Ulysse ou le beau périple d’Henri Tomasi (1961-1964)
Une problématique de l’acceptation du réel
p. 443-470
Dédicace
À Claude Tomasi, en témoignage d’amitié
Texte intégral
On me dira : c’est précisément là qu’est la tragédie. Je m’en doutais.
C’est un peu pour ça que je me suis décidé à écrire ce que j’écris.
Non pas que je considère mon aventure comme une tragédie,
mais ça peut passer pour un curieux opéra-bouffe.
Jean Giono (1895-1970), Noé (1947)1.
1Le projet d’un ouvrage lyrique inspiré de Naissance de l’Odyssée de Jean Giono peut surprendre chez un compositeur qui, comme Henri Tomasi, n’a jamais fait mystère de son attachement presque atavique au genre opéra, mais s’est plutôt maintenu dans des sujets graves. Les raisons qui le poussent vers ce choix sont multiples, comme nous tenterons de le démontrer, et font de l’ouvrage une énigme que la postérité n’a pas encore totalement éclaircie. Ainsi, la seule mention rapide d’Ulysse ou le beau périple dans un ouvrage général sur l’art lyrique est due à Jacques Bonnaud en 1999. L’opéra reste entouré d’un certain mystère, maintenu par son petit nombre d’exécutions :
création au Théâtre Municipal des Arts de Mulhouse le 22 janvier 19652, avec Maria Murano (Pénélope) et Franz Petri (Ulysse), sous la direction de Reynald Giovaninetti, dans une mise en scène de Raymond Vogel,
exécution radiophonique le 24 avril 1966, avec Geneviève Macaux (Pénélope) et Franz Petri (Ulysse), sous la direction de Pierre-Michel Le Conte, suivie de deux reprises.
2Il semble bien que Tomasi ait hésité quant à la forme à donner à l’adaptation de l’œuvre de Giono. Cette difficulté n’est pas due à une mise en scène délicate, mais à la synthèse que le musicien opère de son langage autant que de ses préoccupations humaines et esthétiques.
Établissement du livret
3La fin des années 1950 verra deux fois Giono adapté sur la scène lyrique, sans qu’aucune de ces deux créations n’ait véritablement rencontré son public. Dans son étude biographique sur l’auteur, Pierre Citron mentionne :
Plusieurs livres se préparent sur lui, ceux de P. de Boisdeffre3 en France, de Maxwell Smith4 aux États-Unis, de W.D. Redfern5 en Angleterre. Des opéras sont composés sur son œuvre : Que ma joie demeure de Valérie Soudère, créé à la radio le 13 juin 19586, et Ulysse ou le beau périple d’Henri Tomasi, sorte d’opéra-bouffe en trois actes publié en 1964 et représenté à Mulhouse le 21 janvier 19657.
4Pour brève qu’elle soit, la mention est déjà révélatrice de plusieurs aspects de l’opéra en question :
le manque de documents relatifs aux échanges ou aux travaux entre les deux hommes,
la difficulté de classer l’œuvre dans tel ou tel genre lyrique.
5De fait, la partition publiée par les éditions Max Eschig en 1964, soit avant même que l’opéra ne soit créé sur scène, mentionne un livret de J. Giono. Rien dans les archives conservées de l’auteur ou du compositeur ne témoigne d’échanges suivis quant à l’élaboration du texte ou à son découpage, et Claude Tomasi8 ne conserve aucun souvenir d’un déplacement du musicien à Manosque. Il est donc très peu probable que Giono ait entrepris, à la demande du compositeur, une adaptation de son propre roman.
Bien que la partition parue aux Éditions Max Eschig […] indique « livret de Jean Giono », il est peu probable qu’il l’ait écrit en tant que livret : le texte suit littéralement les dialogues de Naissance de l’Odyssée. Giono aurait réécrit plus librement. Il a dû seulement donner son accord au projet qui lui a été soumis. L’adaptation est très fidèle ; seule a été ajoutée au début une Chanson de Zélinde en langage inventé. Et le personnage de Télémaque a été supprimé9.
6Ces hypothèses se trouvent confirmées par l’unique document touchant la genèse d’Ulysse ou le beau périple, que conserve C. Tomasi. Il s’agit d’un court billet de J. Giono adressé au musicien :
18 novembre 1960
Cher Ami,
Je vous donne très volontiers l’autorisation de tirer un opéra-bouffe de Naissance de l’Odyssée.
J’aime beaucoup votre musique.
Très amicalement,
Jean Giono10.
7C’est donc le musicien qui va procéder, avec le plein accord de l’auteur, à la mise au point du livret. L’estime que Giono mentionne quant à la musique de Tomasi ne semble pas reposer sur une écoute régulière, puisqu’aucun enregistrement n’en figure dans son imposante discothèque et que jamais, dans ses entretiens avec Jean Amrouche, l’auteur n’aborde, dans ses goûts musicaux, l’œuvre de Tomasi. S’il l’a effectivement connue, ce ne peut être que par le biais des exécutions radiophoniques. Autre fait important, c’est bien d’opéra-bouffe dont il est ici question, Giono ne peut avoir arbitrairement choisi le terme, qui a donc été suggéré par le compositeur dans sa demande initiale.
8La partition reflète une certaine ambigüité quant à la terminologie :
Jeu littéraire et musical en un Prologue et trois Actes11,
Ulysse ou beau périple, opéra-bouffe en un Prologue et deux Actes (sept tableaux)12.
9Il est donc clair que, dans l’esprit même de son véritable concepteur, le livret d’Ulysse a notablement évolué au fur et à mesure qu’il a avancé dans sa mise au point. Le découpage dramaturgique de cette œuvre n’allait pas sans poser nombre de problèmes, et contrairement à l’affirmation de Pierre Citron (note 9), Tomasi ne s’est pas contenté de mettre bout à bout les dialogues contenus dans le roman, lesquels se seraient révélés trop développés. Il a opéré des choix précis, tout en restant d’une totale fidélité au verbe gionien : pas une seule réplique qui ne soit extraite du texte original. Certaines phrases, écrites par Giono en style indirect, sont transposées par le musicien en style direct.
De l’Ulysse de Jean Giono à celui d’Henri Tomasi
10Le propos de Giono dans l’élaboration de Naissance de l’Odyssée est double : d’une part instaurer un climat dans lequel l’imagination seule « fait l’épique », et d’autre part s’auto-portraiturer.
Depuis qu’à l’âge de seize ans il a lu Homère, Ulysse le fascine par deux traits : l’errance et l’imagination dans le récit. Giono […] trouve en lui une figure d’évasion : Ulysse, lui aussi, inventera ses voyages. La supériorité du rêve sur le réel, proclamée dans Angélique, éclate ici. Ulysse est évidemment Giono, dont il a les yeux bleus et le nez mince, et aussi la sensualité ; s’il n’est pas tout à fait un « voyageur immobile », il est beaucoup moins voyageur qu’il ne le raconte […]. Au cours de ses méandres à travers la Grèce, ses récits lui créent une célébrité […] il se donne involontairement une stature de héros13.
11Au-delà de l’aspect humoristique de ce héros que sa faculté d’exagération rend peu à peu victime de la légende qu’il contribue à forger, c’est bien la question de la dimension épique qui se trouve au centre de la réflexion de l’auteur, et qui doit sa seule existence possible non aux faits en eux-mêmes, mais à l’imagination qui devient le vrai. Cette vision de l’épique n’a pas valeur d’aimable plaisanterie, elle fonde, pour une large part, l’imaginaire gionien.
Naissance de l’Odyssée, hommage à l’épopée parce qu’elle est invention, est aussi un récit anti-épique par ses personnages, leurs actions, leurs aventures […]. Ulysse devient un antihéros14. […]
12Giono n’a souhaité imprimer ni au récit ni aux figures une couleur locale grecque marquée15, il les inscrit dans le quotidien : « Quant aux personnages, la plupart manquent d’ancrage dans la réalité grecque, et ressemblent, dans leur vie de tous les jours, à des Français du Midi16 ».
