Les gestes dans le Rolandslied du curé Konrad et les romans de Tristan d’Eilhart et de Gottfried
p. 125-143
Texte intégral
1Il est toujours intéressant d’interroger les textes médiévaux sous différents aspects ; à l’occasion de ce colloque 1997 d’Aix-en-Provence consacré au geste, je vais étudier la gestuelle dans deux représentants du roman courtois, les romans de Tristan d’Eilhart von Oberg (1170) et de Gottfried von Straßburg (1205-1210) et dans le Rolandslied du Curé Konrad (1170), adaptation d’une chanson de geste, la Chanson de Roland1. Je m’appuierai sur la définition que le Petit Robert (p. 1017) donne du geste : « mouvement du corps [principalement des bras, des mains, de la tête], volontaire ou involontaire, révélant un état psychologique ou visant à exprimer [...] quelque chose ». J’exclus de propos délibéré les gestes destinés à exécuter quelque chose, tels les gestes accompagnant soit une action guerrière ou sportive, soit le jeu sur un instrument de musique, soit une opération de vénerie etc.
GESTES QUI TRAHISSENT UN ETAT D’AME
2Les gestes (ou, dans des circonstances très particulières, l’absence de toute manifestation extérieure) sont fréquemment plus éloquents que les paroles pour révéler l’état d’âme des personnages.
SOUFFRANCE :
3La façon la plus courante pour les personnages de nos trois œuvres d’exprimer la souffrance est de pleurer. C’est ainsi qu’en apprenant la mort de Morolt, Isalde pleure (H 958) ; Isalde, qui a fait battre Tristrant venu la voir déguisé en lépreux, pleure sur sa faute (H 7107) ; quand Roland accepte de rester en Espagne et que l’empereur lui remet la bannière, les yeux de Charles se remplissent de larmes et tous les personnes présentes pleurent (K 3133-3135) ; devant la grande détresse des chrétiens, Roland pleure de chagrin (5983). Quand ils s’aperçoivent que les marchands norvégiens ont levé l’ancre, Tristan se lamente et Curvenal pleure de tout coeur avec lui (G 2332-2336). A Sarragosse, les païens gémissent et pleurent (K 7260).
4On peut crier ou se répandre en lamentations sans pleurer : c’est ce que fait le peuple de Parmenie en apprenant la mort de Rivalin et de Blanchefleur ; et c’est au milieu des lamentations que la jeune femme est mise au tombeau (G 1830-1851). A la mort de Tristrant, mort qu’elle a provoquée, Isalde la Bretonne pousse de grands cris (H 9395), de même qu’elle crie de douleur après la mort d’Isalde la reine (H 9442). Je ne m’arrêterai pas davantage aux lamentations et aux pleurs, manifestations favorites des actants lors d’événements affligeants.
5Les larmes peuvent être accompagnées d’autres manifestations de deuil. Quelquefois les personnages se jettent par terre : lors de l’enterrement de Morolt, « der kúng viel uff daß grab » (H 981). En livrant son fils et les enfants des barons païens en otage, Marsilie se laisse tomber sur un banc, cache sa tête dans son manteau et pleure au point qu’il ne peut plus rien dire (K 2735-2739) ; devant la défaite des armées païennes, Marsilie tombe dans l’herbe et Brechmunda pleure amèrement (K 7131-7134) ; pour dire à Paligan sa douleur immense, Brechmunda se jette à ses pieds, tous deux versent d’abondantes larmes (K 7381, 7437). D’autres fois les personnages se frappent, sursautent, ou bien, telles les pleureuses de l’antiquité classique, s’arrachent les cheveux, « manifestation d’émotion violente cl de chagrin intense2 » : ainsi, quand Isalde croit que les deux pauvres chevaliers ont tué Brangene, « sú schluog und rouft sich/ so fräventlichen hart » (H 2296-2297). Avant de mettre en bière les corps de Tristrant et d’isalde la reine, Isalde la Bretonne se meurtrit le corps, en pleurant amèrement (H 9460-9461) ; lorsque Genelun prend congé des siens, il y a des démonstrations exagérées de deuil (K 1728-1741) : « Ils se jettèrent à terre, ils s’arrachèrent les cheveux, ils se lamentèrent beaucoup. » (K 1733-1735 par exemple) ; devant la douleur d’Olivier, Roland s’incline sur sa selle, tombe presque à terre, se lamente, se tord les bras, regarde de côté et d’autre (K 6442-6450), sans doute pour manifester « son incapacité à modifier la situation dramatique dans laquelle il est plongé3 ». A la mort de Blanchefleur, mère de Tristrant, Rivalin pleure et se tord les mains : « der wand die hend sine/ und wainet bitterlich », imité par toute l’assistance (H 112-113) ; en annonçant à Paligan la mort de son fils, le messager se tord les mains de douleur (K 8362). Quand Blanchefleur apprend que Rivalin a été gravement blessé, elle pleure et porte la main contre elle-même : elle se frappe plus précisément là où elle souffre, c’est-à-dire au cœur ; bref, elle se torture le corps ; sa souffrance s’exprime par des torrents de larmes (G 1171-1181, 1209 sqq.). Charles, lorsqu’il entend le cor de Roland, transpire et s’arrache les cheveux (K 6075) (l’illustration du folio 84r. montre Charles se tenant la tête dans la main). Devant le corps de Roland, Charles et les siens tombent sur le sol, pleurent et se lamentent, s’arrachent de douleur les cheveux et la barbe ; Charles verse même des larmes de sang (K 7492-7564 ; par exemple 7533, 7564).
6Quelquefois au contraire les personnages restent immobiles, et ce uniquement chez Eilhart : quand Brangene ne retrouve pas le philtre sur le bateau : « do stuond sú und clagt » (H 2632) ; de même, quand Marke découvre les amants enlacés devant son lit (comme les montre la miniature folio 61r.), il « stuond ser unfrow » (H 3268).
