Pensées, images, mélodies… sous la lumière des Cyclades !
p. 339-361
Texte intégral
La lumière du soleil et le sang de l’homme ne font qu’un1.
Odysseus Elytis
1Cette phrase du poète grec Odysseus Elytis (prix Nobel de Littérature, 1979) décrit de la manière la plus précise la vérité méditerranéenne. Lumière, mer, pin, lavande, luttes, souffrance, bonheur, amour, passion : voici les premiers mots qui reviennent à l’esprit de tous ceux qui pensent à la Méditerranée, à cette mer qui relie l’Orient à l’Occident et qui embrasse une multitude de civilisations uniques au monde, dont la richesse découle à la fois de leur différence et de leur complémentarité. Ainsi, au cours des siècles le chant grégorien a rencontré la psalmodie byzantine, le flamenco espagnol et le fado portugais ont flirté avec les chansons rébétiques de l’Asie Mineure et de la Grèce de l’entre deux guerres, les chansons corses ont croisé les chansons démotiques de la Grèce rurale.
2Marseille, Chios, Corse, Crète, Cyclades… c’est la Méditerranée d’Henri Tomasi et de Mikis Theodorakis. Le premier naît le 17 août 1901 à Marseille, fondée par des colons grecs de l’Asie Mineure, les Phocéens, aux environs de 600 avant J.-C. et il a des racines corses. Le second naît le 29 Juillet 1925 à Chios, île frontalière de la mer Égée Orientale et il a des racines provenant de Crète et d’Asie Mineure.
3Ils naissent dans deux pays différents, la France et la Grèce, qui ont cependant toujours été fortement liés aussi bien au niveau culturel que politique et ceci depuis l’Antiquité. Comment pourrions-nous oublier l’influence – toujours présente d’ailleurs – de la civilisation grecque antique dans les régions du sud de la France ? De nombreux vestiges – amphithéâtres, colonnes, villas et mosaïques – retrouvés à Marseille/ Μασσαλία, à Nice/ Νίκαια, à Antibes/ Αντίπολη témoignent de cette culture originale « gallo-grecque », du iie siècle avant J.-C. Comment pourrions-nous oublier le comité philhellène français qui a joué un rôle significatif pendant la Révolution grecque contre l’occupation turque ? Comment pourrions-nous oublier le soutien de la France démocratique à la lutte grecque contre la dictature fasciste des Colonels pendant laquelle plusieurs représentants de l’intelligentsia grecque trouvèrent refuge dans ce pays toujours accueillant, parmi eux le compositeur, homme politique et penseur M. Theodorakis ?
4Et c’est grâce à cet échange politico-culturel que des œuvres d’art importantes ont vu le jour : Les Massacres de Scio d’Eugène Delacroix, La Scène héroïque/Révolution grecque d’Hector Berlioz, L’Invocation pour les Grecs d’Alphonse de Lamartine, Les Orientales de Victor Hugo et puis… Les Petites Cyclades de M. Theodorakis et Les Cyclades d’H. Tomasi.
5Mais que représentent les Cyclades pour ces deux compositeurs ? Qu’est-ce qui a donné naissance à leurs œuvres homonymes ? Avant de nous pencher sur ce sujet, il nous semble intéressant de révéler certaines similitudes et différences de la vie et de la cosmo-théorie de ces deux grandes personnalités.
6H. Tomasi et M. Theodorakis : deux compositeurs imprégnés aussi bien par la musique traditionnelle de leur pays que par les courants de la musique contemporaine du xxe siècle.
7H. Tomasi s’initie à la musique folklorique corse d’une part par sa grand-mère, originaire du village corse de Penta di Casinca, qui lui apprenait des chants traditionnels pendant ses vacances d’été2, et d’autre part, par son père, flûtiste amateur et passionné par la musique traditionnelle de son pays natal, qui a été un des premiers collectionneurs de ce patrimoine musical et a publié deux anthologies de chansons populaires corses, Corsica en 1912 et Les Chansons de Cyrnos en 19323, dédié à son fils. Ces anthologies ont été une source précieuse d’inspiration pour H. Tomasi.
8Quant à M. Theodorakis, sa rencontre avec le folklore grec a été inévitable. Comme durant ses dix-huit premières années, il a vécu dans huit villes différentes de province grecque, son caractère et sa sensibilité ont été forgés par les mœurs et les traditions des gens de la campagne et des îles. D’ailleurs, dès sa naissance, il a été bercé par la musique traditionnelle grecque : sa grand-mère chantait les psaumes byzantins, sa mère, originaire de Chasme en Asie Mineure, chantait les chansons mélancoliques des réfugiés et son père, originaire de Crète, chantait les chansons caractéristiques de la Crète occidentale, appelées rizitika. M. Theodorakis nous a parlé de cet héritage musical, lors de notre entretien du 9 juin 2001 :
… dans la famille de mon père il y avait des musiciens… Theodoromanolis était un grand joueur de lyre en Crète, il a vécu au début du xixe siècle et plusieurs des chansons crétoises – appelées « rizitika » – ont été composées par lui.… Mais un autre, mon arrière grand-père a écrit la chanson « Πότε θα κάνει ξαστεριά ; »/Quand verrons-nous un ciel clair ? […] Lui, il s’appelait Stephanos Chalis, ma grand-mère était la fille de son frère Ioannis… les Chalis étaient les grands révolutionnaires de La Canée au début du xixe siècle ; le musicien qui s’appelait Stéphanos et qui a été tué – on dit qu’il était exactement comme moi… un révolté qui chantait, et qui chantait surtout des chansons qu’il avait écrites lui-même ; on n’est pas très loin… ma grand-mère, mon père et moi, je suis la quatrième génération… c’est ainsi que cela a été transmis… Je crois que ce don que j’ai pour la musique vient d’eux… il n’y a pas d’autres raisons pour que j’aie ce don, je ne provenais pas d’une famille de musiciens et on ne connaissait pas la musique4…
9Son périple dans les villes de la province grecque n’a fait donc qu’enrichir davantage ses racines musicales qui apparaîtront par la suite dans son œuvre.
10Cependant, même si la musique traditionnelle faisait partie de leur vie dès leur plus jeune âge, aussi bien Tomasi que Theodorakis ont décidé de devenir musiciens quand ils ont découvert la musique classique et ont éprouvé un vrai bouleversement émotionnel.
