« Une musique qui vient du cœur »…
Correspondances nietzschéennes et parcours analytique du Concerto pour trompette (1948) d’Henri Tomasi
p. 323-338
Texte intégral
Introduction
1Lorsqu’on écoute le Concerto pour trompette d’Henri Tomasi (1901-1971)1, on est immédiatement saisi par la pétulance et la vitalité qui s’en dégagent, ainsi que par sa dimension à la fois sèche et lumineuse. Et l’on réprime difficilement l’envie de l’associer à ce que l’on connaît de son compositeur : son caractère méditerranéen. Plus particulièrement le premier mouvement, « vif et fantasque », et le final « allegro vivo », « final de joie ensoleillée » selon l’expression d’Harry Halbreich2, rappellent cette « belle humeur », cette « grande santé » et cette « joie dionysiaque » qu’un Nietzsche, amoureux de Bizet et de Mérimée3, pouvait associer à l’esprit méditerranéen.
2Il y a ainsi quelque chose de nietzschéen chez Tomasi, et nous aimerions dans un premier temps nous attarder sur l’univers qui se détache des propos du compositeur et les faire résonner avec les intuitions du plus méditerranéen des philosophes allemands, qui n’aurait pas manquer de sentir dans le Concerto pour trompette « les frissons de lumière du Midi4 », et d’y percevoir « un cœur qui déborde5 ». Dans une critique implicite de l’avant-garde qui rejoint les « pointes » que Nietzsche adressait déjà aux romantiques pour leur tendance par trop cérébrale ou « spirituelle », Tomasi ne déclara-t-il pas un jour que « la musique qui ne vient pas du cœur n’[était] pas de la musique6 » ?
3Par-delà toute polémique, ce que nous voudrions retenir aujourd’hui de cette déclaration, c’est l’idée d’une association entre la musique et la notion de cœur, ce cœur dont le rythme, avant même toute analyse, se perçoit derrière chaque phrase du Concerto. Dès lors, qu’est-ce qu’une musique qui vient du cœur ? Comment cela se traduit-il plus concrètement sur un plan purement musical ? Pour notre part, nous y voyons une indication catégorielle : l’outil conceptuel idoine pour analyser cette musique dont les mélodies accidentées et les rythmes sautillants semblent suivre les courbes d’une sorte de cardiogramme transfiguré.
4Mais le cœur, c’est encore la vie, et, comme on pourra observer au fil de notre lecture de la partition le lien entre les battements d’un cœur et les lignes mélodiques accidentées du Concerto pour trompette, on pourra voir comment la logique d’accroissement du développement thématique suit les principes qui président au développement du vivant : prolifération d’une cellule souche qui donne lieu aux nombreuses reproductions d’un même légèrement modifié ; greffe de différentes cellules qui engendrent de nouvelles séquences motiviques au fil de l’œuvre.
Une musique dionysiaque
Méditerraniser la musique
5Qu’il s’agisse des commentaires sur le compositeur ou sur son œuvre, ou qu’il s’agisse des propos du compositeur lui-même, il est frappant de constater la fréquente proximité de leur esprit avec celui qui habite les textes de Nietzsche, notamment sur la question de la musique et de sa nécessaire méditerranisation7. Comment ne pas penser en effet à l’auteur du Gai Savoir lorsqu’on lit sous la plume de Tomasi ce commentaire à propos de son Concerto pour flûte (1965) : « Joie dionysiaque dès l’attaque de flûte. Des divers thèmes et cellules rythmiques exposées dans la première partie et le nocturne surgira une ronde irrésistible exaltant le retour du printemps8. » À l’instar du philosophe, le compositeur exprima ainsi le désir d’une musique « débordante de vie9 » dont on aurait pu dire d’elle aussi qu’elle fut écrite « dans la langue du vent de dégel : pétulance, inquiétude, contradiction, temps d’avril10 » et qui fût en cela « une victoire sur l’hiver11 » ; une musique qui entraîne l’auditeur dans sa « ronde irrésistible » et qui réponde, dès lors, au besoin nietzschéen d’« [un pied qui] exige de la musique avant tout les ravissements qu’on trouve à bien avancer, à bien marcher, à bien danser12. »
6Partant, Nietzsche, qui aimait la musique de Georges Bizet pour sa vitalité, aurait peut-être apprécié – je cite Michel Solis – « cette vitalité [propre à H. Tomasi, que l’on ressent notamment dans son Concerto pour violon (1962)] [mais qui] est encore au cœur du Concerto de flûte (1965) » et, pourrions-nous ajouter, qui irisait déjà le Concerto pour trompette (1948). Pour donner un exemple concret de cette vitalité et de cette pétulance, on peut écouter par exemple l’exploitation joyeuse que Tomasi fait dans cette œuvre du topos militaire que véhicule presque naturellement la trompette (mais n’est-ce pas plutôt un faux clairon, comme chez Bizet celui du Chœur des gamins de Carmen ?) qu’il développe au chiffre 8 du premier mouvement (voir l’exemple 1). Le caractère à la fois sec et buté de cette série de motifs (issus du thème initial) répétés jusqu’à l’éclatement de la dernière phrase « brillante » a, en effet, quelque chose de nerveux et d’intempestif.
