Eustache Deschamps : “démonstration” contre “sortilèges”
p. 294-305
Texte intégral
1Démonstrations contre sortilèges1 est un traité en prose qu'Eustache Deschamps, poète de cour sous les règnes de Charles V et Charles VI, rédigea dans le dernier quart du xive siècle. Par son titre, cet ouvrage met en relation deux modes de pensée, l'une rationnelle, et destinée à établir une vérité, l'autre irrationnelle, relevant de pratiques obscures et gouvernée par le hasard. Cette relation est-elle d'opposition ou d'échange ?
2La présentation et la description du texte à partir de sa proposition inaugurale permettront tout d'abord d'en analyser l'esthétique et d'en exposer les thèmes majeurs. Fragmentation et espacement, réécriture et vulgarisation reflètent les mutations épistémologiques du siècle de Deschamps.
3Aux pratiques divinatoires répond le libre arbitre de l'auditeur et du consultant. Le thème de l'astrologie, dont le statut ambigu génère maintes discussions, structure par ses occurences ce texte ample et le déborde pour s'étendre à toute l'œuvre du poète. Au-delà donc du traité et sans vouloir s'y limiter, Deschamps interroge les inquiétudes et les croyances que recouvrent les mots de démonstration et de divination.
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4Lorsqu'en 1926 G.W. Coopland identifie la source du livre de Deschamps2, il complète en le précisant le travail éditorial que Gaston Raynaud réalisa quelques trente années plus tôt pour la Société des Anciens Textes Français. Il lui apparaît alors que ce texte de Deschamps est constitué d'une sélection d'extraits du Prologue et de trois chapitres du Livre de divinations de Nicole Oresme. Les exempta cités par le poète, que Raynaud prétendait avoir été "cueillis de droite et de gauche"3, viennent donc au contraire d'une même source et leur cohérence tient à l'homogénéité de l'emprunt fait par le poète à la matière du philosophe, son éminent contemporain. Cet emprunt qui pour Coopland est une carence4, héritier en cela d'une conception poétique de la rupture inaugurée par les Romantiques, est perçu par la critique contemporaine comme une technique fondamentale de l'activité littéraire de la fin du Moyen Age. La littérature du xive siècle travaille sur le "second degré", "dans une volonté constante de réécriture des œuvres antérieures. Réflexion vive, insistante, pénétrante, inquiète souvent, sur l'après"5. Réévalués de la sorte, l'intertextualité et le mimétisme de Démonstration contre sortilèges excèdent donc les conclusions génétiques. Ils ressortissent bien plutôt à l'horizon d'attente des lecteurs du poète, tant du point de vue esthétique que du point de vue matériel.
5Deux altérations de la source étaient en outre signalées par Coopland. La première, formelle, concernait les longs paragraphes initiaux, scindés en 23 sections brèves précédées d'un titre ; la seconde, matérielle, portait sur l'anecdote évoquée dans deux de ces nouvelles sections, et qui était l'objet d'une courte amplification6. Ainsi, certains emprunts de Deschamps se distinguent sous sa plume du texte original d'Oresme qui, réécrit et remanié, se présente finalement de la manière suivante :
6- Dans le premier paragraphe, une seule longue phrase expose d'abord la proposition du traité : "Démoustrations que princes terriens ne nulz vrayz crestiens ne doivent enquérir, ouvrer ne user des choses advenir, mutées, occultes et secrètes"7, cette proposition étant suivie d'une énumération de mancies (géomancie, nécromancie, hydromancie, augures diverses appliquées au chant ou au vol des oiseaux, interprétations des songes et "autres vanités qui ne sont pas sciences, fors a parler improprement"8, énumération à laquelle il convient d'ajouter l'astrologie, au statut incertain. En effet, cette dernière participe des sciences médiévales en tant que système de lecture de la Nature. Relevant de l'enseignement du quadrivium, elle est alors considérée comme un art libéral à part entière. Deschamps se prononce sur ce point dans son Art de dictier9, où l'astrologie s'impose comme ancillaire de l'agriculture et de la médecine, et où elle est associée à l'arithmétique pour le calcul des thèmes astraux. De même, dans la ballade 1281 elle apparaît bien supérieure aux arts mécaniques, comme le sont les autres arts libéraux.