7Lorsque la douleur est excessive, les personnages blémissent et se pâment. Quand Isalde II lui a dit que la voile du bateau est noire, Tristrant montre son chagrin (H 9385 « daß tatt er do wol schin ») en laissant retomber sa tête sur le lit (H 9384-9387) ; en apprenant que son bien-aimé doit la quitter pour aller guerroyer contre son ennemi Morgan qui a attaqué son pays, Blanchefleur se pâme de douleur (G 1385-1392). Quand Rivalin voit la douleur de sa bien-aimée, il partage sa souffrance et à son tour il perd ses couleurs et toute sa force (G 1436-1437) ; au souvenir de la mort de Morolt, la princesse Isolde sent son cœur se glacer (G 10087) ; Genelun, qui vient d’être désigné par Roland comme émissaire de Charles, devient tout pâle (« Genelun erbleichte harte » K 1382) ; quand, sur le conseil de Genelun, les barons ont décidé de laisser Roland en Espagne, Charles devient tout pâle, il incline la tête, en perd l’ouïe et la vue, ses yeux deviennent troubles, son aspect change (K 2965) ; enfin, en apprenant la mort de Roland Alda perd toutes ses couleurs et, quand Charles veut la secourir, elle est déjà morte de chagrin (K 8723-8726).
8Dans les trois textes les manifestations de deuil les plus violentes sont celles qui accompagnent le décès d’un être proche ou un malheur qui lui est survenu : elles atteignent un paroxysme avec les larmes de sang versées par Charles. Il s’agit là d’une exagération épique qu’on rencontre par exemple dans la Chanson des Nibelungen où, après la mort de Siegfried, Kriemhild pleure elle aussi des larmes de sang (str. 1069).
9Dans l’iconographie il y a d’autres gestes accompagnant la douleur, tel se mettre la main sous la joue4 : ces gestes n’apparaissent pas dans nos textes. Les manifestations de douleur ne sont pas identiques chez les trois poètes. Rester immobile ne se rencontre que chez Eilhart, les pleurs seuls chez Eilhart et chez Konrad. De nos trois poètes, celui qui fait preuve du plus de retenue est Gottfried, qui se refuse à fatiguer davantage les oreilles de ses auditeurs : les plaintes, dit-il, ne servent à rien (G 1694 sqq.) ; cette retenue est en fait une caractéristique habituelle de cet auteur.
SURPRISE
10Le sursaut est l’expression unique de la surprise. Quand Isalde voit le gant que Marke a déposé sur elle tandis qu’elle dormait, « die frow erschrack der mär » (H 4652). En entendant les sonneries de cor avec lesquelles le jeune Tristan annonce l’entrée au château de l’équipage de chasse, Marke et ses courtisans tressaillent et sursautent jusqu’au plus profond d’eux-mêmes (G 3223-3226). Quand Tristan entend le hurlement de mort du dragon, il tressaute au plus profond de lui-même (G 9055).
FRAYEUR
11La frayeur elle aussi se manifeste par des sursauts ou des tressaillements, souvent accompagnés d’une pâleur soudaine. Quelques exemples : effrayés par les traces de pas qu’ils découvrent auprès de la « grotte d’amour », dans le Tristan de Gottfried, les amants sursautent (G 17646-17647) ; devant le dragon mort, la reine Isolde, sa fille et Brangene deviennent pâles comme la mort (G 9346) ; quand elle s’aperçoit que Tristan et Isolde ont bu le philtre, Brangene tressaille et sursaute si violemment qu’elle perd ses forces et devient pâle comme la mort (G 11689-11691) ; de même, quand Brangene encore se rend compte que les deux hommes auxquels Isolde l’a confiée veulent la tuer, elle sursaute si fort qu’elle tombe sur le sol et y reste longtemps étendue, son cœur et tous ses membres tremblent (G 12777-12780). D’autres manifestations de frayeur sont possibles. On lève les yeux au ciel : lorsqu’il apprend le défi du Morolt, Marke « sach uff zuo got » (H 444) ; ou on pleure à chaudes larmes, comme Genelun, qui craint pour sa vie (K 1453).
COLERE
12Parmi les signes de la colère on note :
s’arracher les cheveux, « manifestation d’émotion violente », soit douleur soit colère5. Ainsi Marsilie qui, devant le désastre subi par son armée, pense que Genelun l’a trahi, s’arrache les cheveux de colère (K 5695). Eilhart remarque que Marke promet de ne pas rompre avec Tristrant même si les envieux s’arrachent les cheveux de rage ou de dépit : « sie zerrissen sich alle/ vor zorn und vor laid » (H 3762-3763) ;
rougir : lorsque Morolt apprend que Tristrant le défie, il se met « à rougir comme un cor qu’on fait sonner de toute sa force devant une gigantesque armée » (« er begund brinnen ser so ain horn,/ daß blasset ser/ in ainem grossen her ». (H 738-738b) ; quand Tinas implore le roi pour qu’il fasse grâce aux amants, « Marke von zorn do saß/ und bran alß ain kol » (H 4036) ;
les yeux jettent du feu, ainsi ceux de Marsilie (K 2153) ;
quand Genelun dit à Marsilie tout ce que l’empereur veut lui faire subir, le roi païen change de couleur, tient à peine sur son banc, a chaud et froid, sue, agite la tête, court de côté et d’autre (K 2053-2064) ;
lorsque Charles est en colère son geste habituel est de se toucher la barbe (et parfois aussi la moustache). A l’issue de la première partie du conseil où, à la cour de Charles, on discute âprement sur l’attitude à prendre face à Marsilie qui a proposé la paix, et où se fait jour l’hostilité entre Genelun et Roland, l’empereur, courroucé, lisse sa barbe et relève sa moustache (K 1155-1156) ; ce que montre l’illustration du folio 8v., qui dans le manuscrit n’est pas à sa place. Quand les émissaires de Paligan exigent de Charles qu’il se soumette au souverain païen et lui apporte son tribut, l’empereur de colère caresse sa barbe (K 7651). Quand les parents de Genelun demandent à Charles de laisser rentrer le traître en sa grâce, Charles, qui s’emporte fort, saisit sa barbe (K 8771-8772) (ce que représente l’illustration du folio 119r.) ; par ce geste, tout à fait significatif puisque François Garnier donne ces deux miniatures du manuscrit P du Rolandslied comme exemples, l’empereur exprime « sa réprobation et sa colère6 ».
