Le Silence de la mer : un drame lyrique d’après Vercors1
p. 404-416
Texte intégral
1 L’intrigue du Silence de la mer, premier récit de Vercors et premier ouvrage publié clandestinement par les Éditions de Minuit en 1942, est bien connue : pendant l’Occupation, un vieil homme et sa nièce sont forcés d’accueillir chez eux un officier allemand, francophile et musicien, et refusent obstinément de lui adresser la parole. C’est ce récit que Tomasi choisit de mettre en musique lorsqu’en 1958 la Radio-Télévision française lui commande un opéra en un acte2. Il confiera quelques années plus tard à un journaliste que Le Silence de la mer est un roman qu’il aime beaucoup, qui « correspond dramatiquement à l’atmosphère de [ses] œuvres3 ». Mais le choix du compositeur n’est pas seulement motivé par des questions dramatiques et littéraires. Mettre en musique ce célèbre récit de la Résistance française est aussi l’occasion pour Tomasi de s’associer à une œuvre engagée. Fruit d’une recherche en cours, le présent article propose un premier regard sur l’histoire méconnue de cet opéra. Seront retracées la genèse singulière d’une œuvre aux prises avec les événements politiques, ainsi que les grandes lignes suivies par Tomasi dans la composition de son drame lyrique.
Le Silence de la mer : de l’Occupation à la guerre d’Algérie
2Le livre de Vercors, qui connaît dès sa publication – à la fin de l’hiver 1942 – un grand retentissement, est, comme le souligne Anne Simonin, un véritable « livre-événement4 » pour tous les intellectuels qui refusent de prendre la voie de la collaboration ; il exemplifie une attitude de résistance non violente à l’égard de l’occupant, et dénuée de tout anti-germanisme. Livre de guerre, mais aussi récit d’une très haute tenue littéraire, Le Silence de la mer devient ainsi le symbole de la résistance civile à l’occupant, bien qu’il ait donné lieu, sous l’Occupation et immédiatement après, non seulement à des commentaires contradictoires, mais aussi à des contresens5. Tomasi connaissait le récit de Vercors6, et c’est à cette œuvre qu’il pense lorsqu’il reçoit la commande de la RTF. Il s’adresse alors à Vercors et obtient l’autorisation de porter son récit à la scène7, à la différence de Jean-Pierre Melville qui, en 1947, avait tourné son adaptation cinématographique du Silence de la mer en dépit du refus de l’auteur. Dès lors, Tomasi écrit lui-même le livret et compose en 1959-1960 son « drame lyrique » pour baryton solo, deux comédiens (rôles parlés), et orchestre de chambre8. Les événements politiques vont pourtant mettre un frein à la création de l’opéra de Vercors-Tomasi. L’engagement des Éditions de Minuit et de Vercors dans la guerre d’Algérie va, en effet, avoir des conséquences directes sur la création et la diffusion de l’opéra.
3Ce n’est qu’en 1956 que l’opinion française commence à se mobiliser contre la torture pratiquée par l’armée française en Algérie9. Mais c’est surtout à partir de l’année suivante que les intellectuels vont véritablement s’engager pour dénoncer la torture et la guerre en Algérie. En octobre 1957, les Éditions de Minuit s’immiscent dans le conflit en publiant Pour Djamila Bouhired, plaidoyer pour la défense d’une jeune militante du FLN accusée d’avoir pris part à des attentats. Suivront une vingtaine de publications sur la guerre d’Algérie, dont neuf seront saisies. En février 1958, les Éditions de Minuit publient La Question, témoignage des tortures subies en Algérie par Henri Alleg10. Le 25 mars 1958, le livre est saisi par la police. En avril, Jérôme Lindon, directeur des Éditions, lance une « Adresse solennelle à M. le président de la République », pour protester « contre la saisie de La Question », et demander aux pouvoirs publics de « condamner sans équivoque » l’usage de la torture. Cette « Adresse » est d’abord signée par Roger Martin du Gard, François Mauriac, Jean-Paul Sartre et André Malraux, mais aussi, notamment, par Vercors (qui est co-fondateur de la maison d’édition), ainsi que par Tomasi11 (probablement par l’intermédiaire de Vercors). Cette signature du 25 avril 1958 marque les débuts d’un véritable engagement pour Tomasi qui, en dépit de son bref passage au PCF au lendemain de la guerre12, ne s’était encore jamais véritablement engagé en tant que musicien et citoyen.
