Le Requiem pour la paix, un parcours musical et existentiel
p. 385-401
Texte intégral
1Compositeur et chef d’orchestre à succès, Henri Tomasi possède, à la fin des années 1930, toutes les raisons d’être comblé dans sa vie professionnelle. Un désir d’évasion refréné depuis son enfance près de la Méditerranée et des difficultés conjugales le poussent pourtant à rompre avec ses activités et à répondre à l’appel du large. Il embarque soudainement en mai 1939 pour Dakar à bord d’un cargo. Ce voyage, qui voit la réalisation d’un vieux rêve, coïncide alors avec l’approche de la Seconde Guerre mondiale. H. Tomasi est contraint de l’interrompre et de revenir en Corse1. Le déclenchement de la guerre et la tourmente de 1940, mêlés aux remises en questions personnelles du compositeur, donnent lieu à une crise spirituelle. Composé sous l’Occupation nazie, son Requiem est le fruit de la réflexion d’un homme sur sa vie, sur le sens de l’existence et sur le monde qui l’entoure. L’œuvre est ancrée dans son époque. L’analyse de la partition doit alors impérativement tenir compte de tout ce qui est susceptible d’avoir influencé son élaboration. Des éléments apparaissent directement liés au compositeur : son histoire personnelle, son état d’esprit et ses créations musicales antérieures. L’attitude qu’adopte H. Tomasi après sa crise mystique éclaire ses sentiments par rapport aux œuvres de cette période. Des données sont aussi liées à lui de manière indirecte. Il nous faut alors considérer le contexte de la composition et les œuvres contemporaines comparables au Requiem. Cet article a donc pour but de présenter les multiples étapes qui font du Requiem de Tomasi l’expression d’un parcours musical et existentiel.
Présentation de l’œuvre
2Le Requiem de H. Tomasi a été composé pour quatuor vocal soliste, chœur et orchestre en 1943. Il fut créé le 14 avril 1946 à Paris, au Palais de Chaillot, et repris le 10 novembre 1946 à Baden-Baden, en Allemagne. L’œuvre ne sera ensuite plus jouée du vivant du compositeur. Il faudra attendre 1994 pour que le musicologue Frédéric Ducros Malmazet retrouve la partition et permette sa redécouverte. En 1996, sous la direction de Michel Piquemal, le Requiem renaît. Il est enregistré sous le label Naxos avec l’Orchestre philharmonique de Marseille et le Chœur régional Provence-Alpes-Côte d’Azur. Claude Tomasi, fils du compositeur, et F. Ducros Malmazet décident de renommer l’œuvre Requiem pour la paix, en référence à la dédicace laissée sur la couverture de la partition : « à tous les martyrs de la Résistance et à tous ceux qui sont morts pour la France ». Elle est de nouveau interprétée à Nice en 1997, puis à Marseille, Prague, Londres et Paris. Cependant, aucune exécution du Requiem n’est réalisée dans un cadre religieux.
3La renaissance du Requiem fait aussi ressurgir les circonstances de sa composition. C’est le sujet du film de Jacques Sapiéga (2001) qui retrace l’enregistrement du Requiem pour la paix et les mystères de sa composition2. Il s’agit donc ici de venir compléter ces informations sur le plan musical. L’œuvre est abordée selon une approche globale qui part de son sujet religieux ainsi que du contexte et de l’époque de sa composition, pour déboucher sur une analyse technique de la partition. Quelle est la nature du Requiem pour la paix ? S’agit-il vraiment d’une œuvre religieuse ?
Contexte de composition
4Après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, H. Tomasi est incorporé dans un régiment de chasseurs alpins cantonné sur la frontière italienne. Il est démobilisé le 21 juillet 1940 et se rend ce jour-là pour la première fois au monastère de la Sainte-Baume, situé à 50 kms de Marseille3. Ce lieu isolé dans la montagne lui fait une forte impression. Revenu à Marseille, il retrouve son épouse et reprend ses activités de chef d’orchestre dans la zone non occupée, à la tête de l’Orchestre national. Il séjourne cependant à plusieurs reprises à la Sainte-Baume. Il y renoue avec le catholicisme. Tourmenté par sa vie personnelle et par le contexte historique, le compositeur ne croit plus en l’homme et ne sait pas où se situer. Au monastère, il suit le rythme de vie des moines. Tout en continuant à composer, il s’entretient souvent avec le Père Étienne-Marie Lajeunie, de l’ordre des dominicains, qui le familiarise avec les valeurs religieuses.