13Avec intérêt on constate que Gottfried ne présente aucun exemple de colère se manifestant par des gestes, au contraire de Konrad et d’Eilhart chez qui les accès de colère s’accompagnent de gestes violents ; comme dans le cas de l’expression de la douleur, il fait preuve de plus de retenue que les deux autres poètes.
PERPLEXITE ET TROUBLE
14Incliner la tête est le signe de la perplexité : c’est ainsi qu’est représenté Charles par Konrad lors du conseil où doit être désigné l’émissaire des Francs auprès de Marsilie (K 1052).
JOIE
15Paradoxalement la joie se manifeste le plus souvent par des larmes. C’est ainsi que lorsque Kurneval revoit Tristrant guéri, « vor frod wainet er do » (H 1310) ; de même, quand elle apprend que Tristrant lui a pardonné, Isalde pleure de joie si bien que son visage est inondé de larmes (H 7432-7433). Les Cornouaillais qui avaient été envoyés en Irlande en tribut pleurent de joie en revoyant leurs pères et autres parents (G 11175-1 1176).
16La joie se révèle également par des rires, des cris ou des chants. Quand Tristrant reconnaît celle qu’il cherche pour son oncle : « der Jung tegen so herre/ erlacht gar minneglich » (H 1871) ; après la victoire de Tirrich, le champion de Charles, sur Binabel, le champion de Genelun, tous crient et chantent d’allégresse (K 8989-8990). Marsilie, heureux de voir que ses hommes veulent lui apporter la tête de Roland, sourit d’aise (K 3709). La joie se manifeste également par des mouvements vifs : quand ils revoient Tristrant sain et sauf, les Cornouaillais « do sprungen sie uff úber al/ die ee so still saussen » (H 2116). Même Tristrant, qui, blessé grièvement, gît sur son lit, se redresse, de joie, sur sa couche (H 9371-9373) lorsqu’il apprend que son hôte est de retour. De joie de voir Genelun souhaiter la mort des douze pairs, Blanscandiz fait « gambader son destrier » et s’élance « en s’ébattant comme le jeune autour mué » (K 1903-1905). L’illustration du folio 21v. montre la joie de Blanscandiz, qui se retourne vers Genelun et veut l’embrasser ( ?), ce dont il n’est pas question dans le texte.
17A comparer les trois textes, on constate que c’est encore une fois chez Gottfried qu’on rencontre le moins de manifestations de joie.
JOIE ET DOULEUR A LA FOIS
18L’évanouissement exprime à la fois joie et douleur dans l’exemple suivant : quand Blanchefleur s’asseoit près de Rivalin, grièvement blessé, et pose sa joue sur celle de son bien-aimé, « de joie et de deuil tout à la fois ses forces abandonnèrent son corps : ses lèvres roses pâlirent, son teint éclatant se flétrit, qui auparavant était le sien ; dans ses yeux clairs le jour devint sombre et noir comme la nuit. Elle resta ainsi, pâmée et sans connaissance pendant un long moment, sa joue contre sa jouc, comme si elle était morte. » (G 1292-1307). Le Tristan de Gottfried est le seul poème de notre corpus qui décrive les gestes accompagnant ce sentiment complexe. Cependant il semble bien qu’ici ce soit la douleur qui domine tant que la jeune femme ignore si Rivalin survivra ou non.
ABSENCE DE GESTES
19Lorsque les sentiments sont trop forts, lorsqu’ils sont inexprimables, les personnages des œuvres étudiées ne font plus de geste. C’est ainsi que l’absence de manifestations de désespoir montre également, et peut-être encore davantage, la profondeur de l’affliction. Quand, dans l’œuvre d’Eilhart, Isalde la reine se rend compte que Tristrant est mort « sü ward weder blaich noch rott,/ noch wainot nit me./ irem hertzen ward so we » (H 9418-9420) : « Elle ne devint ni blême ni rouge, pas plus qu’elle ne pleura. Son cœur lui faisait si mal », et sa douleur muette mais sincère, contraste avec les manifestations de désespoir d’isalde II qui, par son mensonge stupide, a causé la mort de Tristrant. Alors que l’épouse de Tristrant se tient près de la civière où gît le héros, en pleurant et en se lamentant, la reine s’approche en silence et écarte brutalement, impérieusement sa rivale.
20Dans le Tristan de Gottfried aussi les grandes douleurs sont muettes : Blanchefleur, apprenant la mort de Rivalin, ne pleure ni ne se lamente : elle s’effondre sur le sol et reste trois jours étendue dans de cruelles souffrances : en mourant de douleur, elle donne naissance à son fils (G 1724-1750). Et c’est les yeux secs que Tristan apprend que son père et sa mère sont morts, à l’opposé de Marke et des courtisans qui pleurent abondamment (G 4264-4267). Nous trouvons cette opposition également dans le Rolandslied de Konrad : lorsque les barons décident de laisser Roland en Espagne, Charles exprime une douleur muette (K 2965) ; au contraire, moment où Genelun prend congé des siens, ceux-ci se laissent aller à des démonstrations exagérées de deuil : par exemple K 1733-1735 « Ils se jettèrent à terre, ils s’arrachèrent les cheveux, ils se lamentèrent beaucoup ».
GESTES VOLONTAIRES DESTINES A MANIFESTER UN SENTIMENT OU A EXPRIMER QUELQUE CHOSE
21Les circonstances de la vie où les personnages sont amenés à faire des gestes sont multiples.
