Retour à Tipasa : la Méditerranée d’Albert Camus et Henri Tomasi
p. 519-546
Texte intégral
Introduction : mettre en dialogue les deux ouvrages
1En lisant Retour à Tipasa d’Albert Camus et en écoutant la cantate qu’Henri Tomasi composa sur cet essai, il est évident que certains aspects textuels de la narration de Camus sont rendus explicites par la musique de Tomasi, tandis que des éléments musicaux sont nettement stimulés et justifiés par le texte littéraire qui les sous-tend. Les rapports texte-musique sont particulièrement étroits, établissant un réel dialogue entre les deux genres et domaines artistiques qu’il importe d’écouter et de décrypter. Des aspects essentiels de la pensée des deux auteurs, ainsi que d’importants points communs entre leurs vécus respectifs, y compris une appartenance méditerranéenne revendiquée dans les deux cas (source rayonnante d’inspiration pour la vie et de l’un, et de l’autre) peuvent être révélés à travers la lecture de cette œuvre.
2Pour y parvenir, j’ai interrogé le texte de Camus, aussi bien dans une réédition récente1 que dans l’exemplaire annoté par Tomasi2, ainsi que les deux versions éditées de l’œuvre musicale de ce dernier : la partition écrite pour récitant, chœur d’hommes et orchestre, datée de 19663, et la réduction de cette même partition pour récitant, chœur d’hommes et piano, de la même année. Grâce à la précieuse collaboration de Claude Tomasi, fils du compositeur, j’ai pu également consulter quelques pages du manuscrit de la cantate Retour à Tipasa, ainsi que des extraits de critiques des principales exécutions de l’œuvre, en 1985 et 20014.
3Du point de vue méthodologique, j’ai procédé de prime abord à une lecture globale du texte littéraire, ainsi qu’à un commentaire d’écoute à caractère général et à une superposition du texte original de Camus et des extraits que Tomasi en a sélectionnés. Se sont ensuivies une analyse structurelle et thématique du texte littéraire et une analyse musicale de la partition, centrée sur les paramètres : forme, proportions, thèmes et motifs, texture, timbre/orchestration et harmonie. Une recherche bibliographique, axée tantôt sur des sources primaires consultées à la Médiathèque musicale Mahler, à Paris, tantôt sur la littérature disponible, a permis d’effectuer le nécessaire travail de contextualisation.
Points communs entre Camus et Tomasi
4Il est aisé de constater un certain nombre de points de repère biographiques communs aux deux auteurs sur lesquels nous nous penchons à présent. Bien qu’ils aient été contemporains, Camus et Tomasi n’ont jamais eu l’occasion de se rencontrer ni de se croiser5. Ayant douze ans au moment de la naissance de l’écrivain en 1913, le compositeur lui a survécu onze ans, jusqu’en 1971 ; ils sont membres tous deux d’une génération fortement marquée par les deux grandes guerres.
5La vie, pour l’un et pour l’autre, se déroula dans le pays méditerranéen de leur résidence, qui les marqua à tout jamais : Alger, en ce qui concerne Camus, et Marseille dans le cas de Tomasi, dont l’origine corse fut également un facteur déterminant. L’attachement à la nature et à la mer, en particulier, constitue un important point commun6, ainsi que l’importance de la figure maternelle et un cadre familial marqué par des difficultés matérielles.
6Il est possible que les sentiments liés à ces difficultés aient en quelque sorte déterminé les tendances idéologiques de Tomasi, qu’il avoue non sans humour en 1966, à une période de sa vie marquée par la souffrance physique7 : « Accidents : toujours à droite, cou, oreille, jambe, bras. La droite se venge de mon gauchisme8 ! » L’activité politique, également dans le quadrant de la gauche, de Camus est, quant à elle, suffisamment connue : l’adhésion au Parti communiste de 1934 à 1937 (Tomasi, lui, s’inscrira en 19449), son engagement dans la Résistance, ses nombreuses interventions publiques parlent d’elles-mêmes10.
7Les origines humbles de Tomasi et Camus ne les empêchèrent pas non plus d’accéder à la notoriété internationale : la double carrière de compositeur et de chef d’orchestre du premier, reconnu et honoré en Europe dès les années de l’après-guerre11, le prix Nobel décerné au second en 1957, le prouvent sans équivoque.
8Au-delà de ces quelques rapprochements d’ordre biographique, il faudra encore noter deux points communs entre Tomasi et Camus. Le premier se rapporte à la relation avec le surnaturel. Le cheminement du compositeur est ainsi résumé par Michel Solis, alias C. Tomasi : « Le déroutant paradoxe de Tomasi est d’avoir été successivement indifférent au spirituel dans sa jeunesse, chantre de Dieu dans sa maturité, et contempteur de toute foi dans la dernière partie de sa vie12. », ce qu’il résume dans le titre « Déclaration d’athéisme, sensibilité panthéiste13 ». Dans cette dernière période, il rejoint donc la position de Camus, que Jean Grenier qualifie non d’athée, mais d’anti-théiste ; il estime que, pour l’auteur de Retour à Tipasa,
Un Dieu tout-puissant s’il avait existé, eût été impardonnable de permettre ce mal sans mesure qui submerge le monde créé par lui et qui sans lui ne durerait pas. Il n’y a rien à attendre, pensait Albert Camus, d’un être qui existerait hors de la Nature, au-delà d’elle, et qui pourrait, s’il le voulait, délivrer l’homme et lui permettre enfin de vivre de la vie qui lui est due14.
9Comment ne pas entendre dans ces mots des résonances de la verbalisation lapidaire qu’H. Tomasi fait à ce sujet, en 1945 : « Si Dieu existe, il a raccroché son téléphone il y a longtemps ! Mieux vaut donc qu’il n’y ait personne au bout du fil15. »
10D’autre part, il ne faut pas négliger le concept d’« homme absurde » qu’explique bien J. Grenier16. Tomasi, quant à lui, épouse la notion de l’absurdité de la condition humaine, se reliant ainsi au concept de Camus. Il affirme :
Je fais partie de ces hommes ayant de plus en plus conscience de l’absurdité d’une condition où le hasard les a jetés sans raison. Évidemment « l’homme absurde » selon Camus ne signifie pas celui qui n’a pas de bon sens. Au contraire, c’est l’homme qui a reconnu que tout est sans raison et que la mort est une délivrance. C’est le fait d’un homme qui un jour se réveille et voit la réalité en face, cette réalité absurde avec sa vie routinière, vidée de toute espèce de signification à force de répétitions… As-tu lu L’Étranger, les œuvres de Kafka, Sartre, etc.17 ?
11Nous ne savons pas si Camus avait une connaissance approfondie de la musique ou de l’activité de chef d’orchestre de Tomasi. Mais l’extrait que je viens de citer nous montre à quel point, dans l’année qui a précédé la composition de la cantate Retour à Tipasa, les écrits de Camus étaient présents dans l’esprit du compositeur. Dans ces mêmes années, il s’entretenait sur des questions politiques et littéraires avec son fils Claude, étudiant en Lettres modernes à la Sorbonne, qui lui avait fait découvrir Le Mythe de Sisyphe, entre autres ouvrages18.
12Il n’est donc pas étonnant que, ayant été sollicité par l’Association culturelle franco-algérienne pour écrire une œuvre qui devait être jouée en première audition à Alger19, H. Tomasi ait choisi un texte d’A. Camus. En raison d’abord des origines de son auteur, puis de la thématique même de l’essai choisi – Retour à Tipasa (extrait de L’Été, publié pour la première fois en 1954) – Tomasi aurait difficilement pu mieux choisir la base littéraire de son ouvrage musical. D’une part, le texte s’adaptait parfaitement aux circonstances générales de la commande, bien que que les détails concrets de cette dernière nous échappent. D’autre part, il est bien probable qu’en 1966, comme Camus en 1952, Tomasi ait ressenti le besoin de se ressourcer dans « le paradis perdu »20 de son enfance méditerranéenne pour faire face aux mémoires tragiques des grandes convulsions du xxe siècle, et que le texte de Camus, par analogie, lui ait permis cet espace de rêve, de poésie, de beauté, de repli sur ses forces profondes, de retour à son « moi » fondamental. De surcroît, l’amour de Tomasi pour l’Algérie était bien ancré depuis son enfance, comme nous le confie son fils21, et la fin de la guerre dans ce pays ne pouvait que le toucher très profondément. Rappelons-nous qu’après une tournée qu’il fit en Algérie en 1955, il avait décidé que, tant que des troupes françaises y demeureraient, il n’y retournerait pas22… Par ailleurs, il faut croire que le contact du texte de Camus l’a ramené à tel point sur lui-même, que Tomasi finit par formuler le vœu suivant, à l’intention de son fils Claude, en 1966, après avoir terminé son ouvrage :
Quand je pense à Tipasa, il me semble que si tu pouvais trouver une petite maison sur la plage, qui ne coûte pas plus de 20 ou 30 mille francs [soit environ 4000 euros]23, je l’achèterais tout de suite pour y finir mes jours, quitte à prendre la nationalité algérienne si c’est utile24.
