cette sorte de regard pétrifiant n'est pas sans quelque rapport avec celui de Méduse, mais les effets en sont bien atténués, puisqu'il ne s'agit que d'un temporaire sommeil. Il serait sans doute excessif de penser que le poète a expressément pensé au mythe antique, mais il n'est pas tout à fait impossible qu'il y en ait là l'inconsciente réminiscence. Au reste, l'idée de l'active et maléfique puissance du regard du sorcier ou du magicien est assez commune pour avoir passé dans l'idée et l'expression courante du "mauvais œil" qui vit encore en bien des lieux et des milieux de notre monde cru moderne. Un net contraste interne se dessine en cette page, ainsi d'ailleurs qu'en chacune des interventions magiques de Maugis, entre le caractère obscur de cette pratique, tournée vers le noir de l'être, accordée à la gravité idéologique latente de l'atteinte portée au prestige royal, et la tonalité plaisante de la scène, marquée par le burlesque et la dérision. Il est difficile de ne pas sourire en voyant Charlemagne en .i. lit verser, dans une attitude ridicule qui inverse les données majeures de l'image de majesté et révoque d'un trait tout l'apparat de la symbolique du pouvoir. Par la médiation de l'écriture du poète et dans la solidarité suspecte de l'hilarité, la complicité du public est efficacement captée en faveur de Maugis : on n'a pas attendu Bergson pour rire de celui qui tombe... Ce rire est libérateur, d'autant plus franchement jubilatoire qu'il vise le roi par excellence sacré ; il est aussi, comme tous le sont en dernière analyse, singulièrement cruel, et trouve dans cette cruauté le principe même de son efficacité politique.
12On se trouve ainsi devant une diaprure sémantique que l'on pourrait dire baroque avant la lettre : l'acte grave de la magie est orienté vers l'obtention d'un effet comique, qui lui même sert l'expression d'une fort sérieuse crise des valeurs féodales. A tout ceci le geste a part active et déterminante : au mouvement circulaire du regard de Maugis, acte d'intense et pénétrante volonté, à peine perceptible mais pourtant nécessaire, répond le mouvement incontrôlé de l'empereur ridicule et désarmé par le sommeil magique. On peut se demander dès maintenant, avant d'y revenir plus loin, ce que signifie en profondeur cette régulière association du magique et du comique dans la personne de l'enchanteur-voleur ; discrète chez Fouchier, elle est patente et constante chez Maugis. Le moins que l'on puisse dire est qu'elle ne va pas de soi. La magie est en son principe chose redoutable, lourde d'ombres et de réprobations explicites ou tacites. D'où vient que l'épopée française l'oriente de préférence, fort arbitrairement par rapport à la tradition antique, vers l'obtention d'effets de dérision ? Sans doute, pour partie, de ce que le cycle de la révolte fait flèche de tout bois contre la personne royale, sans cesse mise en question et soumise au feu d'une constante dialectique critique, et que les moyens surpuissants mais non illimités de l'enchanteur lui offrent un mode d'action à la fois commode et modulable à volonté. Mais l'on peut penser aussi que cette association paradoxale s'enracine en de plus secrètes mouvances de l'inconscient collectif, là où se noue l'affrontement majeur de la normative sacralité royale et des pouvoirs déviants du magicien11, entre magie haute et basse et, pour parler en termes de mythologie germanique, entre magie des Ases et magie des Vanes. Face à la violence de la tension mythique qu'il met en jeu, le rire participe à cette même et salubre euphémisation dont nous semble relever le relatif non-dit du geste magique, comme une auto-atténuation de ce que l'on ne peut s'empêcher de dire, mais que l'on ne saurait formuler qu'avec un mouvement d'immédiat retrait, un instinct de recul qui coexiste avec l'audace de la pulsion et, par un immédiat et partiel effacement, permet qu'elle soit un instant dicible. La collusion a priori antinomique du rite magique et du contexte burlesque nous semble relever, quant à son substrat fondateur et au-delà des simples et contingentes commodités diégétiques, de ce double mouvement consubstantiel d'aveu et de rétractation. Au moment où plus secrètement il se rêve, le texte se protège de sa propre transgression et protège son public ainsi doublement complice du masque partagé d'un rire à multiple portée.
13Charmer, enchanter, conjurer : chacun de ces trois termes renvoie à des acceptions magiques précises, mais le poète semble bien les employer comme de purs synonymes, sans établir entre eux de véritable distinction. Non explicitées, les connotations en sont cependant quelque peu différentes : nous avons vu qu'au charme correspond une certaine et élémentaire gestuelle ; enchantement et conjuration sont par contre apparemment dépourvus d'assise matérielle, même si cette dernière se traduit par un spectaculaire résultat physique, lorsque charcanz, buies et clés commencent a voler. Sans qu'il s'agisse d'un "geste" au sens strict du mot, il est clair pourtant que le contact du corps de l'enchanteur a part intime à ce violent déliement : la puissance magique latente qui y est enclose, activée par la force de la conjuration, a raison de toutes les entraves et les volatilise littéralement. C'est là l'heureuse expression métaphorique de la fonction libératrice et cathartique de Maugis en particulier et du type de l'enchanteur-voleur en général, qui est bien de dénouer le complexe psycho-politique développé par la société féodale face à l'image du roi et, en dernier ressort, face à l'image du père. Cet éclatement du charcan inapte à retenir longtemps Maugis est la figure même, incarnée dans la matérialité d'une situation forte, du défoulement social qu'il opère de façon privilégiée, permettant que s'écrive dans l'impunité littéraire l'ambivalence du rapport à la souveraineté.
14Lorsqu'il s'est emparé de la couronne ainsi que des épées de l'empereur et des pairs, faisant de Joyeuse, Durandal, Hauteclere et Cortain des otages temporaires et entraînant leur prestige épique dans l'orbe amer du dérisoire12, Maugis a soin de deschanter Charlemagne pour mieux jouir de sa rage impuissante (laisse 212, vers 10517-10522) :
Puis si a pris d'une herbe, Karlles prist a forter,
Et Karlles si commence tantost a deschanter :
« Sire, a vosrre congié ! dist Amaugis li ber.
Ersoir vos di je bien, quant vint a l'avesprer,
Que ge ne m'en iroie sanz congié demander. »
Lors se met a la voie sanz plus de demorer.