7Mais l'astrologie relève aussi d'un système de croyances concurrent de la religion chrétienne, hérité de l'Antiquité et s'opposant au mystère de la Providence. De la lecture du mouvement des astres au pacte diabolique, le glissement est aisé : les hommes de ce temps ont du mal "à tracer la limite entre le savoir scientifique et les arts défendus, entre l'astronomie et l'astrologie, la psychologie et la divination, certaines expériences mystiques et les invocations du diable"10.
8L'Europe de la fin du Moyen Age est le cadre de transformations spirituelles d'une importance exceptionnelle. Dans le domaine de la magie et de la sorcellerie, certains esprits veulent mettre fin à la situation ambiguë "qui durait depuis la fin du monde classique, et concernait l'authenticité des actes attribués aux sorcières, dont beaucoup (...) étaient tenus pour purement illusoires"11. Désormais, on confère une réalité à l'acte magique pour démarquer l'univers chrétien de croyances plus archaïques et pour asseoir l'ordre social. L'œuvre de Deschamps se fait l'écho de cette évolution et de ces accusations dont les femmes sont les victimes, l'effroi suscité par les sorcières n'excluant pas toutefois la raillerie et l'ironie comme le soulignent les termes de "lorpidon" (b. 1217, v.3), "merveilleuse" (b. 1216, titre), "enchanteresse" et "Pythonisse" (b. 975, v. 11 et 13) qui qualifient injurieusement mégères nombreuses, séductrices et furies. Mais dans Démonstrations contre sortilèges, la sorcellerie n'est pas mentionnée et l'illusion magique n'apparaît que de manière implicite.
- Onze sections précédées d'un titre succèdent à la proposition inaugurale ("Démoustrations que princes terriens... ") pour l'illustrer. Elles relatent brièvement la fin tragique de personnages versés dans les "mauvais sors" ou dans les "mauvais ars", qu'il s'agisse de personnages mythique (Atlas), légendaires (Neptanebus, Amphioraus), antiques (Zoroastre, Thallès de Milet, Mithridate, Pompée, Néron, Xersès) ou contemporains (Jacques de Mallorques et le comte Ferrant de Flandres). Dans ces différentes sections, la démonstration contre les sortilèges s'apparente moins à une argumentation qu'à une accumulatio d'exempla instruisant le lecteur sur les effets pervers de la divination qui conduit les maîtres du monde, avides de pouvoirs, à leur propre perte. C'est contre ces pratiques néfastes et périlleuses que Deschamps s'emploie ici assidûment.
- Le treizième paragraphe est l'occasion d'une transition qui rompt le cours linéaire du traité et en rappelle l'intention "démonstrative". La section 14 cite des exemples antiques ou bibliques de rois victimes de leurs consultations oraculaires. La section 15 s'appuie sur Pierre de Blois, auteur d'une Epître contre auguremens. pour conclure sur le cas des rois et des figures mythiques ou légendaires précités.
- Puis c'est par le recours à l'allégorie de Fortune que, dans le paragraphe 16, Deschamps va généraliser à "tous ceuls qui par telz ars s'esforcent de sçavoir les fortunes advenir"12 les retombées néfastes des pratiques divinatoires que les deux paragraphes suivants confirment en s'appuyant sur l'histoire du peuple d'Israël mis en garde par Moïse.
- Nouvelle pause dans la progression des exempla, la section 19 permet à l'auteur d'étendre les commandements de Moïse à l'ensemble des religions du Livre (musulmane, juive et chrétienne) pour susciter chez le lecteur et l'auditeur un sentiment de crainte et la peur de la mort.
- Enfin, les quatre dernières sections font référence à la Bible, reprenant et approfondissant sous ce dernier intitulé, "Comment toutes divinacions sont deveés en la Saincte Escripture"13, le thème principal du traité.