Les circonstances de la commande de la cantate Retour à Tipasa
13À présent, faisons un point sur nos connaissances en ce qui concerne la commande de la cantate Retour à Tipasa, notamment en revenant sur l’Association franco-algérienne d’expansion artistique et musicale. Placée sous l’égide d’un Haut Comité d’honneur et de patronage comprenant des personnalités telles que l’ambassadeur de la République algérienne en France, M. Moussaoui, le secrétaire d’État chargé des Affaires algériennes, M. de Broglie, le secrétaire d’État chargé des Affaires culturelles, M. André Malraux, et le directeur du Conservatoire national supérieur de musique de Paris, M. Gallois-Montbrun, cette association fut créée le 30 mai 1964. Son conseil d’administration était présidé par Gilbert Bousquet, ex-directeur de l’École de musique de Bône, et avait pour secrétaire général Jacques Serres25, violoncelliste et délégué national des Centres musicaux ruraux de France26, dont la Fédération nationale avait été fondée par lui-même en 195327.
14Dès sa fondation, l’Association culturelle franco-algérienne avait lancé un « plan d’alphabétisation musicale en Algérie28 », qui s’inscrivait dans le cadre des efforts que la Fédération des Centres musicaux ruraux de France y avait entrepris, plus exactement à Alger, dès 196329. S’ensuivirent des stages à Constantine (du 3 au 12 février 196430), à Oran (du 27 avril au 9 mai 196431) et à Vesc (France), avec des enseignants algériens formés lors des stages précédents, en septembre 196432.
15Ces stages incluaient différentes composantes ; en plus d’un panorama historique de la Musique (versant sur les époques, les formes, les genres, le matériel sonore), il y avait des ateliers de solfège, d’écriture musicale, de chant choral, d’initiation à la flûte à bec, des auditions commentées de disques et/ou des séances de présentation de différents instruments. J. Serres participait régulièrement à ces dernières, parfois seul, au violoncelle. En outre, une importante manifestation de clôture était organisée à la fin de chaque stage avec, notamment, la participation des chorales masculine et féminine de normaliens et normaliennes algériens qui y avaient participé33.
16J. Serres aurait-il imaginé, deux ans après le début de ces manifestations, de présenter l’orchestre par le biais d’une œuvre composée spécifiquement pour cet effectif, Retour à Tipasa, en incluant une chorale masculine qui chante à deux ou trois voix dans pratiquement toute la partition comme le faisaient depuis 1963 les normaliens34 ? Ajoutons que l’écriture chorale est relativement simple tout au long de la cantate, ce qui s’accorde bien avec cette possibilité. Une telle hypothèse, étayée par ce que nous savons du caractère entreprenant, passionné, engagé et particulièrement créatif de J. Serres35, permettrait d’expliquer partiellement les circonstances de la commande, en l’absence de documents spécifiques qui pourraient nous en dire davantage. Cette finalité serait en accord également avec la particularité d’avoir un récitant et non pas un chanteur comme soliste, mais reste à expliquer de quel orchestre disposait J. Serres en Algérie pour la création prévue.
17Les raisons pour lesquelles l’œuvre ne fut pas donnée en première audition à Alger peu après la date à laquelle Tomasi acheva la partition, à Pâques de l’année 1966, ne sont pas non plus connues. Cependant, nous pouvons probablement trouver à cela une explication – encore une fois partielle – dans les aléas du parcours biographique de J. Serres ; en effet, ce fut en 1965 qu’il dut se séparer de la Fédération nationale des Centres musicaux ruraux, « sur un conflit avec le conseil d’administration36 ». Il semblerait normal que, dans ces conditions, les programmes des stages d’alphabétisation musicale menés en Algérie sous l’impulsion du violoncelliste démissionnaire aient été profondément altérés, voir supprimés.
18D’autre part, il est possible que la nouvelle situation politique intérieure de l’Algérie (qui connaît un coup d’État en juin 1965 et un régime plus nationaliste) ait été moins favorable à ce type d’échanges.
Deux Retour à Tipasa
19Quelles qu’aient été les conditions particulières de la commande en ce qui concerne l’effectif vocal et instrumental de l’œuvre de Tomasi, l’utilisation que le compositeur en fait est en elle-même révélatrice de certains aspects du texte de Camus.
20En effet, comme le suggère Emmanuelle Anne Vanborre, L’Été se présente comme une mosaïque, d’une part par les dates assez éloignées qui séparent les différents essais qui composent ce recueil, mais également parce que ces textes y adoptent alternativement la forme (et le ton, ajouterais-je) de narration de voyage et d’autobiographie37.
21Spécifiquement, le Retour à Tipasa ne s’éloigne pas totalement du genre narratif de voyage, mais s’assume davantage comme un retour aux origines sous forme de journal personnel, entendu comme « la relation quotidienne d’événements ou de pensées personnels, privés et non destinés à la publication38 ». Il faut préciser que Tipasa est le site des ruines d’une ville romaine antique près de la mer, en parfaite harmonie avec la nature, que l’on peut encore visiter de nos jours ; Camus y voit une représentation des sources de la civilisation méditerranéenne et de l’harmonie originelle du monde, gardant de la visite de ce site une impression très marquée.
22Le ton personnel, presque confidentiel, ainsi que le discours intime, informellement poétique de ce récit, me semblent servis par la voix parlée du récitant, tandis qu’un langage poétique plus formel et extroverti aurait trouvé dans la voix chantée un complément plus adéquat. Mais, avant de progresser dans l’analyse des points communs entre les deux Retour à Tipasa, penchons nous à présent sur le découpage formel et le contenu du texte littéraire.
Retour à Tipasa d’Albert Camus : forme et contenu
23Le texte de Camus se divise en trois grandes parties (I, II et III). De proportions semblables, comprenant respectivement 1057 et 1103 mots, I et II sont deux grands volets se reportant non à un, mais en fait à deux retours du sujet à Tipasa. Tant l’un que l’autre présentent des introductions (encore une fois de proportions comparables, avec 131 et 194 mots, respectivement) caractérisées toutes deux par une contextualisation climatique du scénario où va se déployer la narration personnelle.
24La partie I se caractérise par son climat pluvieux, son caractère sombre associé à la constatation et description des effets négatifs du temps historique, et notamment de la guerre, sur Tipasa et sur le sujet lui même. Ce point de départ du narrateur aliéné, qui n’arrive pas à se reconnecter avec son passé (« […] dans cette Tipasa boueuse, le souvenir même s’estompait39. »), c’est la nuit, c’est l’absence de lumière et l’oppression d’une pluie continue, c’est la mort de l’imaginaire ; le cri nostalgique « Je vivais, alors40 » prouve bien que, dans le moment présent, le sujet ne « vit » plus…
25La partie II, quant à elle, représente le deuxième retour du sujet à Tipasa. Son introduction, qui débute comme la première « sous la même averse41 », donne naissance à « une matinée liquide » qui se lève « éblouissante, sur la mer pure42 », tournant essentiel dans le récit. C’est tout de suite après que l’on retrouve l’expression « lumière vibrante43 » qui servira si bien la fin de l’œuvre de Tomasi. Cette fois-ci, le sujet va découvrir tout ce qui a résisté au temps de la folie, des tyrannies, des barbelés, de la nuit et de l’hiver. Il va se concentrer sur les éléments immanents du temps de la vie antérieure dans le « paradis perdu44 » de Tipasa. Se produit alors, peu après l’exact milieu du texte, l’importante épiphanie qui constitue le noyau central du récit :
C’est en le regardant que je franchis enfin les barbelés pour me retrouver parmi les ruines. Et sous la lumière glorieuse de décembre, comme il arrive une ou deux fois seulement dans des vies qui, après cela, peuvent s’estimer comblées, je retrouvai exactement ce que j’étais venu chercher et qui, malgré le temps et le monde, m’était offert, à moi seul vraiment, dans cette nature déserte45.
26Des épisodes assez pittoresques, dont les protagonistes sont un coq et des oiseaux, viennent célébrer cette épiphanie. Par cette ré-acquisition de la beauté, en rassasiant « les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche », c’est à dire, « aimer et admirer46 », le cœur du sujet, « arrêté depuis longtemps, se remettait doucement à battre47 ». La vie, la vraie vie, recommence ; le sujet retrouve en lui, « Au milieu de l’hiver, […] un été invincible48 ».
27Dans la partie III, plus courte (748 mots), le sujet repart en Europe, avec « cette lumière conquise49 » qui va l’aider à « retourner au combat50 » et à ne pas désespérer ; il s’en justifie par « une volonté de vivre sans rien refuser de la vie », qui est la vertu qu’il « honore le plus en ce monde51 », en espérant que l’épiphanie qu’il a vécue se renouvelle au moment de sa mort.
Le Retour à Tipasa d’Henri Tomasi : forme et contenu
28En homme de théâtre, ce qu’il était aussi bien par son expérience comme compositeur d’opéras et d’autres œuvres lyriques que par son importante activité de chef d’orchestre, H. Tomasi va s’approprier le texte de Camus presque à la manière d’un librettiste52, en choisissant et en remaniant des passages du récit originel pour parvenir à un texte de base de sa cantate.
29Parmi ces remaniements, deux assument une importance capitale :
Tomasi élimine la troisième partie du texte de Camus (non sans l’avoir travaillée53, probablement dans le but premier de l’assimiler à sa cantate). Elle sera remplacée par l’exclamation « Ô lumière54 ! Ô vibrante lumière55 ! », suivie de « Tipasa ! Tipasa ! Tipasa56 ! »
Il remanie les deux autres parties, et notamment la première, de telle façon que, du point de vue de la narration, il ne s’agit plus que d’un seul retour du narrateur à Tipasa, au lieu des deux que j’ai identifiés chez Camus.