4Mais le combat des Éditions de Minuit ne s’arrête pas là. Mobilisant plusieurs marqueurs de la Résistance pour un engagement qu’il estime de même nature que celui de l’Occupation, Lindon soutient bientôt le droit à la désobéissance en publiant Le Déserteur de Maurienne en avril 1960. Le livre est immédiatement saisi et donne lieu à un procès. Lindon participe également à l’élaboration du Manifeste des 121, intitulé « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». Rédigé au moment du procès du réseau Jeanson – un groupe d’aide au FLN –, et imprimé par Lindon en septembre 1960, ce texte est, comme le rappelle A. Simonin, un « appel à ceux qui jugent les faits dits de désobéissance ou d’insoumission13 ». Initialement au nombre de 121, les signataires sont pour la plupart des artistes et des intellectuels. Douze auteurs des Éditions de Minuit sont présents sur la liste : Vercors en fait partie. Le texte est immédiatement interdit et les signataires sont sévèrement sanctionnés, suite à une décision adoptée en Conseil des ministres : les fonctionnaires sont suspendus, et tous les signataires sont interdits à la radio et à la télévision française, où leurs œuvres sont également censurées14.
5Ceci explique pourquoi Le Silence de la mer ne peut être entendu sur les ondes après septembre 1960. Quelques mois plus tôt, le 12 juin 1960, l’œuvre avait connu un premier enregistrement radiophonique15 dans une très belle version de l’orchestre lyrique de la RTF sous la direction de Georges Prêtre, avec Heinz Rehfuss (dans le rôle de l’officier), Henri Rollan (l’oncle, récitant) et France Descaut (la nièce, rôle quasi-muet). Mais quelques mois après cet enregistrement, il n’est plus question de donner l’opéra dans un cadre institutionnel : Vercors est signataire du Manifeste, et son nom est indissociable de celui de l’éditeur militant. Après cet enregistrement studio, l’œuvre devait être créée, avec mise en scène16. Mais, selon Tomasi, la création scénique aurait été annulée sur décision officielle de Malraux, qui avait pourtant signé l’« Adresse solennelle » deux ans plus tôt17.
6Il faudra attendre deux ans pour que l’œuvre soit redonnée sur les ondes : en février 1962, Paris-Inter propose une rediffusion de l’enregistrement de 1960. La création en concert a lieu un an plus tard à l’auditorium de l’ORTF, à Strasbourg, au cours d’un concert auquel Tomasi invite personnellement Vercors18 (avec lequel il entretiendra toujours de cordiales relations19). Et en novembre 1964, une représentation scénique est captée pour la télévision au « Studio 102 » de la Maison de l’ORTF ; elle sera diffusée sur le petit écran en février 1965. En 1971, l’œuvre est à nouveau enregistrée à la radio, cette fois sous la direction de Pierre-Michel Le Conte20. Quant à la véritable création scénique du Silence de la mer, elle est finalement donnée au Théâtre du Capitole de Toulouse en avril 1964, après quoi l’opéra sera monté dans plusieurs villes de France.
7L’unique représentation du Silence à l’étranger a lieu de façon très symbolique en Allemagne de l’Est. L’œuvre est donnée à l’Opéra d’État de Berlin-Est en avril 1966, et la production est reprise deux ans plus tard à Cottbus21. Elle reçoit un bon accueil, si l’on en croit les réponses que Tomasi formule à un journaliste en 1966 :
Comment, selon vous, le public berlinois a-t-il accueilli votre œuvre ?