15De tout temps, la science magique a comporté la maîtrise du pouvoir des plantes : il n'est donc rien de plus classique que de voir Maugis procéder à ce "désenchantement" grâce à une herbe, de même que nous le verrons plus loin se rendre méconnaissable par un semblable recours à une autre plante, hélas tout aussi imprécise. N'en demandons pas plus au texte qu'il n'en entend formuler, et ne cherchons pas dans l'épopée ce qu'expliciterait à loisir, en revanche, la littérature encyclopédique13. Il suffit, pour le poète et son public, que soit convoquée sans plus de précision au service de Maugis cette maîtrise du végétal qui est l'un des attributs les plus usuels du sorcier et du magicien. Elle est par ailleurs assez banale pour que les attestations littéraires en soient relativement nombreuses, y compris en des contextes tout à fait étrangers à l'enchantement : la connaissance des plantes utiles et thérapeutiques était au Moyen Age - et pour de longs siècles encore - chose si quotidienne et si familière que l'on ne saurait s'en étonner. A l'inverse, l'indétermination où demeure la qualité magique de l'herbe en question peut surprendre davantage au premier regard ; en fait, il est suffisant que le contexte la laisse entendre, d'autant plus facilement que les frontières tranchées que nous lisons entre magie et médecine ne sont pas reconductibles dans les mentalités médiévales, loin s'en faut.
16On reste, ici encore, sur l'impression que le vaste éventail des possibilités de gestes et de comportements magiques n'est que faiblement exploité dans le Renaut, où le poète se contente, tant en ce qui concerne les moyens que les effets, d'une sorte de minimum commode et aisément interchangeable, moins spécifique en tout cas que la démonstration de magie atmosphérique de Fouchier dans le Girart. On en vient assez vite, dès ces premiers exemples, à une conclusion provisoire mesurant que l'intérêt de l'auteur pour le fait magique en lui-même est en définitive assez faible, et que seul lui importe vraiment le mode d'action subversive que l'enchantement procure à Maugis et à son insertion au cœur de la thématique de la révolte. L'art d'encanter est certes indispensable à l'œuvre, dans la mesure où il est consubstantiel au personnage épique récurrent de l'enchanteur-voleur, mais il est posé une fois pour toutes, sans grand souci de caractérisation plus précise et sans beaucoup d'inventivité quant à ses modalités d'application. Charme, conjuration, usage d'une herbe mystérieuse, il y a là la panoplie élémentaire du magicien, telle que par avance le public la pouvait attendre et telle qu'avec une satisfaction peu dépaysée il la pouvait recevoir.
17Quant aux gestes eux-mêmes, ils répondent aussi aux mêmes types d'énonciation minimale. Pour être plus explicites que celui de Fouchier, leur indication n'en demeure pas moins, on l'a vu, fort discrète. Le plus intéressant à cet égard, dans les deux passages que nous venons d'examiner est sans doute la triple occurrence du verbe commencer : Maugis commence son charme, commence fortement a conjurer, et commence de même à deschanter Charlemagne. C'est là, à bien y réfléchir, un intéressant marquage du caractère puissamment volitif de l'action magique, renforcé au vers 10507 par l'adverbe forment, en même temps qu'un insistant indicateur de son abrupt surgissement et de son inscription dans la durée, ainsi que de la force avec laquelle elle s'impose, allant frapper de plein fouet son objet depuis les énigmatiques profondeurs de l'être psychique de l'enchanteur, portée, projetée hors de lui et prolongée à travers l'espace par le médiateur corporel. C'est en ce point sans doute, plus que dans l'onction classique appliquée à Charlemagne pour le tirer du sommeil, que réside l'essentiel du sens précis de la scène comme éventuel "document" sur les réalités pratiques de la magie. Il n'est cependant pas indifférent de remarquer aussi que si le contact physique direct n'est pas nécessaire à la mise en œuvre du charme, il semble l'être en revanche à sa dissipation : un regard suffit à en imposer l'effet, mais seule l'application de l'herbe permet de l'interrompre.
18Bien plus original et savoureux s'avère le moyen trouvé par Charlemagne pour étendre aux pairs les bienfaits de cette phytothérapie du "désenchantement". Maugis s'étant bien gardé de laisser à sa disposition le précieux antidote, il applique ingénieusement sur le visage de ses compagnons un peu de sa sueur qui en reste imprégnée et devient à son tour une sorte d'onguent (laisse 213, vers 10525-10530) :
Les .xii. pers de France a Karlles regardez,
Qu'Amaugis le fort lerre avoit toz enchantez :
Quant ce vit Karllemaigne mult en fu adolez.
De sa suor lor forte les boches et les nés :
D'icele herbe les a trestoz desenchantez !
Il saillirent en piez si se sunt esgardez.
19Il y a là une heureuse trouvaille, dont on chercherait vainement ailleurs l'exact équivalent. Ce contre-charme improvisé devient à son tour, comme par contagion, une herbe d'une autre sorte, ce qui prouve assez quel sens à la fois imprécis et extensif le poète donne à ce mot, jusqu'à en faire un quasi-synonyme d'"onguent" ou de "baume"14. Aubaine rare à qui s'attache à la matérialité du geste magique médiéval, ce trait n'appartient à vrai dire à ce domaine que de façon seconde et en quelque sorte participée. Il ne s'agit pas - du moins à notre connaissance - d'une pratique répertoriée, mais d'une pure inspiration d'opportunité où l'onction corporelle si fréquente chez les magiciens connaît un prolongement inattendu. La pression de l'enchaînement diégétique en commande largement le surgissement, ce qui à certains égards en limite quelque peu la portée, mais l'accroît aussi sur un autre plan. On y voit en effet l'imaginaire de la magie fonctionner plus librement et plus spontanément sans doute que dans les passages précédents, où il répondait pour l'essentiel à une codification relativement restrictive. Il se traduit ici par un recours immédiat à la gestuelle et par un nécessaire contact physique, judicieusement calculé puisqu'il s'applique à la bouche et au nez, portes par excellence du corps vivant sur le monde des sensations. Magicien malgré lui et par la contamination la moins attendue, Charlemagne excelle à capter à son profit le reliquat de l'enchantement et trouve sans faillir le geste nécessaire à ce détournement. Reste qu'il n'est guère glorieux pour le roi sacré de ne disposer pour tout charisme que des reliefs de l'enchantement ... Outre que le geste de cette onction sudorifère répétée est passablement ridicule en lui-même, il vide cruellement le corps du roi de son principe thaumaturge propre, puisque l'action curative doit tout à l'herbe de Maugis et rien au pouvoir de la royale main qui l'applique. Toute la scène, depuis le déliement initial jusqu'en ce paradoxal prolongement, tend une fois de plus à abaisser le prestige de Charlemagne, et ce n'est pas peu y contribuer que de faire que la sacralité du souverain en soit réduite à récupérer pauvrement des bribes de magie.