7À propos plus particulièrement de la question des répétitions, on peut d’ailleurs d’ores et déjà signaler qu’au-delà de cette séquence précise, elles vont constituer la technique privilégiée du compositeur pour le Concerto pour trompette. Or, qu’elles soient intégrales ou non, les répétitions des cellules, comme celles des phrases ou des séquences, ces répétitions qui jalonnent littéralement la partition du Concerto, sont des répétitions dynamiques qui, en tant que telles, ont quelque chose à voir avec le rythme d’un cœur qui bat, mais qui, dans la mesure où elles ouvrent – dans la mesure où elles engendrent – de nouveaux motifs, ont en outre un lien avec une logique du vivant, comme on le verra plus loin dans notre seconde partie. Ainsi, le concerto de Tomasi contient-il, sur le plan formel même, une dimension de vitalité. Et, de la même manière qu’il adora Carmen, Nietzsche aurait donc sans doute apprécié cette musique de Tomasi, lui qui avait le besoin physiologique d’une musique qui facilitât non seulement sa respiration, contrairement à celle de Wagner13 – une nécessité qu’il partage là encore avec notre compositeur (« De temps en temps il faut que j’expectore, autrement j’étouffe14. »), autant que celle de l’air marin (« Vive le grand vent du large15 ! ») – mais encore le bon fonctionnement de tout son corps, car lorsque une musique n’avait pas l’heur de lui plaire, c’étaient, outre son « estomac », son « cœur » et sa « circulation sanguine » qui protestaient16. On en revient par conséquent au cœur, et à la nécessité d’une musique dont les « rythmes légers, hardis, turbulents, sûrs d’eux-mêmes » puissent assurer la bonne marche, accélérer nos fonctions animales, et aboutir à l’« allégement » du « corps tout entier17 ». Or, quel type de musique pouvait satisfaire à de telles exigences physiologiques ? La musique « débordante de santé » d’un musicien « hardi, fin, méchant, méridional18 ». Et c’est dans un esprit analogue que, suite à de graves problèmes de santé et tandis qu’il passe sa convalescence au sein d’une maison de repos un peu trop septentrionale à son goût, Tomasi s’amuse à convoquer une musique « du soleil » qui lui serait plus bénéfique que l’humidité qui l’environne :
Me voici dans ma « résidence cardio-vasculaire », au pays de La Fontaine qui, le pauvre, n’a jamais connu les oliviers, la mer et le ciel de Provence ! Vivement un bon coup de cymbales – celles du soleil – pour dissiper toute cette nature spongieuse et grasse, ces petits ruisseaux herbeux, cette diarrhée verte19 !