11Tomasi écrit dans une de ses lettres à son ami Jean Molinetti :
C’est à ma chère mère en tout cas que je dois la première émotion musicale de ma vie. Je me revois allant avec elle à l’Opéra de Marseille écouter La Bohème. Ce fut un éblouissement et j’en ai été bouleversé jusqu’aux larmes. J’avais à peine douze ans. Au contact de cette musique, j’avais la sensation que tout mon petit être s’épanouissait dans un monde qui n’avait rien à voir avec celui de l’intellect. […] C’est surement cette Bohème qui est responsable de ma destinée musicale. […] Puccini devint alors pour moi le “dieu de la musique”, et je ne pouvais m’imaginer la vie d’artiste qu’à travers sa Bohème5.
12Theodorakis à son tour témoigne :
J’avais presque dix-sept ans ! Chaque soir on allait au cinéma. C’était notre seule distraction pendant l’Occupation… Là, dans une salle de cinéma, une nuit, tout a changé…
Musique. 9e Symphonie de Beethoven.
Je me souviens encore de la scène ! Un grand hall avec des escaliers blancs en marbre, pleins de femmes et d’hommes qui descendaient en chantant l’Ode à la Joie… et derrière eux, l’orchestre… J’ai été foudroyé. J’ai perdu mes esprits… Soudainement, j’écoutais de la musique ! Je devais à tout prix étudier la musique ! Je croyais que je devenais fou… que j’écoutais la musique des fous. Je me rendais compte que le rythme arrivait de l’extérieur ; que nous sommes entourés par un océan de sons, d’harmonie. L’harmonie a plusieurs formes. Nous sommes encerclés par l’harmonie universelle. La vie est harmonie. La mort est chaos6…
13Ces réflexions du jeune Theodorakis ne seraient, en fait, que les bases de sa « théorie d’harmonie universelle ».
14C’est durant cette période, vers 1942-1943, à Tripolis, petite ville provinciale du Péloponnèse soumise aux forces armées d’occupation italienne, qu’un adolescent indomptable à l’esprit révolutionnaire, un jeune résistant aux préoccupations spirituelles intenses, M. Theodorakis, découvre tout seul les gammes et l’harmonie de la musique, compose de la musique, étudie les œuvres des grands écrivains de l’Antiquité grecque, des philosophes européens éminents et des poètes néo-hellènes les plus importants, s’initie au marxisme, recherche Dieu à travers les textes de la religion chrétienne orthodoxe et tente de répondre à une question classique des adolescents : « Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? »
15Dans son autobiographie en cinq volumes Les Chemins de l’Archange il écrit :
[…] cette fermeture étouffante sur moi-même avec comme unique compagnie Platon, Eschyle, Sophocle, Shakespeare, Goethe, Andreïev, Hamsun, Nietzsche, Schopenhauer, Solomos, Palamas, Karyotakis – pour ne citer que les plus importants – parallèlement à l’Ancien Testament, à Job, aux psaumes de David et de Salomon, me guident dans la recherche de l’Idéal. C’est-à-dire, du « centre universel », qui se trouve au plus profond de Nous et en même temps très loin, car c’est la Loi du Monde – du Début et de la Fin7.
16Il conçoit le christianisme comme un sacrifice inévitable, il adopte les idées du marxisme et rêve d’un humanisme utopique qui arriverait à sauver et à unir non seulement les Grecs mais aussi toute l’Humanité à travers la beauté créée par l’Art :
[…] Je pense que par lui (le christianisme), j’ai gardé le message de l’amour, qui a été rapidement bouleversé par ma rencontre avec le marxisme, qui, lui, exigeait des luttes basées sur la haine parmi les classes sociales. Le combat intérieur était en effet énorme, entre ces deux théories qui nous tentaient à cette époque là.
Heureusement pour moi, un troisième chemin ou plutôt un premier chemin, complètement personnel, le chemin de « l’harmonie universelle » m’a été révélé. La « loi de l’harmonie universelle » était au dessus de l’amour et de la haine, car elle fonctionnait comme une nécessité, si bien sûr nous voulions être dignes de la vie offerte. Ainsi, pour moi, le monde du christianisme fonctionnait uniquement autour du message de l’amour, alors que le monde du marxisme s’est cristallisé uniquement autour de l’idée de la justice sociale8.
17Le mélange de ces deux théories l’a conduit à la conception de sa propre cosmo-théorie, de la « Théorie de l’Harmonie Universelle » :
– Amour et Justice sont les éléments essentiels de l’Harmonie Universelle
– Dieu est le « centre idéal » de l’Harmonie Universelle d’où jaillissent les Lois de la Nature et la Musique9.
18Et il précise :
[…] la Musique, répandue comme la lumière, est l’expression sonore de l’Harmonie Universelle […] et peut nous conduire à la Loi de la Vérité Objective qui régit notre cheminement dans le Temps Intemporel. Elle peut nous unir au Centre de l’Harmonie Universelle […], c’est-à-dire elle peut contribuer à ce que l’on atteint le plus haut degré du bonheur humain, de sérénité, d’accomplissement10.
19Étrange coïncidence ? Presque à la même période, à plusieurs centaines de kilomètres du jeune Theodorakis, H. Tomasi, peut-être un peu tardivement – il a presque 40 ans – recherche également Dieu. Cette recherche est présentée, en 1944, dans son opéra Don Juan de Manãra (Miguel Manãra) d’après le « Mystère » du poète lituanien Oscar Vladislas de Lubicz Milosz ; il en témoigne :
Quand j’ai fait Manãra, c’était avec toute ma passion ; c’est la rencontre de la jeune fille conjuguée à ma recherche de Dieu qui m’a permis cela. Le personnage incarnait tout ce que j’aurais voulu être ; j’ai projeté ma propre vie en lui, sauf que je n’avais pas un esprit assez religieux11.