30Ces deux changements sont significatifs d’un point de vue dramatique, puisqu’ils rendent le récit plus court et davantage centré sur les idées-clés qui le sous-tendent. L’efficacité dramatique en est ainsi accrue. En outre, il faut considérer la troisième partie du texte de Camus comme un retour conscient à « l’Europe et ses luttes » ; Tomasi, en revanche, semble se concentrer sur le message fondamental d’espoir que l’essai transmet.
31En conséquence, la forme de la cantate va se découper en deux grands volets, que je nommerai A et B, représentant métaphoriquement la pluie et la lumière, l’hiver et la nature, la vieillesse et la nouveauté émerveillée, la non-vie et la vraie vie, lesquels sont séparés par une transition, T, et suivis d’une importante conclusion, D.
32La partie A de l’œuvre musicale correspond à la partie I du texte de Camus ; son caractère humide et négatif, centré sur des mots-clés comme « pluie », « décembre », « nuit », « hiver », mais aussi « barbelés », « tyrannies », « guerre », « polices », « révolte », « vieilli », est abrégé par rapport à l’original ; en effet, c’est dans cette partie du texte que le compositeur va faire la plupart de ses coupures. Les soixante-six mesures de cette première unité structurelle vont se découper en trois sections principales, dont la première peut à son tour se décomposer en trois sous-sections. Elles seront unifiées par un ostinato de double-croches qui se maintient même dans la section centrale, contrastante, et se termineront sur la constatation de ce qui manque au sujet dans son éloignement de ses racines méditerranéennes : la quête de la lumière qui caractérisera l’œuvre par la suite est ici annoncée.
33La transition T s’ouvre sur un silence d’une mesure, à l’orchestre, pendant lequel le narrateur annonce « Un soir, […] la pluie s’arrêta. » S’ensuit une « matinée liquide » et « éblouissante », une « nouveauté émerveillée » et, surtout, une « lumière vibrante » qui constitue un contrepoids à la « vibrante lumière » dans laquelle l’œuvre s’achèvera dans la partie D. Bâtie à la fois sur une partie du texte qui conclut la première partie de l’essai de Camus et sur la fin de l’introduction de sa deuxième partie, la base littéraire de la transition de Tomasi opère un « tuilage » subtil, dont on trouvera l’équivalent musical dans la transition du volet B à la conclusion D de la forme générale (comme nous le verrons par la suite) ; pour en revenir à ce premier « tuilage », il met en route, pour ainsi dire, le deuxième volet de la cantate, se terminant de façon signifiante sur la phrase « Je pris à nouveau la route de Tipasa ».
34La partie B de l’œuvre de Tomasi suit de façon pratiquement intégrale le corps de la partie II du texte de Camus ; à l’exception des premiers cent-trois mots de cette unité structurelle, que le compositeur décida de couper, tout le restant du texte est repris de façon littérale. Ce grand volet commence, comme le précédent, par une section de musique sans texte qui contextualise la narration. Ici, l’établissement d’un mouvement de barcarolle représente pour l’auditeur le balancement des pas du narrateur, en route pour Tipasa.
35Ce grand volet B est caractérisé par la description du cadre naturel dans lequel se produira l’épiphanie du narrateur, dans le sens de « manifestation d’une réalité cachée57 » ; cette épiphanie, la réalisation de « l’été invincible » qui existait toujours en lui, malgré ses circonstances personnelles et historiques, est annoncée dès la fin de la section B1 pour être portée à son paroxysme, de façon symétrique, dans la section B4.
36Entre ces deux moments-clés, d’autres sections se présentent : d’abord, B2 et B3, librement associées à B1 et B4 par des motifs récurrents. En outre, les différentes sections de B sont séparées par des épisodes contrastants, dont les deux premiers, E1 et E2, revêtent un caractère assez pittoresque : ils représentent, respectivement, le chant lointain d’un coq et des chants d’oiseaux en « jubilation » et « ravissement infini ». Là encore, la sensibilité dramatique de Tomasi est évidente ; le caractère prosaïque de ces deux épisodes procure à l’auditeur le contraste nécessaire par rapport à la densité émotionnelle du récit, rendant celui-ci d’autant plus profond qu’il est présenté en contrepoint avec ces interventions de la vie naturelle. Le troisième épisode contrastant, C, constitue à son tour un rappel du côté sombre et laid de l’existence, qui avait fait sa première et principale éruption au milieu de la partie A de la forme.
37La conclusion D, quant à elle, introduit l’élément le plus ouvertement lyrique de toute la partition ; le chœur d’hommes, ainsi que le tutti orchestral, y prennent un essor jusqu’alors contenu, pour la célébration terminale de la « vibrante lumière » de Tipasa. Remarquons que, si des points de vue de la texture et de l’orchestration, la conclusion D est parfaitement circonscrite et contrastante par rapport à tout le volet B qui la précède, d’un point de vue thématique elle développe le thème principal que l’alto et le chœur d’hommes annoncent dès la fin de B4 ; nous sommes ainsi en présence d’un « tuilage » musical qui relie de façon discrète et subtile la partie la plus étendue de la forme (B) et la conclusion de l’ensemble de l’œuvre (D). En outre, le thème en question est en réalité une variante de celui que présente le hautbois dans la première section du volet A (A1c), et qui s’assume en fait comme une espèce d’alpha et oméga thématique qui unifie l’œuvre ; nous y reviendrons.
38Du point de vue des proportions, remarquons les calculs suivants :
39∑ m(A) = 65
40∑ m(T) = 1(GP) + 11
41∑ m(B1+B2+B3+B4) = 98
42∑ m(E1+E2+C) = 22
43∑ m(B1+B2+B3+B4) + (E1+E2+C) = 120
44∑ m(D) = 12
45La transition T et la conclusion D sont parfaitement équilibrées sur le plan des proportions, ayant douze mesures chacune ; la première ferme le pluvieux et hivernal volet A, en ouvrant simultanément l’ensoleillé volet B avec l’expression « lumière vibrante » ; ce dernier sera fermé par la conclusion D, avec l’expression symétrique « vibrante lumière », comme je l’ai déjà noté.
46D’autre part, remarquons que la partie B, la « vie », donc, a un poids considérablement plus important que celui de la partie A : 98 mesures contre 65. À leur tour, les épisodes présents dans B, considérés dans leur ensemble, ont des proportions correspondant au double (22) du nombre de mesures de musique dans la transition T (11). Finalement, les sections associées à la guerre, à l’injustice, à la haine, à la clameur, à l’Europe, dans les deux parties A et B (A2 et C, respectivement) ont des proportions comparables : treize et dix mesures.
47Sur le plan des thèmes et motifs musicaux, remarquons, dès à présent, les éléments suivants :
La cantate comprend huit thèmes, dont le premier, que je nommerai a, est présenté d’abord dans la section A1c, et ressurgit dans une nouvelle version à la fin de l’œuvre (B4-D). Ce thème se révèlera particulièrement important, notamment par le fait que ses différentes composantes vont se trouver souvent dans d’autres éléments structurels de l’œuvre, comme nous le verrons. Il est possible d’y voir, dans les motifs qui composent le thème a, des associations avec les lettres du nom « Tipasa ». Le dernier thème, h, est également très important, dans la mesure où il condense plusieurs éléments des thèmes précédents, tout en renforçant, par son lyrisme exacerbé, le caractère jubilatoire de la dernière partie de l’œuvre.
Les six autres thèmes peuvent se classer, par groupes de trois, en deux catégories de caractères contrastants, qu’on peut désigner par « thèmes tourmentés » et « thèmes paisibles », selon leurs caractéristiques organiques, leur placement dans l’œuvre, leur parenté structurale. Cet ensemble parfaitement symétrique est encadré par les deux versions, a1 et a2, respectivement « introductive » et « jubilatoire », du thème a.
Les thèmes se répartissent de façon elle aussi symétrique entre les différentes parties de la forme : trois dans la partie A, un dans la partie T, trois dans la partie B (plus le retour du thème a, qui se prolonge dans D, en superposition avec h).
La densité de thèmes est accrue dans la partie A, deux fois plus courte que la partie B qui pourtant comprend le même nombre de thèmes. Dans la première, bâtie sur un ostinato continu qui symbolise l’impasse monotone, l’attente du sujet, ces thèmes revêtent une importance musicale, dramatique et narrative très significative. En revanche, dans la partie B, où le compositeur va suivre le texte de façon à le « dépeindre » musicalement (dans un procédé qui fait penser aux madrigaux de la Renaissance ou aux opéras, particulièrement baroques), l’absence relative de thèmes est compensée par un important travail motivique qui assure la cohérence de cette unité structurelle. Le caractère conclusif de la partie D résulte à la fois de la présentation de la version terminale du thème principal a et du déploiement du thème-synthèse h.
Tableau 3. H. Tomasi, Retour à Tipasa : analyse thématique.