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20Pour en finir avec l'article des onctions, remontons en arrière pour assister au travestissement de Maugis15, lorsqu'il s'apprête, déguisé en pauvre pèlerin, à s'introduire dans le camp de Charlemagne. On nous objectera à bon droit qu'il ne s'agit pas d'une pratique de magie au sens strict, mais d'un simple artifice auquel les espions épiques ont souvent recours. Cela dit, le caractère de la page et surtout de l'implicite qu'elle recouvre, l'usage d'une herbe qui teinte et déforme le visage et le corps de l'enchanteur-voleur, l'insolite nudité qui prélude à la scène sont autant de traits qui nous semblent la rattacher à nos préoccupations et contribuer à éclairer, au moins indirectement, l'ancrage corporel du fait magique. L'habileté à se rendre méconnaissable fait partie des attributions classiques des enchanteurs-voleurs de l'épopée. On l'a en général considérée surtout en ses résultats pratiques, comme un simple moyen d'action, et il est vrai qu'elle facilite grandement les desseins de ces cleptomanes dont les entreprises de volerie sont souvent doublées de missions d'espionnage16. On peut cependant se demander si elle n'est pas plus profondément et plus secrètement inscrite dans l'identité plurielle et problématique de ces personnages protéiformes. Plus qu'un mode d'agir, elle nous semble une modalité foncière de l'être, nettement située sur son versant obscur, sur cette face d'ombre de l'enchanteur que le poète du Renaut comme celui du Girart se gardent de valoriser, mais qui n'en est pas moins tacitement présente.
21Alors que le déguisement de Fouchier est tout allusif, celui de Maugis nous est montré à loisir, avec une complaisance qui correspond bien à l'ouverte prédilection de l'auteur pour son personnage, mais avec une orientation soulignée vers le sourire qui occulte les implications les plus compromettantes de la scène. Arme à double tranchant, le rire permet non seulement de décupler l'efficacité subversive du héros, mais aussi de dérober à demi tout ce qui pourrait pousser vers le noir les pratiques du magicien, Ce n'est donc pas tant de non-dit qu'il faut parler ici, puisque le texte s'attarde au contraire sur le détail de l'opération, que de l'euphémisme prudemment procuré par une tonalité comique discrète mais efficace en sa double mission. Maugis dépouille l'appareil du guerrier, efface en lui toute trace reconnaissable et se plonge dans l'altérité qu'il revêt avec la défroque du pèlerin (laisse 181, vers 8942-8950) :
Iluec se desarma Amaugis le baron,
Il osta la chemise, n'out chauce ne chauçon,
Tot nu se despoilla Maugis le vaillanz hon ;
Aprés se tainst d'une herbe, noir fu come charbon,
Il prent une esclavine et .i. grant chaperon,
Et paumes et escrepe et .i. ferré bordon,
De Montauban issi par la porte Foucon,
Et quant il fu as chans si aqueut le troton
Ne se tenist a lui .i. mulet arragon.
22On retrouve le pouvoir polyvalent des plantes, l'efficace de l'onction du corps, et l'indétermination de l'herbe que le poète n'a cure de lever, préférant ici encore lui laisser son lest d'indistinct mystère et se souciant manifestement fort peu de botanique. Quelle que soit la subconsciente lecture que l'on peut, dans notre optique, adopter pour sonder l'arrière-plan du texte, il est clair que celui-ci est parfaitement cohérent et "inattaquable" sur le plan diégétique : chacun des gestes de Maugis est nécessaire à la complétude de son travestissement. Seules peuvent alerter et plaider en faveur d'un décryptage second cette sorte d'effet de ralenti, somme toute assez gratuit, décomposant méticuleusement une action que l'on eût pu concentrer sans grande perte de sens, cette insistance inhabituelle sur l'entier dénudement, enfin la double métaphore animalière, assez curieuse elle aussi, qui clôt la scène en montrant Maugis courir le troton, plus rapide qu'un mulet arragon.
23L'onction de tout le corps dénudé rappelle de fort près des recettes magiques, bien connues de diverses cultures et notamment de l'Antiquité, tendant non pas au déguisement, mais bien à la métamorphose, en particulier à la métamorphose zoomorphe dont le troton de Maugis détalant à travers champs nous semble la trace fossilisée dans les strates de l'inconscient du texte, réminiscence obscure atténuée et recouverte du voile rassurant du sourire que ne peut manquer de susciter, sur un plan tout autre, cette formulation déviée, transposant l'énoncé méconnu du terrible sur le mode plaisant. C'est là s'autoriser à lire le passage à rebours de ce qu'il veut dire - ou croit vouloir dire - pour scruter son envers, là où selon nous s'écrit si souvent l'essentiel : sous la lisse surface des mots délibérés circulent des courants de mémoire que l'on ne dit point, que l'on ne saurait dire et qui se disent pourtant, d'une sourde voix autre qui s'impose à l'écoute attentive. Nous croyons en percevoir ici l'écho : Maugis en changeant d'apparence se change pour un instant bien plus gravement que la formulation lucide ne le laisse apparaître, et le travestissement réécrit dans une perspective acceptable pour la mentalité médiévale une mutation d'un tout autre ordre, relevant non plus des méthodes de l'espion mais bien des pratiques du sorcier. Au-delà de l'écran du comique, l'effroi originel est discernable encore dans l'insolite insistance qui isole la séquence et en désigne involontairement l'étrangeté.