J’ai cherché à me raccrocher à quelque chose, il fallait absolument qu’il y ait une bouée de sauvetage ! Alors j’ai pensé que la seule vérité c’était la foi au Christ, la foi en Dieu. Si tu veux, j’ai cherché à croire. Mais je n’ai jamais pu adhérer à quelque chose en renonçant à la raison. Mon intellect m’interdit de simplement « croire ». J’en ai discuté avec le Père. Il me disait : « Vous n’avez pas la foi. La foi est comme l’amour : aveugle » En un sens il avait raison4.
5Plusieurs œuvres sont composées durant cette période, notamment la Symphonie en ut et plus particulièrement l’opéra Don Juan de Mañara. Les liens musicaux entre Don Juan de Mañara et le Requiem sont nombreux et l’implication du compositeur dans ses œuvres est équivalente, tout en se situant dans une approche différente.
6H. Tomasi va séjourner à quatre reprises chez les dominicains. Don Juan de Mañara sera majoritairement composé au moment de la rencontre avec une jeune fille, douce, belle, aimante et pratiquante, nommée Maryse Caserbo. Tomasi l’idéalise et en fait son modèle pour l’héroïne de l’opéra, Girolama. Le contexte est d’autant plus parfait que le Sacré et l’Humain sont réunis. H. Tomasi s’identifie complètement au personnage de Miguel de Mañara. L’opéra qu’il compose est imprégné de ce personnage, qui mêle le mysticisme avec le romantisme. Mais l’histoire avec Maryse ne se concrétise pas et amène un nouvel échec. Le compositeur se retrouve seul et retourne à la Sainte-Baume après avoir annoncé à sa femme, Odette, son intention de rentrer dans les ordres, tel Don Miguel lorsqu’il perd l’être aimé. C’est là qu’apparaît pour H. Tomasi, la nécessité de créer un requiem. Ce type d’œuvre est le moyen de s’interroger sur la place de l’être humain dans un monde où il est opprimé et d’exprimer ses sentiments.
Méthodologie de l’analyse
7La mise en valeur de cette démarche conduit à analyser le Requiem pour la paix comme le déroulement d’une histoire, où chaque élément signifiant se rapporte à un fil conducteur. Le texte habituel du requiem propose un parcours narratif où l’âme défunte traverse les épreuves pour accéder au Paradis. H Tomasi va tenter, à partir de ce cadre religieux, d’apporter de nouveaux sens. Le but est d’atteindre la liberté, le bonheur, la libération. La forme de liberté pour laquelle opte le créateur se révèle sujette à interrogations. Afin de déterminer les choix de Tomasi, plusieurs niveaux d’analyse doivent être établis. Notre démarche théorique s’appuie principalement sur les travaux de Márta Grabócz, en sémiotique musicale, qui ont été développés à partir des analyses structurales d’Algirdas Julien Greimas5. Plusieurs niveaux de recherche peuvent être dégagés pour définir la ligne conductrice. L’œuvre est un tout divisé en plusieurs parties complémentaires. Les niveaux de sens vont être caractérisés par des cellules (les sèmes) qui, en se regroupant, vont révéler une signification globale (les classèmes puis les isotopies, tableau 1).
8Les isotopies structurent des significations qui se dévoilent dans les rapports entre les instruments, les voix, le texte, l’harmonie, l’orchestration, les courbes mélodiques. Le chœur et les chanteurs solistes sont les sujets de l’œuvre : les isotopies permettent d’interpréter les différents états à travers lesquels ils évoluent.
Structure du Requiem
9Le texte du requiem correspond à la célébration de l’Office des défunts. Cette messe des morts est originellement structurée en dix parties mais le compositeur fait le choix d’en supprimer certaines. La troisième partie, le Graduel disparaît, ainsi que deux sous-parties du Libera me, le Subvenite et l’In Paradisium. Ces textes représentent le Christ conduisant l’âme de la terre vers le ciel, où elle est accueillie au Paradis. H. Tomasi nous dévoile déjà ses intentions en supprimant ce qui devrait être associé à la délivrance de l’âme.