Thèmes | Mesures | Partie de la forme | Caractère | Instrumentation |
a1 | 30-34 | A1c | Introductif | Hautbois |
b | 44-50 | A2 | Tourmenté | Basson 1, violoncelle |
c | 56-63 | A3 | Tourmenté | Violoncelle solo (+basson1) |
d | 69-71 (et 75-76), puis | T (puis B2) | Paisible | Cor, puis hautbois et flûte |
e | 87-89 (puis 95-97) | B1 | Paisible | Trompette 1 |
f | 142-145 | B2d | Paisible | Clarinette 1 |
g | 169-174 | C | Tourmenté | Alto 3 soli |
a2 | 186-189 | B4 | Jubilatoire | Alto |
h | 198-209 | D | Synthèse | Flûte, hautbois, clarinettes 1, 2, violons 1, 2 |
48Voyons maintenant, de façon schématisée, ce qui distingue et unifie les deux catégories de thèmes, « tourmentés » et « paisibles ». Les thèmes a et h, par leur spécificités propres, seront présentés ci-dessous.
Tableau 4. H. Tomasi, Retour à Tipasa : caractérisation des thèmes.
Thèmes « tourmentés » (b, c, g) | Thèmes « paisibles » (d, e, f) |
Longs | Courts |
Grands gestes, pas de répétition | Gestes courts, répétitifs (d, e) ou avec des éléments de répétition (f) |
Ambitus élargi, excédant une octave (8J+9M, 8J+5d, 8J+10m) | Ambitus restreint (4J, 4J, 5J) |
Contour général ascendant/descendant : montées expressives, par paliers, vers l’aigu, puis retombée plus rapide, souvent marcato. | Contour général statique (surtout dans d, e), autour d’un noyau central |
Différentes subdivisions et figures rythmiques, les plus courtes y compris. Valeurs moyennes et de plus en plus courtes à l’approche du climax aigu, puis figures plus longues, marcato, dans la descente. | Subdivision rythmique presque égale, de valeurs moyennes. |
Métrique changeante (alternance 3/4, 4/4, 2/4) | Métrique stable (12/8 ou 6/8 ou 3/4) |
Intervalles majoritairement disjoints (prédominance d’intervalles de 4e, 7e, 5e) | Intervalles majoritairement conjoints |
Caractère : Molto espressivo (b, c, g), Tourmenté, dramatico (b), lamentoso, con dolor (g) | Caractère : Espressivo (d, f), sonorité claire (d), clair(e), dolce (f) |
Registre grave (b, c), Moyen (g) | Registre moyen-aigu |
Cordes graves (violoncelle, renforcé par basson, puis alto) | Vents (cor, puis hautbois et flûte, dans d ; trompette, dans e ; clarinette, dans f) |
49En plus de ces thèmes, il faut dès à présent signaler l’existence d’un important motif introductif, présenté par le saxophone aux mesures 4 et 5 (A1a), qui se répète à la mesure 25 (A1b). Son caractère plaintif se traduit en un geste court, globalement descendant et chromatique, se développant entre sol dièse 3 et do dièse 4 (notes réelles). Des éléments à retenir réapparaitront par la suite, dans d’autres thèmes et motifs : le début par un silence et l’élargissement progressif des intervalles autour d’un pivot.
50Remarquons également un motif qui surgit dans les mesures 15-16, puis 18, en réponse à ce motif introductif. En effet, aussi bien le triolet que le début par un soupir sont repris par les flûte, bassons 1 et 2 et cor ; dans le cas des trois premiers instruments, le contour est descendant ; le cor, lui, présente une cellule comprenant une septième majeure ascendante suivie d’une neuvième descendante (motif du cor).
51Le thème a, dans ses deux versions a1 et a2, va assumer un rôle particulièrement important dans cette œuvre. Il en constituera, pour ainsi dire, l’alpha et l’oméga, le cadre dans lequel va se déployer la partition, à la fois le noyau générateur et la synthèse conclusive de ses principaux éléments.
52Remarquons, en premier lieu, son motif initial : fa, si, si, la. Essayons de faire correspondre le nom des notes musicales à l’alphabet français, selon la charte suivante :
53Comme résultat, nous obtenons, à partir des quatre premières lettres du nom TIPA(SA) le motif initial du thème a. S’agit-il d’une simple coïncidence ? Bien qu’une étude génétique de l’œuvre ne soit pas possible, en l’absence de brouillons, ébauches, versions préliminaires ou autres documents pouvant supporter une telle enquête59, la correspondance me semble probante.
54Il est significatif que le premier thème, dans sa version a1, surgisse au moment où le narrateur évoque Tipasa et ce qu’il espérait de ce lieu : « […] j’attendais […] le moment de retourner à Tipasa. […] J’espérais, je crois, y retrouver une liberté que je ne pouvais oublier. »
55Si nous essayons de pousser un peu plus loin ce raisonnement, nous sommes amenés à chercher les raisons pour lesquelles Tomasi n’utilise pas l’intégralité du thème obtenu par les lettres du nom « Tipasa », mais seulement ce qui concerne ses quatre premières notes. Cela pourrait s’expliquer, d’une part, par le libre arbitre du compositeur : la quinte ou quarte juste issue des trois dernières lettres (la, mi, la) aurait pu lui paraître trop consonante pour illustrer le début, si incertain, de cette œuvre musicale et du texte sous-jacent ; elle aurait eu un effet trop vite « conciliant », voire apaisant, si elle avait été placée tout de suite après la quarte augmentée du début du thème a. En revanche, Tomasi n’hésite pas à s’en servir pour générer le thème c qui, étant un des thèmes « tourmentés » de la section A3, apparaît néanmoins à un moment de la narration où le sujet se reporte à ce « quelque chose pourtant » qui lui « manquait obscurément », c’est à dire, « cette ardeur et cette lumière » qu’il avait jadis connues à Tipasa.
56Revenons, pour l’instant, au thème a. Sa première version, a1, se compose de deux périodes : la première, en arc ascendant/descendant, est fondée sur le motif Tipasa ; en conséquence, l’intervalle de quarte augmentée par lequel débute ce motif va structurer le contour général de la période en question. La seconde période comprend un élément descendant de quatre notes suivi d’un intervalle ascendant ; étant présenté deux fois, avec des altérations, cet élément se termine d’abord par une septième majeure ascendante, puis par une quarte diminuée ascendante (motifs Ω et Ω’)60.
57Or, les éléments constitutifs de ce thème, notamment le motif Ω, ainsi que la prédominance des intervalles de quarte et de septième, vont être à la base de la composition des thèmes « tourmentés », notamment b et g.
58De façon plus libre, nous pouvons déceler dans le thème f une permanence du contour du motif Ω, notamment dans ses demi-tons chromatiques descendants suivis d’une tierce mineure également descendante.
59Par ailleurs, d’autres rapprochements sont possibles entre le motif introductif et le thème g, notamment en ce qui concerne l’élargissement progressif des intervalles autour d’un pivot, et entre les thèmes c et g (motif de quintes ascendantes).
60Remarquons, pour terminer, que si le contour des mesures centrales du thème f peut se rapprocher de celui du motif Ω du thème a1, comme nous l’avons vu, il paraît, à son tour, dessiner l’ossature structurale du thème a2 : en effet, il met en évidence l’accord parfait/ diminué si-ré-fa dièse/fa bécarre-si, justement l’accord qui ressort des piliers du contour mélodique des quatre interventions du chœur dans a2 (si-ré-fa-si). Dans ses extrêmes si-fa-si, ce contour représente naturellement l’inversion des piliers mélodiques du thème a1 (fa-si-fa).
61Concentrons nous, à présent, sur le thème-synthèse h qui va, en superposition avec a2, clore la cantate. Son geste initial, sur le rythme du motif du cor (m. 15, 18), présente une interversion des intervalles qui composent ce dernier : neuvième mineure ascendante suivie d’une septième mineure descendante ; au lieu d’un cri désespéré qui retombe plus bas qu’il n’a commencé, nous avons ici un cri de joie dont le contour global est ascendant. Ensuite, sont présents le rythme et la note répétée du début du thème c, ainsi que la quarte augmentée du thème a : c’est le motif Tipasa, dans ses deux composantes, qui marque sa présence. Un motif caractéristique du thème b (quarte augmentée et quarte juste descendantes, en doubles croches, articulées deux à deux) trouve dans h son inversion : quinte diminuée suivie d’une quinte juste ascendantes. Pour terminer, notons l’inversion du contour du motif e (quarte juste ascendante et tierce mineure descendante), dans une métrique de sous-division ternaire comme c’était le cas dans e.
Correspondances texte – musique dans Retour à Tipasa
62L’analyse morphologique des thèmes identifiés dans la cantate de Tomasi m’a amenée à faire quelques considérations plus haut sur la signification de certains éléments musicaux par rapport au texte de base. Je me pencherai maintenant sur la valeur représentative, par rapport au texte de Camus, des éléments musicaux précédemment exposés, ainsi de la multiplicité d’autres motifs (déployés surtout dans la partie B de la forme musicale), de divers aspets de l’orchestration et de certaines particularités harmoniques.
Le chœur d’hommes tout au long de la cantate
63Prenons d’abord la contribution du chœur d’hommes, et remarquons tout de suite son rôle dans la construction formelle globale de la cantate, comme l’a signalé Gabriel Vialle dans une critique datée de 1985 : « la présence de voix d’hommes qui, partant d’un simple soubassement sonore (bouches fermées) arrivent à une sorte de choral ample et magnifique qui dit l’essentiel : « Ô Lumière ! Ô Vibrante lumière61 ! »
64Au début de l’œuvre, la présence latente mais inexprimée du sujet (du fait de l’absence de texte parlé dans la section introductive A1a ) s’exprime à travers un « bourdonnement, bouches fermées »62 du chœur, fondé sur l’intervalle de quinte diminuée si-fa, lui même une inversion de la quarte augmentée qui est à la base du motif Tipasa. Ce bourdonnement, trille lent qui alterne avec des interventions semblables des clarinettes, se présente comme une entité statique qui bouge sans se mouvoir ; il correspond, avant la lettre, au premier tableau dressé par le narrateur : « la surface des eaux […] presque immobile », « la pluie fixe » et ce sujet qui marche tout en attendant.