8Une musique qui soigne le cœur – une musique de la « belle humeur » et de la « grande santé » – est donc une musique qui a à voir avec la Méditerranée, et Nietzsche, qui ne désira pas autre chose qu’« un roc, des figuiers, […], l’innocence du midi20 » aurait sans doute trouvé un interlocuteur en la personne d’H. Tomasi dont le « tempérament de Méditerranéen » selon sa propre expression réclamait pour sa part des « caillasses et [des] cyprès – plus le mistral et ses nuées dramatiques21 », et qui à la plainte du personnage de son opéra, Miguel Mañara, (« O douleur, Douleur, pourquoi m’as-tu donné le jour ! »), opposait son interprétation (très païenne !) de « “la joie parfaite” de saint François » : « Une calanque, la mer, un olivier, un pin tordu, un cyprès, la mer Méditerranée et sa lumière22 ».
9Et, réciproquement, le musicien dont le « tempérament de Méditerranéen » s’insurgeait pour sa part contre la mer bretonne et ses « ciels toujours au bord des pleurs23 ! », qui estimait la mer du Nord « d’une platitude imbécile, même sous les orages24 », aurait probablement partagé la défiance du philosophe pour « le nord humide » et « toutes les brumes de l’idéal wagnérien25 », et porté son choix sur un art qui nous guérisse, « un art moqueur, léger, fugace, serein », un art de « la belle humeur », qui porte en lui l’esprit d’un azur immaculé, et « qui, comme une pure flamme, entre flamboyant dans un ciel sans nuages26 ! » Ainsi eurent-ils pu convenir ensemble qu’« il faut méditerraniser la musique27 », selon la formule (en français !) de Nietzsche, « par opposition aux cieux sombres, couverts, nébuleux et menaçants des drames wagnériens : “Wotan est le dieu du mauvais temps28 !”29» ; il faut créer une musique que baigne l’esprit méridional : « la gaya scienza, les pieds légers ; l’esprit, le feu, la grâce ; la grande logique ; la danse des étoiles ; l’insolente spiritualité ; les frissons de lumière du Midi ; le mer unie – la perfection30… ».
Une musique dérivant des mathématiques, mais exempte de tout système
10On trouve dans cette dernière citation de Nietzsche un autre point commun entre les deux hommes : le rapport établi par le philosophe entre l’esprit méditerranéen de Bizet et l’idée d’une « unité », d’une « perfection » et d’une « grande logique », tout comme le souhait qu’il formule dans le Gai Savoir d’« introduire la subtilité et la rigueur des mathématiques dans toutes les sciences31 », coïncide en effet avec la conception que Tomasi se faisait de la musique en des termes assez proches, à l’image de ce qu’il pouvait déclarer en 1960 : « La musique seule dérive des mathématiques. […] Ainsi le rythme est tout. […]. C’est dans la musique que l’effort vers l’unité est porté au plus haut point32. »
11Pour autant, l’un comme l’autre ne développèrent aucune inclinaison à une pensée trop rationalisante et encore moins systémique. Au contraire. Ainsi lorsque Nietzsche écrivait dans Le Crépuscule des idoles qu’il se méfiait « de tous les gens à systèmes » et qu’il se faisait fort de les éviter, estimant que « la volonté du système est un manque de loyauté33 », Tomasi précisait de son côté, et pour expliquer son utilisation très sporadique du « mode34 » sériel, qu’il avait « horreur des systèmes et du sectarisme », en ajoutant que « la vie se joue des systèmes35 ! » De nouveau, chez Tomasi, c’est la peur d’un « manque de cœur », c’est-à-dire d’un manque de vie, qui guide ses choix esthétiques. Et s’il reconnaît aux mathématiques leur capacité à apporter à la musique cohérence et unité, il se garde en revanche d’un recours à l’électronique avec laquelle « c’est la sensibilité même qui risque d’être altérée36 », et plus généralement d’un recours aux machines, « car les machines sont inhumaines ; elles conditionnent nos perceptions et même nos relations les uns aux autres ; elles font écran au cœur, elles généralisent des rapports de manipulation37. » Le compositeur méditerranéen nous donne ainsi une autre définition de cette musique qui « vient du cœur, et même des “tripes”38 », pour reprendre l’expression de José van Dam : une musique humaine, une musique vivante.
Analyse
Cardiogrammes
12Si l’on prend à présent un point de vue plus immédiatement musical, on fait rapidement le constat d’une proximité plastique entre le matériau thématique de l’œuvre et le dessin de courbes sinusoïdales que l’on pourrait rapprocher des lignes accidentées d’un cardiogramme. Issu d’un premier matériau élémentaire, la plupart des motifs répondront ensuite à cette même esthétique.