10Le Requiem de Tomasi déploie quatre isotopies. Elles offrent une linéarité au récit liturgique et identifient deux protagonistes qui seront en opposition. Le chœur, les voix humaines, représentent l’âme défunte, le symbole associé à la terre, au mortel. L’orchestre, dominé par les cuivres et les percussions, est, quant à lui, une force brutale qui vient perturber le chœur et l’amener à évoluer. Les textes chantés par le chœur figurent le cheminement de la messe des morts. Les isotopies y sont naturellement reliées.
Isotopie de l’angoisse
11Le chœur exprime tout d’abord un sentiment d’angoisse. Cette isotopie est présente essentiellement dans le Requiem, le Dies Irae et le Domine Jesu Christe. Les cellules traduisent la peur de renouveler le mal subi, ou encore celle du changement. Elles ont la forme de courbes mélodiques descendantes déployées dans une faible intensité (exemple 1). Harmoniquement, Tomasi marque l’angoisse du chœur par des accords incomplets et souvent perturbés par des notes étrangères qui rendent flou l’ancrage tonal harmonique. Il n’y a aucune cadence parfaite dans l’isotopie de l’angoisse, le compositeur écartant les moyens musicaux permettant au chœur de trouver la paix. Requiem en latin signifie pourtant repos. Or, dans l’ouverture de l’œuvre il n’y a pas de recueillement ni de méditation sur la mort de l’être. Au contraire, le compositeur fait une entrée in medias res, en intégrant le spectateur directement dans le sujet avec une marche animée par les cuivres (exemple 1).
12H. Tomasi fait par ailleurs usage de la quarte augmentée de manière harmonique et mélodique. Cette quarte ou triton, nommée diabolus in musica au Moyen Âge, symbolise le mal. Elle vient s’insérer dans les discours du chœur pour dévoiler ses faiblesses. Plus le Requiem pour la paix progressera, moins l’utilisation du triton demeurera prégnante, afin d’exprimer la montée du chœur vers l’espoir, la confiance et la force.
13Le rôle des instruments et leur rapport avec les voix vont évoluer pendant l’œuvre. Le chœur va tenter de sortir de son état d’angoisse.
Isotopie de la foi
14L’isotopie de la foi est l’élément essentiel du Requiem de Tomasi car elle représente l’espoir. Elle apparaît de manière plus ou moins importante dans toutes les parties. Son objectif est de redonner confiance au chœur, d’effacer les éléments de l’isotopie de l’angoisse pour préparer sa progression vers la liberté. Les cellules musicales du chœur vont être en homophonie et en homorythmie, à la manière des chants religieux à l’unisson et sans réelles envolées mélodiques faisant directement référence à la liturgie. H. Tomasi retient essentiellement la déclamation quasi recto tono, ce récitatif monotone qui rappelle une corde de récitation avec une inflexion finale (exemple 2).
15Dans l’isotopie de la foi, le chœur assume donc ce rôle lié à la prière avec une présence discrète, alors que les solistes développent des mélodies de caractère lyrique. Dans l’Absolve, le baryton solo est accompagné par des cordes qui encadrent le chant et se mettent en opposition par rapport à celui-ci (exemple 3). M. Piquemal, dans le film de J. Sapiéga, explique à ses choristes que le baryton est doux, apaisant, lumineux, alors que l’orchestre lui est « inexorable6 ». La lourdeur de cette progression discrète se rapproche d’une marche funèbre. Elle peut aussi être assimilée à un rituel. Les chanteurs solistes recherchent la foi dans le lyrisme et dans la complainte, alors que le chœur interprète une formule rythmique soutenue par les instruments graves. « On ne peut pas échapper à “l’inexorable” mais il faut croire, il faut espérer7 ». De manière moins appuyée, nous retrouvons ce symbole d’un emprisonnement toujours exécuté par les cordes, dans le solo du Recordare interprété par la soprano. Enfin, dans le Lux æterna, c’est aux cordes, aux harpes mais aussi avec le célesta que la marque du temps est observée.
Isotopie de la révolte
16L’isotopie suivante est celle de la révolte. Elle est surtout présente dans le Dies Irae et le Sanctus. Le chœur se soulève, il est puissant et ses mélodies sont souvent en homorythmie et en homophonie. Mais les progressions sont fréquemment arrêtées par l’orchestre ou s’essoufflent d’elles-mêmes. Le Sanctus est une célébration de la puissance divine. Cette partie débute par une marche harmonique, puis s’ensuit un fugato sur le Benedictus. La marche harmonique est composée de cellules brèves qui s’enchaînent sans connaître de véritable développement mélodique.
