La Symphonie du Tiers-Monde, image cinématographique et montage musical
p. 471-484
Texte intégral
Engagement politique et expression théâtrale
1Né en 1925 au Congo, colonie belge depuis 1886, Patrice Lumumba était ce que l’on appelait à l’époque au Congo un « évolué » ; il faisait partie de la minorité noire ayant réalisé des études. D’abord proche du parti libéral belge, il avait fondé en 1956 le MNC, le Mouvement national congolais, parti politique qui revendiquait l’indépendance du Congo vis-à-vis de la Belgique et, à la différence d’autres tendances plus ou moins séparatistes, visait la création d’un territoire national unique. En février 1960 eut lieu à Bruxelles une table ronde lors de laquelle Belges et Congolais s’accordèrent sur l’organisation d’élections nationales au cours de la même année. Les élections eurent lieu au mois de mai et donnèrent pour résultat la victoire du MNC de Lumumba ; à la suite de ces élections fut formé un gouvernement congolais et P. Lumumba fut nommé Premier ministre alors que Joseph Kasa-Vudu devenait président de la jeune république indépendante.
2Le 30 juin 1960, le Congo déclara son indépendance et, lors de la cérémonie, se manifestèrent les premières tensions au sein du gouvernement et dans les relations avec la Belgique. Tandis que le roi des Belges Baudouin Ier tendait à embellir le rôle de la Belgique durant la période de la colonisation, suggérant que son pays avait généré le processus d’indépendance au Congo, Lumumba condamna clairement la colonisation en affirmant que l’indépendance avait été le fruit d’une lutte menée depuis des années par le peuple congolais :
C’est une lutte qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage, qui nous était imposé par la force.
Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire1.
3C’est le moment de cette indépendance et l’histoire tragique de ce qui adviendra à partir de cet événement qui forment le centre de la pièce d’Aimé Césaire Une Saison au Congo et, par la suite, l’une des principales sources de l’inspiration de Henri Tomasi pour sa Symphonie du Tiers-Monde. Dans la production littéraire d’A. Césaire, les pièces de théâtre, même si elles ne sont pas très nombreuses, témoignent clairement de l’engagement radical de cet auteur qui s’est battu toute sa vie, tant par ses actions politiques que par ses écrits poétiques, pour la cause anticolonialiste et la reconnaissance du droit des peuples d’Afrique et des Caraïbes à décider de leur sort. Écrite en 1963, La Tragédie du roi Christophe retraçait ainsi les difficultés complexes de l’histoire haïtienne au moment où l’île acquiert son indépendance ; plus tard, créée en 1969, la pièce Une Tempête reprenait l’œuvre éponyme de Shakespeare mais dans une écriture aux accents violemment anticolonialistes.
4C’est en 1966 que Césaire écrira Une Saison au Congo, pièce qui retrace la difficile période de transition du Congo vers l’indépendance et, au coeur de cette période, les dernières semaines de la vie de P. Lumumba, Premier ministre du jeune État, enlevé et assassiné en janvier 1961. Césaire vouait une grande admiration à P. Lumumba qui représentait à ses yeux un exemple d’intégrité idéologique et un modèle de radicalité politique face aux discours des puissances coloniales et aux compromissions d’une certaine classe politique africaine. Ce sont des termes particulièrement lumineux et élogieux que Césaire emploie lorsqu’il parle de Lumumba, à qui il reconnaît une véritable dimension universelle :
Homme politique. Sans doute le seul du Congo et le plus grand de l’Afrique. C’est qu’il y a en lui du voyant et du poète. […] À travers cet homme, homme que la stature même semble désigner pour le mythe, toute l’histoire d’un continent et d’une humanité se joue de manière exemplaire et symbolique2.