FAIRE UN DISCOURS
22Ce genre de scène ne se rencontre que dans le Rolandslied, et les gestes qui accompagnent la prise de parole des orateurs peuvent être révélateurs de leur état d’esprit.
23Avant de parler Marsilie se lève (585 « uf stunt »), tandis que Charles, qui vient de méditer, redresse seulement la tête (774 : « daz houbit er widir uf richte ») : cette différence d’attitude montre sans doute que l’empereur domine davantage les membres de son conseil que le souverain païen. Genelun bondit quand il critique le neveu de Charles et s’oppose à lui (1093 : « Genelun uf spranc ») ; impulsif comme il l’est, Roland bondit (911, 1364 : « vf spranc ») et s’avance avec fougue (1298-1299 : « Vf spranc Rolant./uaste er dare uuore dranc »), Olivier, qui est plus réfléchi que son compagnon, se place calmement et avec respect devant l’empereur (938 : « uuor den keiser gestuont »), une seule fois il bondit quand il se propose comme émissaire (1310 : « Uf sprang Oliuir »). Turpin se lève, plein de déférence (1332 : « Vf stunt Turpin »), l’évêque Saint Jean s’appuie sur sa crosse, attribut de sa fonction (1252 : « er linte uober sine kruchen »).
24La prise de parole est accompagnée de gestes chez Konrad, peut-être sous l’influence de la Chanson de Roland et du genre épique, mais il semble systématiser par rapport à son modèle.
ORDRE
25Ce n’est également que chez Konrad que les ordres donnés s’accompagnent de gestes : c’est ainsi que Marsilie frappe dans les mains pour appeler à lui six ducs et six comtes, membres de son conseil (K 402), tandis que Blanscandiz fait plus discrètement et moins souverainement signe à ses compagnons de route pour se réunir en conseil (K 1919). Pour ces deux occurrences Konrad a fait une addition par rapport au texte français. Et c’est son gant (K 1417 et 1435 et O 3317) et son bâton (K 1434, pas dans le texte français) que Charles tend à Ganelon qui vient d’être désigné comme émissaire auprès des païens. Il lui délègue son autorité représentée par ces symboles (la main signifiant le pouvoir).
SUPPLICATION ET GRATITUDE
26Les gestes exprimant supplication ou gratitude sont des gestes d’abaissement soulignant l’infériorité de l’obligé. On se jette ou on tombe aux pieds de celui qu’on implore ou qu’on remercie ou on s’agenouille devant lui.
27Le geste par lequel on exprime sa gratitude, de même que celui accompagnant la supplication, est un geste d’abaissement. Pour remercier Rivalin de bien vouloir l’emmener dans son pays, Blanchefleur se met à genoux devant lui (G 1547-1548). Dans le poème de Gottfried, lors de son premier voyage en Irlande, Tristan se met à genoux devant la reine pour lui demander l’autorisation de s’en aller (G 8163). Tinas se jette aux pieds de Marke pour le supplier de ne pas tuer les amants : « er fiel im zuo sinen füssen/ und batt in innecklich » (H 4004-4005), cette attitude de Tinas est dépeinte par le dessinateur du folio 76r. Dans le Rolandslied, Marsilie demande à ses émissaires de tomber aux pieds de Charles pour faire semblant d’implorer la paix (K 607-608), ce qu’ils font effectivement à maintes reprises (K 676, 680). Genelun tombe aux pieds de Charles pour l’implorer de ne pas l’envoyer comme émissaire (K 1443). Sur la miniature du f 8v. du ms. P du Rolandslied, qui correspond aux vers 1156 sqq. et figure la scène du conseil lors duquel est désigné l’émissaire des Francs auprès de Marsilie, est représenté de chaque côté de Charles en colère un homme agenouillé, qui tient les mains jointes élevées vers l’empereur (cette miniature, qui n’est pas à sa place, ne tient pas compte du texte, où les hommes présents au conseil sont représentés debout par Konrad). Dans la scène où, après la vie dans la forêt, Tristrant ramène Isalde au roi, le héros se laisse tomber aux pieds de Marke en lui offrant de réparer tous les torts qu’il lui a causés (H 4924), attitude que montre également la miniature du folio 92v. Isalde se jette aux pieds de Minne pour la supplier de mettre fin à son angoisse : « Minn, ich suoch dinen fuoß » (H 2537), aux pieds de Brangene, qu’elle avait voulu faire tuer, pour solliciter son pardon : « da mit fiel die kúngin rich/ Brangenen zuo fuoße » (H 3042-3043). Dans ce dernier cas, la reine, qui a commis un acte épouvantable, inhumain, se jette aux pieds d’une inférieure, ce qui est le cas également sur la miniature du folio 57v. Gottfried manifeste dans cette scène plus de retenue et surtout montre la reine dans toute sa dignité de souveraine, qui même dans cette situation ne s’abaisse pas : en effet, Isolde, qui a commis le même crime que chez Eilhart, prend seulement Brangene dans ses bras et lui baise à maintes reprises les joues et la bouche (G 12928-12930).
28Cette attitude est également celle de l’homme qui prie Dieu. Charles reste toute la nuit prosterné en prières (K 65) ; il se jette à terre pour prier (K 3048) ou pour demander miséricorde à Dieu (K 7448) ; il tombe à genoux avec toute la foule et étend ses bras pour demander à Dieu de donner aux siens le salut et la victoire (K 7903-7906) (sur la miniature du folio 108v. on voit Charles en prière, peut-être à genoux, penché en avant et les mains tendues parallèlement au corps) ; en se prosternant, Charles prie Dieu de lui envoyer de la lumière pour qu’il puisse venger Roland (K 6990). Avant la première bataille contre les païens, les chrétiens tombent à genoux et implorent le ciel (K 3399) ; dans un mouvement parallèle, les païens se jettent aux pieds de Mahomet (K 3469) ; les païens, comme les chrétiens, se jettent à terre pour demander à leurs dieux de leur donner le salut et la victoire (K 8140-8141). Peu avant de mourir, Olivier tombe à genoux pour prier Dieu de lui accorder sa bénédiction et pour lui recommander Roland (K 6493). La prosternation peut être accompagnée d’autres gestes : les chrétiens lèvent les mains vers le ciel et tombent à genoux afin que Dieu intercède pour eux (K 5789-5790). Dans le Tristan de Gottfried on prie à l’occasion, pas chez Eilhart qui ne mêle pas religion et littérature ; mais c’est dans le Rolandslied qu’on trouve le plus d’occurrences du geste de la prière, ce qui est compréhensible en raison de la forte religiosité qui imprègne ce texte. C’est Charles, qui est en communication directe avec Dieu, que le poète montre le plus souvent en prière, parfois même revêtu de son haubert (l’illustration du folio 98r. le montre prosterné devant un ange).