20Cependant, peu après, en 1945, « en découvrant les horreurs d’Auschwitz et d’Hiroshima “il rejette l’idée même de Dieu”12 ». Tomasi ne s’est plus ensuite réconcilié avec la religion, il « ne croyait absolument plus à rien. Il n’attendait d’autre réponse que de la science13. »
21C’est alors qu’H. Tomasi, déjà communiste, devient membre du Parti communiste français de 1944 à 1946. Il admire ensuite Mao, Castro et Che Guevara ; il est bouleversé par des situations telles que la dictature de Franco en Espagne ou celle des Colonels en Grèce, il rêve d’un monde où la paix régnera, il rêve d’une communauté des peuples méditerranéens et souhaite que les « peuples se reconnaissent enfin frères d’une même mère, Mare Nostrum14 ».
22Theodorakis est sur la même longueur d’ondes. Musique et politique sont les deux éléments complémentaires qui déterminent sa vie et qui reflètent sa personnalité dynamique. Contrairement à Tomasi, il était et continue à être politiquement plus actif. Après avoir été initié au marxisme et au léninisme, à l’âge de quinze ans, pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’engage de manière absolue en faveur de l’idée de la Liberté. Ainsi, participe-t-il à la Résistance contre les occupants italiens et allemands, puis à la Guerre civile grecque qui lui succède, ce qui lui vaut d’être exilé à l’île d’Ikaria et à l’île de Makronissos où il est torturé. Il est ensuite arrêté et exilé de nouveau par les Colonels – Dictateurs en 1967, il se réfugie à l’étranger et lutte pour la démocratie jusqu’en 1974, et depuis 2010, il est fondateur et leader du Mouvement des citoyens indépendants « Σπίθα » (Étincelle) qui lutte pour « l’indépendance nationale, la domination populaire, la renaissance patriotique15 », c’est-à-dire pour une Grèce autonome et indépendante de toute oppression extérieure – soit la Troika à l’heure actuelle – « à travers une éducation helléno-centrique, humaniste, absolument contemporaine16. »
23Mais revenons un peu en arrière dans le temps.
24Avec presque trente-cinq ans d’écart, Tomasi (il y arrive en 1921) et Theodorakis (il y arrive en 1954) étudient au Conservatoire de Paris après avoir accompli leur formation initiale au Conservatoire de Marseille et au Conservatoire d’Athènes respectivement. Au Conservatoire de Paris, Tomasi étudie l’harmonie (avec Charles Silver), la fugue et le contrepoint (avec Georges Caussade), la composition (avec Paul Vidal) et la direction d’orchestre (avec Vincent d’Indy et Philippe Gaubert)17 ; parmi ses camarades on trouve Olivier Messiaen. Ce dernier sera le professeur du cours d’analyse musicale de Theodorakis qui suit également les cours de direction d’orchestre d’Eugène Bigot.
25Après avoir gagné sa vie pendant plusieurs années en jouant du piano, Tomasi poursuit une double carrière de chef d’orchestre et de compositeur. Si sa carrière brillante de chef d’orchestre (entre 1946 et 1956) le fait voyager un peu partout en Europe, ses compositions – œuvres pour chœur, œuvres pour orchestre, œuvres pour instrument solo, ballets, opéras… – nous font voyager de la Corse (Chants de Cyrnos, 1933) en Écosse (Chansons écossaises, 1935), du Brésil (Danses brésiliennes, suite pour petit orchestre, 1936) au Japon (Jeux de Geishas, Petite suite japonaise, 1936), de Venise (Sérénade vénitienne, 1937) au Laos (Féerie laotienne, 1939), de Kabylie (Marché kabyle, pour orchestre, 1958) au Viêt-Nam (Chant pour le Viêt-Nam, 1968), des Baléares (Recuerdos de las Baleares, 1962) aux Cyclades (Les Cyclades, 1965).
26Grâce à son langage musical riche, varié et subtil, aux couleurs impressionnistes18, le transfert de l’auditeur d’un endroit à l’autre se fait d’une manière naturelle. Connaisseur des courants musicaux de son temps, il les utilise selon ses besoins mais n’y adhère pas complètement. Il explique dans son autobiographie au magnétphone :
Ce n’est pas parce que j’ai écrit que « le moindre petit compositeur qui éjacule un pet électronique se prend pour un génie », qu’il faut prétendre que je suis hostile au sérialisme ! J’ai même utilisé ce mode dans Le Silence de la mer et La Symphonie du Tiers-Monde. Mais je l’emploie occasionnellement, quand j’en ai besoin, aux moments que j’estime propices. J’ai seulement dit et je le maintiens que j’avais horreur du sectarisme ! Je prétends que l’absence continue de modulations est un appauvrissement, qui ne peut produire que des ouvrages monotones et ennuyeux. La couleur est nécessaire… […] D’ailleurs le sérialisme aussi est largement dépassé par l’électronique, dont je me méfie dans la mesure où on ne jure que par elle. […] Mais avec l’électronique c’est la sensibilité même qui risque d’être altérée…19
27Par ailleurs, comme il souhaitait que sa musique soit accessible à tous, il ne pouvait pas se restreindre à un langage musical compliqué comme celui des compositeurs avant-gardistes ; au moment de la création de son opéra Sampiero Corso il écrit dans une sorte de manifeste : « Les snobs, les esthètes en chambre ne m’intéressent pas. J’écris pour le grand public20. »
28Theodorakis manifeste exactement le même désir !
29Comme il croit déjà qu’un artiste doit être « le sismographe le plus sensible de son époque » – pour reprendre les propos de l’écrivain grec Nikos Kazantzakis – il ne désire ni composer pour une élite ni faire partie d’une élite musicale. En revanche, il souhaite créer une musique destinée aussi bien au peuple qu’à l’élite, « une musique sans frontières21 ». C’est pourquoi d’ailleurs il a vite rejeté, suivant l’exemple de Tomasi, les nouvelles techniques de composition qu’il avait étudiées au Conservatoire de Paris ; ce sont pour lui, des « situations expérimentales, fondées sur des combinaisons sonores22 » destinées aux milieux de musique contemporaine européenne qu’il caractérise de « snob » et d’« élitiste ».