13Le concerto s’ouvre par une phrase ample qui se divise en deux parties (« a ») et (« b »), dont la première, très enlevée et dynamique, contraste avec la seconde, globalement descendante et plus legato (exemple 2).
14La mélodie entière fonctionne comme un thème que nous nommons « A » et dont chaque cellule sera régulièrement reproduite, transformée ou développée au fil de l’œuvre. Dans cette première mélodie, on peut aisément percevoir les linéaments d’un cardiogramme – ou encore ceux d’une conduction nerveuse avec artefact de stimulation, avec ses lignes alternativement ascendantes et descendantes. Cette courbe va ensuite être prolongée et accentuée par la répétition d’une des cellules de « a » (« a’ », qui débouche immédiatement sur un nouveau motif, « a’’ ») ainsi que par les arpèges ascendants et descendants (b’) qui closent la deuxième grande phrase que nous nommons A’ (exemple 3), et qui sera partiellement reprise quelques mesures plus tard, au chiffre 2.
15On fera le même constat au chiffre 3 (mesure 27), où l’on retrouve le rythme sautillant, bondissant, du a’’, ainsi qu’au chiffre 4 (mesure 34). De même au Chiffre 5, où le nouvel élément qui apparaît prolonge le balancement du premier motif (« a ») du thème, ici transposé (exemple 4).
16La poursuite de notre lecture de la partition nous amène aux chiffres 8 et 9 où la série de triolets qui développent le premier motif, repris et transposé, constitue à nouveau la figure d’un bondissement grâce à la ligne brisée de la mélodie (exemple 5). On observera ensuite le même procédé au chiffre 13 (mesures 1 à 4), où la ligne constamment accidentée de la mélodie, notamment la série des triolets descendants qui suivent une ligne chromatique brisée, a quelque chose du mouvement diastole/systole.
17Au chiffre 14, le premier motif, ascendant (mesure 1), comme les motifs qui lui répondent en descendant (mesures 4 et 6), participent encore de cette même impression ; ce qui se vérifie également au chiffre 17, avec le premier motif qui paraît une excroissance du « a’’ » et qui sera repris deux fois dans ce passage (mesures 3, 5 et 6), ainsi qu’au chiffre 25 avec le retour du « a’’ », modifié mélodiquement, et joué trois fois de suite (exemple 6).
18Parvenu au Final, on observera que la nouvelle occurrence (au chiffre 19) du motif rythmique qui apparaissait au chiffre 3, avec une répétition qui déplace les temps forts et que l’on retrouvera au chiffre 20 (mesures 5 et 6), reprend les schémas de la première partie. Cette répétition d’une même note et le saut d’octave qui lui fait suite confèrent un côté bondissant à la ligne mélodique.
19Et ce constat n’est pas moins flagrant au chiffre 24 (mesures 2-3 et 6-7) ainsi que des chiffres 29 à la fin où les lignes mélodiques suivent constamment des courbes sinusoïdales aiguës (exemple 7).
Répétitions dynamiques
20Comme nous l’avons dit dans notre introduction, le procédé majeur du Concerto pour trompette consiste par ailleurs en une prolifération de motifs issus du thème initial, ou de motifs secondaires, voire de simples cellules, parfois repris in extenso, mais le plus souvent transformés et développés, ou encore greffés à de nouveaux motifs.
21Si l’on part du thème « A », on peut d’emblée remarquer deux choses : d’abord qu’il se décompose en deux segments « a » (mesure 1) et « b » (mesures 2 et 3) (cf. exemple 2) ; ensuite, au sein du second segment (« b »), on a déjà la reprise (transposée et légèrement modifiée) d’une des cellules qui composent le motif, à savoir les quatre doubles croches descendantes.