65Puis, à la mesure 19, le chœur gagne enfin sa voix, mais elle sera limitée au seul vocable « Ah ! », et ceci jusqu’à l’énoncé du thème a2, à l’unisson, dans la mesure 190 ; s’agit-il d’une nouvelle coïncidence numérique, cent quatre-vingts dix étant dix fois dix-neuf (190 =10 x19) ?
66Cette exclamation va apparaître non moins de vingt-quatre fois ; ses différentes harmonisations lui confèrent des caractères tout à fait différents, par le biais desquels le compositeur, malgré l’absence de texte chanté, commente, pour ainsi dire, le contenu du récit confié à la voix parlée63. Remarquons ses changements : elle est présentée d’abord sur la quinte diminuée si-fa du début (section A1b ), où il est question de pluie, d’hiver, d’attente, dans un geste présenté avant la lettre (m. 5) par les cordes graves ; ce « Ah ! » est alors une lamentation. Puis, sur deux quartes (juste et augmentée) superposées aux mesures 49-50 (section A2), il intervient au moment où le texte nous parle de guerre, de tyranies, de barbelés, de vieillissement, des empires qui s’écroulent et des hommes qui se mordent à la gorge ; c’est alors un cri d’affolement, de désespoir. Dans la même section (m. 55-62), mais sur des lignes nostalgiques où le sujet, au milieu de la clameur et de la folie, se reporte à l’ardeur et à la lumière qu’il a connues précédemment à Tipasa, ce qu’il sait avoir cherché malgré l’égarement de sa vie récente, quatre articulations du « Ah ! » du chœur sont harmonisées par des accords parfaits, en consonance ; c’est alors une expression de la quête spirituelle du sujet. Dans la section B1 (m. 79, 81, 82-84, 86, 90, 91-92, 94), où le sujet marche dans le paysage familier de Tipasa, les « Ah ! » apparaissent soit à deux voix à distance d’une octave (consonance parfaite), soit dans un nouveau bourdonnement qui, malgré les ressemblances avec celui de l’introduction A1a, présente deux importants changements par rapport à celui-ci : d’abord, l’intervalle harmonique qui sépare les deux voix est maintenant d’une quarte juste, et non plus d’une quinte diminuée (consonance au lieu de dissonance) ; d’autre part, il se termine maintenant par un subtil demi-ton ascendant, au lieu de rester lové sur lui même comme auparavant ; le sujet tente de s’élever, qui sait, en ce lieu magique, au dessus des contraintes historiques de son époque… Plus loin, dans la section B2 (m. 107-108, 110, puis 121-122, 125-127 et encore 165-166), pendant que le narrateur arrive aux alentours de Tipasa et que s’annonce son épiphanie, ce sont à nouveau des accords parfaits qui harmonisent les « Ah ! » ; cette fois-ci des expressions d’apaisement traduisent par des consonances musicales l’accord entre le sujet et sa nature profonde, obtenu à partir de la quête spirituelle dont il est question dans l’ouvrage de Camus. Mais le voici qui reprend ses réflexions sur le manque d’amour et la haine, malheur dont, selon Camus, nous mourons aujourd’hui ; le « Ah ! » apparaît alors (section B4, ms. 169-173) harmonisé par une seconde augmentée et une tierce majeure sur la même note de basse, espèce de cluster dissonant qui va tenir pendant cinq mesures jusqu’à son explosion en véritable « clameur » (m. 174), sur un accord augmenté fortissimo au moment où cette expression figure dans le texte parlé, suivie d’une glissade d’accords fortement dissonants (dont les extrêmes présentent une sucession de neuvièmes mineures descendantes, m. 175) et d’une nouvelle « clameur » sur l’accord augmenté précédemment entendu (m. 176).
67Dans la conclusion D, le chœur intervient pour célébrer la lumière en toute sa pureté : en effet, la première articulation de la ligne « Ô lumière, ô vibrante lumière », ajoutée par Tomasi au texte de Camus – inversion de l’expression « lumière vibrante » qui apparaît dans l’original et se traduit dans la section T de la cantate, comme nous l’avons vu – est célébrée par les voix à l’unisson, une consonance plus que parfaite (m. 190-192). Dans l’élan de lyrisme qui s’ensuit, ces mots seront présentés en tierces parallèles, la plus douce des consonances.
Ostinatos, motifs signifiants, détails d’orchestration et d’harmonie
68La partie A est unifiée par un ostinato composé de différents éléments qui, sous l’indication « monotone » de Tomasi, traduit ce que j’ai appelé plus haut une entité statique qui bouge sans se mouvoir. Ce statisme, associé aux conditions climatiques dans lesquelles vont se dérouler les réflexions du sujet, correspond à des expressions du texte de Camus telles que : « la pluie coulait sans trêve », « d’incessantes averses », « la surface des eaux […] presque immobile », « pluie fixe », « je marchais, j’attendais ». L’ostinato fait se superposer des quintes diminuées si-fa (inversion du premier intervalle du motif Tipasa, comme nous l’avons vu) à une figure de quatre double-croches ascendantes, sur les intervalles de demi-ton – ton – demi-ton. L’effet conjugué des pizzicati alternés des violons I et II, de la main droite du piano et tout particulièrement de la harpe peut très efficacement suggérer des goutes de pluie. Sur cet ostinato, un trille continu de la cymbale, aidée ponctuellement par la timbale et le tam-tam, contribue à brouiller légèrement l’atmosphère générale, comme s’il matérialisait l’humidité omniprésente dans ce passage du texte de Camus.
69Sur cet ostinato va se déployer le motif introductif (confié au saxophone alto) auquel j’ai fait allusion plus haut (ms. 4-5, 25).
70Il n’est pas étonnant que Tomasi ait eu recours à cet instrument pour évoquer la « mélancolie64 » que, très justement, il décelait dans le passage du texte du texte auquel je me reporte à présent : la mélancolie de ce retour du narrateur à la scène des jours heureux de son enfance, la mélancolie des réflexions que, seul dans ces lieux, il va faire sur différentes époques de son histoire, la mélancolie de l’écart qu’il ressent entre son « moi » présent et le passé évoqué… En effet, selon Christian Goubault, ce « timbre mélancolique » du saxophone alto avait été précédemment employé par Ravel, dans son orchestration de « Il vecchio castello » des Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski, et par André Caplet, dans sa Légende pour orchestre, pour créer « la distance temporelle appropriée65 ». Que ces précédents, plus que probablement connus du compositeur, l’aient influencé directement dans ce choix instrumental est une question secondaire ; la signification du rapprochement que l’on peut faire entre les trois exemples, relevant d’une démarche semblable, est le point essentiel.
71Malgré la présence de l’ostinato tout au long de la partie A, dans sa deuxième section (A2) Tomasi va introduire des éléments susceptibles de traduire musicalement le « drame66 » associé au passage suivant : « Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire les tyrannies, la guerre, les polices, le temps de la révolte. » Ces éléments (m. 42-43) sont surtout d’ordre rythmique et orchestral : motif syncopé, « sec », marcato, aux clarinettes 1 et 2, saxophone, trombone, caisse claire et piano (main gauche), alterné avec des notes répétées en triples croches aux cor et trompettes 1 et 2 ; dans les deux cas, le compositeur fait appel aux instruments les plus éclatants de la famille des bois et des cuivres pour représenter la « clameur » que le texte décrit.
72La phrase « Un soir, […] la pluie s’arrêta » constitue un important tournant dans le texte de Camus, puisqu’il introduit le temps de l’action du narrateur dans le récit : à l’état d’attente et de réflexion qui caractérisent la narration jusqu’ici, va se succéder la description très concrète du périple que le sujet effectue pour approcher les lieux ou se déroulera son épiphanie, déclenché par la phrase « Je pris à nouveau la route de Tipasa. ». De façon presque littérale, pour symboliser l’arrêt de la pluie continue qui nous occupait dès le début de l’ouvrage, Tomasi introduit une mesure de silence (m. 66), qui signale la fin de tous les éléments musicaux précédemment mis en marche.
73La « matinée liquide » qui se lève ensuite (m. 67 et suivantes) est représentée par l’introduction de timbres jusqu’alors absents du tissu orchestral (association, notamment, du xylophone et du célesta), par l’inclusion d’un élément mélodique nouveau au piano et à la harpe à l’unisson et par l’utilisation d’un mode de jeu particulier aux violons I et II. Remarquons que, encore selon C. Goubault, le célesta est doté d’une « sonorité cristalline et pure67 » que plusieurs compositeurs français, comme Camille Saint-Saëns et Ernest Chausson, utilisèrent avant que l’instrument breveté à Paris en 1886 ne fût popularisé ailleurs qu’en France, et qui ne pouvait mieux s’accorder aux exigences du texte de Camus : sonorité cristalline comme cette matinée « éblouissante » dont il est question, « pure » comme la mer dont Camus nous parle. Le contour du nouvel élément mélodique du piano et de la harpe étale une série de quintes justes ascendantes, do dièse, sol dièse, ré dièse, la dièse ; malgré la transposition une neuvième mineure au-dessus, comment ne pas penser aux cordes à vide de l’alto ? Et, pensant aux cordes à vide, comment ne pas les associer, comme Alban Berg l’a fait dans son Concerto pour violon en orchestre, « À la mémoire d’un ange », à la pureté que Tomasi cherche à traduire ? Quant aux tremoli des violons dans le registre suraigu, sur un mi, renforcés par l’harmonique naturelle du violon solo, comment ne pas songer à l’effet de divisi des violons dans le Prélude de Lohengrin de Richard Wagner (sur un mi suraigu également68), qui apparaît comme une référence dans la traduction musicale de l’idée de pureté ? Naturellement, Tomasi connaissait bien ces drames lyriques pour les avoir dirigés, avec beaucoup de succès, notamment à Monte-Carlo69.