13Le tableau suivant synthétise les points communs et les différences entre le récit de Giono et le livret de Tomasi.
Tableau 1. Comparaison des synopsis du roman de Giono et de l’opéra de Tomasi.
Découpage du roman | Livret de l’opéra |
Prologue | Prologue (premier tableau) |
Résumé rapide du dernier voyage d’Ulysse, de sa relation avec Circé et de la vie quotidienne à Cythère, avec les rencontres à L’Éros marin. Arrivée inopinée de Ménélas et récit de l’infidélité de Pénélope. Après réflexion, Ulysse quitte Cythère pour le Péloponnèse. | Le récit est condensé à l’extrême et confié au seul orchestre, pour trois brefs épisodes enchaînés : Ulysse échoué sur la grève et en proie au désespoir après la tempête, sauvetage d’Archias devenu fou, apparition de Circé et charme immédiat qu’elle opère sur Ulysse. |
Acte I | |
Chanson sans paroles de Zélinde. Récit d’Archias à un moussaillon et conversation d’Ulysse et de Photiadès. Arrivée de Ménélas, qui conte son infortune et celle du seigneur d’Ithaque. Jalousie immédiate d’Ulysse. Il troque Archias contre un aller simple immédiat pour la côte. | |
Première partie | Troisième tableau. Scène de l’auberge |
Début du retour en Grèce et peur nocturne d’Ulysse. Scène de l’auberge. Ulysse commence à raconter sa propre légende. | Dispute entre l’ânier et les paysannes, qui débouche sur la plaisanterie de l’homme touchant la fidélité de Pénélope. Intervention d’Ulysse qui ne révèle pas son identité. Récit de la mort d’Ulysse par l’aède aveugle et début de la légende de l’Odyssée racontée par son propre acteur. |
Chapitre II | Acte II |
Rencontre avec les deux bergers Daphnis et Hylas. | Solitude d’Ulysse qui redoute la colère des Dieux. Arrivée de Daphnis et d’Hylas. Ulysse suit Daphnis sur la piste qui mène à Mégalopolis. |
Chapitre III | Cinquième tableau. Mégalopolis |
Arrivée à Mégalopolis et accueil chez le marchand d’huile Contalavos. La légende des exploits d’Ulysse le précède dans son voyage et ne cesse de prendre de l’ampleur. | Sur un champ de foire, parade symphonique des pseudo-exploits d’Ulysse. La légende du héros le précède. |
Deuxième partie | Acte III |
Dialogue entre Pénélope et Kalidassa. Solitude de Pénélope et réflexion sur la beauté et sa fugacité. Retour secret d’Ulysse, déguisé en mendiant, reconnu et annoncé par le porcher Eumée. Départ de Télémaque qui a reconnu son père, mais refuse la passivité de ce dernier, car Ulysse a décidé de ne pas combattre Antinoüs. | Réveil de Pénélope par Kalidassa. Lasse des récits que colportent déjà les chanteurs ambulants, Pénélope se laisse aller aux souvenirs des jours passés et se rappelle la voix d’Ulysse. Le vieux porcher Eumée survient en annonçant le retour du maître déguisé en mendiant, mais qu’il a reconnu. Pénélope ordonne que ce pseudo-mendiant soit bien reçu, tout en prévenant immédiatement Antinoüs. Ulysse pénètre seul dans la cour de la ferme et se met à pleurer. Antinoüs redoute le retour d’Ulysse et conseille à Pénélope de mettre fin à leur relation. Cette dernière préfère garder auprès d’elle le jeune homme, que l’on fera aisément passer pour l’amoureux de Kalidassa. Elle aperçoit le mendiant auquel elle fait bon accueil, en mettant l’accent sur la peine que lui cause l’absence prolongée de son époux. La lumière baisse sur le plateau. Elle se rallume avec un effet de soir sur la cour. Kalidassa sert le repas aux hôtes, et un couvert a été mis pour le mendiant. Lagobolon fait un récit enthousiaste de ce qu’il a appris en venant à Ithaque : Ulysse est vivant et a connu de nombreuses et glorieuses aventures. Une dispute commence avec Antinoüs. Lagobolon utilise le mendiant comme un projectile qui suffit à mettre en fuite le jeune homme. |
Chapitre II | |
Peur d’Antinoüs qui, face à la légende d’Ulysse, envisage de mettre un terme à sa liaison avec Pénélope. Ulysse fait, toujours déguisé, le tour de ses terres, en ressassant sa tristesse devant la mauvaise gestion de la ferme, ainsi que sa jalousie, tout en redoutant la jeune force d’Antinoüs. Dans sa rage contenue, il étrangle sa pie Margotton. | |
Chapitre III | |
Repas auquel Ulysse, toujours déguisé en mendiant, est admis. La conversation tourne rapidement, via le récit de Lagobolon, autour des exploits du héros. La dispute entre Antinoüs et Lagobolon va croissant, et ce dernier utilise le mendiant à la fois comme bouclier et comme projectile, ce qui met immédiatement le jeune homme en fuite. | |
Chapitre IV | |
Fuite et mort accidentelle d’Antinoüs. | |
Chapitre V | |
Retrouvailles d’Ulysse et de Pénélope, chacun feignant de croire l’autre. Suicide de Kalidassa, amoureuse d’Antinoüs. | |
Chapitre VI | |
Ulysse est face à une légende désormais entrée dans le quotidien. Retour de Télémaque, dont les aventures, depuis les années qu’il a quitté Ithaque, sont une véritable odyssée. | |
Chapitre VII | Septième tableau. Le port d’Ithaque |
La victoire de l’imaginaire sur le réel. Ulysse prépare ses nouveaux récits et s’installe dans sa propre histoire. | La légende d’Ulysse est communément admise. Le corps d’Antinoüs a été retrouvé en bas de la falaise, suite à un éboulement que chacun attribue à l’aide qu’Ulysse reçoit d’un Dieu. Le héros interrompt le récit de ses exploits, avant de rentrer précipitamment : l’heure s’avance et Pénélope ne sera pas contente. Un immense éclat de rire salue sa sortie de scène. |
14H. Tomasi n’a donc strictement rien ajouté à ce que Giono avait imaginé, son travail d’adaptation se révèle étonnement fidèle. Mais il a supprimé ou condensé un certain nombre d’éléments :
Le personnage de Télémaque n’existe plus. L’intrigue, à partir du sixième tableau, est donc centrée sur les rapports entre mari et femme, sur lesquels est ensuite bâti tout l’acte III.
Le prologue du roman est traité en deux éléments, d’une part le prélude symphonique et chorégraphique, scindé en trois brefs panneaux, d’autre part le deuxième tableau de l’opéra.
Le quatrième tableau reprend quelques éléments du début du chapitre 3 et inclut la réflexion et la crainte du héros alors qu’il pense avoir irrité les Dieux en les faisant intervenir dans son récit. La rencontre avec Daphnis et Hylas est abrégée et privée de référence homo-érotique, d’où le choix pour Daphnis d’un baryton17 et d’une voix de femme ou d’enfant pour Hylas.
Dans le cinquième tableau, l’arrivée chez Contalavos est omise. Ulysse assiste en spectateur à une mise en scène de la légende qu’il a forgée.
Le travail de condensation est plus marqué à l’acte III de l’opéra. Le départ de Télémaque est coupé, comme l’amour de Kalidassa pour Antinoüs. L’arrivée d’Ulysse intervient vite, et la scène du repas est traitée avec une grande rapidité. Le personnage d’Antinoüs est sacrifié. L’acte entier obéit à une logique de recentrage progressif sur le couple Ulysse – Pénélope.
Les retrouvailles d’Ulysse et Pénélope ont lieu immédiatement après la fuite du jeune homme de la salle des repas, alors que le roman laisse s’écouler entre les deux un chapitre entier. Pour ce duo, le compositeur est resté fidèle aux répliques échangées dans le roman.