22Dans la reprise du thème qui suit immédiatement (mesures 4 à 8), A est déjà modifié par un jeu de répétitions de micro cellules initiales (« a’ ») ou de motifs qui sont transposés (« b’ ») (cf. exemple 3). Mais ces excroissances internes du thème initial vont rapidement s’autonomiser pour fonctionner comme de petits thèmes qui seront soit repris en tant que tels par Tomasi au cours de l’œuvre, soit développés. Les répétitions d’une même cellule au sein d’un thème ou même d’un simple motif ont donc une fonction régénératrice pour ce motif ou pour ce thème dont elles extraient d’autres possibilités motiviques, et, ce faisant, ce sont ces répétitions, entre autres, qui viennent dynamiser l’écriture du Concerto. Ainsi, à la mesure 5, ce qui n’apparaissait que comme un bégaiement du premier motif « a » se verra offrir plusieurs vies par le compositeur, et proliférera alors dans l’œuvre au même titre que le motif dont il est issu : c’est ce nouveau motif que nous appelons « a’’ » (cf. à nouveau l’exemple 3).
23Deux autres grands matériaux motiviques, deux autres cellules souches si l’on préfère, apparaissent deux mesures après le chiffre 1, au sein de ce que l’on pourrait appeler le second thème du premier mouvement du Concerto. Apparemment oubliés au cours des deux premiers mouvements, ils reviendront au Final (chiffre 3), où ils ressurgissent dans un tout autre esprit (dû au changement de rythme) et engendreront plusieurs avatars plus ou moins éloignés du modèle initial (chiffres 4 et 5 ; 9 ; 11 ; 19). C’est le second thème, ou thème « B » (exemple 8).
Observation de la prolifération et des excroissances des cellules initiales
24Afin d’exemplifier notre propos, nous nous proposons de partir du thème A et des motifs qui le constituent, et de suivre au fil de l’œuvre leurs cheminements et leurs proliférations. Celles-ci se manifestent très tôt. Ainsi, dès le chiffre 2 (mesures 17 sq.), Tomasi reprend-il le premier segment du A’ (a’ + a’’) mais au lieu de lui adjoindre immédiatement b’, il le greffe à une mélodie conjointe et ascendante en doubles croches, sorte de fusée. Puis il reprend la cellule b’ en la transposant et en lui adjoignant une nouvelle cellule, ce qui lui donne au tout un nouvel aspect et fait ainsi naître un nouveau motif (b’’), qui est repris deux fois, selon un procédé de marche harmonique (exemple 9).
25Au chiffre 3, le segment [a’’- b’] revient, transposé puis associé à un nouvel élément qui semble provenir de la « fusée » (apparue aux mesures 3 et 4 après le chiffre 2 – voir à nouveau l’exemple 9). Tomasi reprend immédiatement ce nouveau segment [b’ – fusée] en le transposant. Puis, au chiffre 4 (mesures 3 et 4), le a’’ revient sous la forme de son renversement avant d’être, comme initialement, articulé au b’ du précédent segment, repris tel quel, cette fois-ci (exemple 10).
26Au chiffre 5, le « a » réapparaît transposé au demi-ton inférieur pour subir une nouvelle greffe avec un motif pentatonique inédit que nous appellerons désormais « c » (exemple 11).
27Un phénomène nouveau, quoique annoncé à l’échelle de quelques cellules, survient au chiffre 7, avec la répétition exacte et insistante d’un motif – en l’occurrence b’’. Mais la répétition en tant que telle est assimilée à un nouveau motif. Ainsi, le segment qui naît de cette répétition et d’une nouvelle greffe avec un nouvel élément « d » (une ligne chromatique descendante, sorte de renversement de la fusée) est-il immédiatement reproduit (au sens biologique, c’est-à-dire avec une légère modification) à la quinte inférieure (exemple 12).
28Le même procédé est ensuite employé – avec le motif de départ (« a ») cette fois – aux chiffres 8 (mesures 3 et 4) et 9 (mesures 1 à 4). La modification de la reprise va cependant maintenant un peu au-delà de la simple transposition puisque Tomasi crée une sorte de dilatation du dernier motif.