29A côté de ce geste majeur, il y a d’autres gestes moins importants, tel joindre les mains et les tendre vers celui qu’on prie : Blanchefleur supplie sa nourrice en tendant ses mains jointes de l’aider à revoir celui qu’elle aime : elle ne se prosterne pas devant une inférieure, au contraire d’Isalde demandant pardon à Brangene dans le roman d’Eilhart (G 1213-1214). Dans l’épisode de la tentative d’assassinat sur la personne de Brangene, celle-ci supplie les deux hommes qui veulent la mettre à mort en levant les yeux vers eux et en joignant les mains (G 12781-12791) : allongée sur le sol, elle ne peut guère se prosterner. Avant de mourir, Roland, lui aussi gisant à terre, recommande son âme à Dieu en étendant les bras (K 6915-6919). Le jeune Tristan, déposé sur le rivage par les marchands norvégiens, joint les mains et les lève vers Dieu avec ferveur (G 2487 sqq.) pour lui rendre grâce. Tristan, auquel la reine d’Irlande et sa fille ont donné deux marcs d’or, tend vers les deux femmes ses mains jointes pour leur exprimer sa gratitude (G 8216). Rappelons que Blanchefleur reconnaissante s’agenouillait devant Rivalin. Un simple don d’argent ne justifie peut-être pas une telle manifestation de gratitude - à moins que le geste de Blanchefleur ne révèle la soumission de la femme à l’homme.
30Signalons également les gestes suivants : à leur départ d’Irlande, Tristan et Isolde s’inclinent en direction du rivage irlandais afin de prier Dieu « de protéger dans sa grâce les gens et le royaume » (G 11528-11530) ; Ruai s’incline devant Marke pour lui exprimer sa gratitude (G 4021-4022). Le païen Malvil d’Ampregalt s’incline devant Marsilie pour le remercier de lui avoir permis de combattre contre Roland (K 3664).
31On se jette aux pieds d’un supérieur (on se met à genoux), que ce soit Dieu, ou une allégorie comme dans le cas de Minne, ou un personnage humain comme dans le cas de Marke ou de la reine d’Irlande, ou de la dame, souveraine d’amour. On s’incline également devant un supérieur, mais le plus souvent, pas toujours, du moins pour le supplier, on tend les mains vers un inférieur. Ce sont toujours des gestes d’humilité et de déférence.
MANIFESTATION D’AFFECTION OU D’AMOUR
32Il est bien des façons de manifester son amour ou son affection à quelqu’un. Prendre l’être aimé dans ses bras est cependant le geste qu’on rencontre le plus souvent. Par exemple, pour dire adieu à Tristrant qui s’embarque sur sa barque pour aller affronter Morolt, Marke l’embrasse et le serre sur sa poitrine : « der kúng in do kust/ und truckt in zuo siner brust » (H 779-780). Pour faire croire à Marke qu’elle l’aime, en fait pour l’abuser et écarter de lui tout soupçon, Isolde le prend entre ses bras, l’embrasse, le presse contre sa poitrine : c’est un geste d’amour, mais comme il n’y a pas d’amour entre Isolde et le roi Marke, c’est un mensonge (G 14156-14161). Charles soulève le cadavre de Roland de ses propres mains du sol, l’étreint et le berce (K 7490-7509).
33Ce geste est souvent accompagné de baisers, de caresses, de tendres regards, d’étreinte des mains. Pour témoigner à Tristrant tout l’amour qu’elle ressent pour lui, de son manteau Isalde caresse le substitut du héros, c’est-à-dire le chien de ce dernier, et le cajole tendrement (H 6582-6584 et 6592-6596) (sur la miniature du f° 122r. on voit Isalde qui tient un chien dans les bras). Tristan montre son affection à Brangene en l’embrassant, en la serrant contre lui et en lui baisant les yeux et les joues (G 14477-14482). Blanchefleur manifeste son amour à Rivalin blessé en le prenant dans ses bras et en lui donnant mille et mille baisers, si bien que le bien-aimé recouvre de la force et étreint à son tour la jeune femme : c’est alors que Blanchefleur conçoit un enfant (G 1311-1325). De même, quand Isolde se rend compte qu’elle aime Tristan, elle s’appuie du coude sur lui et se serre contre lui, son cœur se gonfle, sa bouche s’entrouvre et sa tête s’incline, alors que Tristan, qui ne voit pas encore clair en lui, entoure Isolde de ses bras, « ni trop près ni trop loin, seulement à la manière d’un étranger » (G 11970-11981) ; après s’être déclaré leur amour réciproque, Tristan et Isolde s’embrassent « amoureusement et tendrement » (G 12038-12039). Quand le roi Marke surprend les amants endormis dans le verger, ils sont étroitement enlacés dans les bras l’un de l’autre, joue contre joue, bouche contre bouche (G 18195-18214). Tristan jette sur Isolde aux Blanches Mains des regards brûlants, si bien qu’elle s’imagine que c’est elle qu’il aime ; lorsque le héros laisse ses yeux s’attarder sur elle, elle laisse à son tour ses yeux s’attarder sur lui de telle sorte que Kaedin, le frère de la princesse, pense lui aussi que Tristan est tombé amoureux de la jeune fille (G 19062-19079). Dans leur retraite de la grotte d’amour Tristan et Isolde se regardent tous deux et se nourrissaient ainsi « d’amour et d’affection » (G 16815-16820) ; ou bien les deux amoureux s’asseoient l’un contre l’autre pour se raconter des histoires d’amour (G 17182), se promènent, la main dans la main (G 17349).