9Cette organisation de la matière du Livre de divinations par des titres et des paragraphes est fortement inspirée de la fragmentation du "dit" poétique14. En effet, Démonstration contre sortilèges ne s'adresse pas à un public de clercs mais à un milieu curial de lecteurs "non-assidus"15 qu'il faut édifier sans ennuyer, et à qui l'on doit plaire. La mise en page du manuscrit intervient alors pour clarifier et espacer le propos. Et c'est moins par un raisonnement argumenté que par une démarche presque sentencieuse, s'appuyant sur l'anecdote et l'exemple, que procède Deschamps. La longue suite des personnalités nommées motive, par son aspect répétitif, l'interdit pesant sur la consultation dénoncée. La plongée dans un temps immémoriel (Babylone) et l'évocation conjointe d'un passé récent (Flandres et Mallorque) renforcent par l'effet produit l'intransigeance de cette condamnation.
10Ce thème est repris ailleurs et développé dans de savantes ballades composées selon cette même figure énumérative. Telles les litanies de saints chrétiens, elles égrennent pour un public instruit les noms de personnages exemplaires : ceux par exemple qui forcent le respect et l'admiration ou inspirent a contrario la répugnance ; ceux encore dont l'existence, les réalisations ou la fin doivent conduire les aspirations et les choix des mortels. Parmi les élus du poète, en quête de modèles évoquant le pouvoir politique ou la sagesse (b. 175, 368, 388, 399, 961, 1457), voire la vertu des dames de jadis (b. 1220), toujours se glisse la figure de l'astrologue ou de son consultant. Sa présence récurrente rappelle l'importance et la légitimité que l'époque lui accorde. Reparaissent ainsi Zoroastre, Alexandre, Ptolémée, Saul, Néron et Pompée, autrefois auditeurs malheureux des messagers des étoiles. Inquiétante et familière, la menace de mort doit alors s'emparer de l'imaginaire des consultants potentiels, comme elle a su se concilier l'imagination du poète qui reproduisit en l'adaptant au temps présent la mise en garde d'Oresme.
11En 1361, le Livre de divinacions dont dérive Démonstracion contre sortilèges, constituait une admonestation qu'Oresme adressait sous forme de traité à son souverain. Esprit exceptionnel au vaste savoir, le philosophe trouve donc en Deschamps un interprète et un vulgarisateur occasionnel mais attentif. En se plaçant implicitement dans la lignée du savant, ce dernier valorise à mots couverts son propre texte. Ce processus de filiation intellectuelle est moins un gage d'humilité que de sagesse ; il engage l'autorité de l'illustre modèle dans la promotion de son successeur.
12Du reste, ce principe généalogique n'est pas réservé à la production du texte. Il se trouve également inscrit dans sa lettre même, illustrant ainsi ce trait particulier de l'esthétique médiévale tardive mis en évidence par Jacqueline Cerquiglini. L'énumération d'hommes et de femmes célèbres permet en effet de "s'inscrire potentiellement dans une généalogie rêvée ou de s'exclure d'une filiation réprouvée". Cette pensée généalogique "ne passe plus par le sang mais par le nom ou plutôt le renom"16. Dans les Démonstrations, ce principe agit sur le mode de l'exclusion, les exempla visant plutôt à proscrire qu'à prescrire la consultation des oracles. C'est la force du contraste qui fait l'œuvre nouvelle.
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13L'astrologie domine fortement l'ensemble des sorts divinatoires et des sorts consultatifs exposé par le poète. Elle bénéficie de la tolérance qui découle de son statut ambigu de science dans une époque ébranlée par des mutations épistémologiques dont cette œuvre témoigne abondamment17. Plus de vingt ans après Oresme, il montre l'actualité de cette question avec un texte qui, si l'on s'en tient à Raynaud, s'inscrit dans un certain contexte de cour :
L'astrologie, les sortilèges et en général toutes les pratiques qui touchent à la sorcellerie et à la magie étaient très en vogue au xive siècle ; Louis d'Orléans avait pour les sciences occultes un amour que lui reprochait Pierre de Craon et qu'il poussa même au point de faire brûler Jean de Bar pour ne pas avoir réussi à lui montrer le diable, comme il s'y était engagé. 18
14L'intitulé du traité de Deschamps témoigne de la confusion régnant dans les esprits à l'époque. S'agit-il d'opposer résolument la démonstration rationnelle au sortilège hasardeux, à la magie et à l'irrationnelle divination ? Ou bien l'opposition, moins stricte, autorise-t-elle l'échange de l'une contre l'autre, échange qui pourrait être bilatérale selon les circonstances ? L'observation des faits et la réflexion doivent sans doute conduire à l'élucidation de phénomènes que l'on dit surnaturels et qui occasionnent des frayeurs légitimes. Mais il est vrai que la notion de pratiques occultes vient à l'esprit pour qualifier l'expérimentation de phénomènes tels que celui de l'aimantation et l'évocation de la magie est un recours privilégié pour toutes les discussions concernant les savoirs techniques19. Toutefois, clercs, philosophes et théologiens ne sont pas dépourvus d'intérêt pour la recherche d'une certaine logique voire d'une cause naturelle aux manifestations physiques inexpliquées.