24En tout cela, des gestes, reliques pâlies d'un rituel ancien, tous marqués par l'insigne prégnance du corps sur lui-même : se dénuder, s'oindre, se teindre, se noircir. De cette altération qui mène à une radicale altérité, l'être physique est à la fois le sujet et l'objet, inséparables et pourtant disjoints par la puissance de l'herbe et celle d'un vouloir qui, pour n'être pas magique stricto sensu, n'en mobilise pas moins des forces analogues à celles qui président à l'enchantement. Même si ce type de déguisement usant des propriétés tinctoriales de telle plante ou de telle racine se rencontre ailleurs et chez des personnages étrangers à cette mouvance, la personnalité de Maugis et le luxe de détails donné ici doivent retenir l'attention et la diriger vers la parenté de ce travestissement avec le monde des "charmes" et des "conjurations". On voit d'ailleurs un peu plus loin17 que le visage de Maugis est non seulement altéré dans sa carnation mais dans sa morphologie même, enflé et déformé par le suc de la plante qui opère ainsi une transformation complète, d'ailleurs accentuée encore, s'il en était besoin, par une grimaçante mimique18 qui relève bien sûr au premier chef du comique, mais n'en participe pas moins à une gestuelle d'ensemble passablement inquiétante en son essence, et renvoyant point par point à un réseau de connotations magiques non exploitées mais aisément repérables. Autre Protée et latent bisclavret - avec cette différence majeure qu'il est à la fois le sujet de la mutation et son agent volontaire, exerçant sur lui-même l'enchantement au lieu de le subir - Maugis révèle ici une dimension transgressive qui n'est plus seulement celle de la subversion politique, mais aussi celle du franchissement des limites naturelles de l'humanité rationnelle, avec tout ce qu'il implique de ruptures théologiques et morales. On conçoit aisément que tout ceci ne puisse avoir lieu que dans l'ombre de l'arrière-texte, au-delà du champ de représentation de la conscience claire. Mais l'occultation, si ingénieuse, si rusée qu'elle s'avère dans le trouble jeu qu'elle joue avec la pensée conceptuelle, ne saurait parvenir à étancher ce qui, depuis l'obscur des mythes intériorisés, ne cesse de sourdre dans les interstices du discours poétique.
25Ce Maugis-Protée est à merveille éclairé, peu après, par les propos de Charlemagne, qui est bien près de reconnaître, malgré tout son art, son irréductible ennemi sous sa pieuse défroque, avant de retomber lourdement dans une crédulité qui, une fois de plus, le ridiculise. Il est vrai que, face à cette aptitude illimitée au travestissement, il ne reste qu'à se défier de tous ou de personne, puisque Maugis peut être qui il veut, où il veut, quand il veut. Cette lucide parole du roi bafoué d'avance souligne nettement combien la capacité de mutation, bien plus que de déguisement au sens étroit du mot, est indissociable de l'enchanteur et combien elle s'inscrit en fait dans une transformation si complète qu'elle relève de l'être bien plus que du paraître (ibid., vers 8964-8969) :
« Ja ne creirai paumier por Maugis le larron :
Maint damage m'a fait et mainte mesprison.
Quant il veut s'est paumier, et quant il veut garçon,
Quant il veut si est moine, et quant il veut clergon,
Quant il veut chevalier, et quant il veut baron,
Quant il veut sarmonnier, il n'a meillor el mont. »
26Un instant clairvoyant mais de toute façon impuissant, Charlemagne ne peut que prendre acte de cette omniprésence virtuelle dans tous les états, tous les âges et toutes les fonctions que Maugis est à volonté susceptible de revêtir tout à tour. La gestuelle - et, en dernière analyse, le rituel - du déguisement débouche ainsi sur la mise en évidence d'un surplus, d'un trop plein d'être qui rend l'enchanteur définitivement et radicalement insaisissable, en toutes les acceptions du mot.
27Autre au point de pouvoir être tous les autres, le corps de l'enchanteur est un réceptacle de pluralités illimitées que le poème n'actualise qu'en partie et, on l'a vu, assez timidement. Leur virtualité n'y est pas moins inscrite, et il suffit d'une séquence gestuelle ritualisée pour qu'elle se matérialise dans l'espace textuel, avec la force d'évidence que révèlent la scène du déguisement et le commentaire qu'à son insu Charlemagne en propose lui-même. Dit et non-dit s'imbriquent étroitement dans ces pages, où affleure sans en recevoir le nom un ensemble de pratiques et de comportements magiques d'une remarquable densité. Un prudent humour de surface parvient à en désamorcer pour l'essentiel la trop scabreuse portée, mais rien ne peut faire qu'il n'en transparaisse une trace d'ombre que sans doute - mais qui peut se prévaloir d'en rejoindre l'exact regard ? percevait a fortiori, en marge de la pensée claire, un public infiniment plus immergé que nous ne le sommes dans la familiarité de l'irrationnel.
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28Nous allons retrouver, à fort peu près, le même matériau narratif, cette fois explicitement donné comme magique, dans l'épisode de l'enlèvement de Charlemagne, transporté à Montauban par l'enchantement de Maugis. C'est là une atteinte si extrême à l'intégrité de la majesté royale qu'aussitôt après l'avoir perpétrée, l'enchanteur se fait ermite : immédiate autocensure qui en dit long sur la révérence toujours gardée, même en ce poème d'ouverte et libre révolte, à l'égard de la dimension sacrale de la personne du roi. Si mesquin, obstiné et ridicule qu'il soit dans le Renaut, Charlemagne n'y demeure pas moins l'incarnation d'un principe de souveraineté dont l'éminence est telle qu'il transcende les accidents d'un quotidien peccamineux. Pour avoir porté une main sacrilège sur le corps insigne où il réside, Maugis s'astreint de lui-même à la pénitence de l'ermitage, et le poète le condamne à sortir de l'action ; il n'y reviendra, brièvement, que pour un dernier enchantement que nous évoquerons en son lieu, et qui n'est en fait, avec le rapt de Chariot, fils de Charlemagne, qu'une réédition atténuée et minorée - à l'image de ce signifiant diminutif - de l'attentat majeur contre le prestige royal qu'est l'enlèvement magique. Affaire de corps, tissu de gestes que cet affrontement ultime du roi et de l'enchanteur, corps où s'incarnent les puissances antagonistes, gestes où le vouloir magique l'emporte sur le pouvoir sacré, en une inversion si grave des valeurs qu'elle ne pouvait que condamner Maugis à disparaître, au moins métaphoriquement.
29C'est bien en un acte de mainmise corporelle que se résume l'enlèvement, où s'opposent l'active lucidité de Maugis et la passivité de Charlemagne inconscient, plongé dans le même type de sommeil ensorcelé que nous avons rencontré dans l'épisode du vol de la couronne, ici parachevé et complété : après s'être emparé du symbole par excellence royal, c'est maintenant le roi physique que dérobe à lui-même l'enchanteur (laisse 228, vers 10818-10826) :
Maugis fet tote l'ost maintenant enchanter :
Il ne deïssent mot por les menbres couper.
Maugis vint a Karllon, prent le a sozlever,
Karlles ne pout mot dire ne ne pout mot soner,
Sor Bayart le charga, prent soi a retorner,
En Montauban s'en entre sanz plus de demorer,
En .i. lit cordeïz coucha Karlles li ber,
Devant li vait .iii. cierges maintenant alumer :
Por ce que il est roi le veut mult enorez.