30Ainsi, après son périple en Europe qui dure presque dix ans et pendant lequel il est reconnu par le milieu musical européen en tant que ‘compositeur de musique savante’, Theodorakis rentre, en 1960, en Grèce, laquelle traverse une période mouvementée d’instabilité politique intense. Convaincu que « l’instruction du peuple est l’un des éléments qui contribuent à sa libération23 » et inspiré par le modèle de la révolution soviétique culturelle, il se place à la tête du mouvement politico-culturel de renaissance et crée une musique accessible à tous, une musique pour les masses24 ; le terme « masse » renvoie, non pas à la foule désordonnée mais au peuple correctement instruit25. En même temps, comme il croit à l’engagement social de l’art, il veut mettre son œuvre au service de l’humanité et des grands idéaux : de la paix mondiale, de la démocratie, de la collaboration des peuples…
31La musique pour les masses naît du « mariage de la musique traditionnelle et populaire grecque et de la poésie contemporaine néo-hellénique26 ». Elle est fondée sur le « mouvement de la chanson savante-populaire », initié en 1958, à Paris, avec la mise en musique de L’Épitaphe de Yannis Ritsos par Theodorakis ; « elle reflète l’âme du peuple et lui est communiquée à travers un nouveau mode de communication, le Concert Populaire qui puise ses racines aux “mystères éleusiniens”27 ».
32Plus explicitement, afin de créer la musique pour les masses, Theodorakis a constamment recours à la poésie qui constitue depuis son jeune âge sa source principale d’inspiration et il l’unit avec le Mélos – la mélodie – qui contient des éléments aussi bien de la musique traditionnelle grecque – musique byzantine et musique démotique – que de la musique populaire rébétique grecque mais aussi de la musique classique occidentale. Le résultat de cette union est la création d’un « Univers Sonore, Musical, Lyrique, Stochastique Unifié28 » constitué de chansons, de cycles de chansons, d’oratorios populaires, d’œuvres symphoniques et méta-symphoniques29, de tragédies lyriques… Il s’agit du « monde musical, de la galaxie théodorakiens30 ». En composant ces œuvres, Theodorakis « vise, comme il nous l’a confié lors de notre entretien en janvier 1997, par tous ses efforts à révéler la musique qui existe à l’intérieur de l’œuvre poétique Lyrique31 » et en même temps « d’exprimer à travers sa musique les états d’âme, les sentiments et les idées que la parole, dont les limites s’identifient à celles du conscient et de la raison, ne peut pas décrire32. »
33Pour y arriver,
il se base sur les principes de la prosodie qu’il appelle autrement « récit musical ». Il est intéressé aussi bien par la forme extérieure de la parole poétique que par son contenu. Il tient à mettre en évidence les éléments accentués d’un mot ainsi que les points suprêmes d’une phrase tout en ‘colorant mélodiquement’ leur contenu sémantique33.
34Chromatisme mélodique, modalité, variations rythmiques et dynamiques, écriture syllabique ou mélismatique font partie de ses outils essentiels.
35Persuadé, comme Theodorakis, de la puissance de la mélodie, Tomasi croit également que « la musique, […], est l’art de la mesure. […] Le rythme est tout34 », écrit-il. Mélodies, harmonies et rythmes associés à des textes littéraires soigneusement choisis de Milosz, Giono, Camus entre autres, constituent ses outils de compositeur afin d’exprimer et de transmettre ce qui lui est le plus cher au monde depuis son enfance : « l’esprit méditerranéen » ; « ébloui par la magie de la lumière méditerranéenne35 », il considère la Méditerranée comme un espace de bonheur, comme un espace de félicité universelle ; il rêve d’une Méditerranée qui unira les peuples – souvent menacés par les forces d’oppression –, d’une Méditerranée où la paix et la justice régneront.
36La mer, et plus précisément la Méditerranée, est un des thèmes préférés des deux compositeurs. Tomasi s’exclame : « La Méditerranée et sa lumière, ses couleurs, c’est cela pour moi la joie parfaite36. »
37Alors que Theodorakis dit :
Comme le grand moment de la pluie est la Source, le Fleuve et la Mer, le grand moment de l’Art qui tombe lui aussi comme la pluie sur les hommes, est, quand une Source, un Fleuve, une Mer naît en l’Homme… Quand nous voyons donc une goutte ou un vers, une chanson, pensons profondément à la mer37…
38En lisant le catalogue des œuvres des deux compositeurs nous constatons que plusieurs titres de leurs œuvres se réfèrent à la mer. À titre d’exemple nous citons : les œuvres pour voix et orchestre Chanson de marin (1937), Chant de la fée des îles (1944) et Les Cyclades (1965) d’H. Tomasi et les cycles de chansons Archipel (1957-1959), Lunes de mer (1967) et Les Petites Cyclades (1963) de M. Theodorakis. L’étude des Cyclades d’H. Tomasi et des Petites Cyclades de M. Theodorakis, nous permettra d’éclairer leurs propos.
39Les Cyclades qui ont inspiré les deux compositeurs sont un ensemble d’îles au centre de la mer Égée ; elles doivent leur nom au fait qu’elles forment un cercle (en grec : κύκλος) autour de l’île sacrée de Délos. De 3000 à 1100 avant J.-C., les Cyclades ont abrité la civilisation cycladique, célèbre pour ses idoles en marbre. Le nombre des îles considérées comme faisant partie des Cyclades a varié au cours de l’histoire. Actuellement, le département des Cyclades comprend d’une part les grandes îles de Naxos, Andros, Paros, Tinos, Milos, Kéa, Amorgos, Ios, Kythnos, Mykonos, Délos, Syros, Santorin, entre autres, ainsi que cinq îles plus petites : Donousa, Koufonisia, Shinousa, Kéros et Irakleia qui forment les Petites Cyclades.
40Presque toutes les îles des Petites Cyclades sont habitées depuis l’ère préhistorique ; Kéros était le centre le plus important de la civilisation cycladique. Les plus célèbres idoles cycladiques : Le Flûtiste et Le Harpiste qui datent de 2800-2300 avant J.-C., ont été retrouvés à Kéros en 187538.
