Le Concerto de guitare de Tomasi et la mémoire du poète assassiné
p. 417-442
Texte intégral
1« Mais ma fille, qu’est-ce qu’une noce ? Les fleurs ? Les gâteaux ? Non. C’est un grand lit brillant avec un homme et une femme1. » Une telle sagesse populaire spontanément proférée dans la bouche d’une servante aurait bien inspiré Henri Tomasi et pu tirer de sa plume de magnifiques pages musicales, témoins de son don inné du drame, mêlé au sarcasme et à l’humour. Pourtant, n’ayant pas obtenu l’autorisation de mettre en musique Bodas de Sangre2 (Noces de sang, 1933), l’une des pièces de théâtre centrales de l’œuvre de Federico García Lorca, le compositeur abandonne ce drame inspiré de la vie traditionnelle des villages andalous et va aborder, dans un récit psycho-musical, les dernières heures de la vie du poète-artiste avant sa mort tragique, fusillé du haut de ses 38 ans, près de Grenade en l’été 19363.
2Auparavant, la lecture de Bodas de Sangre avait inspiré au compositeur un grand nombre de thèmes musicaux. C’est alors qu’en 1966, le très fameux duo Presti-Lagoya lui propose de composer un concerto pour deux guitares. Ainsi, Tomasi décide d’utiliser dans une pensée nouvelle les matériaux qu’il avait déjà réunis ; affecté par le sort de Lorca, il choisit d’évoquer les dernières heures du poète en prison avant qu’il ne soit abattu par les armes franquistes.
3Au cours de l’existence du duo, de 1950 à 1967, le couple Ida Presti et Alexandre Lagoya avait rencontré un succès tellement croissant qu’ils furent les dédicataires privilégiés d’un très grand nombre de compositeurs, notamment : André Jolivet, Sérénade pour deux guitares (1956) ; Jean-Yves Daniel-Lesur, Élégie pour deux guitares (1956) ; Mario Castelnuovo-Tedesco, Les Guitares bien tempérées : 24 préludes et fugues (1962) et Concerto pour deux guitares et orchestre (1962) ; Pierre Petit, Concerto pour deux guitares et orchestre, (1964), et Joaquin Rodrigo, Concierto madrigal pour deux guitare et orchestre (1966).
4La création mondiale du concerto de Tomasi était programmée le 18 juin 1967 pour le Festival de Strasbourg sous la direction de Charles Munch. La disparition soudaine d’Ida Presti lors d’une tournée aux États-Unis en avril 1967, suite à des complications de son cancer des poumons, fait annuler cette audition. En 1968 et à la demande d’A. Lagoya, Tomasi réécrit son concerto et l’adapte pour une seule guitare. Ainsi naquit le Concerto pour guitare et orchestre, à la mémoire d’un poète assassiné : Federico García Lorca.
5La Première mondiale a lieu le 12 mars 1969 aux Concerts classiques de Marseille par l’Orchestre philharmonique de l’Opéra de Marseille dirigé par Van Remoortel, avec en soliste A. Lagoya, son dédicataire. Quelques semaines plus tard, le 7 avril 1969, Lagoya enregistre le concerto en Yougoslavie avec l’Orchestre de la Radio de Zagreb sous la direction de Jean Périsson. Ce concert fut également radiodiffusé. Cette bande, numérisée en 2004, reste jusqu’à aujourd’hui l’unique référence phonographique du concerto de Tomasi. Quarante-cinq ans après, seule une trentaine d’interprétations en concert ont eu lieu. Disparu en 1999, Lagoya avait obtenu l’exclusivité à vie de l’interprétation de la partition.
Tomasi et la guitare
6L’usage de la guitare chez Tomasi a été présent tout au long de sa vie créative. Confinés à différents rôles, l’analyse de son catalogue fait percevoir trois types de guitare dont l’emploi coïncide quasiment à trois phases différentes de l’œuvre du compositeur4. On distingue alors : la guitare pittoresque, la guitare personnage et la guitare protagoniste5.
7La guitare pittoresque est porteuse d’images, de sons mythiques, de rêves… Le timbre de l’instrument, ses arpèges, ses accords, sa palette sonore, exhalent un aspect populaire méditerranéen et embellissent des œuvres dont l’orchestration est déjà riche en couleurs et en timbres :
8– Cantu di Cirnu (Chants de Cyrnos) (1933)
91.0.1.0/1 guitare ou harpe/1 accordéon/glock/perc/cordes/voix élevée
10– François d’Assise (Il Poverello), drame lyrique (1957)
113.2.2.2/4.3.3.1/perc/timb/cél/vibra/xylo/guit/o. Martenot facult/harpe facult/piano/ cordes/chœur mixte (12 femmes, 12 hommes min./4 solistes, petits rôles parlés pris dans les choristes
12– Messe de la Nativité ou Divertissement pastoral, thème et variations sur de vieux noëls provençaux (1960)
132 voix d’enfants et petit orchestre : 2 galoubets-tambourins, 2 hautbois, 1 cor anglais, 2 guitares (facultatives)
14– Dix-huit chants populaires de l’Île de Corse, pour voix et orchestre (1961)
150.4 (dont 1 cor ang).0.0/2 guit/perc/cél/glock/vibra/chœur de femmes/2 voix solistes (S, MS)
16– Concerto de printemps pour flûte et orchestre (1965)
174 timb/perc (1 ex : marimba, vibra, xylo/piano jouant le célesta/guitare ad lib./cordes (max : 6.6.3.3.2)
18La guitare personnage, en revanche, joue des rôles, dialogue avec d’autres instruments et assume la linéarité d’une esthétique chambriste. Dans Recuerdos de las Baleares, par exemple, la partition est le résultat d’une réminiscence de scènes musicales vécues à Mallorca et à Ibiza pendant le séjour andalou de Tomasi et de sa femme Odette Camp en 19616.