74Au début de la partie B de la forme de la cantate, une interruption dans le débit du texte parlé (début de la section B1a, ms. 78-90) procure à Tomasi l’occasion d’établir le temps de la marche du sujet, en route pour Tipasa. Le compositeur va confier le balancement de cette marche à la métrique binaire composée (6/8), dont on connaît les connotations de mouvement et de danse ; un motif composé d’une quinte juste suivie d’une septième mineure ascendantes, puis l’inversion de ce même geste, au violoncelle, est complété par un motif espressivo, rubato, « alangui70 », énoncé par le violon solo, et encore une fois fondé sur deux quintes justes superposées, la note aiguë d’arrivée se répétant plusieurs fois, comme un écho de soi-même. Plus loin, un nouveau motif de barcarolle, cette fois-ci descendant puis ascendant, contenant comme le premier un élément de notes répétées et encore une fois confié au violon solo (ms. 103-104), est écrit sur la base rythmique du thème f.
75Sur l’exemplaire de l’essai de Camus ayant appartenu à Tomasi, et par lui annoté au crayon, « le Chenoua, cette lourde et solide montagne » est signalée par les commentaires « lourd, accords71 ». C’est exactement ainsi, en superposant des accords parfaits majeurs et mineurs aux bois et au cor, en noires (ms. 97, 101, 106, 109), que le compositeur va concrétiser musicalement sa lecture du texte littéraire. Entre ces interventions, une ponctuation subliminaire (également en noires, dans le registre grave) en tierces doubles, sol-si, à la harpe et aux timbales, rend présents les battements du cœur du narrateur, qui – sans s’en rendre compte – recommence à vivre dans sa redécouverte de Tipasa. Cette même ponctuation en tierces doubles en noires va « migrer » vers le registre aigu, s’exprimant ouvertement à la harpe et au violon 1 à partir de la mesure 128 (sur sol dièse-si), au moment où le narrateur s’apprête à nous dire « J’écoutais en moi un bruit presque oublié, comme si mon cœur, arrêté depuis longtemps, se remettait doucement à battre » (m. 128 et suivantes). Puis, une fois que la phrase est dite, aux tierces succèdent des accords arpégés en pizzicato aux violons et à la harpe : do, mi, fa, si (m. 136 et suivantes) ; remarquons la superposition des intervalles de quarte juste (do, fa) et augmentée (fa, si), que nous avons décelée à d’autres moments de l’ouvrage. C’est toujours la même ponctuation en noires représentant le cœur qui bat, maintenant devenue toile de fond sur laquelle s’étale l’énoncé des « bruits imperceptibles dont était fait le silence », que le sujet va maintenant reconnaître « un à un ».
76L’expression « des fumées légères montaient dans l’air limpide » est traitée de façon presque littérale : un arpège ascendant à la harpe, sur un accord de deux quartes, juste et augmentée, superposées encore une fois (m. 120).
77Tout de suite après, la « lumière étincelante et froide » que Camus évoque dans son essai, va trouver sa traduction musicale dans un nouvel effet d’orchestration, les divisi et tremoli des violons sur l’accord de sol dièse majeur (ms. 121-122) dans le registre aigu. Plus loin (m. 125-128), le même effet va rendre audible « la transparence de l’air cristallin72. » Aux mesures 165-169, concrétisé sur un accord de la majeur, le divisi/tremoli des violons renforcent l’idée des « deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche, je veux dire aimer et admirer. » Remarquons également un motif de quartes justes descendantes (flûte, harpe, alto) et quintes justes ascendantes (piano, violoncelle) à la mesure 125, qui traduit aisément la verticalité des « arbres et des colonnes parfaites » dont il est question à ce moment de la narration.
78« Un lointain chant de coq », « clair (joyeux) » fait son apparition musicale aux mesures 123-124 ; un motif pittoresque et caractéristique, présenté par la clarinette 1 et le hautbois, est accompagné, dans sa célébration de la « gloire fragile du jour », par un accord arpégé de mi majeur à la harpe et au piano ; ce détail, qui peut paraître insignifiant, prend une valeur accrue si on le compare à l’accord de mi mineur que les mêmes instruments font sonner deux mesures avant. L’instrumentation n’est pas non plus anodine : le hautbois est aussi l’instrument auquel C. Saint-Saëns confia l’appel du même oiseau, dans sa Danse macabre73.
79L’épisode des chants d’oiseaux qui figure entre les mesures 149 et 158, et qui correspond aux paroles : « Un merle préluda brièvement et aussitôt, de toutes parts, des chants d’oiseaux explosèrent avec une force, une jubilation, une joyeuse discordance, un ravissement infini. », est plus ouvertement ornithologique, presque à la manière d’Olivier Messiaen. Les ressemblances avec l’écriture « oiseau » de ce dernier ne se limitent pas aux seuls motifs mélodiques employés : l’orchestration, composée majoritairement de bois et percussions (auxquels s’ajoutent célesta et harpe), rejoint certains passages de cet ami de Tomasi74, bien que le rythme et la métrique soient généralement plus complexes chez l’auteur d’Oiseaux exotiques.
80Entre les mesures 159 et 161, un nouvel ostinato de noires, sur do dièse grave aux timbales, piano et contrebasse, suggère le mouvement de cette journée qui « se remit en marche ». Le rythme iambique présent à partir de la mesure 167 (cor, trompette 1 et 2, xylophone et piano) fait sans doute penser au cœur que les haines décharnent, selon le texte ; son exaspération en valeurs plus courtes aux mesures 174 et 176 intensifie la « clameur » sur laquelle débouche tout le passage précédent.
81Après cette « clameur », l’ostinato de noires va se répercuter sur de nouvelles tierces doubles (la-do, cette fois-ci ; m. 177-181, harpe et violon I), au moment où le narrateur redécouvrait « à Tipasa qu’il fallait garder intacte en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. »
82De nouvelles réflexions sur « la clameur » constituent le prétexte à une explosion « violent[e] », selon l’indication de Tomasi (m. 174 et 176) ; cette clameur est traduite par l’effectif orchestral employé (tutti), par la nuance ff, par les rythmes pointés et vigoureux et l’indication du mode de jeu marcato.
83À partir de la mesure 182, et jusqu’au point d’orgue qui précède l’entrée du chœur sur le texte « Ô lumière ! Ô vibrante lumière ! » (m. 189), la texture se trouve à son point de plus complète raréfaction, concrétisant le parcours que Tomasi a énoncé dans la page 155 de son exemplaire de Retour à Tipasa de Camus : « éclairer peu à peu75 ». De longs accords (comprenant des quintes juste et diminuée superposées sur une basse un demi-ton en-dessous), tenus par le célesta, le piano, la harpe et surtout les cordes, laissent le champ libre au narrateur, et aèrent la texture jusqu’au quasi silence sur lequel le chœur va entonner son hymne de louange à la lumière.
84Dans la partie D, à partir de la mesure 198, l’intensité lyrique résultante de la superposition de cet hymne, présenté par le chœur, et du thème h (lui même une synthèse de plusieurs éléments mentionnés ci-dessus) va progressivement se décomposer jusqu’au silence tant apprécié par Camus et trois fois cité dans son essai. Des réminiscences, tant du côté « lumineux » comme de la pluie qui marquent l’œuvre musicale qui ainsi s’achève, sont discrètement présentes : l’inversion du thème e aux violons 1 (m. 201, 203), l’augmentation d’une importante figure de l’ostinato du début au piano et au célesta (m. 205, 209), un écho du thème d, au cor (m. 207-209).
Conclusion
85Au fil de ces pages, j’ai essayé de mettre en regard les deux œuvres, littéraire et musicale, intitulées Retour à Tipasa. La cantate se présente non comme une simple mise en musique de l’essai littéraire, ni même comme une illustration musicale du texte, mais plutôt comme une lecture, une interprétation et, en fait, une véritable réécriture de l’œuvre de Camus.
86Rappelons-nous que, selon Érick Falardeau, « Pour interpréter, le lecteur ausculte le texte de manière attentive pour explorer les récurrences et déployer un des possibles signifiants76 » ; cette « vision microscopique, qui part de l’extérieur du texte pour s’y plonger et y explorer des microstructures récurrentes – microstructures qui peuvent irradier sur l’ensemble du texte77 » est traduite par Tomasi dans sa manière d’associer des éléments musicaux d’ordre structurel, instrumental ou harmonique, bien définis, à certains éléments récurrents du texte littéraire. Pensons notamment aux caractéristiques si bien délinées des différentes familles thématiques, et son utilisation par rapport aux idées qui se dégagent du texte littéraire de base ; ajoutons à cette réflexion le rôle représentationnel de certains intervalles, comme les quartes juste et augmentée ou la septième majeure, ou encore celui de certaines combinaisons instrumentales spécifiques, toujours par rapport aux ambiances créées par le texte de Camus. N’oublions pas la facilité avec laquelle il savait – son ouvrage le prouve – manier l’orchestre et en tirer toutes les capacités expressives dont il avait besoin pour représenter le sens du texte de Camus, selon sa lecture personnelle.