15La rémanence du terme de science dans l'œuvre de Deschamps justifie ces interrogations. Dans Démonstration contre sortilèges, le mot désigne un certain mode de connaissance. Le problème des rapports entre magie et science est en effet loin d'être marginal. S'il est peut être gênant, il est incontournable, l'expression de magie naturelle signifiant même, quelquefois et de manière approximative, expérimentation scientifique, ce qui soulève alors le problème de son statut au regard de la foi.
16Appartenant à l'univers de la magie, l'astrologie offre, dans le monde chrétien de la grâce, de la prière et du miracle, la possibilité d'un rigoureux enchaînement de causes et d'effets indispensable dans la perspective "scientifique" d'une image de la nature. Elle obéit au déterminisme, et l'idée d'un ordre universel et d'une liaison nécessaire des phénomènes la sous-tendent. Ainsi, astrologie et (plus largement) magie ne désignent pas seulement un ensemble de pratiques mais proposent aussi une philosophie. D'où la difficulté de concilier la foi en la Providence divine avec des conceptions concernant l'ordre rationnel de la nature. Car en s'exerçant dans des opérations visant à l'efficacité, la magie comporte des activités techniques fondées sur l'expérience, la manipulation ou la combinaison. Magie et expérimentation allant de pair, la tolérance de la première repose sur la nécessité de la seconde.
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17En plus du traité qui reflète l'importance des bouleversements des modes du savoir, on retrouve la terminologie des "arts magiques" et de la divination dans un important florilège de poèmes de Deschamps, où reste inscrite la confusion entre ce qui s'apparente à l'occultisme et ce qui relève des mystères de la physique. L'extension de ce vocabulaire particulier et la persistance du registre manifestent l'acuité de cette question dans la vie intellectuelle de l'époque.
18La ballade 383 reprend ainsi, à travers l'évocation du destin de grands personnages, le thème de Démonstrations. La consultation suppose un questionnement, un doute, une hésitation implicites. Mais croire à la prédiction comporte des dangers, comme la fin de ces personnages le montre. Dans cette ballade, le lien de causalité établi par le poète vérifie la conclusion du traité qui postule que "telle divinations sont deveées en la Sainte Escripture en pluseurs lieux, et est commandé que ceulx qui s'en entremettent soyent occis"20. De même, la ballade 961 s'appuie sur les exemples d'Alexandre et de Saul, et leur pratique de la divination. A leur côté, l'astrologue et le devin tiennent une place centrale parmi les "arts magiques" parce qu'ils proposent des combinaisons basées sur le calcul et vérifiées par l'expérience pour expliquer le comportement des hommes et prévoir l'avenir.
19Nous avons classé les ballades relevant de notre thème en trois rubriques déterminées par l'utilisation du lexique. La première regroupe les textes où les termes astrologie, astrologue, astronomie et astronomiens apparaissent.
20I. a/ L'une des fonctions de l'astrologie est d'établir la carte du ciel des nouveaux nés pour en déterminer le signe du zodiaque, dont le terme apparaît dans la ballade 1468. C'est ainsi que l'on apprend, dans la ballade 55, que Charles VI est du signe de la Vierge et son frère Louis de celui du Poisson. Dans la ballade 948, Deschamps rend la présence de la lune, alors en position dominante, responsable du schisme de l'Église. Ailleurs, c'est la conjonction de certaines planètes qui offre aux mortels des signes annonçant la fin du monde et les invite à penser au salut de leur âme (b. 1089) ou c'est l'apparition d'un corps céleste extraordinaire, tel que l'étoile de Bethléem, qui conduit les Rois mages auprès de l'enfant-dieu (Double lay de la nativité21).