19Cette typologie se retrouve dans :
20– Le petit Chevrier corse (1955)
21flûte et guitare, ou piano ou harpe
22– Recuerdos de las Baleares (1962)
23percussion, 3 guitares, hautbois (ou petite flûte)
24Enfin, la guitare protagoniste apparaît chez Tomasi dans la dernière partie de sa vie. L’instrument s’empare alors de toute la profusion expressive et de la charge émotive typiques de sa musique. Avec l’emploi d’une technique instrumentale dégagée des préoccupations ergonomiques de l’instrument, la guitare se voit amenée à explorer d’autres dimensions interprétatives, dictées principalement par l’idée musicale et l’argument compositionnel.
25L’amitié naissante entre Tomasi et le duo Presti-Lagoya va nourrir alors son catalogue de duos et de solos de guitare. Le concerto sera véritablement le point culminant de cette riche collaboration :
26– Pastorales provençales (1965)
272 guitares, flûte, 2 violons soli et orchestre à cordes ;
28– Concert champêtre, d’après Watteau (1966)
292 guitares ;
30– Concerto de guitare (1967)
31guitare solo - 2 (1).2 (1). 2.2/3.3.0.0/timb/2 perc : t-tam, cymb, casta, tamb. de basque, tamb milit, 2 toms-toms graves, xylo, vibra, marimba, timbres/cordes (max : 14. 12.10.8.6) ;
32– Le Muletier des Andes (1969)
33guitare solo.
La guitare est la voix du poète
34À l’instar de l’opéra pour l’Italie, de l’impressionnisme pour la France ou du jazz pour les États-Unis, au fil du temps, la guitare est devenue l’emblème national de l’art et la culture espagnols. Dès le xvie siècle, cette image s’est vue construite par l’apport de célèbres vihuelistes et guitaristes baroques tels que Luys de Narváez (1500-1555), Alonso Mudarra (1510-1580) et plus tard, Gaspar Sanz (1640-1710).
35Au xixe siècle, une lignée de guitaristes-compositeurs-pédagogues espagnols va réussir à renouveler la technique de la guitare et élargir ses moyens expressifs, la haussant ainsi au rang des autres instruments solistes en vogue, le violon et le piano. L’image du virtuose romantique va alors s’incarner à travers les nouvelles stars de la guitare, et séduire même un certain Paganini7. Ferdinando Sor (1778-1839), Dionisio Aguado (1784-1849) et Francisco Tárrega (1852-1909) vont inscrire de façon déterminée la guitare dans le paysage musical bourgeois et vont jusqu’à fasciner – bien avant l’avènement du flamenco – un public parisien et londonien toujours avide d’exotisme et de renouveau artistique. À ce moment même, dans ses ateliers de Séville et d’Almeria, le luthier espagnol Antonio de Torres (1817-1892) va élaborer la forme définitive de l’instrument qui, dorénavant, sera désigné comme étant la guitarra clásica8.
36Au xxe siècle, c’est grâce à une somme d’œuvres espagnoles9 – dont une grande partie va naître autour du personnage d’Andrés Segovia (1893-1987) – que l’esthétique et la couleur de la guitare vont nettement se teinter d’espagnolisme, voire d’andalousisme. Il faut attendre alors le milieu du siècle pour qu’une actualisation du langage et un renouveau de la technique instrumentale puissent êtres possibles ; la fraîcheur de musiques rythmiquement vivantes et la grande inventivité offertes par des compositeurs venant pour la plupart d’Amérique latine10 vont réussir enfin à contrebalancer un siècle de domination espagnole.
37Dans l’argumentaire de sa thèse Guitare et identité espagnole de 1880 à 1920 Vinciane Garmy11 note :
En 1898, alors qu’elle perd son empire, l’Espagne a besoin de trouver son unité. La guitare sous ses deux formes principales – classique et flamenca –, est très présente dans la société espagnole et conquiert un public de plus en plus nombreux, y compris hors des frontières : quoique longtemps considérée comme un instrument de seconde catégorie, elle devient un symbole de l’Espagne à échelle internationale. […] Si l’image de l’Espagne se trouve liée au flamenco, est-ce dû à une insertion des gitans dans la société ou le flamenco perd-il ses origines ? L’identité gitane pose question, comme l’andalousisme : pourquoi la culture andalouse suffirait-elle à représenter la nation ? Si la guitare est signe d’unité, est-ce le fruit d’une construction idéologique et d’une stratégie commerciale, alors que la société est fortement divisée ? L’identité nationale n’étant pas clairement constituée, l’objet culturel dissimule des clivages qui éclateront pendant la guerre civile. Quels sont les liens et les lieux de confrontation entre une réalité et son symbole, et quelle est l’importance d’un élément culturel dans la quête d’identité de la nation espagnole ?
38De ce fait, il serait donc légitime de penser que le fait de choisir la guitare comme protagoniste, symbole du peuple et voix du poète, n’est ni fortuit ni anecdotique dans le concerto de Tomasi. Venant de la part d’un compositeur en pleine maturité et en totale maîtrise de son art, son choix doit nous guider dans la lecture de ce concerto et nous fournir les clefs de compréhension nécessaires afin de situer le soliste et l’orchestre dans leur condition requise, celle du héros poète face au désordre ambiant et également face à ses souvenirs d’enfance, à ses amours, à sa déception, … à sa vie en somme.
39Voici le texte de présentation, que l’on trouve tapé à la machine et collé à la première page du manuscrit du Concerto, rédigé en 1966 :
Concerto pour guitare et orchestre à la mémoired’un poète assassiné
Ce concerto est dédié à la mémoire de Federico Garcia LORCA, poète assassiné.
Lorca fut arrêté et jeté en prison. Jusqu’à la fin, pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, il sentit l’assaut du passé; son enfance, les lieux, les rythmes, les êtres aimés, ressaisis par éclairs à jamais… Puis vinrent l’angoisse et l’horreur des derniers moments.
Federico fut passé par les armes des franquistes à l’aube du 19 Juillet 1936, dans un champ d’oliviers près de Grenade. Ce que les tueurs voulurent détruire en lui, c’étaient les sources du chant et de la vie.