5Aussi, la pièce que Césaire va consacrer à ce héros de l’indépendance congolaise est-elle fortement engagée par son contenu et radicale dans le ton que son auteur emploie. Ainsi, le premier discours mis dans la bouche de Lumumba, lors de la cérémonie d’indépendance, reprend-il exactement le ton de l’homme politique réel, ce ton sans concessions qu’on a déjà évoqué précédemment :
Moi, sire, dit Lumumba, je pense aux oubliés. Nous sommes ceux que l’on déposséda, que l’on frappa, que l’on mutila ; ceux que l’on tutoyait, ceux à qui l’on crachait au visage. Boys-cuisine, boys-chambre, boys-comme vous dites, lavadères, nous fûmes un peuple de boys, un peuple de oui-bwana et qui doutait que l’homme pût ne pas être l’homme, n’avait qu’à nous regarder. Sire, toute la souffrance qui se pouvait souffrir, nous l’avons soufferte. Toute l’humiliation qui se pouvait boire, nous l’avons bue3 !
6Ce n’est pas seulement le personnage de Lumumba qui est ici montré tel quel, sans concession ni envers le passé, ni avec le présent ; ce sont aussi la violence et la fausseté de la situation politique qui sont clairement contées et même, à certains égards expliquées par Césaire dans sa pièce. Celui-ci, en effet, montre au fil des scènes comment l’indépendance du Congo fut tolérée par la force des choses, mais non pas acceptée par les puissances coloniales, comment la sécession du Katanga fut fomentée par la classe financière voulant protéger ses intérêts à tout prix, mais aussi comment la compromission et le manque de vertu gagnèrent rapidement une partie de la classe politique et comment les responsables de l’ONU, à l’époque, avaient confondu sciemment la sempiternelle neutralité de l’Organisation internationale et l’obéissance aux puissantes nations occidentales. Il montre enfin comment P. Lumumba, dont la parole est crainte et l’aura dangereuse, sera neutralisé par ses adversaires politiques qui ne reculent pas devant le crime pour protéger leurs intérêts.
7La dernière scène du premier acte est exemplaire du ton et de l’engagement politique de Césaire : alors que la foule congolaise manifeste en dansant (elle danse le « cha-cha » de l’indépendance), apparaît un personnage au premier plan de la scène, un personnage que l’auteur a nommé L’ambassadeur Grand Occidental et qui tient les propos suivants :
Je sais bien qu’en tant que nation, nous avons mauvaise réputation. On nous accuse d’avoir le colt facile, mais peut-on faire la politique du rocking-chair quand le monde, pour un rien, s’agite, et que les peuples entrent en ébullition ! Quand les peuples ne se conduisent pas en peuples décents, il faut que quelqu’un les ramène à la décence. C’est à nous que la Providence a confié cette tâche. Seigneur, merci4 !
Engagement et musique, poésie et expression musicale
8En choisissant de composer sa symphonie à partir de la pièce de Césaire, H. Tomasi sait pertinemment ce qu’il fait ; il prend généreusement et politiquement parti pour ce qu’on appelle le Tiers-Monde à une époque où ce dernier, dans de nombreuses parties du monde, accède peu à peu et dans la violence à l’indépendance face aux puissances occidentales. En tant qu’artiste et à sa manière, il fait la preuve de son engagement aux côtés de ces peuples ; comme si Tomasi avait voulu expliciter plus encore sa position, il a tenu à indiquer une seconde référence : la Symphonie du Tiers-Monde est aussi écrite à la mémoire d’Hector Berlioz et la phrase choisie par le compositeur pour témoigner de cette référence importante, extraite d’une lettre du jeune Berlioz à son père, ne présente guère d’ambiguïté :
Je pense qu’il n’y a aucun obstacle à ce que j’unisse mes efforts pour l’amélioration de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, pour le classement naturel des capacités et pour l’anéantissement des privilèges de toute espèce qui, cachés comme la vermine dans les derniers replis du corps social, avaient jusqu’ici paralysé les efforts tentés pour la guérison5…
9La Symphonie du Tiers-Monde a été achevée en 1968 ; comme d’autres intellectuels et artistes de l’époque – Herbert Marcuse par exemple –, Tomasi semble avoir lui aussi pris conscience que ce que Berlioz nommait « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » se situe maintenant, dans le monde contemporain, dans l’hémisphère sud de la planète, dans les pays sous-développés et colonisés. Le fait qu’il ait tenu à faire figurer des phrases entières de la pièce de Césaire en tête de la partition – des phrases qui ont été choisies par lui comme références (presque comme un programme) des trois mouvements de la symphonie – montre à quel point son engagement d’artiste est entier.