15En parallèle avec ce travail de resserrement, H. Tomasi a procédé à quelques ajouts par rapport au roman, peu nombreux mais significatifs :
Zélinde est totalement muette dans la trame gionienne. Tomasi la rend omniprésente dans le deuxième tableau, lui confiant une chanson en langage imaginaire qui ouvre et referme la scène.
La foire du cinquième tableau comprend une page symphonique consacrée aux exploits guerriers d’Ulysse, qui rend tout à fait plausible l’expansion de la légende de l’Odyssée, à laquelle désormais le héros doit se plier.
La crainte des dieux, qui entraînait chez Giono une référence à Pan et Apollon, se trouve réduite à une seule réplique transcrite en style direct : « Je me suis égaré dans la colère de Pan silencieux18 ». Le livret place l’Homme face à lui-même, sans interface avec la sphère sacrée.
16Tomasi est Ulysse, ce que révèlent l’intérêt porté dans l’ouvrage au couple Pénélope-Ulysse et la dédicace « À ma Femme »19 portée sur la partition. Ulysse ou le beau périple est une œuvre fondée sur le mensonge et l’acceptation du réel. Au dernier acte, le héros se retrouve prisonnier de son propre mensonge, de même que Pénélope, qui a accueilli un jeune amant vigoureux, au détriment de son propre fils. En supprimant l’histoire d’amour de Kalidassa pour Antinoüs, le compositeur a mis Ulysse et Pénélope à égalité. Lors de leur dernier duo, aucun des deux n’ignore les mensonges de l’autre, et le pardon mutuel tacitement accordé se présente comme une acceptation totale, pleine et lucide conscience des faiblesses d’autrui comme des siennes propres.
17Cette dynamique rapproche les itinéraires respectifs de J. Giono et H. Tomasi, le romancier étant passé d’un panthéisme radieux (Pan) à une vision très amère des réalités humaines (Les Âmes fortes), avant d’accéder, dans L’Iris de Suse, à une acceptation de l’humain à travers toutes ses acceptions. Tomasi évolue, de son côté, d’une faculté d’émerveillement20, à une attitude de révolte contre l’absurdité qui peut être celle de la vie21, via l’inquiétude mystique et les interrogations sur la possibilité d’une rédemption et sur la notion de responsabilité. Ce cheminement aboutit à une forme d’apaisement, source d’un engagement renouvelé, qui affleure dans Ulysse ou le beau périple et se trouve magnifié dans Retour à Tipasa.
18Pour appréhender, au travers d’Ulysse, cet homme « tel qu’en lui-même », le mensonge doit être sinon accepté, du moins compris à partir du moment où, réciproque, il n’est plus dissimulation.
Maillage thématique et symbolique musicale dans Ulysse ou le beau périple
19Conçu dans son ensemble comme un récitatif lyrique continu, Ulysse ou le beau périple s’appuie sur un réseau cohérent de motifs et de thèmes dont le rôle est à la fois d’unifier les trois actes et de conférer un sens particulier au flux musical.
Motif du couple
20Ce motif mérite un examen d’autant plus approfondi qu’il est celui qui connaîtra le plus d’apparitions dans l’opéra, avec pas moins de vingt-deux occurrences ; permanence d’autant plus remarquable qu’elle s’accompagne de peu de modifications. Cette présence, qui devient presque obsessionnelle dans le sixième tableau, lors des retrouvailles entre les deux personnages, traduit bien la volonté du compositeur de centrer l’œuvre sur les rapports entre Homme et Femme, sur cette dynamique du couple qui s’accepte mutuellement.
21La première apparition textuelle de ce motif a lieu dans le deuxième tableau, deux mesures avant le chiffre 41 de la partition (exemple 1).
22Le compositeur le fait entendre à vide, sans intervention vocale, au moment où, apprenant par Ménélas son infortune, Ulysse monologue pensivement « elle m’aimait pourtant ». Malgré sa saisissante brièveté, ce motif se présente comme la jonction étroite entre deux entités :
un arpège descendant, marqué par l’altération de la troisième note qui, lui ôtant son caractère parfait, crée par l’introduction de la quarte augmentée (fa dièse – do bécarre), une tension et une attraction.
un saut ascendant de septième entraînant une impression d’aspiration difficile vers le haut, d’un déchirement. Ici encore, la bécarrisation du do change totalement le caractère du motif qui, sans cela, s’apparenterait à un mouvement harmonique de type I – V en fa dièse mineur. À un mouvement de demi-cadence, qui suppose déjà une impression d’inachevé, Tomasi superpose une tension supplémentaire, une attraction d’autant plus sensible qu’elle demeure non satisfaite.
23La symbolique liée à ce motif est précise et claire : l’évocation par l’un des deux protagonistes de l’autre est toujours associée à cet élément musical, fût-ce en pratiquant un mensonge qu’aucun n’ignore. Dans leurs faiblesses respectives, Ulysse et Pénélope sont complémentaires, et cette complémentarité se traduit dans l’appel que représente ce motif. Henri Tomasi y conserve une dynamique tonale travestie, puisqu’il ne fait que renforcer le caractère premier d’attente lié à la demi-cadence. En revanche, il ne manifeste pas d’attachement à l’ancrage tonal du motif, qui sera, presque à chaque apparition, présenté dans un ton différent.
24Les différentes occurrences de ce motif clé sous sa forme première, en dehors de celle présentée dans l’exemple 1, sont les suivantes, recensées dans le tableau 2.
Tableau 2. Occurrences du motif du couple dans l’opéra sous sa forme première.
Tableau considéré | Repère partition | Place du motif dans l’action et éléments structurels |
Tableau 5 | Lettre L | Le motif (amputé de sa première note) est intercalé dans la danse guerrière relatant les exploits d’Ulysse à la foire de Mégalopolis, véritable résumé de l’opéra. Librement dupliqué, le motif prend, à lettre O, une place de choix dans cet interlude symphonique. |
Tableau 6 | Chiffre 17 | Le motif apparaît lors du monologue de Pénélope, alors qu’elle se révèle troublée par ce que l’aède est venu faire entendre lors de la veillée, et qu’elle imagine Ulysse vivant. |
Tableau 6 | 3 mesures après le chiffre 23 et 1 mesure après le chiffre 24 | Ulysse déguisé pénètre seul dans la cour de la ferme et se met à pleurer. Moment capital que le compositeur a tenu à mettre en musique, en interrompant l’action et en laissant la parole à l’orchestre, cet instant est celui où le héros prend pleinement conscience du décalage qui existe entre la réalité et l’idéal, en même temps que de la nécessité d’aimer le réel pour ce qu’il est. C’est cette nécessité qui entraîne à nouveau l’apparition du motif, répété et insistant. |
Tableau 6 | Chiffre 45 | Pénélope console Ulysse en feignant de ne pas le reconnaître (« je voudrais lever ta douleur »). Par deux fois, le motif est présenté en début et en fin de phrase. |
Tableau 6 | Chiffre 50 | Face aux insinuations de Lagobolon (« Quelle veuve ? »), Pénélope s’insurge en rappelant qu’elle croit au retour de son époux. Encore une fois, le motif est répété à très peu de temps d’intervalle (trois occurrences). |
Tableau 6 | 3 mesures avant le chiffre 79 | Le duo entre les deux protagonistes verra plusieurs fois survenir le motif, parfois sous des formes modifiées, mais une fois sous sa forme première, précédant immédiatement l’aveu de Pénélope (exemple 2). |
Tableau 6 | 8 mesures, 9 mesures, 12 mesures et 14 mesures après le chiffre 89 | À chaque palier d’intensité du duo, le motif est présenté. |
Tableau 6 | une mesure après le chiffre 91 | Pénélope ment à propos de sa fameuse toile, et il est clair, à ce moment, que tous deux ont besoin de ce mensonge. Le motif est présenté quasiment en cantus firmus, pour son ultime apparition (exemple 3). |
25En dehors de ces apparitions textuelles, le motif du couple nous est livré plusieurs fois sous des formes modifiées, toutes chargées de sens.