Nous savons désormais que l’Art et la Beauté ne fleurissent pas là où est étouffée la liberté. henri tomasi12
40Afin de se rapprocher de ce dernier état d’âme de Lorca, nous nous pencherons sur son dernier recueil de poésie Sonetos del amor oscuro (1936), publié en pleine guerre civile, quelques semaines avant son exécution. Dans ce recueil, la mort côtoie l’amour, l’existence est dépeinte avec un fort sentiment d’exaltation et un sens authentique du beau. Aucun flétrissement, toute l’ambiguïté des sentiments et des affects est là, tout y est, pêle-mêle, telle une vie… la vie d’un poète porté au-delà de son art, déçu du monde qui l’entoure, assumant ses conflits, s’interdisant de perdre les attaches avec sa terre natale, avec sa famille, avec les aspirations de ses compagnons, avec sa foi en un monde meilleur…
Soneto de la guirnalda de rosas ¡Esa guirnalda ! ¡pronto ! ¡que me muero !¡Teje deprisa ! ¡canta ! ¡gime ! ¡canta ! que la sombra me enturbia la garganta y otra vez y míl la luz de enero. | Sonnet de la guirlande de roses13 Cette guirlande ! presse-toi ! je meurs ! Tresse-la vite ! chante ! gémis ! chante ! Je sens l’ombre qui vient troubler ma gorge et c’est janvier qui luit pour la millième fois. |
Entre lo que me quieres y te quiero, aire de estrellas y temblor de planta, espesura de anémonas levanta con oscuro gemir un año entero. | De moi à toi, de je t’aime à tu m’aimes, un souffle d’astre et un frisson de plante, une épaisseur d’anémones me font gémir obscurément une année toute entière. |
Goza el fresco paisaje de mi herida, quiebra juncos y arroyos delicados. Bebe en muslo de miel sangre vertida. | Jouis du frais paysage de ma blessure, brise des joncs et de fins ruisselets, et bois le miel de mon sang répandu. |
Pero ¡pronto ! Que unidos, enlazados, boca rota de amor y alma mordida, el tiempo nos encuentre destrozados. | Mais hâte-toi, pour que, dans une étreinte, bouches brisées d’amour, âmes mordues, le temps nous trouve ensemble déchirés. |
41À première vue, l’une des premières questions qui se posent est le sens de l’adjectif « obscur » des Sonnets de l’amour. S’agit-il d’un amour refoulé ? interdit ? d’un amour abattu, d’une passion endommagée, sombre et douloureuse, sans contrepartie ni ressentiment ? A posteriori, il apparaît qu’il s’agit de l’histoire personnelle du grand poète espagnol du xxe siècle, celle de sa passion et celle de sa peur, celle du mystère de son retour à sa terre natale et celui de la fin de sa vie.
El poeta dice la verdad Quiero llorar mi pena y te lo digo para que tú me quieras y me llores en un anochecer de ruiseñores, con un puñal, con besos y contigo. | Le poète dit la vérité14 Je veux pleurer ma peine et te le dire pour que tu m’aimes et pour que tu me pleures par un long crépuscule de rossignols où poignard et baisers pour toi délirent. |
42Dans sa partition et afin de conjuguer, confronter et superposer ces différents sentiments et ces derniers souvenirs de Lorca, Tomasi va procéder à l’écriture de son concerto en choisissant une structure segmentée utilisant une technique de découpage-montage qui peut s’apparenter au cinéma. Afin d’atteindre un summum de dramatisme musical, il va également faire appel à une série de techniques polyphoniques telles que l’écriture responsoriale, l’antiphonie et la polytonalité.
La partition de guitare
43Nombreuses sont les techniques guitaristiques que nous pouvons trouver dans le concerto de Tomasi15. Avec une franche prédilection pour le lyrisme, les passages mélodiques sont les plus fréquents, dans les registres medium et grave, utilisant beaucoup de vibrato et de jeu expressif. Voici un sommaire des techniques de guitare utilisées par Tomasi :
44– Mélodies : elles peuvent se présenter soit sous une forme nue, monodie sans accompagnement (exemples 1, 2 et 3) soit dans des formes plus enrichies, en tierces (ex. 5 et 6), ou également en octaves (ex. 4), ce qui met en relief le thème et rajoute une strate dramatique à ces mélodies pensées initialement pour deux guitares jouant à l’octave :
45Dans certains passages, Tomasi procède à un jeu de résonance de la mélodie – pour lequel nous osons le néologisme – de « désoctaviation » en utilisant les octaves diminuées et augmentées sur les différents registres, entre cordes filées cuivre sur soie et cordes nylon (ex. 7) :
46– Arpèges : comme dans la harpe, les arpèges ont souvent été le symbole de la guitare, quels que soient le style ou l’époque. La guitare étant un instrument d’accompagnement à la base, la littérature guitaristique est riche d’exemples d’arpèges d’une à six cordes avec toutes les combinaisons imaginables des doigts de la main droite. Dans son concerto, Tomasi utilise diverses formes d’arpèges, notamment des formules brèves, basées généralement sur des triades, avec des déplacements latéraux sur le manche d’une main gauche tenue en position fixe. À l’écoute, cela donne l’impression d’arpèges chromatiques et d’un effet de glissement harmonique (ex. 8 et 9). L’influence du piano est avérée :
47– Accords : plaqués (ex. 10 et 11) ou brisés, le jeu d’accords rappelle lui aussi les origines populaires de la guitare et son rôle d’accompagnateur du chant. Certains passages d’accords brisés, indiqués « sauvagement » par Tomasi, seront joués par Lagoya avec la technique du rasguado, chère aux joueurs de flamenco (ex. 12) :
48– Mélodie accompagnée : héritage du classicisme et du romantisme, elle figure dans le concerto soit à travers des accords ponctuant de temps à autre un chant dans l’aigu (ex. 13), soit par des arpèges en forme d’ostinato au dessous d’un chant de basses (ex. 14), soit à travers l’arpège des cordes basses à vide soutenant une mélodie sur la corde chanterelle (ex. 15 et 16) :
49En utilisant des arpèges harmoniquement mobiles synchronisés à une mélodie lyrique, Tomasi crée un climat de grande tension dramatique. D’un point de vue guitaristique, cela implique une difficulté technique exigeant à la fois d’assurer une ligne mélodique appuyée et en legato, tout en réalisant de rapides démanchés de la main gauche. Manifestement, l’inspiration est, encore une fois, pianistique (ex. 17) :
50– Contraste de registres : dans ses mélodies, Tomasi va amplement explorer la grande palette timbrique qu’offre un « instrument orchestre » tel que la guitare en jouant sur le contraste des registres. Dans le 2e mouvement par exemple, il va même abaisser la corde grave mi jusqu’au do dièse, soit une tierce mineure plus bas que l’accordage habituel. Le contraste mélodique entre un antécédent peu mobile dans le registre medium et un conséquent descendant dans le registre grave joué sotto voce, donne l’impression de deux instruments qui conversent ensemble (ex. 18) :
51– Le Trémolo : encore une autre technique chère à la guitare, mais qui va s’étendre dans ce concerto vers l’utilisation de deux cordes aiguës au lieu d’une seule habituelle (ex. 19 et 20) :
52– Les doubles voix : leur usage est très fréquent dans le Concerto de Tomasi, et ce dès l’énoncé du schème principal. On peut noter plusieurs combinaisons, soit par un glissement de quartes (ex. 21), soit par une antiphonie mélodique (ex. 22), soit en résonance d’un accord suspendu « comme un glas » (ex. 23), soit directement en glissement harmonique simultané de plusieurs voix (ex. 24) :
53Bien qu’il n’y ait quasiment pas de contrepoint ou de passages techniquement impossibles dans la partie de guitare, le rôle dédié au soliste, dans le Concerto de Tomasi, demeure toutefois l’apanage des virtuoses de l’instrument. La grande expressivité de la guitare est mise au service d’un discours dramaturgiquement complexe. Le jeu véloce, la multitude de variétés combinatoires instrumentales et les enchainements harmoniques de type romantico-pianistique offrent à ce concerto quelques heureuses trouvailles.