41Quant aux îles auxquelles se réfère Tomasi dans son œuvre :
Naxos est la plus grande et celle qui a le sommet le plus haut de l’archipel. Elle est située pratiquement au cœur de la mer Égée et est habitée sans interruption depuis le ve millénaire avant J.-C. Naxos doit une partie de sa célébrité à la mythologie : Zeus, le père des dieux, naît en Crète mais grandit à Naxos où il fut adoré par les habitants qui ont appelé, en son honneur, la montagne la plus haute de l’île : Zeus ou Zas. L’union de Zeus et de Sémélé, à Naxos, donne naissance à Dionysos, dieu du vin qui dote l’île d’une terre fertile en vignes. Plus tard, selon la légende, Thésée, le roi d’Athènes, à son retour de Crète où il avait tué le Minotaure, s’arrête à Naxos ; il y arrive avec Ariane, fille du roi Minos ; Dionysos qui est tombé amoureux d’Ariane, apparaît à Thésée et le convainc de l’abandonner sur l’île. Ariane esseulée, est recueillie par Dionysos qui l’épouse. Ce mythe a inspiré aussi bien des sculpteurs et des peintres que des compositeurs qui ont rendu Naxos célèbre dans le monde entier. La cité naxienne fut puissante à l’époque archaïque et prospère pendant l’Empire byzantin. Elle fut le centre du duché de Naxos, le dernier État latin à résister à l’avancée ottomane39.
Ios était habitée dès le iiie millénaire avant J.-C., selon les tombes retrouvées dans le sud de l’île. Au ve siècle avant J.-C., elle fit partie de l’alliance militaire la Ligue de Délos, créée sous l’égide des Athéniens afin de repousser l’ennemi perse. À partir de 1200, elle appartint au duché de Naxos, puis elle fut conquise par l’Empire byzantin, par les Vénitiens et enfin par les Turcs, en 1558. Sa contribution à la Révolution grecque de 1821 fut significative40.
Délos, enfin, a joué un rôle considérable dans la Grèce Antique, lorsqu’elle avait de l’eau potable, tant sur le plan commercial que religieux, et son rayonnement a connu son apogée sur le plan religieux au vie siècle avant J.-C. Selon la légende, Zeus immobilisa cette île, jusque-là flottante, pour que Léto, poursuivie sur terre et sur mer par la jalousie d’Héra, trouvât enfin un asile où elle pût mettre au monde ses jumeaux Apollon et Artémis. L’île devint alors sacrée et se transforma en lieu de culte d’Apollon et d’Artémis ; il n’était pas permis aux femmes d’y accoucher et on ne pouvait pas non plus y enterrer les morts41.
42Les Cyclades d’H. Tomasi, œuvre pour flûte en ut (et flûte en sol, facultative), est dédiée au flûtiste marseillais Jean-Pierre Rampal. Elle a été composée soit en 1965, selon le catalogue des œuvres du compositeur publié sur son site officiel42 et dans sa biographie écrite par son fils Claude Tomasi, sous le pseudonyme de Michel Solis43, soit en 1966-1967, selon notre correspondance électronique privée avec C. Tomasi, c’est-à-dire après le voyage du compositeur en Grèce. Éditée par les Éditions musicales Alphonse Leduc, l’œuvre a été créée le 15 mai 1968 à la Société nationale de musique par un autre flûtiste également marseillais, de renommée internationale, Maxence Larrieu.
43Les Cyclades d’une durée de cinq minutes environ, comprennent trois mouvements : Ios (Invocation), Naxos (Chant d’amour) et Délos (Danse du berger).
44Les titres et les sous-titres des trois mouvements de l’œuvre nous font penser à l’évolution d’une histoire d’amour : un premier appel à l’Amour par le berger dans Invocation à Ios, suivi d’un Chant d’amour – aveu de ses sentiments – à Naxos et de l’expression absolue de son bonheur à travers la Danse du berger à Délos.
45La disposition dans l’espace de l’archipel de ces trois îles qui montent du Sud vers le Nord : Ios, Naxos, Délos, peut être associée à ce cheminement croissant des sentiments du berger.
46Le premier mouvement, Ios (Invocation), qui exprime l’appel amoureux- la naissance des sentiments et le tressaillement éprouvé par le berger- est composé sur un tempo lent (noire = 56 ; à volonté, comme une improvisation) mais non statique (noire = 56 tranquille, comme une danse/ bien rythmé). Cette sensation de mobilité naît de la présence permanente des triolets qui renvoient à l’ondulation paisible d’une mer calme, de la mer d’Ios, un matin d’été. Le chant matinal monotone des cigales ainsi que celui mélodieux des oiseaux qui l’interrompt, ont l’air d’être imités, respectivement, par la répétition de la même note (si, do dièse ou ré) et par les différents motifs mélodiques qui la suivent.
47L’intervalle de septième majeure (do-si ; si-la dièse ; la bémol-sol ; la-sol dièse ; ré-do dièse), qui revient tout au long du mouvement, rappelant le cri matinal du coucou – oiseau souvent présent dans la nature grecque –, représente l’appel amoureux.
48C’est dans cette nature cycladique euphorique que les sentiments amoureux du berger naissent et se renforcent. Son bouleversement émotionnel est désigné par le chromatisme intense de la ligne mélodique, par les changements soudains de la dynamique (exemple 6). ainsi que par les deux motifs mélodiques vifs en quadruples croches et par le dernier motif en triples croches et en presto qui aboutissent à des nuances très fortes (ff ou f).
49Les courbes de la ligne mélodique ont probablement été inspirées par celles, rudes mais équilibrées, des idoles cycladiques. Par ailleurs, le motif mélodique de la huitième ligne « fa dièse -sol- fa dièse – mi bécarre- la bémol-sol » et sa transposition à la treizième ligne, au tempo primo, « do dièse-ré-do dièse -si dièse – mi bémol-ré », qui apparaissent cinq fois chacun, semblent témoigner de l’influence de la musique grecque ancienne sur le compositeur, comme ils nous font penser au motif de l’antistrophe du premier stassimon « Κατολοφύρομαι » (Katolofyromai) d’Oreste d’Euripide qui, écrit au ve siècle avant J.-C., est un des rares exemples de la musique grecque ancienne qui nous soit parvenu44 (cf. exemple 10).
50Le deuxième mouvement, Naxos (Chant d’amour), composé en tempo lent (Lent, noire = 54), est une expression très lyrique des sentiments amoureux. Le berger décide de confesser ses sentiments par un Chant d’amour à Naxos, à ce lieu « marqué » par la confession de Dionysos à Ariane ; comme s’il voulait soit leur rendre hommage soit puiser tout simplement force et courage chez Dionysos.