– Je suis très satisfait du succès obtenu. Et je pense avoir été pleinement compris. Le Silence de la mer n’est pas une œuvre anti-allemande, c’est une œuvre antifasciste dirigée contre la guerre d’Algérie. Le fascisme n’est pas une affaire uniquement allemande, il y a des fascistes même en France. J’ai écrit cet opéra comme une prise de position contre la guerre d’Algérie. À l’époque la représentation a été interdite par le ministre de la Culture, M. Malraux, malgré l’amitié qui le lie à Vercors ; mais Vercors avait signé à l’époque, le Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie. Aujourd’hui, je considère Le Silence de la mer comme une protestation contre la guerre au Viêt-Nam22.
8Dans cet entretien où Tomasi conteste de manière à la fois naïve et radicale la politique française (« il y a des fascistes même en France », autrement dit, même dans le pays des droits de l’homme), le compositeur laisse d’abord entendre que la cause de l’interdiction de l’œuvre résiderait dans son propre engagement, avant de donner la véritable raison de l’interdiction : la signature du Manifeste par Vercors. Ce passage suggère aussi que l’engagement de l’œuvre s’est confondu avec son interdiction : cet opéra qui tirait son origine d’un autre combat (celui de la Résistance) paraissait d’autant plus engagé qu’il avait été interdit par le gouvernement français en 1960.
9Ce difficile démarrage (cinq ans d’attente pour une création scénique), conséquence directe de l’engagement de Vercors et des Éditions de Minuit dans cette guerre sans nom, semble avoir porté un coup à la diffusion et à la postérité de l’opéra de Tomasi, qui fut pourtant bien accueilli par la critique. Les articles qui nous sont parvenus sont, en effet, majoritairement positifs, soulignant l’efficacité dramatique de sa partition mais aussi la finesse de l’adaptation musicale du roman de Vercors23.
Composer Le Silence
10En adaptant Le Silence de la mer, Tomasi s’attaque à un récit aussi célèbre que singulier, rythmé par les interventions d’un narrateur extra-diégétique (l’oncle) et centré sur le long monologue d’un personnage (l’officier allemand Werner von Ebrennac) face à deux autres personnages quasi muets (l’oncle et la nièce). À partir de ce dispositif narratif, la construction du Silence de la mer est particulièrement claire : l’officier défend d’abord la collaboration devant ses hôtes mutiques ; puis, de retour d’une permission à Paris où il a pu mesurer l’ampleur du désastre, il n’a plus aucune illusion sur les intentions destructrices de l’Allemagne nazie. Cette prise de conscience le conduit à choisir la mort. Il demande en effet à partir sur le front de l’Est, « vers ces plaines immenses ou le blé futur sera nourri de cadavres ». Comme le souligne Albert Farchadi, l’attitude des deux Français est ainsi « réévaluée et pleinement justifiée, par le discours même de l’Occupant. Elle devient, dans le même geste, proprement exemplaire24 ».