54Dans son Concerto de guitare, comme dans ceux conçus pour les autres instruments d’ailleurs, Tomasi situe le soliste à sa juste place, témoignant ainsi de sa maîtrise – conceptuelle du moins – et son admiration de cet instrument. Cette considération vient justement conforter celle d’un autre compositeur et orchestrateur français, anciennement guitariste :
[La guitare est un instrument] à exécuter seul des morceaux plus ou moins compliqués et à plusieurs parties, dont le charme est réel lorsqu’ils sont rendus par de véritables virtuoses. […] Son caractère mélancolique et rêveur pourrait néanmoins être plus souvent mis en évidence ; le charme en est réel, et il n’est pas impossible d’écrire de manière à le laisser apercevoir16.
Polytonalité et antiphonie : modernité ou archaïsme ?
55Deux aspects de modernité, d’apparence antagonistes, sont remarquablement présents dans l’écriture orchestrale du Concerto de guitare de Tomasi : la polytonalité et l’antiphonie. Bien que la première technique s’apparente à la modernité tellement prisées par les compositeurs du xxe siècle, elle peut néanmoins constituer une extension logique du développement de l’écriture polyphonique : « Du contrepoint naît ainsi, sans aucun doute, le premier modèle de ce qui devait devenir la polytonalité17. » Quant à l’autre technique, elle fait référence à des pratiques vocales archaïques : le chant antiphonique, qu’on retrouve chez presque tous les peuples de la Méditerranée, des Pyrénées et d’Espagne, du Moyen-Orient, des Balkans et de tant d’autres ethnies18.
56Ce type de carrefour esthétique : passé/futur, folklore/art, mythe/science, constitue une marque originale toujours présente dans les œuvres et les choix artistiques de Tomasi. Ce double recours à deux techniques d’écriture, à la fois, anciennes et modernes, orales et scripturales, empiriques et expérimentales, illustre bien la posture complexe du compositeur, en même temps soucieux de se connecter aux racines ancestrales et aux diverses expressions culturelles vernaculaires, sans se refuser, toutefois, le produit des nouvelles créations et l’expérience de l’art contemporain. On comprend bien qu’une telle posture à l’aspect « naïvement » réconciliant ne pouvait susciter des émules au temps des clivages artistiques et des perpétuelles tabula rasa des concepts et des méthodes.
57Selon Serge Gut : « Il y a polytonalité quand deux ou plusieurs tonalités sont entendues simultanément19. » Ainsi, dans les exemples choisis ci-dessous, nous allons observer particulièrement des cas de bitonalité et de polytonalité élargie. Mais avant ça, nous allons d’abord exposer un autre cas, qui pose problème, et qui évoque en un laps de temps, une couleur polytonale sans qu’il y ait, nécessairement, affirmation simultanée de deux tonalités ou plus. Ce que nous allons désigner par « distorsion tonale ».
58Dans ce type de distorsion, Tomasi va utiliser une technique polytonale minimaliste qui se base sur des dissonances fortes (secondes mineures) et des grands contrastes de timbres. À l’exemple d’une image distordue, comme suite à sa réflexion par un miroir déformé, la polytonalité par distorsion génère des frottements au sein de la texture orchestrale et produit en conséquence un léger flou harmonique momentané.