29Au chiffre 10, « a » est greffé sur une nouvelle cellule « e » qu’on identifie par sa série de triolets, et qui elle-même est enchaînée à un cousin du « b » qui sera répété intégralement (exemple 13). Au chiffre 12 (mesures 3 à 5), c’est le motif apparu au chiffre 5, le « c », avec sa ligne descendante et montante, son pentatonisme, son rythme de doubles, qui ressurgit transposé, puis progressivement transformé au fil de ses répétitions consécutives.
30Au chiffre 13, on retrouve la première cellule du « a » dont la ligne redescend en arche avec l’octaviation inférieure du do dièse, et qui constitue maintenant un nouveau motif que le compositeur répète et prolonge légèrement. Nous l’appelons « a- ». Ici, comme ailleurs dans ce premier mouvement, la répétition a encore une fonction dynamique, mais en tant qu’elle sert, cette fois, à lancer la phrase vers un point culminant (exemple 14).
31On observe, au chiffre 14, la synthèse du « a » (au plan mélodique) et de « a- » (au plan rythmique) articulée à un avatar de « b » puis à une nouvelle « fusée ». Le tout forme un nouveau segment que Tomasi reprend en substituant au motif [a a-] (du chiffre 14 précédent) le motif a’’. Ce nouveau segment sera immédiatement repris, moyennant une transposition au ton inférieur et une réduction des double-croches en croches (exemple 15).
32Immédiatement après, au chiffre 17, le « a’’ » est enchevêtré à un avatar de la « fusée » en staccato du chiffre 3 pour former un nouveau motif qui génère des duplications (transposées) et des excroissances (exemple 16).
33Puis, au chiffre 18 (mesures 4 à 8), un motif qui rappelle celui du chiffre 14 [(a a-) + b] est enchaîné immédiatement à un motif « a » condensé (les valeurs rythmiques ont été doublées), lui-même articulé à un « a’’ » renversé. Enfin, au chiffre 20, le « a » (caractérisé à la fois par son rythme et par sa mélodie) réapparaît (transposé et légèrement modifié mélodiquement) et forme un nouveau segment dans son articulation avec un avatar du « c ».
34Selon la même logique d’une reproduction d’un même différent, on trouve ainsi du début à la fin de l’œuvre des répliques des motifs initiaux (a et b), greffés entre eux ou à de nouvelles cellules comme par exemple celle (désignons-la par la lettre « e ») qui, au chiffre 21, est entée à un avatar de a’’ pour donner un nouveau motif que Tomasi reprendra immédiatement (mutatis mutandis) à la tierce supérieure.
35Dès lors, le travail effectué avec le motif « a » le sera également pour le motif « b » que l’on retrouvera au chiffre 22 et que Tomasi reprendra puis développera jusqu’au chiffre 23, où commence un passage très libre (« tempo di blues »/libre atonalité) dont le point de départ est la dernière cellule de « b », mais qui ne reprend aucun autre des éléments précédents. Le passage annonce en quelque sorte l’« improvisation » du Nocturne. Ce même « b » reviendra dans le « scherzando », mais cette fois sous la forme qu’il avait aux mesures 5-9 du chiffre 2, pour servir de nouveau matériau au compositeur. La cellule sera alors reprise sous une forme transposée ou inversée jusqu’à ce qu’elle soit jouée en croches.
36Autre motif initial, ou plutôt motif issu de motif, le « a’’ » (l’un des avatars du « a », voir les exemples plus haut) reviendra quant à lui au chiffre 25, après avoir subi une légère modification mélodique. Il sera ensuite repris, transposé, légèrement modifié puis allongé.
37Parfois, c’est l’association de deux motifs que le compositeur réexploite, comme au chiffre 26, où l’on retrouve le segment [a c] qu’on avait déjà entendu entre les chiffres 5 et 6, transposé au ton inférieur. Tomasi répète alors intégralement ce dernier motif pour le « lancer » vers le point culminant final de ce premier mouvement.
38Ces motifs que l’on a vus naître et croître dans le premier mouvement seront pour certains réutilisés dans les mouvements suivants. Ainsi, au cours du Nocturne dont le thème est constitué d’une cellule (que nous appelons « n ») provenant du premier mouvement (chiffre 22), on voit ressurgir la deuxième cellule du thème « A » (« b ») que Tomasi articule alors à « n », et ce à plusieurs reprises : au chiffre 3 du Nocturne, au chiffre 5 (le « b » y est certes un peu modifié), ainsi qu’au chiffre 10.