30Rien n'est plus significatif que ce dernier vers de la distinction opérée entre le "corps personnel" du souverain, ennemi auquel Maugis voue une haine farouche et un solide mépris, et son "corps politique", en qui réside son intangible et immarcescible fonction19. Le premier peut bien être manipulé sans ménagement, chargé sur Bayart comme un sac et cahoté vers Montauban dans la plus dérisoire des chevauchées, le second requiert d'être enoré et de bénéficier de l'éclat de ces trois cierges brûlant à son chevet en une singulière mais équitable veillée d'honneur. Ce serait gravement méconnaître le sens de ce tableau - qui peut à bon droit surprendre le lecteur moderne - que de le comprendre comme une marque supplémentaire de dérision. Il est au contraire, en une image de pure beauté qui suspend un instant le cours des déconvenues de Charlemagne, l'expression même de la dualité du regard que la geste de la révolte porte sur la personne royale et la problématique du "mauvais roi". Conceptualisée dans le Girart, purement pulsionnelle dans le Renaut ou les Lorrains, elle pose comme inaccessible, hors d'atteinte, par-delà les épiphénomènes négateurs nécessaires au défoulement qu'elle opère, l'immanence d'une haute idée de la royauté théorique sans laquelle le monde médiéval ne saurait se penser. C'est devant cette entité abstraite qui préexiste au roi incarné et lui doit survivre, non devant le Charlemagne événementiel qui l'assume temporairement, que s'incline Maugis ; por ce que il est roi : cela suffit à exiger ce triple signe de lumière20.
31Revenons à notre propos essentiel, pour constater un entier silence du texte, ici encore parfaitement opaque, quant à la nature et aux moyens de l'enchantement collectif où Maugis plonge l'armée entière et tout le camp. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on peut supposer que, comme lors du vol de la couronne, il consiste en un "charme" ou une conjuration, aussi flous qu'en ce dernier passage. Résignons-nous à ce silence, où se rejoignent sans doute, dans des proportions impossibles à déterminer, le non-dit de l'occultation et le mutisme de la simple indifférence. Nous croyons au poids du premier de ces facteurs, mais il serait excessif de prétendre pour autant nier la part du second, qu'une lecture plus factuelle et moins interprétative que la nôtre mettrait sans doute au premier plan. Nous avons déjà noté que l'aspect technique de la magie n'intéresse guère le poète du Renaut et que ce n'est jamais que dans une mesure très globale qu'il en laisse entrevoir les pratiques. On peut aller plus loin en cette voie, et se demander s'il est vraiment sensible au merveilleux, pour autant, d'ailleurs, que l'enchanteur épique appartienne à ce domaine, ce qui n'est vrai qu'en partie21. Les remarques restrictives que nous sommes amené à formuler quant au merveilleux magique peuvent en effet être reconduites sur le plan du merveilleux chrétien : nous avons montré ailleurs combien son écriture du miracle est économe, voire pauvre22. Ce solide poème terre à terre, pourtant traversé par l'enchanteur et par le saint, ne quitte pas volontiers le plan des realia de la guerre, du paysage et du climat. Son esthétique mesurée le conduit à aborder la sainteté de Renaut comme la magie de Maugis avec une commune distanciation aux motivations pourtant inverses, mais qui tend dans l'un et l'autre cas à généraliser une énonciation équilibrée, retenue et toujours en retrait.
32Nous touchons là, à nouveau, aux limites, d'emblée repérées, que comporte notre réflexion, chemin étroit entre ces deux bornes de la censure et de l'incuriosité, qui resserrent au plus juste l'expression de l'enchantement et dont l'exacte pondération ne peut qu'être arbitraire. Acceptons le et passons outre, en revenant sur les effet physiques de l'acte de magie : mutité absolue, insensibilité, sommeil d'artifice non précisé ici mais éclairé plus loin, non sans une bonne pointe de malice devant l'image de Charlemagne paisiblement dormant (laisse 231, vers 10871-10873) :
A Montauben fu Karlles, el palés seingnori,
En .i. lit fu couchié et söef endormi,
Ou Maugis le porta, le chevalier hardi.
33Au-delà du sourire narquois qui perce dans l'évocation de ce doux sommeil, on notera ici comme en toutes les occurrences des enchantements de Maugis que ceux-ci sont indolores et sans séquelles : söef est l'état de prostration, et aisé le réveil, pour peu que l'on dispose de l'herbe convenable. L'aisance avec laquelle le charme est noué puis dénoué participe à l'euphorisation générale des pratiques de magie, active dans tout le poème au point de les rendre presque anodines, du moins en leur formulation qui évite à grand soin toute espèce de contact avec l'imaginaire noir de la sorcellerie, écarte affres et tourments, s'emploie paradoxalement à dissiper l'ombre d'un monde pourtant densément et cruellement obscur en son irréductible essence. Ne faisons pas pour autant des enchantements de Maugis une magie pour rire, même si elle débouche à maintes reprises sur des effets comiques, mais c'est à coup sûr une magie édulcorée à dessein, afin de garder à l'enchanteur-voleur son capital de sympathie, indispensable à l'efficace de son action subversive, elle-même mise au service de cette sorte de thérapie de groupe que procure le défoulement féodal des chansons de la révolte. De ce point de vue, voir Charlemagne inconscient soulevé, porté et chargé sans plus de cérémonie sur le cheval faé, offre l'image d'une réification dégradante et jubilatoire. Ce n'est nullement par hasard que se retrouvent ici associés Maugis et Bayart, les êtres de féeries dont le roi poursuit la perte avec une obstination aussi compulsive que vaine, ceux que la fin du poème verra retirés ensemble à l'ermitage, dans le monde de la libre forêt.
34Saisi lui-même par le caractère extrême de l'acte de lèse-majesté qu'il vient de commettre, Maugis décide en effet, aussitôt après l'enlèvement, que "désormais, il sera sage"23. Il se fait ermite, loin de la colère de Charlemagne que, dans cette même et paradoxale mesure de révérence malgré tout gardée vis à vis de celui qu'il vient d'offenser si gravement, il redoute pour lui-même et pour les siens, pour Renaut et ses frères à qui il fait l'encombrant cadeau de l'empereur endormi et prisonnier, tout en assumant seul la culpabilité plénière du rapt. Cette nouvelle mutation de l'enchanteur, qui cette fois ne doit rien à la magie ni à la métamorphose, répond sur un tout autre mode à la scène du travestissement et en retrouve les gestes par un subtil effet d'écho interne qui en inverse le sens. C'est à présent comme les insignes d'un nouvel et sincère état qu'il revêt escrepe et bordon, et non plus comme les attributs d'une fallacieuse identité d'emprunt (laisse 229, vers 10841-10845) :
Atant s'en va Maugis, s'avale les degrez,
Prent escrepe et bordon, si a ploré assez,
Et une chape brune donc il fu afublez.