59Dans l’exemple 25, les deux trompettes jouant (do dièse-la dièse) vont frotter avec le battement des clarinettes (mi-si) et (ré-si) ainsi qu’au marcato col legno des violons (mi-ré). Malgré la masse des violons I et II et la présence des deux clarinettes hétérophones en registre medium, le son des trompettes reste perceptible, même avec les sourdines. L’effet orchestral est saisissant, l’harmonie se trouve distordue à ce moment là :
60Pareillement dans le premier mouvement (ex. 26), sur le motif répétitif ré-si bémol et alterné entre le 1er cor et la 2e trompette, flûte et hautbois jouent en alternance le motif (do dièse-ré dièse-mi-si) alors que le do suraigu du piccolo vient frotter le do dièse du xylophone :
61Dans la bitonalité de Tomasi il y a souvent superposition de deux tonalités chromatiquement voisines comme chez Milhaud (cf. trois dernières mesures de L’Enlèvement d’Europe). Dans l’exemple 27, un tétracorde phrygien (si-do-ré-mi) va accoler un tricorde très frottant (si bémol-do dièse-ré dièse) :
62Un peu plus loin (ex. 28) en la mineur, l’accord diminué en position de quarte du IIe degré (la/si/fa) se trouve mêlé à un motif mélodique (la dièse-do dièse-ré dièse) :
63Dans l’exemple suivant (ex. 29), la mélodie en ré mineur du cor anglais (ré-mi-sol-la bémol-sol-fa-mi-ré) sera soutenue par les arpèges ascendant de la flûte (ré-mi-sol) croisant les arpèges descendants de la guitare – elle même bitonale – de l’accord de do dièse majeur (sol dièse/ mi dièse/do dièse), le tout, sur un ostinato ascendant des trois cordes basses à vide (mi-la-ré) :
64D’autres exemples de polytonalité élargie peuvent être rencontrés tout au long du concerto, mais notamment dans le premier et le dernier mouvement. Dans le premier mouvement (ex. 30) par exemple, une mélodie chromatique de la guitare (fa-mi-ré dièse-…) est accompagnée par les arpèges des accords de do dièse mineur et de sol 7e joués simultanément et en mouvement contraire :
65Dans le troisième mouvement (ex. 31), deux accords diminués conjoints ré dim et do dièse dim sont joués en même temps qu’un motif de la gamme diminuée (½-1-½ tons), le tout est glissé six fois en une série d’imitations chromatiques descendantes :
66Dans l’exemple suivant (ex. 32), nous sommes confrontés à une polytonalité très complexe : deux doubles cordes des violons sur des intervalles de 7e (do/si bémol) et (ré/do dièse) vont alterner au-dessous des deux motifs des hautbois (en alternance avec les clarinettes) qui créent une mélodie chromatique (do-do dièse-ré-ré dièse), tout cela vient soutenir une mélodie très arabisante des altos, bâtie principalement sur la gamme diminuée (½-1-½-1 tons). Le resultat final est très original et la somme des frottements intervalliques évoque fortement une ambiance bédouine de danse arabe avec une évocation, voire une perception « imaginaires » de micro-intervalles :
67Comme présenté au début de cette partie, dans ce concerto, Tomasi fait appel à une autre technique, d’apparence archaïque cette fois-ci, mais qui va la ranimer par l’usage de moyens modernes et l’adapte au service de sa structure dramatique. C’est le cas de l’antiphonie.
68Dans son article « Dialogie musicale », Izaly Zemtsovsky pense que nombre de peuples – chez qui cette tradition vocale archaïque est encore vivante –, n’ont fait que conserver les aspects de l’ancien agon terme grec, signifiant lutte ou rivalité, aspect auquel on se réfère de nos jours par des termes comme « dialogie » ou « antiphonie ». C’est la relation que suggère Aima Kunanbayeva entre l’agon grec et l’ancien akïn de Turquie, qui désigne une forme de compétition. Encore aujourd’hui, les Yakoutes réservent le même mot à « chant » et à « bataille »20. Par ailleurs, fondés sur le principe de la réplique, les groupes antiphones se distinguent l’un de l’autre, par l’utilisation de l’opposition des contrastes souvent spatiaux et par les variations des volumes, hauteurs, timbres, etc.21. C’est certainement dans ce sens que Roman Gruber avait vu dans l’antiphonie des demi-chœurs, l’origine sociale de la polyphonie d’imitation22. De ce fait également, l’antiphonie peut être considérée comme l’ancêtre du double chœur de la Renaissance italienne et du concerto.
69Cette contenance antagonique qui a toujours animé le caractère conflictuel de l’antiphonie va être employée à son premier degré par Tomasi. Le destin tragique du poète seul contre la folie sanguinaire du pouvoir, la fragilité d’un individu contre l’aliénation de la masse, la lumière d’un rêve contre la réalité, l’agon et l’akïn. Tout cela va être présent dans le Concerto, principalement dans le deuxième mouvement, et à la fin du troisième, par ce que nous choisissons de nommer « antiphonie de caractère et d’énergie ».
70Pour illustrer ce type d’antiphonie, voici un exemple (ex. 33) qui met en scène, dans un conflit affliché, le dialogue de sourds entre un chant désespéré de la guitare solo et l’obstination d’un orchestre à cordes criant le motif principal du Concerto, joué en octaves par les violoncelles et les violons II, et doublé à la quarte supérieure, en octaves également, par les violons I et les altos. Le caractère lyrique et la volonté affligée d’une guitare solo se retrouvent confrontés à la charge émotionnelle et l’énergie d’un orchestre à cordes frottées :
71Arrivé à cette fin de partie, il convient de citer Véronique Alexandre Journeau, dont le propos s’adapte pleinement, non seulement à la polytonalité utilisée par Tomasi, mais également à cette formidable antiphonie mise en œuvre dans son concerto : « l’œuvre se dévoile plurielle au sens où ce qui pourrait être qualifié de dissonance est d’avantage le reflet des rencontres entre voix indépendantes que de discordance au sein de l’unité présumée de l’œuvre23. »
Un concerto anti-mode
72Durant le xxe siècle on a observé la création des plus importants concertos dédiés à la guitare. Ce répertoire est aujourd’hui non seulement l’apanage des solistes virtuoses, mais fait également partie des programmes imposés des grands concours de l’instrument. Un fait est réel, la guitare a regagné le devant de la scène, certes, grâce à l’amplification électrique et à l’arrivée des microphones de haute qualité, mais notamment grâce à l’art de grands interprètes de la deuxième moitié du siècle dernier : A. Segovia, Alirio Diaz, I. Presti, Narciso Yepes, A. Lagoya, Julian Bream, Alberto Ponce, John Williams, Pepe Romero, Ernesto Bitetti et beaucoup d’autres guitaristes de renommée mondiale.
73Il faut noter pourtant qu’un certain espagnolisme ambiant a souvent influencé l’esthétique de la majeure partie des ces concertos, même chez des compositeurs non ibériques. Il est évident que l’autorité acquise par le succès des œuvres de certains compositeurs, comme J. Rodrigo (1902-1999), a été manifeste. Le recours au mode phrygien, à la cadence andalouse et à certains effets pittoresques (rythmes et danses espagnols, percussions, castagnettes, …) est devenu monnaie courante. Sans surprise, l’image de la guitare se retrouve encore une fois rattachée à l’Espagne.