10L’engagement est entier, certes, mais le problème de l’engagement politique en art est loin d’être une affaire simple. Cela est peut-être plus encore compliqué pour la musique et Tomasi, qui compose à cette époque depuis déjà près de cinquante ans, le sait bien. Or, il n’a pas choisi pour transcrire la pièce de Césaire une forme dramatique, ni un opéra, ni une cantate, ni un drame avec récitant, formes qu’il connaît toutes pour les avoir pratiquées. Il a choisi le genre symphonique, une genre exclusivement instrumental dont il sait pertinemment qu’il ne peut réellement prendre en charge aucun contenu discursif : ni les explications de Césaire sur l’histoire politique, ni les discours enflammés de Lumumba, ni la trame narrative de la pièce de théâtre ne peuvent être, en tant que tels, absorbés par la composition musicale et c’est la première question que pose l’œuvre de Tomasi, la Symphonie du Tiers-Monde.
11Confiant dans la capacité de la musique à porter les pulsions les plus intenses, à figurer en quelque sorte les passions dramatiques qu’elle intègre dans son tissu pour les projeter rythmiquement dans l’espace sonore, H. Tomasi semble avoir fait le choix de transcrire les grandes images poétiques et les grands caractères expressifs de la pièce. Il est vrai que l’œuvre de Césaire n’en manque pas : la palette va de la caricature (le quatuor des banquiers dans le premier acte) à la peinture typique de la société africaine (l’atmosphère des bars, par exemple). Le ton de l’auteur varie selon les scènes, pouvant passer du dialogue rapide au discours emphatique, revenant régulièrement à des parenthèses d’une poésie troublante, inquiétante ; ces moments poétiques sont essentiels, et l’on peut penser qu’ils sont pour beaucoup dans le climat des thèmes et des textures que l’imagination de Tomasi a inventés. Ainsi, dans le deuxième acte par exemple, lorsque Césaire donne la parole au personnage de Guerre civile qui psalmodie, se trouve-t-on face à une tirade représentative de ce climat :
Garçon ! Verse le malafu !
Chaud et épicé
Et tout limoneux de sa lie,
Verse le vin de palme ! Ivre, c’est mon épée que je réclame
L’épée aiguisée qui pend à la patère,
là où sont suspendus corne de buffle et sagaie !
Garçon ! Verse le malafu !
Quand je suis ivre, je décroche mon arc
là où sont suspendues trompe de guerre et sagaie.
Garçon ! Le jour je combattrai
et le soir je louangerai mon arc,
l’honorant d’un rameau de vigne sauvage
d’huile je te l’habille le soir.
Le soir il mérite de briller comme miroir6.
12Cette richesse de caractères, de tons et d’images poétiques, c’est elle que Tomasi a recueillie dans la musique et à laquelle il impulse, si l’on peut dire, un mouvement, un autre mouvement que celui de la pièce, créant une nouvelle surface imaginaire par rapport à celle du discours verbal, une surface qui ne s’appuie pas directement sur le social, le politique, sur le factuel, mais qui va prendre sa source dans une strate sous-jacente, dans la dimension du pulsionnel, de l’expressif et du rythmique, une strate qui possède au premier chef la potentialité de transmettre la violence, l’émotion, l’intensité qui sont bien celles de l’œuvre de Césaire.