Tableau 3. Occurrences modifiées du motif du couple dans l’opéra.
Tableau considéré | Repère partition | Place dans l’action et éléments structurels |
Tableau 2 | Chiffre 28 | Ulysse infidèle voit le souvenir de Pénélope s’imposer à lui, avec la répétition, par deux fois, du motif. Mais, alors que nous ne le connaissons pas encore sous sa forme première, il est livré comme une ombre de lui-même. De fait, c’est à ce moment précis que le héros prend conscience de la nécessité qu’il ressent de retrouver Pénélope. Aussi, le motif est-il incomplet encore, et fondé sur un fragment d’arpège parfait (si – sol) (exemple 4). |
Tableau 6 | 7 mesures avant le chiffre 19 | Pénélope exprime sa jalousie vis-à-vis de Nausicaa. Le premier élément du motif est considérablement déformé, comme le sentiment de l’héroïne à ce moment, et seule subsiste la tension du saut si bécarre – la bémol (exemple 5). |
Tableau 6 | 8 mesures, 11 mesures après le chiffre 38 | Pénélope ment délibérément au mendiant dans lequel elle a reconnu son époux. Seule subsiste la courbe rythmique du motif et la juxtaposition d’un mouvement descendant et d’un mouvement ascendant. |
Tableau 6 | 4 mesures après le chiffre 43 | Pénélope montre au mendiant ce qu’elle prétend être le tombeau d’Ulysse. Le motif subit l’ajout d’un fa bémol qui vient distendre l’arpège initial (exemple 6). |
Tableau 6 | 2 mesures et 4 mesures après le chiffre 81 | « Je t’attendais », avoue Pénélope. Seule la queue du motif apparaît à trois reprises, comme une gradation vers le climax du duo. |
26Musicalement parlant, le motif caractérise une complémentarité indissociable quoique distendue, et il est notable que le compositeur l’utilise à nouveau dans la cantate Retour à Tipasa (1966) pour caractériser la soif du narrateur de retrouver sa complétude au contact des ruines de Tipasa.
Motif de la jalousie
27Tomasi semble avoir considéré le ressort de la jalousie comme essentiel dans les motivations d’Ulysse. Bref, mais immédiatement mémorisable, ce motif comprend treize occurrences dans l’opéra, ce qui le place juste derrière celui du couple :
28– Tableau 2, chiffre 42. Le motif est fondé sur deux rythmes iambiques juxtaposés avec mouvements mélodiques conjoints contraires (le premier descendant, le second ascendant), les deux cellules étant reliées par une octave descendante. Le mouvement harmonique procède par glissement descendant (harmonie de mi majeur se dirigeant vers mi bémol majeur). Il est presque paradoxal que l’aiguillon de la jalousie se traduise avec autant de suavité, comme si, réconciliant in fine le héros avec lui-même, elle était autant douleur que volupté.
29Ce motif connaîtra plusieurs occurrences dans l’ouvrage, dont une anticipatrice, que le tableau suivant récapitule.
Tableau 4. Occurrences du motif de la jalousie dans l’opéra.
Tableau considéré | Repère partition | Place dans l’action et éléments structurels |
Tableau 2 | Chiffre 53 | Lorsqu’Ulysse jaloux tente de convaincre Photiadès de le ramener à la côte, le motif est entendu sur une basse tourmentée. |
Tableau 3 | Chiffre 17 | Au moment où l’ânier, dans la cour de l’auberge, plaisante sur la fidélité de l’épouse d’Ulysse, le motif est proposé à l’orchestre sur base de fa |
Tableau 3 | 1 mesure avant le chiffre 32 | Ulysse cède à la colère (« Il est vivant ! ») et se trouve obligé de raconter sa propre histoire. Le motif apparaît condensé rythmiquement. L’harmonie est la même qu’au chiffre 17, mais la strate aiguë est conçue en quintes parallèles (intervalle harmonique associé au motif de la légende, qu’Ulysse est en train de forger (exemple 8). C’est sous cette forme condensée qu’avait eu lieu, très discrètement, la première apparition du motif, à la mesure 7 du prologue, alors que sa fonction n’était pas encore claire. |
Tableau 6 | Chiffre 13 | Le motif réapparaît deux fois, identique à ce qu’il est dans l’exemple 8, au moment où Pénélope se remémore le regard de son époux. |
Tableau 6 | 5 mesures après le chiffre 38 | « Sois sans inquiétude », déclare Pénélope au mendiant, au moment où l’orchestre fait entendre la même texture que dans l’exemple 8, sans les quintes parallèles. |
Tableau 6 | 4 mesures après le chiffre 76 | Le mensonge de Pénélope voit encore l’exemple 8 apparaître. |
Tableau 6 | 3 mesures avant le chiffre 85 | Pénélope parvient au point culminant de sa partie du duo, et le motif de la jalousie est présenté en triplication. |
Tableau 6 | 6 mesures et 9 mesures après le chiffre 99 | Par deux fois, le motif de l’exemple 8 est entendu. Pourtant, le rideau est tombé sur la réconciliation des héros |
30Tomasi met l’accent sur la nécessité sans cesse renouvelée d’accepter l’autre, d’une façon bien plus profonde que dans une absolution de façade. Plus que l’expression de la pulsion jalouse, le motif se construit comme un appel suivi de sa réponse, tous deux interdépendants, sans pour autant qu’il soit possible de parler de résolution, au sens tonal du terme, comme si l’apaisement ne pouvait se présenter comme total.
Thème de Nausicaa
31Dans le livret de l’opéra, Nausicaa, jamais présente sur scène, personnifie à la fois la séduction féminine et la jalousie de Pénélope qui prend, à travers cette image, conscience de la fugacité de la beauté. Le thème, longue phrase mélodique nous est proposé neuf fois dans l’œuvre, à partir du sixième tableau, au chiffre 8 (exemple 9).
32Deux éléments distincts composent ce thème :
une première proposition en mode de sol sur sol dièse, et qui reste comme en suspens sans avoir été refermée ni mélodiquement ni harmoniquement (mesures 1-4 de l’exemple 9). Le contexte harmonique est ancré dans le ton de sol dièse majeur avec deuxième degré ajouté à l’accord parfait (la dièse). Cet accord arpégé (sol dièse – ré dièse – la dièse) est nanti d’un accord-appoggiature (la bécarre – mi bécarre – si).
une deuxième proposition en mode de la sur la dièse, elle-même formée d’un antécédent (mesures 5-6 de l’exemple 9) et d’un conséquent (mesure 7-8 de l’exemple 9). Or, cette disposition est en fait inversée, puisque c’est le conséquent qui s’achève sur un mouvement de demi-cadence, alors que l’antécédent se referme sur une cadence parfaite. Dans son ensemble, la proposition est donc de type ouvert, comme l’est le thème dans son ensemble. L’harmonie de cette deuxième proposition reste apparentée à celle de la première, sous la forme d’accords et non plus d’arpèges.
33Sous cette même forme, le thème reparaît, toujours dans le sixième tableau, trois mesures après le chiffre 10. Seule la deuxième proposition est alors citée, avec des monnayages rythmiques, lorsque Pénélope condamne l’attitude trop libre de Nausicaa dans le récit de l’aède. Il en va de même, deux mesures après le chiffre 18, dans ce même tableau.
34Le chœur des lavandières fera entendre deux fois ce thème au chiffre 22 du sixième tableau (dans son intégralité) ou sous une forme abrégée (conséquent répété de la deuxième proposition) au chiffre 25. Dans les deux cas, il s’agit de montrer avec quelle facilité la légende d’Ulysse s’impose dans l’imaginaire collectif des habitants d’Ithaque.