74Parmi les cinq concertos de guitare de Rodrigo, quatre font directement référence à la musique d’une Espagne d’une autre époque : le Concierto de Aranjuez (1939), qui s’inspire de l’esthétique de la période classique, celle de Domenico Scarlatti (1685-1757) et du Padre Antonio Soler (1729-1783), la Fantasía para un Gentilhombre (1954), qui recrée les danses écrites par le compositeur baroque Gaspar Sanz (1640-1710), le Concerto andalou composé pour le quatuor Romero (1967), et enfin, le Concierto Madrigal (1966), écrit pour le duo Presti-Lagoya, et qui propose telle une suite, dix mouvements de caractère populaire de chansons et danses de la Renaissance ainsi qu’un madrigal de Jacques Arcadelt (1507- 1568). Fidèle à l’idéologie du Casticismo24, dans chacun de ses concertos, Rodrigo emploie les formes anciennes de la musique espagnole avec les techniques appropriées à leurs différentes esthétiques historiques. D’autres compositeurs vont prolonger cela au-delà du mouvement nationaliste espagnol, ce qui va façonner les contours esthétiques et langagiers de toute une période : M. Castelnuovo-Tedesco, Concerto n° 1 (1939, notamment le 3e mouvement), Manuel Ponce Concierto del sur (1941), Federico Moreno-Torroba Concierto de Castilla (1960) et Concierto iberico pour quatuor de guitare (1976), etc.
75À l’encontre de ce courant, et afin d’éviter la facilité établie d’emblée par le choix d’un argument autour de l’assassinat d’un poète espagnol en terre d’Espagne, Tomasi va éviter toute anecdote et tout exotisme. Au contraire, son Concerto va adopter la voie expressionniste, la voix universelle, celle qui va à la recherche de l’authenticité expressive jusqu’à puiser dans des techniques polyphoniques archaïques (antiphonie et hétérophonie25) ou affabuler un certain arabisme – au lieu de l’espagnolisme – par la modalité et la couleur orchestrale (gamme diminuée et suggestion de micro-intervalles, 1er mouvement, mes. 89-97).
76Concernant le rôle de la guitare, son idée musicale se retrouve chez Tomasi dépouillée des contraintes techniques de l’instrument, ce qui rend la partie solo particulièrement difficile d’une part, mais d’une autre part, en grande cohérence avec l’ensemble de l’œuvre. Le rôle confié à la guitare dans ce concerto est certainement d’une haute virtuosité, mais il n’est jamais démonstratif. L’introspection reste le gage qu’a réussi à maintenir Tomasi tout au long du Concerto : « Quiero llorar mi pena », le poète pleure sa peine.
77La dernière caractéristique à noter de ce concerto « anti-mode » reste le recours à un programme d’essence psychodramatique, ce qui va hisser cette partition concertante au rang du poème symphonique. Alors que les concertos de l’époque foisonnent de danses populaires, de rythmes hispanisants et usent de la coupe traditionnelle du concerto, celle des trois mouvements (rapide-lent-rapide), celui de Tomasi propose une agogique très riche et une nouvelle forme qui s’apparente plus aux procédés de montage cinématographiques qu’à l’ordre du développement motivique d’une sonate. L’introduction des actions, des plans et des séquences, sous forme de flashback, va rompre la continuité narrative et rend le récit plus expressionniste.
L’œuvre est d’une grande beauté : la guitare y entonne une sorte d’improvisation permanente, d’une admirable richesse mélodique, en contrepoint avec un orchestre qui ponctue ce chant de ses couleurs sombres, de ses rythmes violents de tragédie ; on peut imaginer que la guitare représente ici le poète Lorca, son chant des profondeurs, tandis que l’orchestre traduit l’univers hostile dont il a fini par être la victime26.
Hypothèse sur une amnésie
78Tous les éléments promettant le succès d’un concerto de guitare étaient donc réunis : un compositeur parvenu à la totale maîtrise de son langage et de sa technique d’écriture, un jeune soliste de célébrité mondiale, un argument original et une composition vigoureusement bâtie, une prestigieuse création et un enregistrement sans délais, une partition moderne riche en idées et en apports pour l’instrument soliste. Comment expliquer alors un tel revers et comment concevoir une telle amnésie précoce ?
79Trois facteurs principaux, à notre avis, ont empêché la propagation et la popularité du Concerto de guitare de Tomasi : l’interprète dédicataire, l’éditeur de musique et l’écriture de la partie de guitare.
80Certainement, l’impact de Lagoya sur l’évolution du concerto, sur son devenir et sur son avenir était décisif. La partition étant destinée à la base à deux guitaristes, le remaniement qu’avait effectué Tomasi après la mort de Presti a été fortement imprégné par la personnalité musicale de Lagoya et sa technique exceptionnelle. Cela va limiter l’accès de nombreux guitaristes à cette partition.
81Dans l’enregistrement de 1969, on peut déjà observer la grande liberté que s’offrait Lagoya dans ses choix interprétatifs, allant dans les fins des cadences, par exemple, jusqu’à éviter le croisement avec l’orchestre, alors que ces accords de tutti ont été écrits et pensés par Tomasi comme une sorte d’amorce de montage. Évitant ces points de conflits, les décalages effectués par Lagoya vont engendrer une nouvelle poésie du phrasé et une autre vision de la tension dramaturgique.
82Après la mort de Tomasi, Lagoya va participer encore à l’édition de la version de réduction (guitare/piano) publiée presque un quart de siècle après la création du concerto. De nombreux changements sur la partie de guitare peuvent être repérés entre le manuscrit du conducteur (1969) et la réduction pour guitare et piano (1993), affectant les doigtés, les rubato, rasguado, trémolo27, etc.