13L’un des symptômes les plus évidents que l’on puisse trouver de ce travail dans la partition est la quantité surprenante d’indications expressives, de didascalies se rapportant à des affects ; le plus impressionnant à cet égard reste le second mouvement qui concentre des dizaines de caractères s’appliquant à des motifs et moments différents :
- la plupart des indications sont d’affect agité, mouvementé : dès le début du mouvement, on trouve « Allegro furioso, révolté, véhément », puis l’indication « violent, brutalement » et ensuite « déchaîné » ; plus tard, on rencontrera « molto marcato, avec rage » et même « féroce, percutant, férocement déchaîné » ; plus loin encore dans le mouvement, on trouve la phrase « comme un cri de détresse, appassionato » ou encore « sauvagement » ; une phrase musicale alliant curieusement les percussions et les ondes Martenot est même qualifiée de « hurlement » ; vers la fin, une sorte d’ostinato est indiqué « appassionato, agitato et tourmenté, d’une grande intensité dramatique » avant que le passage suivant ne soit qualifié de « tourmenté, puis avec colère », une colère qui domine jusqu’à la fin du mouvement ;
- à cette première série d’affects tourmentés s’opposent comme autant de parenthèses des moments, brefs mais marquants, qui sont clairement hérités du premier mouvement et qui sont indiqués : « lamentoso, religioso, mystérieux, espressivo, comme une prière » ; on peut retrouver ce climat dans quelques passages plus rapides, notés « plaintif, désespéré » ;
- un troisième registre d’indications concerne plus précisément la teneur technique, la pâte de certaines strates orchestrales : « scintillant, vibrant, intense, largement », autant de termes sensuels qui sont là pour préciser l’idée du timbre et de la couleur souhaités par le compositeur ;
- enfin, dans la dernière partie du mouvement, une dernière catégorie d’affects témoigne de l’ambivalence de l’expression, du moins de l’évolution de la texture musicale vers des émotions plus « positives », si l’on veut ; on rencontre alors les indications suivantes : « vibrant, joyeux, avec exaltation, giocoso », qui se mêlent cependant aux indications précédentes évoquant la colère et le désespoir.
Topiques et images cinématographiques
14L’ensemble de ces termes, révélateurs du foisonnement expressif de la pièce, nous conduit dans un premier temps à deux constats analytiques sur lesquels on s’appuiera pour la suite de cette étude : d’une part, l’emploi et la démultiplication, en quelque sorte, des caractères dramatiques importés de la pièce de Césaire et que Tomasi, non seulement importe dans l’écriture de la Symphonie, mais érige en véritables matériaux de la composition ; d’autre part, une méthode de composition qui, s’appuyant sur la tradition de la grande musique à programme – et là encore, la référence à Berlioz est emblématique –, comporte une dimension qu’on peut qualifier, à la suite de Régis Campo, de quasi-cinématographique : « on est proche de Chostakovitch et de ses symphonies (la septième, la onzième par exemple), on voit de longs travellings, des plans larges symphoniques. La caméra embrasse tout un monde vivant qui souffre mais espère aussi7. » L’observation plus détaillée du premier mouvement de la Symphonie permettra peut-être de mieux comprendre comment Tomasi construit ce « discours cinématographique » à l’aide d’un certain nombre de topiques mises en mouvement, associées entre elles au sein de ce véritable lamento qui forme le premier temps de l’œuvre et porte en exergue cette phrase de Césaire : « Afrique du Sud. Terre silencieuse, sauf de temps en temps le gargouillement d’un colt. C’est un nègre qu’on abat. »
15Le premier mouvement de la Symphonie du Tiers-Monde est en effet une marche lente, de forme symétrique – d’abord un long crescendo orchestral aboutissant à un climax, suivi d’un long decrescendo. La pièce associe plusieurs motifs qui sont autant de topiques dont les principales, par ordre d’entrée, sont les suivantes.
16En premier lieu, tout commence par une sorte de suspension, d’attente, voire de suspens vibré : il s’agit essentiellement de la note si, tenue dès le début par le piccolo et les ondes Martenot, sous laquelle intervient un accord intermittent. Ensuite, il y a la marche lente, surdéterminée par le timbre des chaînes et celui de l’enclume, qui reviendra tout au long du mouvement. Puis entre une lente mélopée en forme de lamento, de type chromatique, au timbre nasillard, qui éveille un certain sentiment d’étrangeté. Enfin arrive le motif à pas lent, à rythme pointé, caractéristique de la marche funèbre, au tuba (chiffre 4). La marche est à plusieurs reprises interrompue par des « coups », violents traits mélodiques accompagnés par les percussions. Tomasi lui-même les qualifie dans la partition de « coup de feu » (chiffre 6).