34On prend également dans ses bras l’être qu’on veut consoler, avec lequel on se réconcilie ou auquel on pardonne. C’est ainsi que pour consoler sa bien-aimée, évanouie de douleur, Rivalin l’enlace, lui baise joues, yeux et bouche et la caresse jusqu’à ce qu’elle revienne à elle (G 1443-1450). De même, pour consoler la princesse Isolde qui pleure et se lamente de quitter son pays, Tristan la prend entre ses bras doucement et délicatement, « mais à la manière seulement d’un vassal envers sa dame », souligne Gottfried. Paligan prend la reine Brechmunda sous son manteau pour la consoler (K 7390-7391).
35C’est aussi par un baiser qu’on manifeste son affection, console, pardonne ou scelle une réconciliation. Isolde et sa mère, la reine Isolde, baisent la tête et les mains de Morolt mort (G 7177). Isalde pardonne à Tristrant le meurtre de son oncle : « und kust in an sinen mund » (H 1971). Isolde et Brangene s’embrassent en signe de réconciliation (H 3061). Isolde la reine, sa fille, et Brangene, qui ont pardonné à Tristan la mort de Morolt, l’embrassent pour lui montrer qu’elles se réconcilient avec lui. De même le roi Gormon embrasse le héros en signe de réconciliation (G 10534 et 10665). Après leur violente dispute, Genelun et Marsilie s’embrassent et, protestant de leur sincérité, ils se prennent par la main pour sceller leur réconciliation (G 2219-2222).
36Il est d’autres gestes qui ont la même signification : ainsi en prenant congé de Tristrant qui part pour se battre, Marke l’arme de ses propres mains : « mit sin selbß hande/ waupnot er den júnling » (H 754-755), ce qui montre la grande affection qu’il a pour son neveu (cf aussi Gottfried 6547-6600). L’illustration du folio 15r de Eilhart confirme ce geste.
37C’est de façon compréhensible dans les deux romans de Tristan, mais surtout chez Gottfried, qu’on rencontre le plus de gestes témoignant l’amour entre personnes de sexe opposé. Les manifestations d’affection (de l’oncle envers le neveu, Marke envers Tristan, Charles envers Roland) de même que les gestes accompagnant une réconciliation se trouvent dans les trois textes.
SALUTATIONS OU SOUHAITS DE BIENVENUE ET ADIEUX
38Pour souhaiter la bienvenue ou saluer quelqu’un, on se lève et (ou) on s’incline devant lui, ce qui est une marque de respect, on se prosterne, signe de déférence, rarement on lui tend la main, on lui donne un baiser, par quoi on manifeste de l’amour, de l’affection ou de l’amitié.
39Pour saluer les deux pélerins qui approchent Tristan se lève d’un bond, les mains croisées devant lui, puis il s’incline devant eux (G 2673-2674 et G 2684). En arrivant pour la première fois au château royal, Tristan s’incline devant Marke (G 3256). Gormon, le roi d’Irlande, son épouse et sa fille se lèvent de leurs sièges pour aller saluer Tristan et pour accueillir les compagnons du héros ; Tristan, quant à lui, s’incline devant Gormon et les deux Isolde (G 11159-11170). Brechmunda salue l’empereur victorieux en tombant à ses pieds (K 7381). Ce geste de déférence est présent également sur l’illustration du folio 117r. du manuscrit de Konrad. Redevenu calme après son accès de colère, c’est par un geste que Marsilie salue Genelun, qui s’avance (K 2190) : de la sorte, il le place de la main sous son autorité.
40Marke embrasse Tristan pour l’accueillir en tant que son neveu à la cour, et à sa suite les seigneurs de la cour lui donnent un baiser (G 4223-4327). De même, Tristan embrasse Rual à l’arrivée de celui-ci à Tintagel « comme un enfant doit embrasser son père » (G 3944-3945). Marke donne un baiser à Tristan, qu’il vient d’adouber, sans doute pour l’accueillir dans l’ordre de chevalerie (G 5042) et Rual embrasse Tristan pour lui souhaiter la bienvenue en Parmenie (G 5186). Quand Tristan retourne en Parmenie, il reçoit des fils de Ruai et de Floraete un accueil cordial et doux : ils lui baisent mainte et mainte fois les mains et les pieds, les yeux et la bouche (G 18624-18627).
41C’est avec les mêmes gestes qu’on prend congé. Quittant les deux pélerins, Tristan s’incline devant eux (G 2786 :) ; quand, une fois chassés de la cour par Marke, Tristan et Isolde s’en vont, ils s’inclinent devant le roi et devant sa cour, prenant ainsi congé d’eux (G 16624) ; pour dire adieu à l’empereur, Genelun s’incline respectueusement devant lui : cela prouve que ce n’est pas à Charles qu’il est hostile (K 1636 et K 1668). C’est en embrassant son neveu et en le serrant dans ses bras que Marke prend congé de Tristrant qui s’embarque pour son combat contre Morolt (H 779-780). Au départ d’Isolde et de Brangene, la reine d’Irlande les embrasse toutes deux (G 11517). Après avoir été surpris par Marke dans le verger, Tristan donne un baiser d’adieu à Isolde, montrant par là qu’ils sont indissolublement liés (G 18351-18359). Lors des adieux de Charles et de Roland, l’empereur serre son neveu dans ses bras contre son coeur (K 3216-3240). Après la communion, les chrétiens s’embrassent, se serrent coeur contre coeur et se donnent le « pace » pour prendre congé l’un de l’autre avant la dernière bataille (5780-5784).