21b/ Inscrite au programme du quadrivium, l'astrologie, dont Deschamps justifie la légitimité en se référant à Thomas de Pisan, père de Christine, médecin et astrologue de Charles V (b. 1242), côtoie des arts libéraux dont la conjoncture et l'actualité semblent déséquilibrer l'harmonie savante. En effet, dans la ballade 939, une allégorie figurant la grammaire témoigne douloureusement de la destruction de six arts au profit de l'arithmétique : compter s'avère être le maître mot du moment (b. 300). Cette prédominance du "moindre des arts libéraux" (b. 937, 938) est dénoncée dans des poèmes qui en mettent directement le motif en rapport avec l'astrologie : soumission des planètes à la règle d'arithmétique (b. 1111), évidence de son empire sur les hommes que répète le refrain d'une ballade faisant l'inventaire des âges de la vie : “Régner ne voy fors l'art d'arismetique" (b. 979).
22c/ La connaissance résultant de l'instruction par les arts libéraux inspire aussi à Deschamps le traitement de thèmes autobiographiques dans lesquels il mêle le sérieux à la satire. Déclarant avoir pratiqué l'astrologie dans sa jeunesse (b. 225), le poète se dit capable de prévoir indifféremment les changements climatiques grâce à ses crises de goutte (b. 638) ou le mépris amoureux d'une dame (b. 833). Son tour de guet nocturne sur le champ de bataille l'inspire également. Mais pour "faire la devinaille" en regardant les étoiles, il réclame une houppelande qui le garantira du froid (b. 801).
23II. a/ La seconde catégorie s'attache aux pièces où se lisent l'influence des astres et le moyen d'y résister. Leur action sur les événements et les gens s'exprime de façon formulaire, par nécessité thématique ou comme simple ornement, en cette expression : "de male heure né". C'est la France allégorisée qui se plaint de ne plus répondre aux principes inhérents à sa fondation par Clovis et qui fait rimer l'heure de sa naissance avec le dernier mot du refrain de la ballade 1330, "dampnée". C'est elle encore qui, après avoir fait le constat de sa ruine morale (strophes 1 et 2) et matérielle (strophes 3, v. 20-23) dans la ballade 159, se dit comme frappée d'un sortilège lancé à "male heure" (v. 19). Une légère variante de la formule désigne les convoiteurs (b. 15). Pour le poète, "telz gens sont de tresmale heure né, /Ja n'auront paix, mais touz temps aront guerre" (v. 7-8).
24Deschamps ne manque pas d'utiliser ce motif dans trois pièces autobiographiques fort distinctes :
- dans une plainte d'amour sous la forme : "A quelle heure fu nez le corps de my" (b. 416, v. 1) ;
- dans le regret de n'être jamais présent au moment propice : "Certes je suis de si bonne heure né/Que nulle part ne vien n'a point n'a heure" (b. 889, v. 1-2) ;
- dans une troisième ballade (b. 1199), où il se plaint des tours que lui jouent ses élèves royaux et que son âge ne lui permet plus d'endurer : "Je fu de trop male heure né" (v. 1).
25Enfin, au refrain de la ballade 1483, la formule "de male heure fust elle née", apparaît pour maudire une femme épousée par convoitise, et qui réduit à sa merci le mari éploré désormais dépourvu de son Franc Vouloir (v. 34-35).
26b/ En effet, le moyen de résister à l'influence des astres, à leur ascendant sur la destinée humaine, au déterminisme qui s'attache à leurs diverses combinaisons et qu'une lecture séculaire permet d'interpréter, est l'usage du libre arbitre de chacun. Franc Vouloir est cette figure allégorisée22. Deschamps l'emprunte au Roman de la Rose de Jean de Meun pour affirmer, en dépit du Zodiaque et de ses lois, que l'homme n'est pas enchaîné au mouvement des planètes. La ballade 372 présente longuement ce principe :
No nature est de legier enclinée
A ensuir les signes de lassus ;
Mais li sage, ce nous dit Tholomée,
Les estoilles seigneurit de ça jus.