51En accord avec le paysage montagneux et l’ambiance champêtre de l’île, le premier thème de ce Chant d’amour, composé en mode de sol dorien45, viril et grandiose selon Platon46, renvoie aux mélodies bucoliques de la musique démotique grecque.
52La réapparition de ce thème, avec une légère modification rythmique, à la fin du mouvement, confirme la déclaration tout en décrivant l’inquiétude du berger pour l’évolution de son intrigue amoureuse.
53La présence des triolets, des sextolets et des septolets qui donnent un air de précipitation, la répétition des différents motifs mélodiques ainsi que l’apparition, à plusieurs reprises, de l’intervalle de septième majeure qui relie ce mouvement de l’œuvre au précédent, ne font que mettre encore plus en évidence ce sentiment d’incertitude éprouvé par le berger.
54Par ailleurs, la cellule mélodique suivante, en sextolets, de la neuvième ligne du mouvement :
55nous fait penser à la mélodie de La Danse de Zorba qui illustre la dernière scène du film Zorba le Grec, composée par Theodorakis en 1964. Tomasi désirait-il ainsi encourager le berger amoureux en lui rappelant la bravoure et le courage des Grecs si bien représentés dans ce film ?
56Le troisième mouvement, Délos (Danse du berger), en tempo de saltarella giocoso (blanche = 80), présente un caractère vif et joyeux analogue à la danse populaire italienne à laquelle il renvoie. C’est une danse à trois temps qui s’est développée en Italie centrale à partir du xiiie siècle et qui s’est répandue ensuite chez les aristocrates en Europe médiévale. Comme il s’agit d’une danse d’amour et de défi, exprimant les jeux amoureux – les galanteries, l’incertitude, l’hésitation, la victoire de l’amour –, elle a été sans doute choisie par le compositeur pour évoquer l’état d’esprit du berger après sa déclaration. Le choix de l’île de Délos pour abriter les fortes émotions du berger, ne doit pas non plus être dû au hasard ; on ne peut que se sentir protégé et rassuré sur cette terre sacrée par la beauté lumineuse d’Apollon et la puissance calme d’Artémis.
57La variation des dynamiques du pp au ff avec une prédominance des mf et f, expriment l’exaltation amoureuse du berger qui arrive à son apogée à la dernière note très haute du mouvement, interprétée en ff. La présence constante des triolets impose le rythme à trois temps, même quand la mesure passe de ¾ à Ȼ, ou à 5/4. Ces changements rythmiques, si habituels dans la musique démotique grecque, prouvent son influence sur le compositeur. Cette influence apparait également avec le motif mélodique « mi-fa-sol-la-sol » du premier thème de Délos, qui nous fait penser à la mélodie de la danse traditionnelle de l’île de Chios Κάτω στο γιαλό (Au bord de la mer).
58La clarté, la luminosité et la sérénité de l’espace cycladique sont soulignées tout au long de cette œuvre par les mélodies limpides jouées à la flûte. Le choix de cet instrument ne nous semble pas par ailleurs fortuit. Peut-être Tomasi était-il inspiré par les chants des bergers joués à la flûte traditionnelle – appelée à Naxos σουβλιάρι (souvliari) ou φλογέρα (flogéra) – qui s’envolent entre les monts des Cyclades ? Peut-être a-t-il voulu rendre hommage au flûtiste de la Grèce Antique représenté sur l’idole cycladique retrouvée ? Ou tout simplement a-t-il désiré honorer la vie et l’extase représentées par l’aulos (la flûte), souvent désignée comme « instrument de Dionysos » ?
59Quant au cycle de chansons Les Petites Cyclades de M. Theodorakis, il comprend sept chansons basées sur des poèmes d’O. Elytis :
Le Jardin s’avançait dans la mer ;
Le Grillon ;
Maya ;
Le Vent du nord ;
Marina ;
C’ était la volonté divine ;
Les petits Grecs.
60Le poème Le Jardin s’avançait dans la mer, écrit en 1943, pendant l’Occupation, est la partie ix de l’œuvre poétique d’Elytis Soleil le Premier. Les six autres poèmes forment la partie intitulée Les Petites Cyclades du recueil poétique d’Elytis Les R de l’Amour. Ce recueil a été écrit en 1961 lors de la traversée de l’Atlantique en paquebot, en direction des États-Unis où Elytis était invité au State Department. La partie du recueil Les Petites Cyclades, comprend également le poème Entre Syros et Tzia (Kéa) que Theodorakis a mis en musique et a inclus dans le cycle de chansons L’Archipel. La mise en musique des poèmes du cycle de chansons Les Petites Cyclades a eu lieu en 1963, à un moment où la collaboration entre Theodorakis et Elytis était intense car ils préparaient la création et l’enregistrement de l’oratorio populaire Axion Esti. L’œuvre a été enregistrée en 1964 par Soula Birbili.
61La mer à laquelle les Grecs sont particulièrement liés à cause de la particularité géophysique de leur pays, occupe une place primordiale dans ces poèmes d’Elytis :
Το Μάρτη περικάλεσα και το μικρό Νοέμβρη
τον Αύγουστο το φεγγερό, κακό να μη μας εύρει.
Γιατ’είμαστε μικρά παιδιά, είμαστε δυο Ελληνάκια
μες στα γαλάζια πέλαγα και στ’ασπρα συννεφάκια.
J’ai prié le mois de mars et le petit novembre,
et le mois d’août éclatant
d’écarter de nous le malheur
parce que nous sommes deux petits enfants, nous sommes deux petits grecs
dans les mers violettes et les nuages blancs47…
62Les personnifications des éléments de la nature :
Του μικρού βοριά παράγγειλα/να’ναι καλό παιδάκι
J’ai demandé au vent du Nord de se conduire en bon garçon48
63les métaphores :
σκίζοντας τ’ανθισμένα κύματα
fendant les vagues fleuries d’écume49
64et la présence continue d’images qui sont liées entre elles par association et qui sont caractérisées par des mots émotionnellement très forts50 :
Τη βρύση με τα περιστέρια
των Αρχαγγέλων το σπαθί
το περιβόλι με τ’αστέρια
και το πηγάδι το βαθύ.
La fontaine aux pigeons,
le glaive des Archanges,
le jardin plein d’étoiles
et le puits profond51.