83Par ailleurs, l’éditeur Alphonse Leduc n’avait jamais fait publier le conducteur du concerto de Tomasi. Seule une copie du manuscrit pour orchestre datant du vivant du compositeur reste dédiée à la location avec le matériel d’orchestre. Dernièrement, les éditions Leduc ont procédé à une numérisation de cette partition. En septembre 2013, nous avons eu la chance de consulter la deuxième épreuve numérisée du conducteur. Malgré la qualité professionnelle de cette dernière version et ce que nous avons apporté comme remarques et noté comme corrections, il est triste de constater qu’aucun projet d’édition publique n’est attendu dans un futur proche.
84L’absence de cette partition, même en version de poche, dans les librairies musicales, ou dans les catalogues des éditeurs ou les rayons des bibliothèques, a par conséquent éclipsé le concerto de Tomasi du répertoire de guitare.
85Pour terminer, il faut se rappeler qu’après la mort de Presti, la carrière de Lagoya s’arrêta brusquement. Il ne retrouva que cinq ans plus tard une intense carrière de soliste avec de nombreux concerts et de remarquables enregistrements. Cette période de transition du répertoire et la réduction de l’activité scénique de Lagoya correspond précisément aux premières années succédant à la création du concerto. L’exclusivité d’exécution procurée par Tomasi à Lagoya selon sa demande, a dû forcément dissuader tout autre guitariste d’interpréter l’œuvre.
86Au total, en trente ans et jusqu’à la mort de Lagoya, le Concerto de guitare de Tomasi n’a été donné que moins d’une trentaine de fois. Voici un recensement quasi-exhaustif de des concerts donnés par Lagoya28 :
Tableau 1. Liste des interprétations en concert du Concerto de guitare de Tomasi par Lagoya.
12 mars 1969 | Marseille | Orchestre philharmonique de l’Opéra de Marseille/Van Remoortel |
7 avril 1969 | Zagreb | Orchestre de la Radio de Zagreb/Jean Périsson |
Été 1969 | Nice | (Références manquantes) |
9 février 1970 | Paris | Radiodiffusion de l’enregistrement de Zagreb |
11 octobre 1970 | Paris (Théâtre des Champs-Elysées) | Concerts Pasdeloup/Gérard Devos |
1972 (12 concerts) | Région parisienne : Malakoff (4 février), Théâtre Montensier de Versailles (3 mars), … | Orchestre national de France /Paul Capolongo |
5 mars 1972 | Paris | Concerts Colonne/Paul Tibor. (Concert enregistré, Archives INA-Radio-France) |
26 février 1978 | Paris (Théâtre des Champs-Elysées) | Concerts Pasdeloup/Gérard Devos |
31 mars 1978 | Cambrai | Concerts Pasdeloup/Gérard Devos |
4 avril 1978 | Lille | Concerts Pasdeloup/Gérard Devos |
9 février 1979 | Radio-Luxembourg | Orchestre symphonique Radio Luxembourg/Louis de Froment (archives magnétothèque RTL). Radiodiffusion le 13 mai 1979 |
9 décembre 1983 | La Roche-sur-Yon | OPPL/Emmanuel Krivine |
10 décembre 1983 | Cholet | OPPL/Emmanuel Krivine |
11 décembre 1983 | Angers | OPPL/Emmanuel Krivine |
87En 2004, le concerto a été publié en CD sous étiquette Lyrinx (LYR 227), il s’agit d’une gravure de la version de Zagreb de 1969. Le 14 mai 2011, pour le 40e anniversaire de la mort du compositeur (et le 110e de sa naissance), Emmanuel Rossfelder (lauréat des Victoires de la musique en 2004) a été le premier à recréer cette partition après la disparition de son maître A. Lagoya en 1999, avec l’Orchestre philharmonique de l’Opéra de Marseille, dirigé par Mark Shanahan.
Conclusion
88Le Concerto de guitare de Tomasi est assurément l’un des concertos des plus complexes par sa teneur psychodramatique, et des plus moderne par son écriture, qui ont été dédiés à l’instrument. À l’instar de Villa-Lobos, Takemitsu, Ohana ou Brouwer plus tard, Tomasi a réussi dans son concerto le pari de se placer à distance de l’esthétique espagnole fortement imposée et largement popularisée dans une époque où l’autorité des Rodrigo, Castelnuovo-Tedesco, Moreno-Torroba, Ponce et d’autres hispanisants, ne faisait que croître et rencontrer plus de succès public.
89Comme la plupart des concertos de Tomasi, cette œuvre constitue une partition ambitieuse et fort originale : les ressources de l’instrument sont hautement sollicitées, un nouveau regard est porté sur lui, un jeu de rôle quasi théâtral entre soliste et orchestre, un traitement moderne de la modalité, un arabisme esthétique évoquant – à l’encontre d’un hispanisme en vogue – les éventuelles origines arabes de la guitare (qîtâra29), et enfin, une ambiance intimement poétique qui évoque, avec un fin traitement psychologique et un précis montage filmique, le tragique destin du poète espagnol Federico García Lorca. Ainsi, le compositeur dénonce, lui également, l’incessante folie humaine et l’indifférence des hommes qui n’ont pas prévenu la déchéance.
90Un demi-siècle après sa création, injustement abandonné, précocement oublié, manifestement incompris, le Concerto de guitare à la mémoire d’un poète assassiné : Federico García Lorca de Tomasi, aurait-il rejoint le destin de son protagoniste ?
91Formulons simplement le vœu qu’une réhabilitation de cette partition et de tant d’autres œuvres de Tomasi, soit envisageable, comme cela était possible pour l’œuvre et la vie de Lorca et comme l’avait espéré, il y a trente ans, le créateur de la Fête de la musique et du festival Musica, Maurice Fleuret :
Henri Tomasi : une musique dont je ne peux qu’admirer la force et la rigueur, comme j’admire la rigueur morale et les convictions politiques qui l’ont inspirée. Le Concerto pour guitare, tout particulièrement, m’apparaît être une œuvre d’une haute tenue, destinée au plus large public, et qui devrait, dans les années à venir, entrer au répertoire d’un plus grand nombre de solistes et d’orchestres30.