87La liberté esthétique que Tomasi manifeste dans ce processus est tout à fait remarquable ; en effet, les besoins de la représentation, de la relecture, de l’interprétation des différentes nuances du texte littéraire vont l’amener à trouver des solutions musicales fondées sur des éléments parfois étonnement simples, agencés selon son propre arbitre en dépit des courants esthétiques en vigueur à l’époque. Ce cheminement créatif est nourri par l’importante expérience de Tomasi en tant que chef d’orchestre78, tant du point de vue strictement technique qui concerne la connaissance approfondie des caractéristiques et modes de fonctionnement propres à chaque instrument de l’effectif orchestral que du point de vue de certaines références, consciemment ou inconsciemment adoptées mais jamais imitées, au niveau du répertoire historique.
88Ceci n’exclut en aucune façon le rôle illustratif, bien plus prosaïque, voir pittoresque, de certains passages de la cantate.
89Le fond de la question, cependant, se trouve à mon avis dans le processus de réécriture du texte littéraire. Présent au niveau de la microstructure dans le remaniement de passages spécifiques de ce que j’ai appelé les parties I et II du texte littéraire, mais également dans les proportions temporelles des différentes parties de l’œuvre musicale (qui interprètent le texte littéraire sous-jacent), il se manifestera pleinement dans la coupure nette de toute la troisième partie de l’essai de Camus, et son remplacement par l’exclamation « O lumière ! O vibrante lumière ! ». C’est justement là que vont se manifester et se confronter les conceptions d’appartenance méditerranéenne des deux auteurs, si semblables, et pourtant divergentes. En effet, Camus nous le dit lui même, sa « volonté de vivre sans rien refuser de la vie79 », son besoin de contempler la lumière sans se dérober à l’absurdité de la condition humaine, dictent le dernier volet de Retour à Tipasa. L’appartenance méditerranéenne du narrateur ne l’empêche pas de mener sa vie au cœur des luttes de son siècle. La Méditerranée constitue, pour cet auteur, l’idéal de beauté et de lumière sur lequel il capitalise des forces pour mener le combat auquel son temps historique l’appelle.
90La vision de Tomasi est, d’un certain point de vue, plus idéaliste. Le sujet de son œuvre ne sort pas de l’extase dans laquelle l’a plongé son épiphanie ; il n’est point question d’un retour en arrière, dans cette Europe hivernale et terrifiante que Camus épouse et que Tomasi, lui aussi, connaît bien, vers ce côté sombre et désespéré de la nature humaine que le compositeur remarque, à son tour, comme l’a fait précédemment l’écrivain. C’est, en effet, sur la pure célébration de la lumière que se termine l’ouvrage, comme aurait pu se terminer la vie du compositeur sur la plage, à Tipasa, si les lois algériennes l’avaient permis80… « L’ensoleillement de ses colères », de sa « révolte personnelle contre les scandales du monde actuel81 », sera d’ailleurs à l’origine de ses dernières œuvres ; même enfermé dans son appartement parisien, le Marseillais d’origine corse Henri Tomasi vit ses derniers moments, par la pensée, dans les pays du soleil et de la lumière.
91Remerciements
92Claude Tomasi, Joana Guerra, Jaime Reis
Notes de bas de page
1 Albert Camus, L’Été, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2010, p. 99-113.
2 Gallimard, NRF, 1954, p. 139-163.
3 Henri Tomasi, Retour à Tipasa : cantate pour récitant, chœur d’hommes et orchestre, Paris, Alphonse Leduc, 2000.
4 Michel Solis, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, Ajaccio, Albania, 2008, p. 119-120.
5 Selon ce que m’a confié M. Claude Tomasi, fils du compositeur, en un courriel personnel daté du 17 mars 2013.
6 À ce sujet, voir : Michel Solis, op. cit., p. 13-14 ; Jean Grenier, op. cit., p. xviii-xix ; Régis Campo, « Trois œuvres humanistes », dans M. Solis, op. cit., p. 175. Au sujet des rapports de Camus avec l’environnement, en particulier à travers les textes qui composent Noces et L’Été, voir Jean-Robert Nguema Nnang, « La Métaphore de l’environnement chez Albert Camus : Lecture de Noces suivi de L’Été », ScienceSud n° 3, Année 2010, Libreville, Les Éditions du Cénarest. Disponible sur http://www.editions.cenarestgabon.com/ revues/ssd/, consulté le 18/07/2013.
7 D’ailleurs chez Camus, également, la souffrance physique fut une constante à différentes périodes de sa vie, notamment en raison de la tuberculose qui l’atteignit dès 1930. Voir « Biographie », dans A. Camus, Théâtre, récits, nouvelles, op. cit., p. xxviii.
8 Ibid., p. 6.
9 Michel Solis, op. cit., p. 55.
10 « Biographie », dans Abert Camus, Théâtres, récits, nouvelles, op. cit., p. xxvii-xxxviii.
11 Voir Michel Solis, « Une renommée européenne (1945-1958) », dans op. cit., p. 55-92.
12 Michel Solis, op. cit., p. 52.
13 Ibid.
14 Jean Grenier, op. cit., p. xi-xii.
15 Michel Solis, op. cit., p. 52.
16 Jean Grenier, op. cit., p. xii-xiii. À ce sujet, voir également Marcel Mélançon, Albert Camus : analyse de sa pensée, Fribourg, Les éditions universitaires, 1976, 279 p.
17 Henri Tomasi, « Oraison burlesque, 1965 », dans Solis (Michel), op. cit., p. 9.
18 Michel Solis, op. cit., p. 98.
19 Ibid., p. 119.
20 « Tipasa represents the lost paradise of his childhood, which still endures in the midst of the great twentieth-century convulsions. This city introduces a bit of poetry and dream in the twentieth-century tragedies in which Camus was involved. The evocation ofthis personal past reaffirms the rights of beauty at the heart of humanity’s tragedies. Hence time does not exist any longer, and memory only feeds the essays. We seem to witness a return to the first mornings of the world, between human poverty and nature’s virginity. » Emmanuelle Anne Vanborre, The originality and complexity of Camus’s writings, New York, Palgrave Macmillan, 2012, p. 118.
21 Michel Solis, op. cit., p. 71. À titre de curiosité, remarquons qu’un de ses premiers morceaux édités, composé pendant l’adolescence dans le cadre du « métier » qu’il faisait dans les cinémas muets de Marseille, était « inspiré par un paysage d’Algérie, Au bord du Djedi. » ; ibid., p. 19.
22 Ibid., p. 71.
23 Note de l’auteur, Michel Solis.
24 Henri Tomasi, Lettre à son fils Claude, Écosse, 1966 citée dans Michel Solis, op. cit., p. 118.
25 Violoncelliste né à Tours en 1904 et décédé en 1984.
26 Communiqué : une Association Culturelle d’Expansion Artistique et Culturelle vient de naître, le 30 mai 1964 (document tapuscrit appartenant aux fonds d’archives de la Médiathèque musicale Mahler, Paris).
27 Geneviève Poujol et Madeleine Romer, Dictionnaire biographique des militants xixe-xxe siècles : de l’éducation populaire à l’action culturelle, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 348.
28 Communiqué : une Association Culturelle d’Expansion Artistique et Culturelle vient de naître, le 30 mai 1964, op. cit.
29 Jean de Broglie, Lettre à Monsieur André Malraux, ministre d’État chargé des Affaires culturelles, Paris, 17/12/1963 (document tapuscrit appartenant aux fonds d’archives de la Médiathèque Musicale Mahler, Paris). Voir aussi Stage Alger – 1963 : Programme de base et Compte rendu du Stage d’Initiation Musicale réalisé à Alger (4 au 14 Novembre 1963) (documents tapuscrits appartenant aux fonds d’archives de la Médiathèque musicale Mahler, Paris). Hélène Serres, qui accompagna son mari dans ses initiatives, nous en dit davantage : « Il a créé l’Association culturelle franco-algérienne, à la fin de la guerre d’Algérie, à partir de 1962, nombreux stages pour les enseignants algériens à Alger, Orléansville, Annaba, Bordj-Ménaïel, Laghouat, Colomb-Béchar. » Voir Hélène Serres, « École municipale de musique d’Alès 1943 (Midi Libre) », dans Jacques Serres et ses amis ; recueil de témoignages, Saint-Amand, Imprimerie Clerc, juin 1986, p. 14.
30 Stage Constantine : Année 1964 (du lundi 3 au mercredi 12 février) et Compte rendu du Stage d’Initiation Musicale réalisé par la Fédération des Centres Musicaux Ruraux de France dans l’Académie de Constantine (Algérie) (3 au 14 [sic] février 1964) (documents tapuscrits appartenant aux fonds d’archives de la Médiathèque Musicale Mahler, Paris).
31 Stage d’Initiation Musicale d’Oran (Algérie) (27 avril au 9 mai 1964) : Programme général (document tapuscrit appartenant aux fonds d’archives de la Médiathèque musicale Mahler, Paris).