17On comprend mieux pourquoi R. Campo qualifie l’ensemble du processus de discours cinématographique si l’on remarque que l’écriture fonctionne par moments comme un montage par superposition de strates ; dans ce montage, les différentes « couches » sonores créent comme une série de plans constituant un véritable effet de profondeur comparable à l’image cinématographique, une profondeur au-devant de laquelle le plan principal, la grande mélopée, donne la sensation de se déplacer (au chiffre 8, par exemple).
18Un tel fonctionnement devient évident dès lors que se noue la tension dramatique, au centre du mouvement, au moment du climax où l’on peut clairement observer les différentes couches en présence. La tension, déjà croissante depuis plusieurs mesures, a déjà utilisé le processus de montage par superposition qui s’installe maintenant pour quelques temps. À partir du chiffre 12 de la partition, on remarque ainsi que quatre complexes forment la texture générale :
- l’ostinato rythmique aux cordes graves et à la clarinette basse (1),
- le fond rythmique de la marche aux percussions (2),
- un complexe d’accords dynamique comme une fanfare, aux cuivres et aux bassons (3),
- enfin, une mélodie appassionato aux violons et bois aigus, un chant que Tomasi qualifie sur la partition de « désespéré, déchirant » (4).
Montage musical et déploiement du rythme à grande échelle
19En fait, la technique compositionnelle par superposition du premier mouvement de la Symphonie du Tiers-Monde ne pousse pas encore très loin les caractéristiques du montage ; celui-ci demeure plutôt ici de type spatial, participant à constituer une sorte d’image complexe, enrichie et articulée par les arrière-plans qu’apportent les différentes strates additionnées. Mais il en sera tout autrement de la suite car, par rapport au premier mouvement de la Symphonie, la technique de montage opérée dans le deuxième mouvement, beaucoup plus puissante et complexe, vise à la fois à accélérer et à compresser le flux musical. Le but manifeste est ici de créer un maximum de tensions à tous les niveaux de l’écriture grâce à une multiplication d’éléments qui entrent en contraste, voire même en contradiction.
20Le texte donné en exergue pour cette partie fait nettement référence à une dimension à la fois religieuse et politique : « Cardinal S…, de quel côté auriez-vous été il y a mille neuf cent soixante et quelques années, lorsqu’on mit à mort, sous l’oppression romaine, un de vos contemporain, un certain Jésus ? Allez ! Retirez-vous, assassins du Christ8 ! »
21Si une pareille tirade renvoie à certains grands textes religieux – on pense à certains moments de cantates ou de Passions –, l’esprit en est ici totalement transformé : à travers l’évocation de la religion et de l’histoire, ce sont les sentiments de douleur, d’injustice, de révolte et de colère explosive qui sont ici mis en avant ; ce sont ces affects que Tomasi va incorporer dans le tissu musical, non pas en tant que discours, mais comme autant d’impulsions gestuelles et physiques. Si le compositeur utilise ici les techniques de montage les plus abruptes, avec des ruptures de tons, des chocs rythmiques, la brutalité des éclats et la construction en couches contradictoires qu’elles supposent, c’est qu’il sait que ces procédés, associés à des matériaux typiques marqués, vont générer une écriture d’une violence rarement égalée dans ses oeuvres. Dans ce deuxième mouvement, d’une intensité dramatique spectaculaire, il est possible de distinguer trois types de montages qui s’associent avec virtuosité.