Notes de bas de page
1 Federico García Lorca, Noces de sang, suivi de La Maison de Bernarda Alba, Paris, Gallimard, 2006.
2 Michel Solis, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, Ajaccio, Albiana, 2008, p. 109.
3 Dans la présentation de la partition manuscrite pour orchestre, Tomasi mentionne le 19 juillet 1936 comme date de la mort de Lorca. Cette date du décès du poète est restée longtemps sujette à de multiples controverses. Récemment, l’historien espagnol Miguel Caballero, ayant consacré plusieurs années à rechercher l’identité des meurtriers, le jour et le lieu de la sépulture de Lorca, a révélé que sa mort avait eu lieu le 19 août 1936 à Viznar en Espagne. Il y consacre tout un livre qui relate les dernières treize heures de la vie du poète. Lire à ce propos, Pepe Marin (Reuters), « Le mystère de la mort de Lorca enfin résolu », L’Express, Paris, 18.07.2011.
4 Catalogue Henri Tomasi, Paris, Alphonse Leduc, mars 2000.
5 Typologie et appellation de l’auteur de l’article.
6 Michel Solis, op. cit., p. 107.
7 Niccolò Paganini (1782-1840) avait consacré plusieurs années de sa vie à l’étude de la guitare, il déclarait détenir sa position perpendiculaire de la main gauche de sa pratique guitaristique. Paganini fut alors un virtuose de l’instrument et il entretenait une grande amitié avec le virtuose italien Mauro Giuliani (1781- 1829). On lui doit plusieurs compositions pour la guitare (sonates, variations et concerti malheureusement non publiés). On lui doit également cette célèbre confession, fétiche chez les guitaristes : « Je suis le maître du violon, mais la guitare est mon maître ».
8 Ou « guitare espagnole » dans le jargon des gratteurs.
9 De compositeurs espagnols : Manuel de Falla, Joaquín Turina, Miguel Llobet, Emilio Pujol, Federico Moreno Torroba, Regino Sainz de la Maza, Joaquín Rodrigo, …
10 Augustín Barrios Mangoré (Paraguay), Manuel Maria Ponce (Mexique), Heitor Villa-Lobos (Brésil), Abel Carlevaro (Uruguay), Antonio Lauro (Venezuela), Jorge Morel et Jorge Cardoso (Argentine), Leo Brouwer (Cuba), …
11 Thèse en Études hispaniques à l’université Sorbonne nouvelle-Paris 3, sous la direction de Marie Franco, soutenue le 25 octobre 2014.
12 Henri Tomasi, Concerto pour guitare et orchestre, copie inédite du manuscrit original, consultée aux Éditions Alphonse Leduc, à Montrouge.
13 Federico García Lorca, Œuvres complètes, tome n° 1, André Belamich (dir.), Paris, Gallimard, 1981, p. 38.
14 Ibid.
15 Henri Tomasi, Concerto de guitare, Paris, Leduc, 1988. Avec l’autorisation des Éditions Alphonse Leduc, 2e épreuve de la numérisation de la partition pour orchestre, 2013, version inédite.
16 Hector Berlioz, Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes, op. 10, Paris, Schonenberger, 1843, p. 86.
17 Danièle Pistone, « Préface » dans Polytonalités, Philippe Malhaire (dir.), Paris, L’Harmattan, 2011, p. 7.
18 Izaly Zemtsovsky, « Dialogie musicale », in Cahiers de musiques traditionnelles, vol. 6, Polyphonies, Genève, Ateliers d’ethnomusicologie, 1993, p. 23-27.
19 Serge Gut, « Polytonalité », Science de la Musique. Formes, techniques, instruments, Marc Honegger (dir.), vol. II, Paris, Bordas, 1976, p. 820.
20 Izaly Zemtsovsky, op. cit.
21 « Antiphony », in Grove Music Online. Oxford Music Online.
22 Roman Gruber, История музыкальной культуры. Том первый. С древнейших времен до конца xvi века (Histoire de la culture musicale, vol. 1, De l’Antiquité au xvie siècle), Moscou, Maison étatique d’édition musicale, 1941.
23 Véronique Alexandre Journeau, « Dialogue de l’Asie avec l’Occident : une symbiose insolite », Postface in Polytonalités, Philippe Malhaire (dir.), Paris, L’Harmattan, 2011, p. 223.
24 Casticismo (ou nationalisme traditionaliste), entend tout ce qui est typiquement espagnol, par opposition aux influences extérieures européennes. Il s’agit d’une attitude littéraire, culturelle et idéologique, qui se manifeste dans l’Espagne depuis le xviiie siècle, et depuis lors, se rapporte à la pensée réactionnaire. Au xxe siècle et en musique, le néo-casticismo va se manifester principalement chez Rodrigo par un recours aux formes et aux danses anciennes, une clarté harmonique et orchestrale, une inspiration nationaliste et une stylistique néoclassique, voire néobaroque.
25 Comme par exemple les faux unissons des clarinettes (1er mouvement, mesures 58-59, 227-228 et 230-231).
26 Antoine Goléa, in Musica, Paris, novembre 1969, p. 13.
27 Henri Tomasi, Concerto pour guitare et orchestre, à la mémoire d’un poète assassiné Federico Garcia Lorca, version guitare et piano – Réf. : CB, Paris, Leduc, 1993.
28 Ces dates nous ont été généreusement fournies par le fils du compositeur M. Claude Tomasi. En le remerciant.
29 Pierre Bec, Les instruments de musique d’origine arabe. Sens et histoire de leurs désignations, Toulouse / Montpellier : Conservatoire occitan / Musique & Danse en Languedoc-Roussillon, 2004, Collection Isatis, cahiers d’ethnomusicologie régionale.
30 Lettre de Maurice Fleuret à Claude Tomasi, novembre 1982, cité dans Michel Solis, op. cit., p. 110.
Auteur
Université Paris-Sorbonne, IReMus et CNRPAH, Alger, Algérie
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Théâtres brésiliens
Manifeste, mises en scène, dispositifs
Silvia Fernandes et Yannick Butel (dir.)
2015
Henri Tomasi, du lyrisme méditerranéen à la conscience révoltée
Jean-Marie Jacono et Lionel Pons (dir.)
2015
Écrire l'inouï
La critique dramatique dépassée par son objet (xixe-xxie siècle)
Jérémie Majorel et Olivier Bara (dir.)
2022