42Dans les trois textes on s’incline par déférence devant un étranger pour l’accueillir ou lui dire adieu, mais on embrasse et on serre dans ses bras des êtres aimés.
MANIFESTER SON ACCORD
43On montre son accord par les mêmes gestes que lorsqu’on accueille quelqu’un ou qu’on prend congé de lui.
44Quand Marke promet à Tristan de se montrer prodigue à son égard, les courtisans manifestent leur accord en s’inclinant devant le souverain (G 4489-4490). Les païens s’inclinent pour signifier leur accord à Marsilie. (K 439) ; Genelun accepte de livrer Roland à Marsilie en prenant le roi païen par les mains, geste par lequel le traître se met en quelque sorte sous l’autorité du chef païen (K 2562-2563).
CONFIER QUELQU’UN A QUELQU’UN
45Le roi d’Irlande met la main d’isalde dans celle de Tristrant en la lui confiant sur sa foi : « er gab sie im bÿ den henden/ und befalch sie im in sine trúw », et Tristrant prend la jeune fille par la main. La miniature du f° 43r. confirme ce dernier geste (H 2254-2255). Quand Marke chasse Tristan et Isolde de la cour, il leur demande de se prendre tous deux par la main, signifiant par là qu’il confie son épouse à son neveu et renonce à elle (G 16603). Ce geste de la main est une sorte de passation de pouvoir.
PRETER SERMENT
46C’est également par un geste de la main qu’on prête serment, ou, plus rarement, on donnant un baiser.
47Dans le poème de Gottfried, qui donne du poids à l’engagement que prend le roi, Marke jure de faire de Tristan son héritier et de ne pas se marier, en mettant sa main dans celle de son neveu (G 5153), alors que chez Eilhart, moins respectueux des formes (H 1337 sqq.), cette promesse n’est pas accompagnée d’un serment ponctué par un geste. C’est « mit ufferhabener hant » (« la main levée ») que les pairs jurent que jamais ils n’abandonneront Charles (K 145) ; de même, les preux promettent de ne jamais abandonner Roland s’il était en danger, en mettant leurs mains dans celles de Charles (K 3174-3179). Ce geste de la main, par lequel on proteste de sa sincérité, montre un profond accord entre les deux parties, un accord qui ira jusqu’à la mort, d’où le caractère solennel de la promesse. Mais c’est en baisant Genelun sur la bouche que Marsilie lui jure qu’il lui saura toujours gré de son aide (K 2719), ce qui signifie plus qu’un accord : une connivence, une complicité.
MENACE
48Dans le Rolandslied et chez Eilhart, les personnages, impétueux, accompagnent leurs menaces d’un geste. Tristrant, furieux contre Kehenis, se précipite sur lui, le poing levé, et veut l’assommer (H 6938-6939). Marsilie, en colère, saisit son bâton, le lève, veut en frapper Genelun (K 2060) ; quand Marsilie veut le frapper, Genelun, qui a esquivé le coup, met la main sur son épée et la tire à moitié (K 2065-2070). Le geste de menace est une ébauche de coup.
DEFI
49C’est en repoussant dans les flots la barque de Morolt qu’avant le combat Tristrant défie son adversaire (H 796) ; chez Gottfried 6792 c’est sa propre barque que Tristrant laisse aller à la dérive : dans les deux cas ce geste signifie qu’un seul des deux personnages sortira vivant de l’aventure. Pour provoquer son adversaire Targis, Anseis lève son écu, brandit l’épieu et frappe violemment sa jument, mettant en mouvement les attributs du guerrier, armes et cheval (K 4709-4711). Mais le geste le plus fréquent est de jeter un objet à terre : pour signifier sa volonté d’affronter Morolt, Tristan retire son gant et l’offre à l’adversaire, symbolisant par là le coup qu’il va lui donner (G 454-6455 : cf. aussi 6486). De même, pour défier les pairs, Genelun laisse tomber le gant que lui a tendu Charles, attitude de refus de la mission symbolisée par ce gant donné par le chef (K 1435) (l’illustration du folio 19r. représente Genelun laissant tomber le gant), et quelques minutes plus tard, refusant d’assumer sa responsabilité, il jette son manteau à terre (1453).
CONCLUSIONS
- A la lecture du corpus on constate qu’il n’y a pas systématiquement geste chaque fois qu’un sentiment ou un acte est mentionné. En effet, il arrive souvent que les poètes disent que leurs personnages sont tristes, joyeux, en rage, en proie à l’affliction ou au désespoir etc. mais qu’ils ne précisent pas qu’ils accompagnent leur état d’âme d’un quelconque geste.