39En ce qui concerne le Final dont nous avons dit qu’il était notamment construit à partir des éléments mélodiques du second thème, on retrouve encore cependant des éléments du « A ». Notamment, juste avant le chiffre 16, la figure deux croches-triolets prépare la séquence des chiffres 17 à 18, où la même figure (inversée mélodiquement) annonce le retour progressif du « a ».
40Enfin, au chiffre 36, « a » reviendra sous une autre forme rythmique que celle qu’il avait lors du premier mouvement (Tomasi a greffé sur la mélodie du « a » l’un des motifs rythmiques du Final). Mais cette réapparition se fera dans sa tonalité d’origine, ce qui donnera à ce dernier mouvement l’allure d’une réexposition de « forme sonate ».
Conclusion : Le cœur au-delà des côtes…
41Comme nous l’avons mentionné plus haut, J. van Dam disait d’H. Tomasi que sa musique était humaine, et qu’elle venait du cœur, ce dont nous avons tenté de tirer les conséquences esthétiques et formelles pour le Concerto pour trompette. Nous pourrions ajouter qu’elle était aussi humaniste. Car « méditerraniser la musique », pour en revenir à la proposition nietzschéenne de départ, si cela signifiait, comme on l’a vu, faire battre la musique au rythme d’un cœur, ça voulait dire également, pour Tomasi, faire battre notre cœur au-delà de nos côtes. Pour le compositeur qui se définissait volontiers comme un gauchiste tiers-mondiste39, « mare nostrum » s’étendait en effet « au-delà des effluves du maquis corse40 » et symbolisait l’idéal d’une communauté de « peuples se reconnaissant enfin frères d’une même mère41 ». Sa Symphonie du Tiers-Monde (1968) en témoigne ainsi que sa mise en musique du texte de Camus, Retour à Tipasa (1966) – texte nietzschéen au plus haut point, soit dit en passant –, H. Tomasi était sensible aux vibrations du sud, comme l’écrit M. Solis : « sa tête retentit des chants et des rythmes de l’Afrique, de l’Extrême-Orient, de l’Océanie42 ». Et paradoxalement – car s’il est un qualificatif qui ne convient certainement pas à la pensée de Nietzsche c’est bien celui d’« humanisme » – on peut à nouveau faire correspondre le musicien corse et le philosophe allemand chez qui il y avait indéniablement une égale envie de s’éloigner des côtes et qui disait, par exemple, goûter chez Bizet sa « gaieté africaine43 ». À l’instar du compositeur de Carmen, que Nietzsche enviait parce qu’il avait eu « le courage de cette sensibilité, une sensibilité qui jusqu’à présent n’avait pas trouvé d’expression dans la musique de l’Europe civilisée, – je veux dire cette sensibilité méridionale, cuivrée, ardente44… », Tomasi a recherché l’expression d’une musique dont l’esprit méditerranéen corresponde à ce carrefour des civilisations que continue à constituer sa ville natale. Car Marseille n’est pas française : son cœur bat au rythme du monde.
Notes de bas de page
1 Initialement composé en 1948 en réponse à la commande d’une œuvre pour le concours d’entrée à la classe de trompette du Conservatoire national supérieur de Paris.
2 Harry Halbreich, cité dans Solis Michel, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, Ajaccio, Albiana, 2008, p. 62.
3 Cf. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 92, trad. Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1950, p. 128.
4 Friedrich Nietzsche, Le Cas Wagner, § 11, trad. Henri Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, p. 213-214.
5 Ibid., p. 235. Voir également Le Gai Savoir, § 343.
6 Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Tomasi#cite_note-3 (dernier paragraphe de la partie biographique).
7 L’expression est de Nietzsche, en français dans le texte original. Voir la note 27.
8 Henri Tomasi, cité dans Solis Michel, op. cit., p. 4. Je souligne.
9 L’une des définitions du « dionysiaque » chez Nietzsche. Cf. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, §370, op. cit., p. 336.