11Ce cheminement – qui joue sur le double registre de la séduction idéologique (l’officier essaie de convaincre ses hôtes de l’intérêt de la collaboration) et amoureuse (la nièce et l’officier éprouvent des sentiments l’un pour l’autre : c’est donc aussi une histoire d’amour impossible) – est très net dans l’opéra. Dans ce drame lyrique à l’écriture continue (il n’y a pas d’interruption musicale à l’intérieur des trois parties), la grande structure en trois monologues séparés par des interludes instrumentaux met en effet clairement en valeur ce basculement. Dans les deux premiers monologues, la partie vocale est marquée par des climax mélodiques qui traduisent la valeur émotionnelle du discours de l’officier (par exemple son amour pour la France au chiffre 15, le récit de La Belle et la Bête au chiffre 26), tandis que l’orchestre atteint un sommet lyrique au moment de l’évocation de Johann Sebastian Bach (chiffre 46). Mais après le deuxième interlude orchestral, très tendu, dissonant et morcelé, la troisième partie est caractérisée par un nouveau vocabulaire musical : des motifs guerriers, des ponctuations violentes à l’orchestre (par exemple au chiffre 68) traduisent la colère et la désillusion de l’officier, tandis que la partie vocale est beaucoup moins élaborée mélodiquement, utilise le recto tono et ponctuellement la voix criée. Ces deux grandes tendances dans le traitement de la voix sont identifiées par Tomasi, qui affirme en 1960 à propos du rôle de l’officier : « Je lui ai donné des récitatifs mais je le fais également chanter avec lyrisme, car je l’ai traité néo-romantiquement25 ». Ajoutons que cette double vocalité du Silence de la mer est profondément liée à l’évolution psychologique du personnage de l’officier : alors que dans les deux premières parties ses désirs politiques et amoureux sont exprimés par des climax mélodiques marqués, dans la dernière partie, en revanche, une écriture vocale beaucoup plus resserrée, associée à des climax orchestraux, traduit son désespoir.
12Si l’écriture vocale révèle ce basculement psychologique, c’est plus généralement à l’orchestre qu’il revient d’exprimer les sentiments des personnages comme le confiera lui-même Tomasi26. Pour le compositeur, « le côté passionnant du problème était de recréer musicalement cette atmosphère lourde d’inquiétude, de résonances poétiques et douloureuses, et, particulièrement, d’exalter lyriquement les “débats intérieurs” de l’officier, en évitant un romantisme trop facile27 ». Être expressif sans trop de romantisme : tel est donc le but de Tomasi dans Le Silence de la mer.
13Le drame lyrique de Tomasi a été rapproché d’une œuvre de même dimension qui lui est exactement contemporaine : La Voix humaine de Poulenc28. Dans cette « tragédie lyrique » sur un texte de Cocteau, l’auditeur assiste au long monologue d’une femme qui téléphone à celui qui vient de la quitter. Comme chez Tomasi, le texte est renforcé par une déclamation syllabique, souvent recto tono, qui suit les inflexions de la langue. Les silences (pendant lesquels l’ex-amant parle à l’autre bout du fil) sont également intégrés dans la trame de l’œuvre, et l’orchestre exprime avec intensité les divers états psychologiques par lesquels passe la femme abandonnée. Mais à la différence du Poulenc de La Voix humaine, Tomasi ne cherche pas à atteindre le pathétique et pousse très loin les incursions dans l’atonalité29. Dix ans après Le Silence, Tomasi confiera :
Il est vrai qu’autour de 1960, je me suis remis en cause : c’est Le Silence de la mer (1959) qui marque la rupture. Le langage y est totalement différent de Don Juan de Mañara, par exemple : le lyrisme y est dépouillé, suggestif, débarrassé des surcharges harmoniques qui me plaisaient à l’époque de Miguel, et qui, d’ailleurs, étaient nécessaires à cet ouvrage. Dans Le Silence, les sentiments des personnages sont exprimés par l’orchestre et non plus par le chant. Situer Le Silence de la mer ?… Peut-être entre Ravel et les sériels30…
14L’ombre de Ravel est, en effet, perceptible dans Le Silence de la mer : on peut penser aux incursions atonales et polytonales du compositeur des Trois poèmes de Mallarmé, mais aussi au Ravel de Ma Mère l’Oye, lorsqu’au début de l’opéra de Tomasi l’officier allemand conte l’histoire de La Belle et la Bête à ses hôtes. Dans ce passage – dont Tomasi propose une transcription quasi exacte dans sa Berceuse pour piano31 – le figuralisme instrumental et mélodique, les inflexions modales, ne sont pas sans évoquer « Les Entretiens de la Belle et la Bête » de Ma Mère l’Oye. Mais ce qui est probablement le plus étonnant dans l’opéra de Tomasi est cette référence aux « sériels », autrement dit la présence, plutôt inattendue, de plusieurs séries dodécaphoniques.