35La première proposition, quant à elle, est venue à l’orchestre soutenir les propos que Pénélope prête à Nausicaa au chiffre 11, dans le sixième tableau. C’est à ce moment que l’auditeur peut réaliser que cette même proposition a été présentée très tôt dans le cours de l’opéra, dans le deuxième tableau au chiffre 29 de la partition, lorsqu’Ulysse évoque son retour de femme en femme plus que d’île en île.
36Enfin, notons que Tomasi a souhaité faire réentendre le thème dans son intégralité dans le dernier tableau (chiffre 13). La légende d’Ulysse fait maintenant partie de la vie quotidienne, sans qu’il soit question de sa réalité.
Motif de la douleur
37Cet élément est directement associé à la douleur que peuvent ressentir séparément Ulysse ou Pénélope, qu’elle soit liée à l’absence ou encore à la peur. Il connaîtra quatre occurrences au cours de l’opéra, sans subir de transformations notables :
38– Tableau 1, mesures 6 et 8 (exemple 11), lorsqu’est évoqué le naufrage de la tartane. Le motif se révèle double, puisqu’il admet deux visages. Dans les deux cas, la désinence est commune, avec une descente conjointe (demi-ton, ton – mesure 6, demi-ton, demi-ton – mesure 8) suivie d’une tierce descendante (majeure mesure 6, mineure, mesure 8), mais la tête est différente (sixte mesure 6, septième mesure 8). Le motif de la jalousie apparaît mesure 7, comme un surcroît de tension apporté à l’exposition, la tête du motif se distendant, la désinence se resserrant.
Tableau 5. Occurrences du motif de la douleur dans l’opéra.
Tableau considéré | Référence partition | Place dans l’action et éléments structurels |
Tableau 6 | 7 mesures et 11 mesures après le chiffre 12 | Kalidassa, évoquant le récit de l’aède, éveille les souvenirs de Pénélope, qui sont d’abord traduits par une pulsion douloureuse. Le motif n’est ni modifié ni transposé. |
Tableau 6 | 7 mesures et 10 mesures après le chiffre 99 | Très significativement, alors que les époux sont officiellement réconciliés et que toutes les apparences sont sauves, le motif de la douleur se fait à nouveau entendre, sans modification ni transposition. |
39S’il n’est pas statistiquement le plus présent dans l’œuvre, ce motif n’en revêt pas moins une importance cruciale, ce que corrobore sa présence à la toute fin de l’opéra. Si pardon il y a entre les époux, ce n’est en rien un acte passif, mais une acceptation consciente qui, toute sereine qu’elle soit, n’efface ni les faiblesses ni la douleur.
Thème de la présence des dieux
40Dans le récit de Giono, les dieux existent comme projection de la volonté des Hommes, ce qui explique d’ailleurs leur non-intervention dans l’action proprement dite.
41Le thème spécifiquement associé à cette immanence, qui doit tout au facteur humain, fait son apparition dès le deuxième tableau au chiffre 41. Deux voix se répondent, dans l’aigu et le grave du registre, d’où un creux sonore. Le iambe initial (deux premiers temps de la mesure 1 de l’exemple 12, main droite) se trouve rétrogradé rythmiquement et mélodiquement (deux premiers temps de la mesure 2 de l’exemple 12). À cet effet pseudo-imitatif s’ajoute celui produit par le parallèle rythmique entre le deuxième temps de la première mesure de l’exemple 12 (main gauche) et les deux premiers temps de la mesure suivante (main droite), ainsi qu’entre le iambe initial (main droite), et celui du dernier temps de la mesure 1 de l’exemple 12 (main gauche). Quoique paraissant très liées, les deux voix sont notablement indépendantes sur le plan mélodique. De fait, ce que les personnages interprètent comme la volonté des Dieux n’est en fait qu’une projection de la leur, alors que c’est l’inverse qui est communément admis.
42Plusieurs autres occurrences de ce thème sont repérables dans la partition, toujours stratégiquement situées.
Tableau 6. Occurrences du thème de la présence des Dieux dans l’opéra.
Tableau considéré | Repère partition | Place dans l’action et éléments structurels |
Tableau 3 | 3 mesures avant le chiffre 34 | L’aède aveugle, écoutant celui dont il ignore qu’il est Ulysse, confie « il y a quelque chose de divin dans la disparition de cet homme ». |
Tableau 3 | 2 mesures avant le chiffre 38 | Le rideau se baisse, scellant le déclenchement de la légende de l’Odyssée. |
Tableau 5 | Chiffre 18 | Le rideau tombe sur la reprise textuelle du thème de la présence des Dieux. |
Tableau 6 | 6 mesures après le chiffre 55 | Lagobolon raconte sa rencontre avec l’aède, colporteur officiel de cette histoire dont les Dieux sont, par humains interposés, les principaux protagonistes. |
Tableau 7 | 4 mesures avant le chiffre 7 | Juste avant que Lagobolon ne déclare, à propos d’Ulysse, « Il y a sûrement du Dieu là-dessous. », le thème retentit une ultime fois. |
Motif guerrier
43L’évocation fréquente de souvenirs guerriers liés à la chute de Troie ou simplement de rapports humains tendus va de pair, durant tout l’opéra, avec la répétition d’un motif mélodique et harmonique récurrent. Ce dernier nous est livré pour la première fois dans le deuxième tableau au chiffre 32.
44Comme dans Les Augures printaniers du Sacre du Printemps d’Igor Stravinski, il est fondé sur la répétition d’un accord conçu comme une fonction indépendante colorée par le rythme. À la scansion régulière de la main gauche se superpose le rythme, en apparence libre, de la main droite. Ce dernier est, en fait, fondé sur un exposé (exemple 13, mesure 2), suivi de deux mesures identiques entre elles, qui se ramènent par plusieurs caractères à la précédente :
ajout d’un simple demi-soupir en fin de mesure (passage de 2/4 à 5/8).
quasi-duplication de la première mesure, dans laquelle le dernier accord en double croche est remplacé par un quart de soupir.
45Ce procédé très simple se heurte au temps pulsé de la main gauche et produit un halètement rythmique particulièrement efficace.
46En dehors de cette première apparition, le motif réapparaît quatre fois dans l’opéra.
Tableau 7. Occurrences du motif guerrier dans l’opéra.
Tableau considéré | Repère partition | Place dans l’action et éléments structurels |
Tableau 2 | Chiffre 35 | Ménélas explique ses démêlés avec les représentants de la jeune génération arriviste. Le thème réapparaît, mais la première mesure de main droite se trouve directement reprise sans modification rythmique, avant de se trouver resserrée par élision de la dernière double-croche en accord. |
Tableau 3 | Chiffre 30 | Ulysse, incognito, raconte sa propre épopée sous les murs de Troie à l’aède aveugle. Le thème conserve son identité harmonique, mais le rythme en est plus perturbé, sans les éléments de reprise ou de rétrogradation auxquels les occurrences précédemment mentionnées nous avaient habitués. |
Tableau 5 | Danse guerrière | Toute la danse est fondée sur une exploitation rythmique du thème, dont la texture harmonique est modifiée et allégée, dans le cinquième tableau, trois mesures avant A. |
Tableau 6 | Chiffre 30 | L’inquiétude d’Antinoüs à l’idée de rencontrer celui dont la légende fait un surhomme, s’exprime sur un écho rythmique distancié du motif guerrier. |
Motif de la lutte
47L’esprit du combat, dont il est plusieurs fois question dans le livret, s’accompagne d’un motif assez important pour qu’il lui appartienne d’ouvrir l’œuvre et de revenir quatre fois en tout dans l’ensemble de l’opéra :
48– Tableau 1, mesure 1. La main gauche chute sur des rythmes pointés épousant mélodiquement des demi-tons (la bémol – sol puis ré bémol – do), avec une quarte augmentée entre chaque palier (sol – ré bémol, do – fa dièse), tandis que la main droite répète comme rageusement un accord (le tempo reste immuable, mais le rythme véhicule une impression d’accélération qui se heurte au débit de la main gauche).