Il ne veut pas que Karlles soit vers lui aïrez :
De la porte s'en ist si est acheminez.
35On aurait tort de ne pas prendre au sérieux, pour soudaines qu'elles soient, ces larmes de Maugis : elles sont le signe tangible, là encore passant par la physique expression de l'être, d'un réel repentir qui recule devant les conséquences intérieures du scandale de la violence faite au corps sacré du roi. Elles disent assez, jusque chez ce personnage que son statut et ses pouvoirs devraient pourtant a priori affranchir de toutes les normes, jusque dans ce poème de la révolte débridée, combien intangible demeure la personne royale, au point de produire cette rupture de l'enchanteur avec lui-même, ce reniement de la magie qui contraignent Maugis à se retirer de l'action, et l'auteur à lui faire quitter la scène. Il y a là bien plus qu'un revirement, plus qu'un opportun et politique retrait ; le contact attentatoire avec la sacralité royale produit chez le magicien apparemment vainqueur une fissuration morale telle qu'elle fait éclater sa personnalité plurielle et la divise contre elle-même. De ce heurt violent procède un nouveau Maugis qui n'est plus dans le poème qu'une présence virtuelle, repoussée hors du champ de l'action.
36Maugis disparu, le problème du "désenchantement" de Charlemagne se pose avec acuité : une fois le magicien enfui, où trouver l'antidote permettant de tirer le roi de sa léthargie ? C'est à Roland et à Naimes, eux aussi présents à Montauban à ce moment du récit, que revient la tâche de lever l'enchantement par une pratique adaptée, où nous retrouvons, bien sûr, une herbe de "grande vertu". Il est assez curieux d'assister à cette magie de substitution, exercée par ceux dont on attendrait le moins une telle collusion - pour le bon motif, il est vrai - avec le monde de l'enchantement. Appelée par les impératifs de la diégèse, plus que par la vraisemblance, l'herbe surgit à point nommé de 1'"aumonière" de Roland pour remplir son office (laisse 237, vers 10983-10991) :
Rollant li niés Karllon fut forment irascuz
Por l'amor Karllemaigne qu'il a veü si muz.
A s'aumosniere va li contes queneüz.
Une herbe en avoit traite qui mult out grant vertuz.
Naymes au roi la touche, et il est sailli sus,
Entor lui regarda, voit qu'il est deceüz,
Il roïlle les eaux, ne s'est mie teüz :
« Renaut le fiz Aymon, ne vos vaut .i. festuz.
Tot ce a fet Maugis : de Deu soit confonduz ! »
37Voilà qui banalise passablement la connaissance et la maîtrise des plantes magiques, et qui affaiblit quelque peu, par la quasi-réitération d'une scène déjà vue sous une forme voisine, l'impact qu'en pouvait avoir la première formulation. Cette relative dilution des pouvoirs de l'enchanteur, assez maladroitement transférés, est le revers de la belle idée de l'immédiate et fulgurante retraite de Maugis. Ce constat doit dans une certaine mesure être relativisé : l'usage des herbes fastes ou néfastes n'est pas, nous l'avons déjà rappelé, une attribution exclusive du monde magique ; il n'en reste pas moins que le but poursuivi par l'opération s'y réfère expressément. Il y a bien là un passage troublant, qui semble d'ailleurs avoir déconcerté la tradition manuscrite, où l'on enregistre un flottement certain et où la rédaction du manuscrit Douce n'est sans doute pas la meilleure24.
38Elle propose, quoi qu'il en soit, une nouvelle occurrence du nécessaire vecteur gestuel des charmes et contre-charmes : il faut et il suffit que le corps de Charlemagne soit touché par l'herbe pour que l'enchantement se dissipe, non sans un moment de trouble chez le patient qui ne sait où il se trouve et roïlle les eaux. Est-ce là, en ce dernier trait, le seul exemple dans le texte d'une pathologie du "désenchantement", ou une marque expressive annonçant la fureur qui saisit Charlemagne dans les vers suivants ? La première lecture est tentante, car on aimerait y voir un indice quant aux éventuels symptômes des effets physiologiques de la magie, mais la seconde est plus vraisemblable. En l'un comme en l'autre cas se vérifie de toute façon le primat du geste et de la mimique comme révélateurs des états tant somatiques que psychologiques. Si souvent substitués à l'analyse dont ils suppléent encore les faiblesses et accompagnent en même temps la naissante maîtrise, ils sont un mode essentiel du dire médiéval, reflets d'un monde densément corporel. En cet univers où à tant de titres prévaut le corps, corps sacré du souverain ou corps ambigu et transgressif du guerrier-enchanteur, il est naturel qu'il soit le sujet et l'objet de l'action magique, et finalement assez logique aussi que ceux qui ont à lutter contre les conséquences de celle-ci en empruntent ponctuellement les voies. On retrouve, en chacun des passages où il intervient, cette physique matérialité de l'enchantement, à la fois évidente et dérobée, qui toujours s'impose et échappe à la fois, et qui jusqu'au bout nous laissera déçu dans l'attente d'une précision toujours manquante.
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39L'enlèvement de Charlot ne nous en apprendra pas davantage ; cette page essentiellement répétitive ne retiendra que peu de temps, rien n'y venant modifier nos conclusions antérieures. Le poète n'y a pas résisté au plaisir de redire, de réitérer des effets déjà éprouvés. Maugis ne sort brièvement de sa retraite que pour se plagier lui-même et reproduire, sur un mode mineur et moins lourd d'implications profondes, le rapt de Charlemagne. L'attentat est à la fois minoré, puisqu'il ne vise plus la personne même de l'empereur, et aggravé, dans la mesure où le malheureux prince est froidement ligoté dans un sac, sans aucun des ménagements observés naguère à l'égard de son père (laisse 341, vers 12629-12636) :
Quant vint a mienuit, Maugis ne se targa,
Tost et isnelement les barons enchanta,
Et tantost s'endormirent si com il se torna.