15Malgré sa méfiance à l’égard de tout système et son attachement à une écriture qui utilise des « modulations32 », Tomasi affirme, en 1969, qu’il n’est pas du tout hostile au sérialisme :
J’ai même utilisé ce mode dans Le Silence de la mer et la Symphonie du Tiers-Monde. Mais je l’emploie occasionnellement, quand j’en ai besoin, aux moments que j’estime propices. J’ai seulement dit, et je le maintiens, que j’avais horreur des systèmes et du sectarisme ! Je prétends que l’absence continue de modulations est un appauvrissement, qui ne peut produire que des ouvrages monotones et ennuyeux. La couleur est nécessaire, le mélange des rouges, des verts – en tout cas au théâtre33.
16Si l’absence totale de tonalité lui semble être un écueil (elle équivaudrait à ses yeux au monochrome), le compositeur n’hésitera pas à utiliser ponctuellement l’atonalité et en particulier la série, ainsi que le font au même moment quelques compositeurs de sa génération, comme Auric et Poulenc34. Dès l’entrée de l’orchestre, un motif associé au silence atteint presque le total chromatique, avec 11 sons (chiffre 2). Et l’on trouve tout au long de la partition des enchaînements de 7 à 12 sons différents répétés, souvent sans récurrences strictes.
17Au moins deux séries dodécaphoniques se dégagent très nettement. Une première série apparaît au chiffre 9 et revient au chiffre 14.
18Une deuxième série, construite sur des quartes descendantes, est énoncée aux chiffres 10, 11, puis transposée au demi-ton supérieur au chiffre 15. Cette série, plus présente que la première, est redonnée trois fois avec les hauteurs originelles, mais avec des variations rythmiques aux chiffres 48, 58 et 60. D’abord jouée au célesta et aux bois au chiffre 10, la série réapparaît très nettement aux violons (avec un rythme étiré) précisément au moment où von Ebrennac confie à ses hôtes qu’il « compose de la musique » (chiffre 11), comme si Tomasi illustrait musicalement l’engouement des compositeurs de son époque pour cette technique d’écriture :
19Quelle qu’ait été ici l’intention du compositeur, on peut souligner que ce dernier a cherché à composer une musique qui soit au plus près de la psychologie des personnages. Son livret est d’ailleurs très proche du récit de Vercors : Tomasi procède à de nécessaires coupures (l’opéra dure environ 35 minutes) mais fait très peu de modifications. Par exemple, dans le récit de Vercors, chaque visite de l’officier à ses hôtes se termine de la même façon, par la phrase « Je vous souhaite une bonne nuit », qui reste sans réponse. Tomasi conserve ce leitmotiv narratif, en se contentant de laisser la phrase rythmée recto tono (sur un mi) sans accompagnement, pour mettre en valeur ce motif récurrent, qui clôt chacune des trois parties de l’opéra.
20Un des exemples les plus intéressants de la fidélité de Tomasi à Vercors est la présence du Prélude de J. S. Bach cité dans le roman. Dans le récit de Vercors, l’officier empruntait l’harmonium de la maison, délaissé par la nièce depuis la débâcle, pour jouer une partition restée sur le pupitre : le 8e Prélude (en mi bémol mineur) du premier livre du Clavier bien tempéré. Le choix du compositeur et de la pièce n’était pas anodin. Il illustrait le pouvoir à la fois universel et éloquent de la musique, à travers la figure unanimement respectée de Bach et par le biais d’une pièce d’une grande intensité dramatique, basée sur deux idées mélodiques très expressives débutant par des silences. Dans son film, Melville avait utilisé le Prélude comme une musique diégétique (on voit et on entend l’officier jouant de l’harmonium).