Caractères et parenthèses
22Le premier type est un montage par juxtaposition de caractères avec parenthèses : c’est ainsi qu’est structuré tout le début du mouvement, qui fait s’enchaîner une succession de caractères dramatiques s’opposant parfois violemment :
- le premier, sans doute le principal de ces caractères, correspond à une longue phrase agité du cor (puis plus largement des cuivres), en intervalles disjoints, une phrase qui est presque construite elle-même comme un montage de gestes distendus, à la fois théâtraux et violents (début du mouvement) ;
- le deuxième est une parenthèse qui impose, sans transition, un tempo lent, comme une retenue obligée immédiatement après l’irruption de la violence, et qui tend à envoûter l’auditeur avec son rythme scandé et sa sonorité trouble (chiffre 2) ;
- les troisième et quatrième caractères, plus brefs, en quelque sorte secondaires, sont d’une part le cri strident donné de manière récurrente aux cuivres (chiffre 3), d’autre part le martèlement des percussions qui l’accompagne souvent.
23La séquence qui va du début de la partition jusqu’au chiffre 11, représentée dans le tableau ci-dessous, montre le montage en juxtaposition de l’ensemble de la section. La dernière intervention mentionnée dans le tableau génère une suite de doubles-croches ; celles-ci seront caractéristiques du mouvement endiablé qui suit et qui persistera jusqu’à la fin du deuxième mouvement.
Montage rythmique
24On peut qualifier le deuxième type de montage de montage rythmique et il est difficile de ne pas reconnaître ici l’influence déterminante de Stravinski, en tout cas du Stravinski du Sacre du printemps. Dans un sens, tout le deuxième mouvement pourrait être qualifié de montage rythmique élaboré à partir d’un nombre de cellules soigneusement choisies pour leur irrégularité de longueur, de métrique et d’accents. Parmi ces cellules, néanmoins, la préférence du compositeur va à celles construites à partir de groupes de doubles – croches, ce qui produit rapidement une sensation particulière d’ostinato construit à partir d’une séquence de quatre temps et généré par le flux en doubles-croches. Du chiffre 14 au chiffre 16 de la partition, on voit bien comment la discontinuité rythmique s’installe à partir de ce qui était d’abord une sorte de fond, de plan secondaire, et qui devient progressivement un rythme principal, à la base du montage qui va suivre et faire entrer tout l’orchestre en effervescence.
25La section autour du chiffre 17 de la partition présente un exemple magistral de ce type de montage ; on peut y observer plusieurs éléments caractéristiques :
- premièrement, on remarquera les irrégularités métriques produites par les changements rapides et répétés de mesure : 7/8, 2/4, 5/8, 2/4, 3/8, 2/4, 5/8, 2/4. On comprend aisément que le fait d’intercaler chaque fois une mesure de type binaire dans un ensemble de mesures asymétriques permet au compositeur d’entretenir une régularité et, dans le même temps, de la bousculer ;
- on remarque aussi (cf. exemple 3) que les mesures sont essentiellement occupées par des cellules rythmiques qui mettent en relief des accentuations différentes, parfois au sein des doubles-croches elles-mêmes, parfois par la superposition d’un plan plus lent en croches ou avec des irrégularités, comme la mesure en 5/8 juste avant le chiffre 17, aux percussions (gong, enclume, chaîne) ;
- on constate enfin que les éléments rythmiques, au lieu d’être écrits dans une sorte de continuité linéaire, ou tout au moins au sein d’une famille de timbres, se trouvent comme projetés dans l’espace par une écriture qui fragmente la perception de l’ensemble ; ainsi, dans cette brève séquence autour du chiffre 17, on peut par exemple observer 5 dispositifs orchestraux différents sur une très courte durée.