17H. Tomasi change de rythme et de caractère en continuant avec un fugato à trois temps qui est constitué d’une progression puis d’une descente mélodique (exemple 4). Cependant, une nouvelle marche harmonique apparaît à chaque reprise. Nous retrouvons le même schéma que précédemment, mais avec une confrontation à double sens qui est ici accentuée par le fugato. Ne durant que quinze mesures, celui-ci génère une instabilité mélodique. Ces deux mouvements enchaînés, à la fois rapides et puissants, provoquent des perturbations dans les différentes voix. Le chœur dans le Sanctus est imposant, mais sans repères temporels stables. L’échec de sa progression réintroduit des sèmes correspondant à l’isotopie de l’angoisse.
18Le thème du fugato est familier, car en le jouant plus lentement, la ligne mélodique et les intervalles, bien qu’ils soient modifiés, évoquent le thème du chant du Requiem entendu dans la première partie (cf. exemple 1). Cette fois, les paroles sont différentes et le rythme est accéléré, offrant la possibilité de marquer chaque syllabe. Le but de cette disposition est de rappeler l’état initial de l’ouverture du Requiem. La structure harmonique n’aboutit jamais sur un accord complet du premier degré et sur une cadence parfaite, même incomplète. À chaque fin de phrase, les attentes de l’auditeur sont détournées par un nouveau procédé. Pour terminer le Sanctus, les voix reprennent le fugato. Dans la première intervention du sujet du fugato, la mélodie débute sur un intervalle de quinte. Lors de la réponse, cette courbe mélodique qui connote la confiance est affirmée. L’accord qui termine la partie, même s’il est incomplet, est une délivrance pour un chœur qui après avoir longtemps cherché son chemin en aperçoit enfin le tracé. Le Sanctus célèbre la gloire de Dieu et H. Tomasi dénonce son absence.
Isotopie de la sérénité
19Présente dans l’Agnus Dei et le Libera me, la sérénité représente la situation finale, la morale de l’histoire et le message dont Tomasi souhaite imprégner son œuvre. Musicalement, cette isotopie est incarnée par des accords complets, des courbes mélodiques stables et des rythmes réguliers.
L’Agnus Dei
20D’une durée brève (2’ 30), l’Agnus Dei comprend des éléments essentiels pour déterminer le sens du Requiem. Cette partie est constituée de deux solos : un solo de soprano ponctué par le chœur, suivi d’un solo de trompette en ut. Cette dernière joue sur chaque note de l’accord de do majeur, en variant les valeurs rythmiques, pour finalement disparaître dans un lent decrescendo (exemple 5). Cette cellule est unique dans l’œuvre et ne fait référence à aucune autre partie. Elle apparaît et disparaît de manière impromptue. Selon C. Tomasi8 et Michel Fleury9, le compositeur fait référence à la sonnerie Aux Morts composée par Pierre Dupont en 1932. Cette mélodie appartient au répertoire militaire. Elle est jouée lors de la célébration des disparus sur le champ de bataille et au cours de cérémonies officielles.
21Ce solo de trompette dans l’Agnus Dei représente un réel signe d’espoir. C’est la première fois qu’une action est accomplie sans être interrompue. On retrouve dans les notes la totalité de l’arpège qui affirme l’unité de l’être. La sonorité est douce, envoutante et apaisante. La trompette est seule à jouer un thème qui n’est pas d’essence lyrique mais est conçu dans une obédience stricte à la triple présence des constituants de l’accord parfait du premier degré. Une intervention divine ? La voix de la sagesse ? De la raison ? Ce qu’a voulu représenter Tomasi énonce un hommage aux Morts qui peut être entendu comme une solution du conflit. C’est une réponse donnée aux différents appels prononcés. Le thème prend le temps de s’affirmer. Le texte de l’Agnus Dei demande le repos éternel pour l’être disparu. Dona Nobis Pacem (Donne-nous la paix) constitue la dernière « imploration au Christ avant la communion10 ». Comme dans la sonnerie Aux morts, le repos éternel est figuré. Avec une musique d’inspiration militaire et un texte où l’âme sereine peut reposer en paix, la référence à la dédicace laissée par le compositeur devient ici explicite.