21Tomasi reprend cette idée (en remplaçant l’harmonium par un piano) et tire profit des potentialités de son medium artistique en faisant du Prélude un élément musical qui dépasse largement le cadre de cette scène. Expliquant la manière dont il s’y est pris pour mettre en musique le récit de Vercors, Tomasi dira : « Je me suis rappelé le prélude de Bach. Dans le roman, ça n’occupe qu’une place limitée. Dans le drame lyrique, tout le sujet est centré sur ce prélude. La tragédie se noue autour de Bach35. » La musique de Bach apparaît, de fait, dès les toutes premières mesures de la partition, qui reprennent textuellement les mesures 13 à 16 du Prélude de Bach :
22Cette citation introductive permet à Tomasi de camper la situation initiale (la nièce jouant du piano avant la débâcle) et d’énoncer l’élément modificateur (la défaite et l’Occupation, matérialisée par l’arrivée de l’officier dans la maison). L’intrusion de l’officier semble s’insérer dans la trame même de la partition de Bach, puisque Tomasi l’associe à la surprise harmonique de la septième diminuée, amenant la brusque modulation en la bémol mineur.
23Mais Tomasi ne se contente pas de citer ces quelques mesures de Bach. Il propose une transcription complète (et quasi exacte) du Prélude dans le premier interlude de l’opéra (qui correspond au moment où l’officier joue le morceau sur le piano de ses hôtes). Comme pour la citation introductive, l’harmonium du roman est remplacé par un piano. L’interlude est une transcription fidèle du Prélude de Bach : Tomasi ne fait qu’ajouter des indications de nuances et de phrasés ainsi qu’un accompagnement de cordes (facultatif), qui consiste en un soutien harmonique en valeurs longues et des interventions de tel ou tel pupitre pour souligner un motif ou une ligne de basse. Après ce premier interlude, on peut entendre plusieurs réminiscences du Prélude au fil de la partition de Tomasi : notamment lorsque von Ebrennac évoque la musique de Bach (chiffres 39-41, 43-44), ou à la fin du second interlude (chiffre 65). « Chaque fois qu’il parle de Bach, je fais intervenir une variation. J’use de paraphrases, jusqu’à ce que l’officier ne parle que de sa musique36 » dira Tomasi. Mais Bach est encore présent à l’extrême fin de la partition. Au chiffre 91, une nouvelle citation du Prélude (la basse de la mesure 32) est mêlée au motif de la série en quartes. Ce motif est joué par un violon solo, habitant « avec tristesse » le silence qui précède les adieux de l’officier et de la jeune fille :
Conclusion
24Ce premier regard sur le drame lyrique de Tomasi aura montré que l’histoire du Silence de la mer est aussi celle du début de l’engagement du musicien. On a vu que la création scénique de l’œuvre est retardée en raison de l’implication de Vercors et des Éditions de Minuit dans la guerre d’Algérie. Cet épisode explique probablement en grande partie le fait que Tomasi conçoive ensuite son opéra comme une « œuvre antifasciste dirigée contre la guerre d’Algérie37 ». Ainsi l’actualité de la France en guerre d’Algérie résonne-t-elle de façon particulièrement frappante dans cette adaptation de l’un des textes les plus célèbres de la Résistance. Explorant les potentialités occasionnées par la transposition musicale du roman, Tomasi signe une partition singulière et éclectique, mêlant Bach et la série, dans une atmosphère tendue générée par une écriture à la fois sobre et très expressive, marquée par l’atonalité et le chromatisme. Dans une grande fidélité au texte de Vercors, il propose une œuvre claire et efficace, au lyrisme aussi intense que contenu.
Notes de bas de page
1 Nous adressons nos plus vifs remerciements à Claude Tomasi, qui nous a communiqué des sources essentielles sur Henri Tomasi et Le Silence de la mer (collection privée Claude Tomasi) et à Jean-Pierre Bartoli, qui a partagé avec nous plusieurs éléments d’analyse sur cette partition.
2 Plusieurs témoignages de Tomasi font état de cette commande, au sujet de laquelle nous n’avons, pour le moment, trouvé aucune trace dans les archives de la RTF.