- De nombreux gestes sont polysémiques. Le sursaut exprime la surprise, mais également la souffrance, la frayeur. Les larmes et les cris accompagnent aussi bien la frayeur et la douleur que la joie, mais on rit seulement si on est joyeux ; les symptômes de la colère sont en grande partie ceux de la douleur, ce qui voudrait dire que la colère est accompagnée de douleur. On se jette à terre ou on se laisse tomber parce qu’on souffre, mais aussi pour supplier, prier Dieu, saluer (un supérieur) ou lui exprimer sa gratitude, on se prosterne pour supplier, prendre congé (d’un supérieur) ou pour prier Dieu : en effet, « les positions agenouillé et prosterné devant une personne expriment le respect et la reconnaissance d’une supériorité pouvant aller jusqu’à la transcendance8 » ; mais on tend les mains jointes vers un inférieur, pour supplier, montrer sa gratitude, saluer ou prendre congé. On peut aussi étendre les bras ou les mains pour adresser sa prière à Dieu, et on lève les mains dans un geste de supplication. On s’incline pour saluer, remercier, mais également pour prendre congé ou donner son accord ; dans les mêmes circonstances on se lève ou on tend, fort rarement la main et ce, dans une intention bien arrêtée : montrer qu’on partage le destin d’autrui ou qu’on le met sous son autorité, qu’on prend possession de lui. On lève les yeux au ciel de douleur ou de frayeur ou pour prier Dieu. On prend et on serre quelqu’un dans les bras pour donner libre cours à sa douleur, pour prendre congé de lui ou pour lui témoigner amour, amitié ou affection. Les caresses et les tendre regards sont réservés au témoignage de sentiments amoureux. Les baisers, en revanche, peuvent être l’expression aussi bien de l’amour que de l’affection, voire de l’amitié ; on donne même des baisers pour souhaiter la bienvenue ou pour prendre congé ou encore pour prêter serment ; en tout cas, le baiser sert à montrer une parfaite entente entre deux partenaires, voire une connivence. Les gestes de la main accompagnent les témoignages de gratitude ou d’affection et d’amour, ou encore la prestation d’un serment ou un accord donné ; c’est en mettant main dans main qu’on confie quelqu’un à un autre : par un geste de la main, on offre à autrui son amitié, son pardon, son aide, on passe son pouvoir à autrui, on le prend sous son autorité, on lui manifeste un accord profond ou tacite, on témoigne une complicité avec son partenaire, on proteste de sa sincérité.
- II n’y a qu’un geste qui soit l’apanage d’un unique personnage, c’est se lisser, se toucher la barbe, qui est le geste spécifique de l’empereur Charles, et cela est tout à fait symptomatique : en effet, la barbe est le symbole de l’homme par rapport à la femme, celui du père vis-à-vis de l’enfant, du roi face aux sujets ; c’est aussi « le seul signe, ou du moins le plus fiable, permettant d’identifier le vieillard-sage9 » ; en touchant sa barbe, « symbole de virilité, de courage, de sagesse10 », Charles, le modèle du souverain, montre tout simplement qu’il est le chef et qu’il entend se faire obéir.
- C’est uniquement dans le Rolandslied que des gestes accompagnent les prises de parole et les ordres donnés, sans doute parce que Konrad veut leur donner plus de poids dans une action où il y va de l’avenir de toute la chrétienté, et c’est dans le Rolandslied aussi, oeuvre profondément religieuse, qu’on trouve presque toutes les occurrences des gestes de l’homme qui prie Dieu.
- De façon compréhensible, les gestes par lesquels on manifeste son amour ne se rencontrent que dans les romans de Tristan, surtout dans celui de Gottfried, qui met l’histoire d’amour au centre de son œuvre, qui glorifie l’amour de Tristan et Isolde et fait de ses héros des exemples à suivre.
- Les gestes de menace ou de colère ne se trouvent que chez Eilhart et Konrad, et on se jette à terre de douleur également chez ces deux auteurs seulement, si bien qu’il semble que Gottfried, qui est plus mesuré et dit lui-même abhorrer les démonstrations exagérées de douleur, est plus classique ; au reste, il n’y a pas non plus chez lui de bruyantes manifestations de joie. La raison en est sans nul doute que le poète alsacien n’oubliait pas qu’« un personnage de qualité ne doit pas perdre sa dignité. Pour cela il s’abstient de tout mouvement vif qui créerait un déséquilibre, un désordre11 ».
- De même, Gottfried est très respectueux des formes : d’une part, au contraire d’Eilhart, il prête la valeur de serment à la promesse de Marke de demeurer célibataire et de laisser son trône à son neveu ; ce faisant, Gottfried, qui disculpe Tristan et Isolde de toute faute morale, impute au roi la responsabilité des événements futurs. D’autre part, il est très attentif à la condition sociale de ses personnages : à l’inverse de l’héroïne d’Eilhart, Isolde ne s’abaisse pas à se jeter aux pieds de Brangene pour lui demander pardon.
50A l’issue de cette étude, on constate que la très grande majorité des gestes sont polysémiques, et que pour exprimer ou exécuter la même chose il y a plus ou moins de gestes selon les textes. La plupart des gestes ont une profonde signification et ont pour fonction essentielle de révéler l’état d’âme des personnages.
Notes de bas de page
1 Pour le Tristrant d’Eilhart von Oberg, j’utilise l’édition D. Buschinger/ W. Spiewok, Eilhart von Oberg, Tristrant und Isalde. mittelhochdeutsch/ neuhochdeutsch. Greifswald, Reineke Verlag, 1993 et je cite le manuscrit II (sigle H). La traduction française du Tristrant est celle de D. B. et W. S., Greifswald, Reineke Verlag, 1995 (RTR 11). Pour Gottfried (sigle G), l’édition utilisée est : Gottfried von Straßburg, Tristan und Isolde, Originaltext (nach F. Ranke) mit einer Versübersetzung und einer Einleitung von Wolfgang Spiewok. Greifswald, Reineke Verlag, 1994 (2ème édition). Pour le Rolandslied du curé Konrad (sigle K), l’édition est celle de Dieter Kartschoke, Das Rolandslied des Pfaffen Konrad. Mittelhochdeutscher Text und Übertragung mit cinem neuen Vorwort und einem Index nominum. Munich 1971. Traduction Jean Graff (Le texte de Conrad. Les textes de la Chanson de Roland édités par Raoul Mortier. Tome X. Paris 1944).
2 cf. François Garnier, Le langage de l’image au Moyen Age. Il Grammaire des gestes. Tours, Le Léopard d’or, 1989, p. 84.
3 cf. François Garnier, op. cit., p. 102.
4 Cf. François Garnier, op. cit., p. 118.
5 François Garnier, op. cit., p. 102.
6 François Garnier, op. cit., p. 90.
7 Je désigne par la lettre O le manuscrit d’Oxford de la Chanson de Roland.
8 François Gamier, op. cit., p. 140.
9 Cf. François Garnier, op. cit., p. 89.
10 Cf. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles. Paris 1982, p. 107.
11 François Garnier, op. cit., p. 84.
Auteur
Université d’Amiens
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