Résister puet, et est noble vertus,
A leur effest, et n'en faites doubtance ;
Car puis qu'il a d'elles la congnoissance,
Il puet fuir leur male entencion.
Et convertir en bien leur mauveuillance
Par Franc Vouloir, selon m'oppinion. (v. 31-40)
27La leçon exposée dans Démonstrations contre sortilèges est ici reprise et illustrée. D'un texte à l'autre, les nombreux rappels soutiennent l'effort didactique et invitent à retenir la leçon enseignée. Les exemples se répètent en variant, Deschamps sachant diversifier ce topos avec bonheur. Ici et dans la ballade 289, c'est celui de Ptolémée qui permet d'affirmer :
Quant noms puet congnoistre et opposer
Aux corps du ciel, a leur cause causée.
Par conséquent il puet bien résister
A leur effect. (v. 11-14)
28Car "Tel franc vouloir, qui toute chose a créé, /A Dieu donné a chascun et chascune" (v. 35-36). Dans La dolente et piteuse complainte de l'Église moult désolée23, pièce en prose traduite d'un original latin, le discours est le même24 à cette nuance près que la connaissance "du secret des plannettes erratiques, ensamble le mouvement et la manière de la disposition du firmament" est un savoir partagé avec les anges.
29Franc Vouloir, encore nommé "franche volonté" (b. 40, v. 1), est encore utilisé dans la dialectique du bien et du mal (b. 40 et b. 78) qu'il arbitre conformément à la loi de Dieu, en rendant les hommes responsables de leurs actes.
30Cette autonomie qui contredit le conditionnement des êtres par les astres motive l'usage parodique de termes associés à la divination. La lecture du futur n'est plus alors l'apanage de l'astrologue mais celui du devin qui, côtoyant la sorcière, en reproduit les défauts. Le vocabulaire devient injurieux à l'encontre de marins (b. 1310) et de mendiants (b. 121725, 1299 et 1477) qui font les frais de la confusion conceptuelle et terminologique de cette fin du Moyen Age.
31III. La troisième rubrique rassemble les poèmes où les mots de science, d'expérience et de démonstration recoupent les notions de magie et d'art divinatoire. Deschamps illustre le mélange des notions de magie et de science par leur présence simultanée dans certains textes. Les débats préscientifiques qui animent les esprits dans l'entourage du duc d'Orléans et de Valentine Visconti, peuplé de savants et d'humanistes, ne lui sont pas totalement étrangers. Trois termes retiennent, plus que d'autres, l'attention.
32Le premier est le verbe demonstrer, c'est-à-dire "prouver". Par deux fois, il apparaît dans un contexte irrationnel relatif à la prophétie : tout d'abord à propos des Anglais, dont Merlin pronostiqua la fin (b. 211,v. 6-7), ce qui démontre à la fois leur faiblesse (v. 18) et leur sujétion à la "destinée" agissante (v. 24) ; ensuite dans un irrationnel relatif à la foi où l'intervention de Dieu, en la naissance de Louis d'Orléans, "fait la demonstrance" de la victoire prochaine de la France (b 222, v. 13).
33Un deuxième groupe de ballades réunit science et divination, et les termes d'expérience et d'expérimentation y rythment le propos. Ainsi dans les quatre premiers vers de la ballade 365, l'allusion à des pratiques pseudo-scientifiques quelque peu contestées est manifeste :
Selon raison, il n'est nulle science
Qu'il ne conviengne a expérimenter
Mais en tous cas a lieu experiance,
Et je le puis clerement demonstrer.
34Le contexte reste celui d'une explication du monde et le champ sémantique exploré est celui de la preuve. Suit un historique des âges du monde qui, selon un calcul astrologique implicite, paraît être sur le point d'entrer dans une phase nouvelle. La ballade 1387 aborde le même sujet, mais ici la science semble invalidée par l'époque au seuil du nouvel âge (v. 7-10). Ce que confirme le ballade 272 où le poète écrit :
Mais au jour d'ui chascun des clers mesdit
Et science est des nobles despitée. (v. 21-22)
35et où il conseille de suivre l'exemple de Ptolémée.