3 Pierre Hahn, « Deux œuvres lyriques : Le Silence de la mer de Henri Tomasi, Le Docteur de verre de Roman Vlad », Combat, 15 janvier 1965.
4 Voir Anne Simonin, Les Éditions de Minuit (1942-1955) : le devoir d’insoumission, Paris, IMEC, 2008 (I/1994), p. 66.
5 Sur la récupération du Silence de la mer par la France combattante et sur l’interprétation erronée qu’en donnent les communistes, voir Simonin, op. cit., p. 66-76.
6 Tomasi relit le roman de Vercors en 1958. Voir Michel Solis, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, Ajaccio, Albiana, 2008, p. 96.
7 Vercors évoque cette autorisation, bien des années plus tard, dans son « Hommage à H. Tomasi », rédigé en 1985 et publié dans L’Avant-scène opéra, Massenet Thaïs, Hommage à H. Tomasi, n° 109, mai 1988, p. 115.
8 Les dates de 1959-1960 sont indiquées dans un carnet personnel de Tomasi (collection privée C. Tomasi). Le sous-titre « drame lyrique » est indiqué sur la partition chant-piano éditée par Choudens en 1960.
9 Voir Anne Simonin, Le Droit de désobéissance : Les Éditions de Minuit en guerre d’Algérie, Paris, Les Éditions de Minuit, 2012, p. 14. Toutes les informations que nous indiquons et qui concernent la maison d’édition sont tirées de cette étude.
10 Henri Alleg est l’ancien directeur d’un journal interdit (Alger républicain) et membre du Parti communiste algérien, lui aussi interdit.
11 Une copie de l’« Adresse solennelle à M. le président de la République » avec la mention manuscrite de la signature de Tomasi est conservée dans ses archives (collection privée Claude Tomasi).
12 L’épisode est relaté dans M. Solis, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, op. cit., p. 55. Solis rapporte les propos de Tomasi : « J’ai adhéré parce que les communistes avaient fait un travail extraordinaire pour la Libération. Et puis par idéal d’un monde qui ne soit plus fondé sur l’argent ! Je ne militais pas, et les circonstances ont fait que je n’ai pas participé aux réunions de cellule ».
13 Anne Simonin, Le Droit de désobéissance. Les Éditions de Minuit en guerre d’Algérie, op. cit., p. 51.
14 Voir Aude Vassallo, « Censure à la télévision : le Manifeste des 121 », http://audevassallo. wordpress.com/2009/02/01/censure-a-la-television-le-manifeste-des-121/#_edn3, dernière consultation le 12 septembre 2013.
15 Tous les enregistrements mentionnés sont conservés à l’Institut national de l’audiovisuel, Paris. Les informations sur ces enregistrements proviennent des archives de l’INA.
16 Tomasi rapporte dans son autobiographie au magnétophone que l’œuvre devait être donnée à l’Opéra-Comique, mais un article de 1965 indique que la création était prévue à la RTF (Pierre Hahn, « Deux œuvres lyriques : Le Silence de la mer de Henri Tomasi, Le Docteur de verre » de Roman Vlad, Combat, 15 janvier 1965). Nos recherches à la Bibliothèque-Musée de l’Opéra, à la bibliothèque et aux archives de Radio-France ainsi qu’aux Archives nationales n’ont pas encore permis d’établir le lieu supposé de la création scénique.
17 Entretien avec Hans Pölkow, « Le Silence de la mer, texte de Vercors / Musique de H. Tomasi présenté à l’Opéra de Berlin-Est », Échos d’Allemagne, juin-juillet 1966.
18 Le 15 juin 1963. Voir Tomasi, lettre à Vercors, s.d., Fonds Vercors, Bibliothèque Jacques Doucet, Paris.
19 En témoigne l’« Hommage à Henri Tomasi » écrit par Vercors après la mort du compositeur, art. cit.
20 Cet enregistrement a été réédité et figure sur le CD qui accompagne la biographie de M. Solis, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, op. cit.