65constituent les principaux moyens d’expression du poète et témoignent de l’influence du surréalisme sur son œuvre.
66Idoles cycladiques, anges byzantins, maisons blanchies à la chaux, lumière éblouissante de la mer Égée, bleu foncé du ciel et bleu intense et infini de la mer, couleur violette du crépuscule… sont certains des éléments qui lient l’histoire de la Grèce à la tradition et au paysage naturel magique et qui prédominent dans l’œuvre poétique d’Elytis.
67Theodorakis, touché par la beauté de ces poèmes d’Elytis, a voulu les offrir, à travers sa musique, au peuple grec qui n’avait pas facilement accès au grand art poétique. Il a donc choisi de composer des mélodies simples en écriture syllabique, facilement mémorisables, qu’il a confiées aux sons des instruments de l’orchestre populaire grec, tels le bouzouki, la guitare, la flûte, les percussions (drums set, métallophone etc.). Le rythme binaire qui domine, les tonalités notamment majeures et les tempi tranquillement vifs de ces chansons nous font penser à l’atmosphère lumineuse et paisible du paysage cycladique.
68Elles soulignent de la meilleure manière aussi bien le caractère optimiste que la sérénité qui émanent des vers d’Elytis. Leur lyrisme exprime par ailleurs l’esprit de Theodorakis au moment de la composition où, avec enthousiasme et audace, il mettait en place les bases de la « révolution culturelle grecque » des années 1960.
69Plus précisément, Theodorakis dans un de nos entretiens, explique :
Mes œuvres se divisent en deux catégories et chacune d’entre elles représente une de mes racines. J’ai une racine liée à la mer, à la mer Égée car je suis né à Chio et j’ai vécu aussi bien à Chio, en Crète, à Makronissos, à Ikaria, c’est-à-dire dans la mer Égée que dans la mer Ionienne, à Argostoli à Céphalonie… la mer est un de mes éléments. L’autre est la ville, car j’ai vécu dans la ville aussi, avec les soldats, avec les prisonniers, avec les travailleurs (quand j’étais petit je travaillais avec eux…). L’une des deux influences a apporté les chansons de la ville, les zéïbékikas qui étaient plus lourdes, plus contemporaines, plus citadines et j’ai fait les Πολιτείες (Cités) et l’autre a apporté les chansons de la campagne, de la mer qui étaient plus bleues, plus aérées, plus légères – comme le ballos, le kalamatianos… – et j’ai fait Les Cyclades qui sont la Mer Égée en elles-mêmes…52.
70Les Cyclades d’H. Tomasi et Les Petites Cyclades de M. Theodorakis sont deux œuvres musicalement très différentes mais qui ont été inspirées par la même mer, la Méditerranée ; la mer que les deux compositeurs considèrent comme espace de félicité en espérant qu’elle devienne lieu de paix et de réconciliation des peuples. Aucun des deux ne verra, hélas, son rêve se réaliser… Comme l’a bien illustré l’exposition temporaire (7-06-2013 au 6-01-2014) intitulée Le Noir et Le Bleu : un rêve méditerranéen au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, à Marseille, à l’heure actuelle, le bleu de la mer, symbole de félicité et de civilisation, a laissé sa place au noir, symbole de la barbarie et de la souffrance des peuples méditerranéens.
71Les Cyclades comprennent aussi une île que la plupart des Grecs évitent d’évoquer ; l’île de Makronissos, appartenant à la municipalité de l’île de Kéa. Makronissos a été utilisée comme lieu d’exil et de tortures des communistes par les nationalistes, notamment pendant la Guerre civile grecque (1944-1949). Si Tomasi avait pensé à cette île, il aurait peut-être écrit une Lamentation et non pas les mélodies joyeuses de ses Cyclades.
72En tant que Grecque, je ne peux conclure cet article qu’en exprimant l’angoisse qui gagne la majorité de mes compatriotes en ce moment : la Grèce vivra-t-elle une nouvelle guerre civile au début de ce xxie siècle ?
73H. Tomasi, comme aujourd’hui M. Theodorakis, aurait mis son œuvre au service de la Paix, de la Liberté, de la Justice Sociale et se serait engagé à lutter contre les forces obscures qui menacent le berceau de la démocratie.
Cet article est dédié à Pavlos Fyssas, 34 ans, chanteur de rap grec, engagé dans le mouvement antifasciste, assassiné par le parti néo-nazi grec, l’Aube dorée, près du Pirée, le 18 septembre 2013, une semaine avant le début du colloque.
Notes de bas de page
1 Odysseus Elytis, « Équivalences chez Picasso », dans Ανοιχτά Χαρτιά (Papiers Ouverts), 4e édition, Athènes, Ikaros, 1996, p. 595.
2 Michel Solis, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, Ajaccio, Albiana, 2008, p. 16.
3 Ibid., p. 11.
4 Entretien de Kalliopi Stiga avec Mikis Thedorakis, réalisé le 9 Juin 2001, dans Kalliopi Stiga, Mikis Theodorakis : le chantre du rapprochement de la musique savante et de la musique populaire. Thèse de Doctorat, Université Lumière Lyon II, 2006, vol. 3, p. 1112-1113.
5 M. Solis, op. cit., p. 16-17.
6 Mikis Theodorakis, Οι Δρόμοι του Αρχάγγελου (Les Chemins de l’Archange), Athènes, Kedros, 1986, vol. 1, p. 118 et Programme de la pièce de théâtre : Μίκης Θεοδωράκης : Ποιος την ζωή μου ;… (Mikis Theodorakis. Qui [poursuit] ma vie…?), Athènes, 5i Epohi Tehnis, 2013, p. 35.
7 Mikis Theodorakis, Οι Δρόμοι του Αρχάγγελου (Les Chemins de l’Archange), op. cit., vol. 1, p. 98.
8 Id., Που να βρω την ψυχή μου; Τέχνη και Πολιτισμός (Où puis-je trouver mon âme ?/ « Art et Culture »), Athènes, Livanis, 2002, p. 39-40.