32 Jacques Serres [secrétaire général de l’Association culturelle franco-algérienne d’expansion artistique et musicale], Invitation à la manifestation de clôture du stage d’enseignants algériens, Vesc, 09/09/1964 (document tapuscrit appartenant aux fonds d’archives de la Médiathèque musicale Mahler, Paris).
33 Stage Alger – 1963 : Programme de base, Compte rendu du Stage d’Initiation Musicale réalisé à Alger (4 au 14 novembre 1963), Stage Constantine : Année 1964 (du lundi 3 au mercredi 12 février), Compte rendu du Stage d’Initiation Musicale réalisé par la Fédération des Centres Musicaux Ruraux de France dans l’Académie de Constantine (Algérie) (3 au 14 [sic] février 1964), Stage d’Initiation Musicale d’Oran (Algérie) (27 avril au 9 mai 1964) : Programme général (documents tapuscrits appartenant aux fonds d’archives de la Médiathèque musicale Mahler, Paris).
34 Compte rendu du Stage d’Initiation Musicale réalisé à Alger (4 au 14 novembre 1963), (documents tapuscrits appartenant aux fonds d’archives de la Médiathèque musicale Mahler, Paris). Nous savons également que Tomasi s’est tout de suite accordé aux conditions proposées par Jacques Serres pour la commande, notamment en ce qui concerne le chœur d’hommes, selon ce que m’a confié M. Claude Tomasi, fils du compositeur, en un courriel personnel daté du 17 mars 2013. À son avis, cependant, cette exigence s’expliquait « par les limites imposées aux femmes dans la société ».
35 De nombreux témoignages le corroborent. Voir Jacques Serres et ses amis ; recueil de témoignages, Saint-Amand, Imprimerie Clerc, juin 1986, 142 p.
36 Geneviève Poujol et Madeleine Romer, op. cit., p. 348.
37 Emmanuelle Anne Vanborre, op. cit., p. 111.
38 Françoise Simonet-Tenant, Le Journal intime, Paris, Nathan/HER, 2001, p. 8, cité dans Emmanuelle Anne Vanborre, op. cit., p. 116.
39 Albert Camus, « Retour à Tipasa », dans L’Été, Paris, Gallimard, op. cit., coll. « Folio », 2010. p. 102.
40 Ibid., p. 101.
41 Ibid., p. 104.
42 Ibid., p. 104-105.
43 Ibid., p. 105.
44 Voir Albert Camus, « Entre oui et non », dans L’Envers et l’Endroit, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2005. p. 55.
45 Albert Camus, « Retour à Tipasa », dans L’Été, op. cit., p. 106.
46 Ibid., p. 108.
47 Ibid., p. 107.
48 Ibid., p. 109.
49 Ibid.
50 Ibid.
51 Ibid., p. 110.
52 Même si Tomasi « n’a jamais « écrit » de livret, […] il en a « conçu, élaboré » plusieurs en utilisant les textes mêmes des auteurs qu’il choisissait, procédant alors au découpage et au montage des fragments qu’il retenait. Ainsi pour Tipasa, […] Le Silence de la mer, […] Ulysse ou le beau périple […] et […] les trois contes d’après Daudet : M. le sous-préfet aux champs, La Mort du petit Dauphin, La Chèvre de Monsieur Seguin, […] Noa Noa, et […] Don Juan de Mañara (d’après Milosz) – C’était donc bien une pratique importante. », dans Claude Tomasi, courriel adressé à l’auteur, 24/07/2013.
53 Comme le prouve la consultation de l’exemplaire de L’Été lui ayant appartenu, avec ses annotations et celles de sa femme, Odette Camp.
54 Extraite de la fin de la partie II du texte de Camus.
55 Inversion de l’expression « lumière vibrante » que l’on retrouve dans l’introduction de la partie II du texte de Camus.
56 Le fragment « doux nom de Tipasa » est souligné au crayon dans l’exemplaire de L’Été ayant appartenu à Tomasi.
57 Dictionnaire de l’Académie française, 1992, version numérisée disponible sur le site http://www.cnrtl.fr, consulté le 24/07/2013.
58 Les exemples 1, 2 et 13 figurent transposés tels que dans la partition de Tomasi.
59 Selon ce que m’a confié M. Claude Tomasi, fils du compositeur, en un courriel personnel daté du 17 mars 2013.
60 Selon Lionel Pons (communication personnelle à l’auteure), ce motif est directement tiré de l’opéra Ulysse, composé quatre ans avant Tipasa ; il y est associé à la fracture du couple Ulysse – Pénélope. La notion de complétude retrouvée lui est associé dans les deux œuvres, d’une part lorsque le couple se reforme dans l’opéra, d’autre part quand le narrateur renoue avec sa lumière intérieure dans la cantate.
61 Gabriel Vialle, L’Humanité, 9 mai 1985.
62 Henri Tomasi, Retour à Tipasa : cantate pour récitant, chœur d’hommes et orchestre, Paris, Alphonse Leduc, 2000, p. 3.
63 En ce sens, comment ne pas penser à la Scène 6 de l’Acte II de Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand ? Les huit « Ah ! » prononcés par Cyrano au fur et à mesure que son aimée Roxane lui confie qu’elle est amoureuse et lui dévoile l’heureux object de son affection, alors que Cyrano espérait secrètement avoir pu captiver le cœur de la jeune fille, constituent un tour de force pour l’acteur principal, dans la mesure où ils doivent traduire, sans plus de texte, les différentes émotions qu’il ressent pendant la durée de ce court dialogue.
64 Voir Albert Camus, L’Été, Paris, Gallimard (NRF), 1954, p. 139-163. L’exemplaire ayant appartenu à Tomasi, que j’ai pu consulter grâce à Claude Tomasi, comporte l’indication manuscrite suivante du compositeur « I. Préambule. Sombre, mélancolie » à la page 143, au début du texte.
65 Christian Goubault, Histoire de l’instrumentation et de l’orchestration : du baroque à l’électronique, Paris, Minerve, 2009, p. 106.
66 Voir Albert Camus, L’Été, Paris, Gallimard (NRF), 1954, p. 139-163. L’exemplaire ayant appartenu à Tomasi, que j’ai pu consulter grâce à son fils Claude, comporte l’indication manuscrite par le compositeur « drame » à la fin de la page 147, sur le passage du texte « Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire les tyrannies, la guerre, les polices, le temps de la révolte. », encadré au crayon par Tomasi.
67 Christian Goubault, op. cit., p. 255-256.
68 Richard Wagner, Lohengrin, New York, Dover Publications, 1982, p. 1, 6.
69 Michel Solis, op. cit., p. 59. Écoutons Pascale Saint-André à ce sujet : « Selon Wagner, cet effluve magique de sons est la représentation même des anges qui descendirent des cieux vers les régions sacrées du Montsalvat pour confier le Saint-Graal aux soins des plus purs » ; Pascale Saint-André, « Commentaire (Lohengrin) », dans Guide des opéras de Wagner, Paris, Fayard, 1988, p. 209.
70 Henri Tomasi, op. cit., p. 23.
71 Voir Albert Camus, L’Été, Paris, Gallimard (NRF), 1954, p. 153, exemplaire ayant appartenu à H. Tomasi.
72 Remarquons que l’effet de divisi, développé à partir de Berlioz et Wagner, mais aussi Debussy, Dukas et Strauss, est ainsi décrit par Christian Goubault : « Les “divisi” accroissent l’impression d’espace et d’éloignement, de mystère insondable et de translucidité » ; Christian Goubault, op. cit., p. 203.
73 Camille Saint-Saëns, Danse macabre, op. 40, Mineola, Dover Publications, 2005, p. 50-51.
74 Cf. Michel Solis, op. cit., p. 13, 55.
75 Albert Camus, L’Été, Paris, Gallimard (NRF), 1954, p. 155, exemplaire ayant appartenu à Tomasi.
76 Érick Falardeau, « Compréhension et interprétation : deux composantes complémentaires de la lecture littéraire », dans Revue des sciences de l’éducation, vol. 29, n° 3, 2003, p. 673-694 (consulté en ligne le 17/08/2013 : http://id.erudit.org/iderudit/011409ar)
77 Ibid.
78 Tomasi était bien conscient de cela ; il dit à son fils : « Pourtant, c’est indéniable : diriger m’a donné une connaissance, un métier, que bien d’autres n’ont pas. Et actuellement, il est certain que personne ne peut me faire la pige pour l’orchestration : là, je ne crains personne ! ». Voir Michel Solis, op. cit., p. 31.
79 Albert Camus, « Retour à Tipasa », dans L’Été, op. cit., Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2010, p. 106.
80 Henri Tomasi, Lettre à son fils Claude, Écosse, 1966 citée dans Solis (Michel), op. cit., p. 118.
81 Michel Solis, op. cit., p. 113.
Auteur
Université d’Évora, UnIMeM, Departamento de Música, Portugal
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Théâtres brésiliens
Manifeste, mises en scène, dispositifs
Silvia Fernandes et Yannick Butel (dir.)
2015
Henri Tomasi, du lyrisme méditerranéen à la conscience révoltée
Jean-Marie Jacono et Lionel Pons (dir.)
2015
Écrire l'inouï
La critique dramatique dépassée par son objet (xixe-xxie siècle)
Jérémie Majorel et Olivier Bara (dir.)
2022