10 Ibid., avant-propos de la deuxième édition, p. 7.
11 Ibid.
12 Nietzsche contre Wagner, « Où je fais des objections », trad. d’Éric Blondel, Paris, GF Flammarion, 1992, p. 185.
13 « Je ne respire plus facilement dès que cette musique [celle de Wagner] se met à agir sur moi. », ibid.
14 Henri Tomasi, à propos de sa diatribe contre les nationalismes et les religions. Voir sa lettre à Jean Molinetti du 19 décembre 1970, cité dans Solis, op. cit., p. 117.
15 Ibid., p. 6. Le philosophe avait en effet des aspirations comparables : « En vérité, pareil au soleil, j’aime la vie et toutes les mers profondes. […] Alors il me faut aller au grand air et quitter les chambres pleines de poussière. » Cf. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Henri Albert, éd. numérique La gaya Scienza, 2012, p. 186-187 (http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/file/nietzsche_zarathoustra.pdf).
Sur l’imminence exaltante du départ en « pleine mer », cf. ibid., Le Gai Savoir, § 343.
16 Nietzsche contre Wagner, op. cit., p. 185.
17 Ibid.
18 Humain trop humain, II, Préface, § 3. Cité par Éric Blondel, Nietzsche contre Wagner, op. cit., p. 174.
19 Henri Tomasi, cité dans Solis, op. cit., p. 4.
20 Friedrich Nietzsche, « Dans le midi », Le Gai Savoir, op. cit., p. 361.
21 Henri Tomasi, cf. Lettres à Jean Molinetti, cité dans Solis, op. cit., p. 4.
22 Ibid., p. 117.
23 Ibid.
24 Ibid., p. 4.
25 Friedrich Nietzsche, Le Cas Wagner, op. cit., p. 191.
26 Id., Nietzsche contre Wagner, épilogue, § 2, op. cit., p. 205.
27 Id., Le cas Wagner, § 3, op. cit., p. 192 : « Il faut méditerraniser la musique : j’ai des raisons pour énoncer cette formule (Par delà le Bien et le Mal, aph. 256). Le retour à la nature, à la santé, à la gaieté, à la jeunesse, à la vertu ! »
28 Cf. ibid., p. 213.
29 Éric Blondel, Nietzsche contre Wagner, note 103, op. cit., p. 260.
30 Friedrich Nietzsche, Le Cas Wagner, § 11, op. cit., p. 213-214.
31 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, §246, op. cit., p. 209.
32 Henri Tomasi, cité dans Michel Solis, op. cit., p. 51.
33 Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Maximes et pointes », §26, GF Flammarion, 1985, p. 75.
34 Le mot « mode » est celui que Tomasi pouvait employer, d’une façon peut-être un peu inappropriée, pour parler de la grammaire sérielle : « Ce n’est pas parce que j’ai écrit que ‘le moindre petit compositeur qui éjacule un pet électronique se prend pour un génie’, qu’il faut prétendre que je suis hostile au sérialisme ! J’ai même utilisé ce mode dans le Silence de la mer et la Symphonie du Tiers-Monde. Mais je l’emploie occasionnellement, quand j’en ai besoin, aux moments que j’estime propices. » Henri Tomasi, cité dans Michel Solis, op. cit., p. 93.
35 Ibid.
36 Ibid.
37 Ibid. Je souligne.
38 José Van Dam, à l’occasion du centenaire d’Henri Tomasi. Cité dans Michel Solis, op. cit., p. 146.
39 Ainsi pouvait-il écrire à son ami Jean Molinetti en 1970 : « Vive Mao ! Vive Castro ! Vive Che Guevara ! ». Cf. Michel Solis, op. cit., p. 98.
40 Michel Solis, à propos d’Henri Tomasi, ibid., p. 119.
41 Ibid.
42 Ibid.
43 « Cette musique est gaie ; mais ce n’est point d’une gaieté française ou allemande. Sa gaieté est africaine ; la fatalité plane au-dessus d’elle, son bonheur est court, soudain, sans merci. » Friedrich Nietzsche, Le Cas Wagner, op. cit., p. 191.
44 Ibid.
Auteur
Université Paris 8, Saint-Denis
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