Le Libera me
22La dernière partie dévoile la puissance de l’orchestre et du chœur qui collaborent dans un mouvement commun. Tel un motif cyclique, le thème initial de l’ouverture de l’œuvre est repris. Dans les dernières mesures, la grande majorité des instruments est présente. Ceux évoluant dans le registre grave marquent le rythme pendant que le reste de l’orchestre et le chœur sont placés dans une mesure à 3/4 en homorythmie sur le premier verset du Libera me. Le tempo est lent, le phrasé fait appel au legato. H. Tomasi se sert de tous les moyens pour apaiser l’orchestre. Une cellule rythmique, récurrente dans l’œuvre et impliquant une dimension religieuse apparaît avant d’être reprise en augmentation (trois noires, une blanche pointée). La marche ralentit de plus en plus, pour finalement s’arrêter sur une homorythmie et une homophonie, imposant une arrivée collective en do majeur (exemple 6).
23La fin apporte un apaisement, mais aussi un épuisement, car la sérénité est acquise après l’épreuve des blessures et des sacrifices. Les deux derniers paragraphes du Libera me, supprimés par le compositeur, évoquent la décision positive du Seigneur et l’accès de l’âme au Paradis. H. Tomasi croit alors en Dieu, mais ne pense pas que celui-ci lui viendra en aide. Il ne l’attend pas. Le conflit est humain et doit se résoudre de manière humaine. Le Requiem se termine sur terre et non au ciel.
Les thèmes transversaux
24Tout au long de l’œuvre, des thèmes musicaux seront récurrents et varient selon leurs rapports avec le texte ainsi qu’avec le chœur et les instruments. Ces thèmes peuvent intervenir dans plusieurs isotopies, leur passage évoque leur message originel, ils témoignent du déroulement de l’action.
La fanfare solennelle
25Le thème de la fanfare solennelle est présent au début puis à la fin du Requiem pour la paix (exemple 7). Avec sa puissance orchestrale renforcée par les cuivres et son motif imposant, ce thème s’oppose au chœur. Il peut aussi faire référence à la barbarie de l’armée allemande. Les variations dans ce thème se situent au niveau de l’effectif mobilisé. Entre les deux occurrences de ce thème, des instruments disparaissent. Dans la fin de l’Ingemisco, ce sont les timbales qui marquent le rythme.
26Par deux fois, la fanfare solennelle est accompagnée par le chœur. Lors de la première intervention dans le Dies Iræ, les paroles sont « Tuba mirum spargens sonum per spelera regionum, coget omnes ante thronum » (la trompette répandant un son étrange, parmi les sépulcres de tous pays, rassemblera tous les hommes devant le trône). La seconde confrontation se trouve dans le Libera me, « Dies illa, dies iræ, calamitatis et miseriæ, dies magna et amara valde » (Ce jour-là doit être jour de colère, jour de calamité et de misère, jour mémorable et très amer). Les paroles traduisent la crainte du chœur envers la puissance de l’orchestre. La fanfare solennelle voit alors son effectif affaibli. Seuls les trompettes et les trombones assurent la ligne supérieure, pendant que les autres instruments de la fanfare suivent la ligne des voix. Après avoir subi une domination musicale dans l’ouverture de l’œuvre et lors de la Séquence, puis l’avoir suivie dans le Dies Iræ, le chœur se libère et crée sa propre ligne mélodique. Il maîtrise la peur exprimée par les paroles et s’affirme. Le but du compositeur est alors de faire directement référence à cette force en révolte.
Motif de l’espoir
27Spécifique de l’isotopie de la foi, le motif de l’espoir est un arpège brisé. Il se fait entendre à de nombreuses reprises en changeant d’interprète, d’intensité ou de tonalité. En se fondant sur la tonalité dans l’exemple vocal de l’Ingemisco, le thème se construit sur une montée en trois notes d’une octave de do qui passe par la quinte (sol), suivie par une descente qui s’effondre lorsqu’elle est jouée par les instruments (Dies Iræ et Domine), alors qu’elle tend à se stabiliser pour les deux citations vocales (Ingemisco et Lux æterna). Les mélodies se limitent à ce bref motif lorsqu’il est joué par les trompettes, alors qu’il se trouve au début de l’intervention des chanteurs solistes. Après chaque citation, l’intensité du chœur augmente, donnant une impression de révolte, bien que les sèmes et classèmes correspondent toujours à l’isotopie de la foi.
28De plus, cette cellule intervient même en dehors du Requiem. En effet, ce motif sera celui le plus repris dans Don Juan de Mañara.