9 Id., Μελοποιημένη Ποίηση (La Poésie mise en musique), Athènes, Ypsilon, 1999, vol. 3, p. 156.
10 Ibid., p. 162.
11 Michel Solis, op. cit., p. 47.
12 Ibid., p. 47.
13 Ibid., p. 52.
14 Ibid., p. 118.
15 Mikis Theodorakis, Κίνημα Ανεξαρτήτων Πολιτών, Αρχές και Βασικές Θέσεις (Mouvement des citoyens indépendants, principes et thèses fondamentales), La Cannée, Ereisma, 2011, p. 81.
16 Ibid., p. 82.
17 Michel Solis, op. cit., p. 22.
18 Baker’s Biographical Dictionnary of 20th Century Musicians, New York, Shirmer Books, Edited by Laura Kuhn, 1997, p. 1394.
19 Michel Solis, op. cit., p. 93.
20 Ibid., p. 80.
21 Kalliopi Stiga, Μίκης Θεοδωράκης : Μες στην καρδιά μου κλείνω την Ελλάδα… κι όλη την Οικουμένη (Mikis Theodorakis : Je garde la Grèce et… tout l’Univers, au fond de mon cœur), Conférence prononcée au Centre international-Musée Mikis Theodorakis, à Zatouna en Arcadie, le 14-8-2007.
22 Entretien de K. Stiga avec M. Thedorakis, réalisé le 9 Juin 2001, dans K. Stiga, Mikis Theodorakis : le chantre du rapprochement de la musique savante et de la musique populaire, op. cit., p. 1090.
23 Ibid., p. 1113.
24 « Mikis Theodorakis : when the Song of a People becomes The Song of the Earth’ » in the 40th Baltic Musicological Conference : Poetics and Politics of Place in Music, Lithuanian Composer’s Union/ Vilnius, and Umweb Publications/ Helsinki, 2009, p. 267-279.
25 Kalliopi Stiga, Mikis Theodorakis : le chantre du rapprochement de la musique savante et de la musique populaire. op. cit., vol. 1, p. 21.
26 Mikis Theodorakis, Μουσική για τις Μάζες (Musique pour les masses), Athènes, Olkos, 1972, p. 22.
27 Kalliopi Stiga, « Mikis Theodorakis : quand la poésie et la musique reflètent l’âme du people » dans Réflexions sur la socialité de la musique, Actes du Colloque International « Musique et Société » organisé par le CRLMC (Université Blaise Pascal, Clermont II) et l’Université Paris XII-Val-de-Marne, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 293-304.
28 Mikis Theodorakis, Μελοποιημένη Ποίηση (La Poésie mise en musique), op. cit., vol. 3, p. 167.
29 Dans son œuvre Ανατομία της Μουσικής (Anatomie de la musique, Athènes, Sychroni Epohi, 1983, p. 36), Mikis Theodorakis explique : « La différence entre la musique métasymphonique et la musique symphonique apparaît à travers l’existence, dans la musique métasymphonique, des éléments suivants : a) chanson populaire, b) instruments traditionnels et chanteurs populaires, c) instruments symphoniques, d) chœurs, e) texte poétique savant. En revanche, dans une œuvre symphonique, je n’utilise plus ni instruments traditionnels ni chanteurs populaires, mais je la considère toujours comme un oratorio contemporain, basé sur la parole poétique et les voix humaines. »
30 Astéris Koutoulas, Ο μουσικός Θεοδωράκης (Theodorakis : le musicien), Athènes, Livanis, 1998, p. 383, 411.
31 Entretien de Kalliopi Stiga avec Mikis Thedorakis, réalisé en janvier 1997, dans Kalliopi Stiga, Mikis Theodorakis : le chantre du rapprochement de la musique savante et de la musique populaire. op. cit., vol. 3, p. 1086.
32 Mikis Theodorakis, Που να βρω την ψυχή μου ; / Μουσική (Où puis-je trouver mon âme ?/ Musique), Athènes, Livanis, 2002, p. 122.
33 Ibid., p. 232-233.
34 Michel Solis, op. cit., p. 51.
35 Ibid., p. 119.
36 Ibid., p. 117.
37 Mikis Theodorakis, Να μαγευτώ και να μεθύσω… (Que je sois enchanté et que je m’enivre…), Athènes, Livanis, 2000, p. 35.
38 Encyclopédie Papyros Larousse Britannica, Athènes, édition collective : Papyros – Grande Encyclopédie Larousse – Encyclopaedia Britannica, 1981, vol. 36, p. 294-307.
39 Op. cit., vol. 44, p. 329-334 et http://el.wikipedia.org/wiki/naxos
40 Op. cit., vol. 29, p. 435-437 et http://el.wikipedia.org/wiki/ios
41 Op. cit., vol. 20, p. 151-164 et http://el.wikipedia.org/wiki/delos
42 http://www.henri-tomasi.fr ; Œuvres-Discographie/ Toutes les œuvres par ordre alphabétique.
43 Michel Solis, op. cit., p. 158.
44 M.L. West, Αρχαία Ελληνική Μουσική, (La Musique grecque ancienne), Athènes, Papadimas, 1999, p. 390-391.
45 Notons que les noms des modes changent selon les écoles et l’époque. C’est la façon de disposer les 5 tons et les 2 demi-tons diatoniques à l’intérieur d’une gamme diatonique qui détermine le nom du mode. Dans ce cas, le mode sol dorien, est créé par l’utilisation du tétracorde dorien : demi-ton/ton/ton, sur la note initiale sol.
46 M.L. West, Αρχαία Ελληνική Μουσική, op. cit., p. 247-257.
47 Traduction française des poèmes de O. Elytis par Varvara Drettas et Mario Bois, dans la partition des Petites Cyclades, Paris, Monde Musique, Collection « Noir-Blanc », dir. Mario Bois, vol. 17.
48 Ibid.
49 Ibid.
50 Littérature grecque moderne, Ouvrage collectif pour la 1re année du lycée, Athènes, O.E.D.V., 1989, p. 234-235.
51 Traduction française des poèmes de O. Elytis par Varvara Drettas et Mario Bois, op. cit.
52 Kalliopi Stiga, Mikis Theodorakis : le chantre du rapprochement de la musique savante et de la musique populaire, op. cit., thèse de doctorat, Université Lumière Lyon II, 2006, vol. 3, p. 1253.
Auteur
Institut de politique éducative, Athènes, Grèce
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