Maugis vint a Kallot que Kalles engendra,
Les jambes et les piez maintenant li lia,
Et quant il out ce fait en .i. sac le bota,
As braz que il out fort en son col le leva,
Maintenant ist de l'ost, a Tremoine s'en va.
40Ici comme dans l'épisode du vol de la couronne, c'est le regard circulaire de Maugis qui fait tomber les barons dans le sommeil magique, si com il se torna, sans contact direct, mais par cette intense force du vouloir que l'œil de l'enchanteur suffit à imposer à distance. Ici comme dans les précédentes occurrences, il n'est point de parade ni de recours : tous ceux sur qui se pose le regard sorcier, comme un rayon de néfaste lumière en son extrême acuité, tombent immanquablement en son pouvoir. Si les herbes adaptées fournissent un tout aussi sûr antidote, rien ne peut en revanche prémunir contre la puissance de l'impact initial ni contre son effet foudroyant. Geste certes minimal que celui de se torner, mais qui confirme pourtant, si économe qu'en soit la formulation, ici encore aussi peu "descriptive" que possible, la double nécessité du vecteur corporel. Le corps de l'enchanteur recèle les puissances convoquées par l'incantation, et doit en outre leur imprimer le mouvement qui les oriente et les fait tendre à leur objet. Il reste remarquable qu'en aucune occasion ce geste ne revête un caractère spectaculaire et soit toujours, même lorsqu'il est en toutes lettres mentionné, d'une discrétion qui contraste avec l'étendue de ses effets. On peut d'ailleurs renverser les termes du constat de déception relative qu'inspire ce traitement minimaliste, et estimer au contraire que l'extrême économie du geste de l'enchanteur souligne et valorise son pouvoir, d'autant plus insigne en son intensité qu'un seul regard suffit à l'enchâsser.
41Ni hésitation ni flottement en ce passage quant au mode de "désenchantement", qui s'opère de lui-même, à minuit à nouveau, une fois achevé le cycle complet des heures, au moment où l'on tire Chariot de son sac (laisse 343, vers 12665-12669) :
Si diron de Renaut au corage hardi.
Tost et isnelement le grant sac descosi,
Kallot en geta hors, et Renaut le saissi.
Mienuit iert passee et li enchanz feni.
42De minuit à minuit, encadré par la double occurrence de cette heure de toujours la plus marquée par le démoniaque, le magique ou simplement l'étrange, le dernier enchantement de Maugis se dénoue au terme qu'il lui avait assigné. Absent et retourné à l'asile de la forêt, il ne cesse pourtant de projeter son ombre sur Charlemagne et d'imposer la loi des charmes et des conjurations, d'exercer au détriment du roi de clarté les privilèges de l'obscur, dans la longue portée du regard de magie. Eveillé et délié, le prince ne garde de l'enchanz d'autres séquelles que celles du ridicule : une fois encore, conformément au principe narratif qui régit chacune des interventions magiques de Maugis, l'opacité latente de l'enchantement et sa tacite gravité sont détournées vers le comique, activement édulcorées par ce permanent euphémisme qui seul pouvait permettre de construire l'oxymore d'une image positive du magicien.
***
43Dit ou non-dit ? L'interprétation du geste magique demeure, malgré notre effort, incertaine, fragile et subjective. Nous n'avons pas caché que, dans une certaine mesure, l'examen de ces quelques séquences nous paraissait pouvoir confirmer, malgré sa ténuité, notre hypothèse de départ. Dans la discrétion réticente qui l'entoure, dans son association systématique au burlesque et à la dérision, nous persistons à lire les signes d'une occultation partielle, qui gomme dans l'acte de magie son noir cerne de nigromance. L'association constante du rire à ces pratiques ne nous semble, on l'a vu, ni si innocente ni si naturelle que la critique l'a dans son ensemble voulu croire : même si l'on s'est habitué à voir Maugis la réaliser avec une verve entraînante, elle repose sur une imbrication de facteurs hétérogènes et contradictoires. Ce rire n'est pas seulement celui de la jubilation libératrice éprouvée à bafouer le roi impunément, non d'ailleurs sans une interne et grisante culpabilisation ; il est aussi la marque d'une certaine gêne, d'un embarras à l'égard d'un personnage décidément aussi encombrant qu'il est par ailleurs nécessaire à la catharsis mise en œuvre dans le poème. Dire en riant, c'est dire plus, en un sens, et plus fort, mais c'est aussi marquer vis à vis de son propos une saine distance, une prudence qui inclut une implicite rétractation ou du moins en réserve l'échappatoire. L'écriture de la révolte sécrète ainsi une sorte d'anti-corps psychologique qui la préserve de son propre débordement. Ce qui vaut pour l'auto-protection du rire nous semble se retrouver aussi dans la retenue et l'imprécision qui toujours dérobent à demi les actes et accessoires magiques. Cependant, nous n'avons pas manqué de signaler en chemin qu'elles pouvaient obéir à d'autres motivations plus simples que l'on ne sauraient exclure, et qu'il faut au contraire nouer à ce qui nous semble être le fil principal de l'écheveau du sens, mais qu'il serait abusivement réducteur de donner pour unique.
44L'enchantement épique est un fait d'écriture et de société en lui-même complexe et qui ne peut être lu de façon univoque. Il met trop profondément en jeu les strates subconscientes de la représentation idéologique médiévale pour qu'on en puisse proposer une interprétation monolithique. A l'image des personnages qui l'incarnent, il est pluriel et ambigu, protéiforme et énigmatique ; toujours en quelque manière il se dérobe à l'analyse et comme Maugis, échappe à tous les liens où voudrait l'enserrer une trop positive analyse. Admirablement mimétique de son insaisissable objet, le traitement littéraire de cette fuyante matière en reproduit l'évanescence, et préserve en sa formulation retenue un mystère qui assure la plénitude de son efficacité narrative. Dans l'ambiguïté féroce et prudente du rire, il repousse aussi hors de l'enceinte textuelle les sombres nuées qu'un art magique plus précis ne manquerait pas de susciter, et ne retient de l'enchanz qu'un contour à la fois nettement pragmatique et autant que possible dématérialisé, apte à satisfaire la pulsion négative dont Maugis est le réceptacle privilégié sans lui accorder la trop ouverte licence où s'abîmeraient la cohérence de l'œuvre et, en un trop noir reflet, la cohésion même du corps social.
Notes de bas de page
1 « Enchantement et subversion dans Girart de Roussillon et Renaut de Montauban », à paraître dans Chant et enchantement au Moyen Age. Actes des journées d'études du groupe de recherches « Lectures médiévales » de l'Université de Toulouse-Le Mirail, Toulouse, 1995-1996.