Les thèmes communs avec Don Juan de Mañara
29Don Juan de Mañara est composé en grande partie avant le Requiem pour la paix, mais il ne sera terminé que bien après. De nombreux thèmes musicaux sont communs aux deux œuvres et Tomasi, habitué à réutiliser des cellules musicales dans ses compositions, ne les emploie pas au hasard.
30H. Tomasi varie les distributions de ces thèmes. Ainsi, le soliste de l’opéra chante des passages interprétés dans le Requiem par le chœur, un soliste ou encore les instruments. La construction des thèmes est, elle aussi, variée. Plus lents et plus graves lorsqu’ils sont joués par les instruments, comme le thème de l’espoir, ils sont transformés lorsqu’il s’agit d’un chanteur soliste, donnant ainsi une impression de précipitation. Les cellules musicales communes sont, en majeure partie, issues de l’isotopie de la foi. Elles traduisent une empreinte religieuse dans les deux œuvres.
31Dans l’opéra, entre les troisième et quatrième, puis entre les quatrième et cinquième tableaux, nous trouvons deux intermèdes musicaux. qui, regroupés et révisés, donneront naissance plus tard aux Fanfares liturgiques11. L’un de ces passages est joué exclusivement par des cuivres. Il est purement religieux. Il est alors intéressant de s’interroger sur le rôle attribué aux instruments par H. Tomasi dans l’opéra et le Requiem. Durant l’opéra, ils sont souvent assimilés à des moments lugubres et tristes. Dans le Requiem pour la paix, les cuivres mettent notamment en valeur le thème de la fanfare solennelle. Toutefois, le compositeur présente cette section de l’orchestre sous un autre angle dans les Fanfares liturgiques, de façon analogue à l’expression du thème de l’espoir dans le Requiem. Nous pouvons donc en déduire que la répétition de ce thème de l’espoir et son énonciation par les cuivres nous rapprochent d’une conviction religieuse qui exprime la foi du chœur.
Un parcours existentiel
32Outre le sujet religieux indiqué par le texte de la messe des morts, il est possible de distinguer plusieurs autres niveaux de signification dans le Requiem pour la paix. Premièrement, la dédicace laissée par le compositeur est reliée à la Seconde Guerre mondiale. Il y aurait d’un côté les forces nazies et, de l’autre côté, les Alliés, la Résistance, qui n’abdiquent pas. C’est la vision proposée par M. Piquemal, puis mise en image par J. Sapiéga dans Le Requiem perdu. À partir de cela, mais aussi des idées humanistes qu’exprimera Tomasi plus tard, un second niveau, qui est celui de l’Homme, est décelable. En effet, le combat oppose l’homme qui agit pour le bien de l’humanité à l’être qui recherche le pouvoir et la gloire par tous les moyens de manipulation et de destruction. Enfin, dans un niveau encore inférieur et resserré sur la personne, ce n’est plus un combat dont il s’agit, mais d’un tourment. Et ce tourment, c’est celui de l’Homme en général, mais aussi celui de Tomasi. Comme pour Don Juan, H. Tomasi s’identifie à l’âme tourmentée qui cherche à être sauvée durant le Requiem. Pendant la guerre, au lieu de parler, H. Tomasi compose dans une attitude cathartique. La « crise mystique » est ici son sujet de réflexion. Il n’y a ni bien, ni mal, mais seulement l’Homme qui affronte la vie et qui doit prendre les meilleurs engagements moraux. Tomasi nous expose sa condition morale dans cette période de doute.
33À travers cette œuvre, le compositeur dévoile son cheminement personnel. La quête d’une dimension spirituelle, par l’appel à Dieu mais aussi par la recherche d’une solution purement humaine aux conflits qui se manifestent, peut être éclairée par la théorie de la sémiotique existentielle. Développée par Eero Tarasti, cette théorie conçoit la manifestation de la transcendance dans l’art comme le produit de l’évolution du sujet au delà de son Dasein (être-là). Pour cela, les actes du sujet peuvent prendre la forme d’un parcours qui part du Dasein et évolue vers un premier pôle, la négation, puis, via un retour au Dasein, aboutit au pôle de l’affirmation, qui permet l’expression d’un rapport apaisé à l’existence12.