49Trois autres apparitions du motif sont notables dans l’ouvrage.
Tableau 8. Occurrences du motif de la lutte dans l’opéra.
Tableau considéré | Repère partition | Place dans l’action et éléments structurels |
Tableau 3 | 3 mesures après le chiffre 84 | Ulysse se décrit à l’aède comme en proie au harcèlement d’un Dieu jaloux. Aussitôt, le motif réapparaît à l’orchestre. |
Tableau 6 | 1 mesure avant le chiffre 32 | Lorsque Pénélope accuse Antinoüs de couardise, le motif est clairement entendu dans l’accompagnement, transposé un demi-ton plus haut. |
Tableau 6 | 13 mesures après le chiffre 85 | Le motif souligne la lutte d’Ulysse contre les éléments dans son récit. |
Motif de la colère d’Ulysse
50Ce court motif, fondé sur la répétition menaçante d’un rythme pointé évoque directement la colère d’Ulysse. Il est présenté au sixième tableau, 3 mesures après le chiffre 57. Face à Antinoüs, Ulysse déguisé en mendiant hausse le ton. Au statisme de la main droite, lourd d’énergie contenue, s’oppose la gamme ascendante par tons de la main gauche, dans un climat harmonique incertain (ré dièse mineur pour la main droite, contexte difficile à définir pour la main gauche).
51De façon presque ironique, le motif se refait entendre alors qu’Ulysse tente de réconcilier Lagobolon et Antinoüs (une mesure avant le chiffre 59 du même tableau) ainsi qu’au moment où le même Lagobolon évoque la stature physique d’Ulysse (tableau 7, 6 mesures avant le chiffre 7).
Motif du charme d’Ulysse
52En bons lecteurs d’Homère, J. Giono et H. Tomasi n’ignorent pas que « l’homme à la bouche bien huilée » est d’abord un séducteur, ne fût-ce que par son don de parole. Le compositeur associe un motif précis à ce charme insinuant. Il s’agit d’une note pivot (si bémol) nantie de ses broderies inférieures et supérieures (le la est tantôt présenté de façon réellement conjointe, tantôt à distance de septième, ce qui n’est pas sans évoquer le motif du couple). Présenté dès le prélude symphonique (tableau 1, 4 mesures après le chiffre 1), le motif sera réentendu au sixième tableau, trois mesures avant le chiffre 14, quand Pénélope évoque précisément le charme de son époux absent.
Motif du sauvetage
53Le sauvetage d’Archias, dans le prélude symphonique est évoqué par un motif presque berceur superposant le balancement en noires de deux accords à distance de tierce majeure (do dièse mineur et fa majeur) à la main droite et deux accords de septièmes à distance de demi-ton à la main gauche. En dehors de sa première occurrence (tableau 1, chiffre 2), ce motif sera réutilisé lors de l’entrée d’Ulysse dans la cour de la ferme d’Ithaque (tableau 6, 6 mesures après le chiffre 73), au moment où Pénélope le reconnaît officiellement en le sauvant partiellement de ses propres mensonges (tableau 6, 4 mesures avant le chiffre 74) ainsi que, dans le dernier tableau, lorsqu’un pêcheur raconte le repêchage de la tunique d’Antinoüs (tableau 7, chiffre 8).
Motif de l’éclat de rire
54Avec finesse, le compositeur aime à souligner le côté illusoire de l’Odyssée, en jumelant le motif qui ouvre le cinquième tableau (et donc la popularité nouvelle d’Ulysse) avec l’éclat de rire homérique qui clôt l’ouvrage. L’élément musical (exemple 18) sera donc entendu trois fois :
Tableau 5, mesures 1 à 8 (exemple 18).
Tableau 5, chiffre 2 à la fin de la parade guerrière.
Tableau 7, 11 mesures après le chiffre 19 lorsque le rideau final se baisse.
55Les apparitions de ce motif sont concentrées sur des passages particulièrement narratifs de l’action, soulignant ce que la légende naissante d’Ulysse a de risible : de la légende au rire, il n’y a qu’un pas, qui dépend du poids que nous voulons bien accorder à la première.
56Il apparaît donc clairement qu’Ulysse ou le beau périple est fondé sur un réseau motivique et thématique riche et très logiquement ordonné :
pas de motif récurrent dans le tableau 4, qui est comme dérobé au quotidien.
motif de Pénélope concentré surtout dans les tableaux 2 et 6.
motifs liés à la légende concentrés dans les tableaux 3, 5 et 7.
57Relevons également qu’aucun de ces motifs ou thèmes n’est véritablement associé à un personnage, le seul qui soit clairement attribué l’est au couple Pénélope-Ulysse et non à l’un des deux protagonistes. Le compositeur n’a donc pas cherché à établir un guide ou une balise pour l’auditeur, il se réfère plutôt à la nécessité d’une architecture souterraine, non perceptible, mais indispensable. En effet, la prédominance des motifs sur les thèmes laisse peu de place à une dimension mnésique, et le musicien considère que le réseau motivique relève d’une condition sine qua non touchant l’équilibre de l’œuvre.
58Ce réseau suppose également une hiérarchie entre les différents éléments. Il est clair que le motif principal est celui du couple, traduisant bien qu’Ulysse ou le beau périple demeure, pour Tomasi, l’opéra de la difficulté d’être de l’être humain dans sa vérité. Il serait erroné de prétendre y lire une apologie du mensonge, ce dernier n’étant qu’une projection de cette fameuse difficulté d’être. D’autres motifs sont quasiment circonscrits à un tableau, le compositeur s’interdisant l’utilisation récurrente d’un élément qui ne s’appuierait pas sur un impératif dramaturgique.
59Enfin, la densité de ce réseau ne remet nullement en question la logique du récitatif continu sur laquelle le musicien a choisi de fonder l’œuvre. Naissance de l’Odyssée base son propos sur l’oralité, il était donc obligatoire, pour des raisons de cohérence, que le débit musical se place au plus près de la parole. La seule entorse volontaire que Tomasi s’autorise par rapport à son propre postulat réside dans le monologue de Pénélope et dans son duo avec Ulysse au sixième tableau. Mais précisément, le moment où chacun des deux protagonistes admet la nécessité d’accepter l’autre, de l’aimer avec ses faiblesses, est celui où la parole n’est plus nécessaire. Il ne s’agit plus de travestir le réel, mais de le vivre consciemment.
Réminiscences et anticipations dans l’œuvre
60En dehors des thèmes et motifs récurrents que nous venons d’évoquer, l’œuvre est riche de tout un faisceau de réminiscences. Tomasi s’est projeté dans Ulysse et a procédé à un travail de synthèse sur les éléments marquants de son parcours musical et humain. Il possible de relever ces différents éléments de rappel dans Ulysse :
l’ostinato rythmique de percussion qui soutient la danse guerrière du cinquième tableau renvoie directement au Tomasi dionysiaque de Tam-tam.
le rapport de Tomasi à l’exotisme transparaît dans la chanson de Zélinde qui ouvre et referme le deuxième tableau. Zélinde n’est pas africaine, elle est à elle seule l’ailleurs fascinant. Le rythme de habanera de la main gauche (exemple 19) emprunte à la sphère hispanique, cependant que la mélodie se meut dans un diatonisme clair. Ce motif sera directement réutilisé Retour à Tipasa pour évoquer le balancement de la mer.
61– l’inquiétude mystique qui anime Miguel Mañara (1944) n’est pas directement évoquée dans Ulysse. La raison en est simple, et le compositeur l’a lui-même livrée dans ses entretiens enregistrés avec son fils Claude en 1969 :
Je suis athée, je ne crois absolument plus à rien. Je n’attends d’autre réponse que de la science. […] Si Dieu existe, il a raccroché son téléphone depuis longtemps ! Mieux vaut donc qu’il n’y ait personne au bout du fil22.