2 On se reportera surtout aux études majeures de Philippe Verelst (avec bibliographie exhaustive) : « L'enchanteur d'épopée. Prolégomènes à une étude sur Maugis », dans Romanica Gandensia, 16, 1976 ; « Le personnage de Maugis dans Renaut de Montauban (versions rimées traditionnelles) », dans Etudes sur Renaut de Montauban, ibid., 18, 1981 ; « L'art de Tolède ou le huitième des arts libéraux : une approche du merveilleux épique », dans Aspects de l'épopée romane. Mentalité, idéologies, intertextualités. Actes du 13° Congrès International de la Société Rencesvals, 22-27 août 1994, éd. Hans van Dijk et Willem Noomen, Groningue, 1995, pp. 3-41, en particulier pp. 16-25.
3 Voir pourtant en ce sens les analyses de Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (xiie-xiiie siècles). L'Autre, l'Ailleurs, l'Autrefois, Paris, Champion, 1991, t. II, pp. 699 ss, que nous rejoignons en partie et qui nous paraissent devoir nuancer la vision trop "optimiste" de Philippe Verelst.
4 Ibid., p. 661, sur l'imprécision du vocabulaire de la magie.
5 Ibid., loc. cit : « La dénomination d'enchanteur dénote déjà une compromission dans le diabolique ».
6 Nous faisons ici écho au beau titre de ce même ouvrage.
7 Sur Fouchier, voir notre article cité supra n. 1.
8 L'influence du jeune roman sur le Girart est bien connue, mais elle concerne d'autres traits : rôle éminent des femmes, part faite au sentiment amoureux, ampleur des pages descriptives, et ne s'exerce pas sur le traitement du personnage de l'enchanteur.
9 Voir aussi, dans cette même direction, l'admirable scène de l'évocation du jeune mort dans son Siège de Numance, II° journée.
10 Nous citons le texte dans l'édition du manuscrit Douce procurée par Jacques Thomas, Genève, Droz, 1989.
11 Voir, sur cette piste, l'article de Sylvie Robin, « L'enchanteur et le roi : d'un antagonisme politique à une rivalité mythique », dans Pour une mythologie du Moyen Age, études rassemblées par Laurence Harf-Lancner et Dominique Boutet, Paris, 1988, pp. 117-136.
12 Vers 10509-10512 :
Puis vient a Karllemaigne sel prent a sozlever,
Joiose li desceint, qu'il en voldra porter,
A Rollant Durendal, Olivier Hautecler,
Et la Cortain Ogier, et puis a toz li per.
13 Ce silence n'est d'ailleurs le fait que du seul manuscrit Douce ; les autres témoins de la tradition manuscrite donnent, sous diverses graphies, une ansioine (leçon du ms. La Vallière), du latin médiéval assinsium < absinthium : c'est donc l'absinthe, amère et aromatique, qui forme l'antidote au sommeil d'enchantement. Sur ce point, voir la note de Jacques Thomas, p. 704 de son édition.
14 Ibid., loc. cit.
15 Nous rougissons quelque peu de revenir pour la troisième fois sur ce même passage ... (voir supra, n. 1, et notre article aixois de l'an passé, « Un repas ridicule dans Renaut de Montauban : Maugis servi par Charlemagne », dans Banquets et manières de table au Moyen Age. Actes du Colloque du CUER MA, mars 1996, Senefiance n° 38, Aix-en-Provence, 1996, pp. 319-336. Notre insistance s'explique par le caractère hautement révélateur de cette page et la diversité des clartés qu'elle projette sur le personnage de Maugis.
16 Dans le Girart, Fouchier est présenté explicitement comme associant ces deux talents : Ainc nen fu tan bons laires, ne tau espie. (vers 1191).
17 Maugis explique lui-même, en mettant le fait sur le compte des culovres et lisardes d'un espés boisson (vers 8990-8991), qu'« encor en ai enflé le vis et le menton ». Sur la saveur de ce récit mensonger, voir notre « Repas ridicule.. » passim.
18 Vers 8955-8957.
19 Voir E.H. Kantorowicz, The King's Two Bodies : A study in Mediaeval Political Theology, Princeton, 1957, trad. fr., Les deux corps du roi, Paris, 1989, en particulier pp. 21-34 et 52-79.
20 Dans la perspective dumézilienne que nous avons adoptée pour « Enchantement et subversion (...) », cette triplicité n'est sans doute pas anodine.
21 Ibid., passim, et ici, supra. Les enchanteurs-voleurs de l'épopée sont en même temps des guerriers du quotidien, solidement implantés dans le réel. S'il est juste et commode de les rattacher globalement au domaine du merveilleux, il convient aussi de rappeler qu'ils ne lui appartiennent que pour une part de leur être.
22 Voir notre article, « Le ciel de Renaut de Montauban : climat, intempéries, signes divins », à paraître dans les Actes du Colloque de Reims-Charleville, octobre 1995, éd. Danielle Quéruel.
23 Vers 10864-10866 :
« Ici prendrai les dras, desor mon herbegage,
Si vivrai de racines, de mainte herbe salvage ;
Dameldeu proierai, desormais serai sage. »
Des enchantements à l'ermitage, la vie et la personne de Maugis restent placées sous le signe des herbes, fastes et néfastes. Dans cette direction, voir l'article de Jean Subrenat, « Un enchanteur devant Dieu : Maugis d'Aigremont », dans Miscellanea di Studi Romanzi offert à Giuliano Gasca Queirazza, éd. Anna Cornagliotti et al., Alessandria, 1988, pp. 1007-1022.
24 Voir la note de Jacques Thomas, p. 709 de son édition. Là encore Douce est isolé ; dans La Vallière, Charlemagne se réveille tout seul, comme plus loin Chariot ; cette solution est plus logique de beaucoup, d'autant que D, avant de recourir à l'herbe, fait dire à Roland (vers 10981-10982) :
« Tant que mienuit past, si sera esveilliez,
Si s'en ira l'enchanz donc Maugis l'a chargié »
ce qui rend l'opération par avance redondante et inutile. C a en outre, dans l'application de l'antidote, cette intéressante mention : entour toicha le roi dont Jacques Thomas pense qu'elle « se justifie mal », mais qui pourrait peut-être renvoyer à la pratique magique bien connue qui consiste à tracer un cercle autour de la personne visée par l'enchantement.
Auteur
Université de Toulouse-Le-Mirail
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