La négation, c’est l’expérience de l’insuffisance du présent par le sujet. C’est le sentiment de saut dans le vide, de l’angoisse, du néant. L’affirmation, à l’opposé, c’est l’expérience de l’univers comme plénitude après l’épreuve de l’angoisse et du néant. […] Chaque sujet connaît des périodes de doute, d’angoisse, de négation, puis des périodes de sérénité. La transcendance est donc l’expérience du passage du pôle de la négation au pôle de l’affirmation, ces deux réalités opposées mais inséparables du Dasein13.
34Cette théorie, dont nous n’exposons ici que les rudiments, permet d’interpréter le sens de l’œuvre. Les isotopies du Requiem présentent des phases de négation et d’affirmation qui manifestent, via la musique, une dimension transcendantale. H. Tomasi met en valeur dans le Requiem pour la paix, le parcours de l’Homme vers la sérénité. L’hommage apparent aux défunts lui permet, de dénoncer la violence de son époque, de s’interroger en tant que personne sur le sens de l’existence et d’entrevoir une issue heureuse pour l’humanité. Tout cela, Tomasi le fait à travers la musique. C’est un compositeur, mais aussi un orchestrateur. Dans les articulations des thèmes, de l’instrumentation, de l’harmonie et du rythme, il ne laisse aucun élément au hasard. La musique composée n’est pas une mise en doute de l’Homme et de ses actions. Dieu, en qui il croit alors, ne lui apporte pas tous les éclaircissements qu’il attendait pendant cette crise mystico-amoureuse. Il découvre alors ses propres réponses.
Conclusion
35Quand H. Tomasi évoquait sa crise mystique, il parlait de rêves brisés, d’amours perdus mais aussi d’appel à l’aide de la puissance divine pour résoudre son désespoir. Il voulut croire en Dieu afin qu’Il lui donnât l’amour, la foi, la liberté. Il ne changera pourtant pas radicalement de façon de penser. Coïncidence ? Signe du destin ? Le fait de devenir père en 1944 donne en partie au compositeur les réponses qui le sauveront de ses doutes et l’amèneront à redécouvrir une pensée humaniste. Croire en Dieu n’aura été finalement qu’un élément qui le conduisit vers la quête de la vérité, au travers de la confrontation à l’Histoire et à son Temps. Comme pour d’autres artistes, à d’autres époques, on trouve chez lui un questionnement sur le rôle à adopter face à l’évolution catastrophique du monde. Le Requiem pour la paix dénonce les horreurs engendrées par les êtres humains. Il fait le constat qu’un changement bénéfique peut advenir. Cette foi en l’avenir de l’Homme, même si le compositeur insiste sur la solitude de l’être humain au cours de cette œuvre, est le grand enjeu de ce Requiem.
Notes de bas de page
1 Michel Solis, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, Ajaccio, Albiana, 2008, p. 33.
2 Jacques Sapiéga, Le Requiem perdu, Copsi production et Mezzo, 2001, 52’.
3 Michel Solis, op. cit., p. 38-39.
4 Henri Tomasi cité par Michel Solis, op. cit., p. 47.
5 Márta Grabócz, Morphologie des œuvres pour piano de Franz Liszt, Paris, Kimé, 1996.
Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale : recherche et méthode, Paris, Larousse, 1966.
6 Jacques Sapiéga, op. cit., 14e min.
7 Ibid., 15e min.
8 Conversation avec Claude Tomasi, avril 2010.
9 Michel Fleury, Diapason, janvier 1998.
10 Brigitte et Jean Massin, Histoire de la musique occidentale, Paris, Fayard, 2003, p. 103.
11 Œuvre qui peut être autonome et qui est la plus jouée de Tomasi dans le monde.
12 Eero Tarasti, Fondements de la musique existentielle, tr. fr., Paris, L’Harmattan, 2009, p. 21.
13 Jean-Marie Jacono, « Transcendance et valeur de l’œuvre musicale », Degrés, 116, 2003, p. b2.
Auteur
Musicien professionnel, Marseille
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Théâtres brésiliens
Manifeste, mises en scène, dispositifs
Silvia Fernandes et Yannick Butel (dir.)
2015
Henri Tomasi, du lyrisme méditerranéen à la conscience révoltée
Jean-Marie Jacono et Lionel Pons (dir.)
2015
Écrire l'inouï
La critique dramatique dépassée par son objet (xixe-xxie siècle)
Jérémie Majorel et Olivier Bara (dir.)
2022