21 Cette production a bénéficié de l’ajout de « courts monologues » réalisés par un certain Janos Liebner, conseiller-dramaturge. Tomasi se montre très satisfait de ces ajouts. Voir l’entretien avec Hans Pölkow, « Le Silence de la mer, texte de Vercors / Musique de H. Tomasi présenté à l’Opéra de Berlin-Est », Échos d’Allemagne, juin-juillet 1966.
22 Henri Tomasi, Entretien avec Hans Pölkow, « Le Silence de la mer, texte de Vercors / Musique de Henri Tomasi présenté à l’Opéra de Berlin-Est », op. cit.
23 Voir par exemple Clarendon, « Deux opéras de chambre : Le Silence de la mer, Le Docteur de verre », Le Figaro, 7 novembre 1964 ; Hahn, « Deux œuvres lyriques », art. cit. ; A. R., « Concert H. Tomasi », Le Monde, 3 décembre 1971. Ces articles sont conservés dans le fonds Montpensier (dossier Tomasi, BnF-Mus) et dans le dossier d’œuvre du Silence de la mer à la Bibliothèque-Musée de l’Opéra (dossier d’œuvre, BMO).
24 Albert Farchadi, « Le Silence de la mer ou l’injonction assourdie », Revue d’Histoire littéraire de la France, 96e année, n° 5, septembre-octobre 1996, p. 985.
25 Claude Chamfray, « Entretien avec Henri Tomasi », {Le Guide du concert}, mai 1960, p. 716, coupure de presse conservée dans le dossier d’artiste Henri Tomasi, Bibliothèque-Musée de l’Opéra.
26 « Les sentiments sont exprimés par l’orchestre » affirme le compositeur en 1960. Voir Chamfray, « Entretien avec Henri Tomasi », art. cit. Voir également Tomasi, « autobiographie au magnétophone », juillet 1969, cité par M. Solis, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, op. cit., p. 94.
27 Tomasi cité par Tadeusz Kowzan, « Vercors adaptateur de ses ouvrages narratifs pour la scène », dans Georges Cesbron et Gérard Jacquin, dir., Vercors, Jean Bruller, et son œuvre, actes du colloque international, Université d’Angers, mai 1995, Paris, Montréal, l’Harmattan, 1999, p. 196.
28 A. R., « Concert H. Tomasi », art. cit., sur La Voix humaine, voir notamment Hervé Lacombe, Francis Poulenc, Paris, Fayard, 2013, p. 712-716 et 719-729.
29 Le Silence de la mer peut être rapproché d’une autre œuvre contemporaine, Krapp ou la dernière bande de Marcel Mihalovici (1959) un opéra atonal d’une cinquantaine de minutes pour baryton solo et orchestre moyen sur un texte de Samuel Beckett.
30 Tomasi, « autobiographie au magnétophone », juillet 1969, cité par Solis, op. cit., p. 94.
31 Les 46 mesures de cette séquence sont reprises presque telles quelles dans la Berceuse (La Belle et la Bête), de 1959.
32 Voir par exemple Tomasi, « Pour un théâtre lyrique qui ne soit pas déraciné », La Revue musicale, Les Carnets critiques, « Sampiero Corso et Henri Tomasi », n° 230, 1956, p. 8.
33 Tomasi, « Autobiographie au magnétophone », juillet 1969, cité par Solis, op. cit., p. 93.
34 Sur les liens entre Poulenc et la musique dodécaphonique voir Nicolas Southon, « Francis Poulenc face à la jeune génération », Horizons de la musique en France, 1944-1954, Alain Poirier & Laurent Feneyrou, dir., Paris, Vrin, à paraître. Nous remercions l’auteur de nous avoir fait parvenir son texte avant sa publication.
35 P. Hahn, « Deux œuvres lyriques », art. cit.
36 Chamfray, « Entretien avec Henri Tomasi », art. cit.
37 Henri Tomasi, « Entretien avec Hans Pölkow », art. cit.
Auteur
Université libre de Bruxelles, Belgique
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