62Il ne pouvait être question, sauf à se trouver pris en flagrant délit d’insincérité, de renouer artificiellement avec une sensibilité catholique que le musicien, alors, ne reconnaissait plus. En revanche, Miguel Mañara est un opéra sur la rédemption par l’amour. La rencontre du héros avec Girolama signe non seulement sa conversion, mais sa rencontre avec lui-même, avec une essence que jusque-là, il ne soupçonne pas. Les retrouvailles d’Ulysse et Pénélope sont un écho direct de cette rencontre. Tout se passe ici comme si Miguel et Girolama avaient vécu, et comme si le temps avait substitué à l’exaltation mystique de leur rencontre une pleine conscience de ce qu’est l’autre, cette conscience pouvant seule déboucher sur un amour durable. Aussi, à deux reprises, et d’une façon qui ne peut être involontaire, Tomasi va citer le thème qui, dans Miguel Mañara, accompagne la rencontre du héros et de la toute jeune Girolama, dans l’interlude qui sépare les deux premiers tableaux (exemple 20).
63La première citation de ce thème, encore distanciée, intervient dans le deuxième tableau, 4 mesures après le chiffre 40 de la partition, lorsqu’Ulysse, apprenant l’infidélité de Pénélope, objecte « elle m’aimait pourtant ». La tête du thème d’amour de Miguel Mañara est paraphrasée (ajout du sol bémol, broderie de la quinte si bémol par le la bécarre).
64La deuxième citation, très directe, est située dans le sixième tableau, 6 mesures après le chiffre 39 (exemple 21). Elle est confiée au hautbois soliste sans aucune harmonisation. L’amour est derrière le mensonge, et ce dernier, loin de l’amoindrir, fait ici office de révélateur. C’est à ce moment très précis que Tomasi manifeste le plus directement son identification au personnage d’Ulysse ainsi que la superposition des couples Miguel-Girolama et Ulysse-Pénélope.
65Plus qu’un réseau de souvenirs musicaux, la partition d’Ulysse est bien conçue comme un autoportrait musical ordonné, logique, et les citations ne sont pas semées au hasard.
66En dehors de ces réminiscences, il nous faut mentionner la réutilisation postérieure et textuelle d’un motif tiré d’Ulysse dans la Highland’s Ballad pour harpe et orchestre (1966). C’est le petit motif qui couronne la danse de Circé dans le prélude symphonique (tableau 1), quatre mesures avant le chiffre 6 qui sera repris textuellement (notes, harmonie et orchestration) dans les trois dernières mesures de la ballade en question.
De l’opéra au Concerto pour violon
67Le Concerto pour violon (1962), sous-titré Périple d’Ulysse, est très étroitement apparenté à l’opéra qu’il complète sur le plan du sens, en reprenant plusieurs motifs.
Certains thèmes d’Ulysse ont été développés plus amplement dans le Concerto pour violon, où l’instrument incarne en quelque sorte un héros qui est à la fois Hamlet23 et Ulysse tel que s’est plu à l’imaginer Giono24.
68De fait, le concerto en question n’a rien d’une œuvre abstraite, mais ne relève pas non plus de la musique à programme. Il est conçu non comme une évocation de l’Odyssée, mais comme une vie qui se déroule, ce qui en fait une œuvre dramatique, sans recourir pour autant à un sous-texte :
Ce qui m’a le plus touché dans ce concerto, ce qui me semble unique dans cette œuvre, c’est justement qu’elle est dramatique, […] qu’elle est tout entière, également comme l’ensemble de sa musique, sous le signe à la fois de la tendresse et de la passion. C’est toujours un climat passionnel, intense, qui ne trouve de repos que dans une tendresse infinie. C’est cela qui caractérise ce concerto, par-delà toutes les péripéties qui peuvent le traverser, je dirais, comme dans une vie, en fin de compte25.
69L’orchestre mobilisé dans le concerto répond à la formule d’effectif suivante : 3. 2 (dont un prend le cor anglais). 2. 2. /4. 3. 3. 0. / 3 timbales / célesta, xylophone, caisse claire, tam-tam, 2 tom-toms, blocks chinois, cymbale suspendue / harpe / cordes. Nous constatons qu’exception faite du tuba et de quelques percussions, il s’agit du même que dans Ulysse ou le beau périple.
70Quatre mouvements composent le concerto, soit un Préambule, un Allegro, un Andante et un Final (Allegro). Tomasi n’a pas développé l’ensemble des motifs récurrents de l’opéra. Il opère une sélection, vecteur de sens, mettant parfois en évidence des éléments qui ne sont pas toujours saillants dans l’opéra.
71Ainsi, le Préambule va-t-il développer trois motifs :
celui du charme d’Ulysse (cf. exemple 16). Il est primitivement exposé par le violon soliste, quasiment sans accompagnement deux mesures après le chiffre 1 de la partition.
un élément secondaire marquant, dans l’opéra26, le moment où Ulysse prend la décision de demander à Photiadès son aide pour quitter immédiatement Cythère nous est livré ici au chiffre 3 de la partition. La décision est l’un des traits de caractère du personnage, et la mise en avant de cet aspect n’est pas sans créer un paradoxe. Volontaire, un personnage qui se laisse piéger par lui-même, qui se retrouve prisonnier de son propre mensonge ? Oui, affirme Tomasi, car Ulysse décide de créer cette légende, et alors même qu’elle semble lui échapper, il en demeure maître, il façonne son destin réel par l’imaginaire, ce qui le place en position d’artisan de ce même destin. Une fois cette position prise en compte, il n’est plus possible de ne voir en Ulysse que le héros homérique. Il est projection du créateur, allégorie de Tomasi lui-même.
Le court motif qui sera, en 1966, repris dans la Highland’s Ballad pour harpe et orchestre, sert ici, au chiffre 4 de la partition, de transition entre l’exposé des deux éléments primitivement cités et leur premier développement.
72L’Allegro répond, sans surprise, à une forme bithématique qui s’appuie sur le motif du charme d’Ulysse déjà exploité dans le Préambule et, majoritairement, sur la mélodie exposée par l’orchestre dans le sixième tableau, 9 mesures après le chiffre 84. Celle-ci, qui ne sera pas reprise ailleurs dans l’opéra, marque la déclaration d’Ulysse « Pénélope, je songeais toujours à toi ». C’est cette confession qui constitue le noyau thématique de cet Allegro, qui va plusieurs fois brasser à la fois ce thème, le motif du charme d’Ulysse, le motif du couple (chiffre 9) ainsi que la mélodie qui accompagne dans l’opéra (sixième tableau, 19 mesures après le chiffre) la réplique d’Ulysse « je voulais nager vers toi jusqu’à la fin de ma vie ». Il est clair que le périple d’Ulysse n’a rien de géographique, ni dans l’opéra ni dans le concerto. Si voyage il y a, il est celui de l’homme vers sa propre essence, vers un amour non pas assagi, mais conscient de la vérité des êtres et qui trouve en lui la force de l’accepter.
73Cette forme de sérénité ne peut se conquérir sans lutte, et il n’est pas surprenant que Tomasi ait intercalé (2 mesures avant le chiffre 26) le motif de la lutte (cf. exemple 14) aux altos et violoncelles.
74L’Andante va prendre appui sur un élément qui apparaît, à la première lecture, comme secondaire dans l’opéra. Ce court motif marque le moment où, dans le sixième tableau (2 mesures avant le chiffre 14), Pénélope avoue « et j’écoutais sans comprendre ». De façon très symbolique, le compositeur associe dans le Concerto (mesures 2 à 6 de l’Andante), pour la partie soliste, cet élément avec le motif de Pénélope, formant un thème qui va être l’objet d’un développement serré, en confrontation avec le motif du charme d’Ulysse. Loin d’être l’apaisement que le titre du mouvement laisse augurer, ce mouvement manifeste la nécessaire incompréhension qui doit précéder la réconciliation finale des deux protagonistes, et la permanente tension chromatique que le musicien entretient le traduit de façon claire.