Montage et espace orchestral
26Cette dernière remarque sur le nombre de dispositifs différents est en fait généralisable à l’ensemble du mouvement ; il s’agit d’une troisième dimension du montage qui concerne l’espace de l’orchestre et qui tend à disséminer l’énergie sonore dans les pupitres différents en rompant la continuité, ou plutôt en construisant une continuité d’un autre ordre, différente de l’unité perceptive par familles de timbres qui caractérise souvent l’écriture symphonique conventionnelle. Ici, au contraire, l’intention d’H. Tomasi est de produire une écriture éclatée, violemment fragmentée, afin de construire, si l’on peut dire, un « macro rythme » sur une échelle plus vaste, un peu comme si chaque cellule constituait une unité élémentaire d’un rythme plus grand, un rythme corporel désordonné à la mesure de la souffrance et de la révolte collectives, celles-là mêmes qui sont évoquées dans la phrase de Césaire donnée en exergue du deuxième mouvement. L’expression, ici, se situe moins dans chaque petite unité présente que dans le mode d’agencement violent qui fragmente, coupe, met en contact brutal et crée une dimension rythmique largement rehaussée par le timbre, traité ici de manière explosive. Énergie, souffrance, caricature ironique, danse, violence : les caractères se voient alors entremêlés dans un mouvement rythmique à la fois féroce et ambivalent qui emporte tout sur son passage. Si le montage du premier mouvement contenait encore quelque chose de l’image construite, une dimension encore visuelle, tel n’est plus le cas dans cette deuxième partie, le mouvement musical trouve ici une expression purement sonore, dans une énergétique entièrement spécifique du geste musical.
Remarques sur le troisième mouvement
27À première vue, le troisième mouvement de la symphonie semble en retrait par rapport à la violence et la construction virtuose du deuxième ; à vrai dire, il était de toute façon impossible de repartir du point où en était arrivé le deuxième mouvement, sans doute le climax dramatique de toute l’oeuvre.
28Le nouveau départ se fait donc dans un climat de douceur, mais il s’agit ici d’une douceur qui, à nouveau, fait immédiatement intervenir les tensions inhérentes aux multiples caractères mis en présence, ces caractères dont on a montré l’origine dans la pièce de Césaire : tempo rapide contre tempo lent, mesure ternaire contre mesure binaire, danse contre récitatif, légèreté vivace contre pesanteur grave. À l’écoute de cette concentration dynamique de contrastes, on se prend à regretter qu’H. Tomasi n’ait pas choisi de composer un opéra à partir de la pièce d’A. Césaire tant le matériau, le ton et l’agencement des motifs sont traités de manière dramatique, dans le sens où le compositeur y fait émerger, dès l’introduction, les conflits qui s’amorcent entre les éléments et qui pourraient former la matière musicale d’une action dramatique. Ce début de mouvement est presque un début de troisième acte, tant il laisse présager de péripéties possibles.
29Les trois premières minutes du mouvement sont consacrées à cette présentation des caractères et à leur confrontation en quelque sorte juxtaposée ; c’est seulement la deuxième partie du mouvement qui va changer la donne. Là encore, on peut peut-être parler d’une conception du montage qui apporte à l’écriture une nouvelle dimension encore : celle d’un espace qui se remplit progressivement, qu’on pourrait qualifier d’« espace sonore utopique » dans lequel tout laisse à supposer que le compositeur avait cherché à faire entendre la puissance jubilatoire d’une communauté en mouvement ; une première étape est atteinte dans la construction de cet espace à partir du chiffre 16, lors d’une première séquence qui nous conduit à un premier pallier de tension. Les strates juxtaposées sont ici les suivantes :
- tout d’abord la mise en place d’un ostinato rythmique dynamique, binaire, aux cordes et à la harpe, sur un rythme qui privilégie les syncopes (1) ;
- puis, immédiatement après, une séquence intermittente aux percussions, plutôt ternaire, comportant un certain nombre d’accents décalés joués par le gong (2) ;
- sur ce fond vont entrer deux autres strates : la première est composée de guirlandes ternaires aux clarinettes, accompagnées de doublures en croches aux bois et aux cuivres (3) ;
- au chiffre 17 s’ajoute une strate mélodique aux cors, sans accents, qui semble glisser sur les autres plans, à laquelle répond une phrase des cuivres graves (4).