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36Doit-on écouter et se fier à l'astrologue qui, au moyen de formules magiques ou mathématiques, peut décider du sort des mortels ? I1 semble qu'avec Eustache Deschamps la question reste ouverte. Certes, l'appréciation est malaisée. Le défaut de datation qui concerne la majorité de ses poèmes, l'absence d'indices probants permettant de retracer l'évolution de sa pensée, interdisent tout jugement définitif.
37Nous avons néanmoins souligné les caractéristiques d'un texte qui importe à la fois d'un point de vue formel (travail de l'emprunt textuel et contamination des genres poétiques) et d'un point de vue matériel (il est une réponse faite à la cour et aux clercs qui débattent de ce sujet). Il apparaît en outre que ce traité, loin d'être marginal, s'insère de manière cohérente dans l'œuvre de Deschamps. La thématique se retrouve ailleurs diversement développée, et elle fait système avec d'autres notions telles que Fortune et Franc Vouloir, et avec des discours tels que l'autobiographie, le didactisme politique et moral, la satire. Cet enchevêtrement des genres et des formes montre l'originalité de la réflexion de Deschamps et la complexité de sa poétique.
Notes de bas de page
1 Eustache Deschamps, Œuvres complètes, Société des Anciens Textes Français, eds. Marquis de Queux de St.-Hilaire et Gaston Raynaud.11 vols, Paris, Firmin-Didot, 1878- 1903. Toutes citations des ballades de Deschamps renvoient à cette édition sous la forme (b. 321). La référence aux pages critiques (biographie, index, sources, etc.) est signalée par les numéros du tome et de la page (ex : XI 148). Démoustrations contre sortilèges (t. VII, 1361, pp.192-99) sera désormais désigné en note de la manière suivante : VII 1361- page citée.
2 "Eustache Deschamps and Nicholas Oresme. A note on the Demonstracions contre sortilèges", Romania 52 (1926) : 355-61.
3 XI 148.
4 Coopland considère en effet : " [T]he Demoustracions may safely be omitted from the list of the writings of Deschamps" (356).
5 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie. La Fréquentation des livres au xive siècle 1300-1415, Paris, Hatier, 1993, p. 11.
6 Ayant établi la filiation entre le traité d'Oresme et les Démonstrations de Deschamps, il peut alors, dans un second temps, faire découler certaines erreurs ou approximations du poète de celles de son illustre prédécesseur. En l'absence de tout rapprochement préalable, ces identifications ne pouvaient qu'échapper à Raynaud lors de l'édition de l'œuvre de Deschamps.
7 VII 1361-192.
8 Ibid.
9 VII 1396-266-92.
10 Françoise Autrand, Charles VI. La folie du roi., Paris, Fayard, 1986, p. 373.
11 Julio Baroja, Les Sorcières et leur monde, Madrid 1961, trad de l'espagnol par M. A. Sarrailh, Paris, Gallimard, 1972, p. 97.
12 VII 1361-197.
13 VII 1361-199.
14 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, op. cit., 102.
15 Ibid., 11.
16 Ibid., 136
17 Le passage du réalisme platonicien (ou idéalisme en termes modernes) au nominalisme aristotélicien suscite en effet de nombreuses querelles.
18 XI 148. Sous le règne de Charles VI, membre de la "mesnie" de Louis d'Orléans, Deschamps pourrait avoir œuvré contre les penchants du frère du roi qui semble bien, dans son jeune âge, "avoir montré plus que de la curiosité pour les sciences occultes" (Françoise Autrand, op. cit., 373).
19 Pierre Thuillier, "Magie et technoscience : la grand mutation du Moyen age", La Recherche 223 (1990) : 863-73.
20 II 1361-199.
21 II 1358.
22 Jean-Pierre Boudet, "Valeurs et modèles", in Eustache Deschamps en son temps, sous la direction de Jean-Patrice Boudet et Hélène Millet, Publications de la Sorbonne, Paris, 1997. 37-62.
23 VII 1397-293.
24 On le retrouve encore dans la ballade 286.
25 Cette ballade donne quelques précisions sur les activités liées à la sorcellerie :
Putain, sorcière, et dont venez,
Qui avez desrobé maint bon,
Et au gibet cheveux coupez,
Piez et mains, tel est vo renom,
Pour ensorceler. (v. 17-21)
Auteur
Université de Paris VII
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