75Le dernier mouvement du concerto, Final, va reprendre les différents thèmes exposés en les confrontant de façon de plus en plus brutale, jusqu’à un accord ultime qui n’a rien d’une résolution (il peut être lu comme la superposition d’un accord de si majeur et d’un accord de sol majeur, avec ajout d’un do dièse, sans qu’il soit possible de parler d’affirmation de tel ou tel ton au détriment d’un autre). On peut être surpris de ne pas retrouver dans le concerto l’apaisement de la fin de l’opéra, mais le périple d’Ulysse admet-il un point final ? Cet idéal d’acceptation consciente vers lequel le compositeur tend dans son ouvrage lyrique, et qui s’écarte notablement de la vision de Giono au moment de l’écriture du roman, peut-il être atteint d’une façon définitive ? L’éclat de rire sardonique qui clôt l’opéra nous en laisse douter, et le Concerto répond non à la question de façon tranchée.
76Il est clair de l’opéra et le concerto forment un diptyque cohérent, le second complétant le premier non seulement sur le plan musical, mais également sur celui du sens.
Langage musical dans Ulysse ou le beau périple
77L’approche du langage de Tomasi dans l’ouvrage est complexe parce que multiple :
la polytonalité n’existe pas en tant que phénomène radical. Lorsqu’elle se manifeste, comme dans le motif de la jalousie (cf. exemple 7), elle est soit le fait d’une tonalité utilisée comme appoggiature de l’autre, soit le fait d’une figure harmonique purement décorative posée, sans affirmer vraiment de ton, sur un socle grave beaucoup plus fermement assis.
H. Tomasi conserve toujours une polarité de tonique dans l’échelle musicale, sans qu’il soit question d’attraction ou de répulsion entre les degrés eux-mêmes. De fait, la modulation en tant qu’outil n’existe plus dans Ulysse. Lorsqu’il s’agit de changer de cadre tonal, ce sera le fait d’une transition non préparée, évoquant l’effraction plus qu’un cheminement balisé.
la modalité évoquant un archaïsme hors du temps (scènes des bergers, chœur des laveuses) utilise des modes ecclésiastiques ou la gamme par tons, jamais de modes exotiques ou inventés.
78Ces paramètres d’orchestration et de langage sont déjà utilisés dans Le Silence de la mer, et le seront encore, de façon toujours plus évidente et accusée, dans Chant pour le Viêt-Nam ou la Symphonie du Tiers-Monde. En ce sens, Ulysse signe bien un carrefour dans l’œuvre du musicien, l’ancrage définitif dans sa dernière manière.
D’Ulysse à Hamlet
79H. Tomasi songe sérieusement à adapter en opéra le Hamlet de Shakespeare. La continuité avec la démarche entreprise dans Ulysse est réelle. Le jeune prince feint la folie jusqu’à ne plus agir que comme le fou pour lequel il souhaite être pris. Lui aussi devient prisonnier de sa légende, et ce d’autant plus que pèse sur lui, via les instructions du spectre, le poids d’un passé contraignant. La question « être ou ne pas être » peut se comprendre selon l’axe « qui ou quoi être ? À quel réel répondons-nous ? Y a-t-il un réel unique ou bien les réels ne sont-ils que des versants de l’imaginaire ? »
80La réflexion sur Ulysse ou le beau périple a visiblement évolué pour le musicien durant la composition de l’ouvrage. Il devenait clair, au fur et à mesure que le travail avançait, que la dénomination opéra-bouffe ne pouvait rendre compte de la profondeur des thèmes abordés, mais seulement d’une surface. Le vocable opéra apparaissait comme trop chargé d’un héritage de conventions ou simplement trop vague, et celui définitif de jeu littéraire et musical rend plus fidèlement compte de ce laboratoire qu’est l’ouvrage. La notion de jeu ne renvoie pas ici à celle de pur divertissement, mais à l’idée d’une œuvre perpétuellement ouverte à la réflexion, d’un champ non clos que tout un chacun peut s’approprier.
81La vie à la scène d’Ulysse ou le beau périple pose évidemment le problème de sa réalisation, mais elle reste un défi stimulant jeté au metteur en scène. Peut-être l’adjonction, entre les tableaux, d’un texte de liaison (et celui écrit par Denise Vautrin pour la réalisation radiophonique de 1966 est assez idéal en ce sens) permettrait-elle de renforcer encore la portée de l’œuvre en introduisant l’auditeur au cœur des problèmes soulevés par cet opéra complexe, qui tient dans le legs tomasien une place capitale pour la compréhension de l’homme comme de son œuvre.
Notes de bas de page
1 Jean Giono, Œuvres romanesques, vol. III, Noé, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1974, p. 621.
2 L’ouvrage avait été accepté comme commande par les Arts et Lettres. Tomasi avait entrepris les démarches en ce sens une fois la composition entamée, et la commande en question n’a donc influé en rien ni sur le choix du sujet ni sur son traitement.
3 Pierre de Boisdeffre, Jean Giono, Paris, Gallimard, 1965.
4 Maxwell A. Smith, Jean Giono, New York, Twayne Publishers, 1966.
5 W.D. Redfern, The private world of Jean Giono, Durham, Duke University Press, 1967.
6 Le livret, dû à la collaboration entre François Robert et Valérie Soudère, compte quatre actes et onze tableaux.
7 Pierre Citron, Giono 1895-1970, Paris, Seuil, 1990, p. 496.
8 Claude Tomasi, Entretien privé avec Lionel Pons, Marseille, 23 juillet 2012.
9 Pierre Citron, op. cit., p. 636.
10 Jean Giono, Lettre à Henri Tomasi, 18 novembre 1960, Archives Claude Tomasi.
11 Henri Tomasi, Ulysse ou le beau périple, partition chant-piano, Paris, Max Eschig, 1964, page de garde.
12 Ibid., présentation de l’argument du prologue. Rien, dans la suite de la partition, ne porte trace du premier découpage, vraisemblablement en deux actes.
13 Pierre Citron, op. cit., p. 108-109.
14 Pierre Citron, op. cit., p. 109.
15 Pierre Citron (ibid.) mentionne que c’est Lucien Jacques, peintre et ami du romancier, qui le dissuada de maintenir dans le texte des expressions provençales ainsi que des références trop précises à des lieux de la périphérie de Manosque.
16 Ibid., p. 110.
17 Curieusement, la distribution de la création a confié ce rôle à une femme (Catherine Bartringer) ne tenant pas compte de la volonté expresse du compositeur, qui a été respectée dans la version radiophonique de 1966.
18 Henri Tomasi, livret d’Ulysse ou le beau périple, acte II, tableau 4.
19 Henri Tomasi n’avait plus dédié d’œuvre à son épouse Odette Camp depuis Cyrnos en 1929.
20 Durablement ancré dans l’imaginaire du compositeur, cet aspect est particulièrement saillant dans les œuvres inspirées par des horizons lointains rêvés, de Tam-tam (1931) à L’Atlantide (1951).
21 Du ballet Les Noces de cendres (1952), à l’ultime Symphonie du Tiers-Monde (1968), cette préoccupation demeure dominante dans le legs tomasien.
22 Henri Tomasi, cité par Michel Solis, op. cit., p. 52.
23 Cette mention d’Hamlet témoigne déjà de l’intérêt que le compositeur porte au héros shakespearien au début des années 1960. Rappelons que le musicien envisage, dès 1962, de composer un ouvrage lyrique sur ce thème, dont il ne nous reste que quelques brouillons et la pièce Être ou ne pas être pour trombone basse solo (ou tuba) et trois trombones en ut (1962).
24 Henri Tomasi, autobiographie au magnétophone, 1969.
25 Devy Erlih, Henri Tomasi par lui-même, émission d’Édouard Exerjean et Robert Ytier, France-Musique, 29 mars 1972.
26 Tableau 2, trois mesures après le chiffre 42.
Auteur
Conservatoire National à Rayonnement Régional de Marseille
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