30Toute cette section, qui s’étend jusqu’au chiffre 24, est en quelque sorte le déploiement de la texture qu’on a présentée ci-dessus vers une tension de plus en plus grande, jusqu’à une véritable incandescence ; si l’on a tendance à qualifier cet espace d’utopique – peut-être avec les bons et les moins bons côtés de la chose –, c’est parce qu’il est conçu comme l’interaction de plans à la fois autonomes et concomitants, qui visent une téléologie commune. Pour ainsi dire, une multiplicité d’éléments coexistent, dont les débordements singuliers se joignent pour atteindre un but collectif ; nous nous trouvons en face d’une métaphore sonore spatiale d’une communauté complexe, dont les gestes individuels s’activent dans le temps vers un résultat. Par là même, la dimension pathique, au sens que lui donne Henry Maldiney, cette dimension qui correspond à notre capacité affective à accueillir l’événement, ce qui arrive tout à coup et nous fait voir autrement le monde, cette dimension pathique, c’est sur elle que joue le compositeur, c’est là le véritable lieu de son engagement artistique, avec la conviction et l’éloquence que suppose une telle posture, sans doute aussi avec tous les risques qu’elle position comporte.
31La dernière séquence du mouvement, son point le plus intense, reprend à partir du chiffre 30 cette organisation en montage par strates, multipliant encore les niveaux sonores qui interagissent : triolets rapides aux cordes et bois graves, groupes rapides aux bois et aux percussions, arpèges au piano et à la harpe, choral plus lent aux cordes aiguës et aux cors, fanfare tonitruante aux cuivres. Tous ces plans, dans les dernières mesures de la symphonie, semblent s’unifier pour construire une immense et irrésistible voix au sommet de laquelle règnent les cors, « pavillons en l’air, hurlant de joie » (ce sont les propres mots du compositeur notés sur la partition). La musique, dont le montage avait déstructuré les plans dans le mouvement central, lui octroyant une incroyable violence corporelle, retrouve à cet instant final une unité qui décuple sa force, et façonne ainsi son triomphe ; mais ce triomphe dans l’espace imaginaire du son, aussi virtuose et émouvant soit-il, demeure solitaire, car aucun triomphe dans la réalité ne lui a jusqu’ici correspondu. C’est la limite contre laquelle vient frapper douloureusement tout engagement artistique qui, fût-ce par sincérité et générosité, livre pour finir une image optimiste. Mais l’énergie que libère cette image, elle, demeure comme un espace du possible qui peut continuer de résonner.
32La puissance propre à l’écriture de Tomasi, qui est celle aussi de son engagement, réside pour beaucoup dans la Symphonie du Tiers-Monde dans la capacité qu’a eu le compositeur de capter les forces du texte de Césaire dans le medium de la musique. Dans leur continuité, les trois mouvements de cette symphonie nous font entendre les variations d’un flux musical qui se dilate et s’accélère, suspendant ses éléments, les entrechoquant dans une hétérogénéité sans solution ou les faisant converger dans l’image d’une communauté utopique, au rythme non plus d’un programme mais d’une énergétique musicale d’autant plus puissante qu’elle est à même d’intégrer des topiques et de libérer les forces que celles-ci renferment secrètement.
Notes de bas de page
1 Patrice Lumumba, fragment du discours prononcé lors de la cérémonie de l’Indépendance à Léopoldville, le 30 juin 1960. http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnai re=1447 (05/05/2014).
2 Aimé Césaire, Une Saison au Congo (présentation de la pièce), Paris, Le Seuil, 1967.
3 Ibid., p. 28.
4 Ibid., p. 47.
5 Hector Berlioz, Lettre à son père, citée par Henri Tomasi en première page de la Symphonie du Tiers-Monde.
6 Aimé Césaire, op. cit., p. 64.
7 Régis Campo, « Trois œuvres humanistes », dans Michel Solis, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, Ajaccio, Albiana, 2008, p. 176.
8 Aimé Césaire, Une Saison au Congo, phrase citée par Henri Tomasi en première page de la Symphonie du Tiers Monde.
Auteurs
Université Paris 8, Saint-Denis
Université Paris 8, Saint-Denis
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