Le chant corse et ses influences dans l’esthétique d’Henri Tomasi à travers l’opéra Sampiero Corso
p. 287-296
Texte intégral
1 Sampieru Corsu est un drame lyrique en trois actes et cinq tableaux, composé par Henri Tomasi en 1953, sur un livret de Raphaël Cuttoli1. L’œuvre fut créée sous la direction du compositeur, le 6 mai 1956 au Mai Musical de Bordeaux, avec l’orchestre et les chœurs du Grand-Théâtre de Bordeaux, Régine Crespin dans le rôle de Vannina et Ken Neate dans celui de Sampieru. En 2005, l’ouvrage fut adapté en langue corse par Jacques Fusina et créé, dans cette nouvelle production, le 14 octobre, à l’Opéra de Marseille avec les chœurs et l’orchestre de l’Opéra de Marseille sous la direction de Patrick Davin, Irina Mataeva dans le rôle de Vannina et Carlo Guido dans celui de Sampieru.
2« Sampieru di Bastelica » dit « Sampieru Corsu » est, avec Pascal Paoli et Napoléon, le plus célèbre des Corses. Chef d’armées de mercenaires, il combattit toute sa vie les Génois. L’œuvre d’H. Tomasi retrace l’histoire de sa vie, mais surtout celle du drame de son couple.
3Au premier acte, Vannina, l’épouse de Sampieru, laisse éclater son désespoir, reprochant à son mari de la délaisser pour un combat contre les Génois qui occupent la Corse, combat, selon elle, inutile car perdu d’avance.
4Au deuxième acte, Vannina assiste, impuissante, aux préparatifs et au départ de Sampieru pour la cour de France.
5Au troisième acte, les espions génois, la sachant seule, lui envoient un émissaire pour la convaincre des avantages d’une capitulation. Désemparée, Vannina se résout à aller à Gênes implorer la grâce de son époux. À cet instant, survient Sampieru qui condamne Vannina à mort mais consent à lui éviter le déshonneur d’être tuée par ses partisans et l’étrangle lui-même. Le tableau final montre Sampieru dans les montagnes se lamentant sur son sort, quand on vient l’avertir que des hommes armés le recherchent. Seul, il succombe sous les coups de ses assaillants et expire en rêvant du royaume dont son fils serait le maître.
6 Le drame lyrique Sampieru Corsu fut l’occasion pour H. Tomasi « de revenir à sa première source d’inspiration qui allait lui permettre de laisser parler le sang de ses ancêtres et de s’exprimer selon sa vraie personnalité2 ».
7En effet, H. Tomasi a passé toutes ses vacances à Penta di Casinca3, courant dans les montagnes ou à dos de mulet avec les fils de bergers. Sa grand-mère et sa grand-tante lui chantaient des nanne4. Sa grand-tante était, de plus, vocératrice et lui chanta des lamenti5 et des voceri6.
8Par la suite, H. Tomasi fut un témoin privilégié du travail de son père Xavier qui a été un des premiers à collecter et retranscrire les mélodies des chants traditionnels corses (dont la transmission ne se fait qu’oralement). Xavier Tomasi publia un premier recueil en 1914, intitulé Corsica, recueil de chansons populaires de l’Île de Corse. Ce recueil, édité chez F.M. Mattei, regroupe des nanne, des voceri, des lamenti, recueillis, notées et harmonisées par Xavier Tomasi. En 1932, X. Tomasi publia chez F. Detaille Les Chansons de Cyrnos, une anthologie de la chanson populaire de l’Île de Corse, qui reste aujourd’hui encore, un recueil de référence, comportant des nanne, des filastroche (jeux et rondes), des serenati, des terzetti, des lamenti, des voceri, des barcarolles, des chants de travail, de cérémonies et des chants patriotiques.
9Puisant son inspiration dans les chants corses, H. Tomasi a élaboré un vocabulaire musical tout à fait novateur et personnel. Dans cette optique, l’ouvrage Sampieru Corsu constitue le climax des liens ineffables et indicibles qui unissent le compositeur à sa terre.
La nanna
10Parmi les chants populaires corses, les nanne occupent une place particulière. Ces chants interprétés par les femmes sont des monodies. Les nanne peuvent contenir des parties improvisées qui permettent aux mères de transmettre certains thèmes fondateurs des liens qui constituent la société corse, mais aussi de souhaiter aux filles, beauté et riche mariage, et aux garçons, force et courage.
11Dans la version de Cuttoli (scène I - premier tableau), l’on découvre Vannina, penchée sur le berceau de son enfant, entonnant une douce et émouvante berceuse à l’atmosphère envoûtante. Dans la version de Fusina, la nanna de Vannina succède au chant de la vocératrice qui ouvre l’œuvre.
12À l’écouter de près, cette nanna en dit long sur la représentation de l’univers musical d’H. Tomasi. À l’intérieur de cette nanna, l’accompagnement instrumental est destiné à mettre en valeur la voix. Il suit la construction et les inflexions du texte. Le compositeur reprend une nanna di u Cuscione, il la varie mélodiquement et rythmiquement tout en conservant son esprit : comme la nanna de Vannina, nombre de berceuses corses ont une métrique binaire, un tempo moderato, une nuance globale piano, un caractère obstiné et lancinant, une ligne mélodique conjointe dans un ambitus d’une octave, un départ en anacrouse, une utilisation fréquente du rythme « croche pointée double » et une organisation formelle fondée sur la répétition d’une même phrase musicale ajoutée à des phrases construites sur le modèle suspension-conclusion.
13La ligne du chant utilise le mode de ré (sur la) auquel est souvent associé un sentiment de mélancolie, de recueillement et d’intériorité mêlé de douceur qui sied au caractère des berceuses corses. Nous rencontrons une polarité entre le premier et le cinquième degré. La pièce semble ainsi osciller entre une note installant la stabilité (le la) et une note à caractère suspensif (le mi). Nous avons une alternance tension-détente qui peut symboliser, d’une part, la volonté maternelle d’apporter un réconfort et, d’autre part, le souci éprouvé devant l’avenir de l’enfant.
14Vannina se veut rassurante, mais à travers l’accompagnement nous percevons l’aspect plus tourmenté du personnage. Par exemple, l’ostinato mélodico-rythmique sur l’intervalle de seconde mineure (mi-fa) en triolets aux cordes concourt à créer une atmosphère source d’anxiété, renforcée par le vibrato de la flûte traversière :
15La tension est également créée par l’ajout d’un fa dièse lancinant au célesta qui annihile l’idée de directionnalité du discours musical. Car ce fa dièse renvoie à une autre échelle que le mode de ré. Il fait référence à une échelle symétrique appelée « mode Bartók ». Dans ce mode à transposition limitée, l’octave est divisée en deux parties égales. Cette échelle échappe donc à toute polarisation fonctionnelle et l’esprit est en suspens.
16Nous avons une imbrication de différents univers musicaux qui rend la musique d’H. Tomasi si expressive.
17Quand Vannina entonne le deuxième sixain, l’accompagnement instrumental devient plus complexe. Sur l’accompagnement de triolets de croches toujours présent – cette fois-ci sur les notes ré-la-mi – viennent s’ajouter des accords en superposition de quinte et quarte associés à un parallélisme strict, qui sont utilisés dans les chants polyphoniques corses de type paghjella7. Notons aussi que la pièce s’achève sur un accord aux résonances de polyphonies corses par son exclusive superposition de quintes et de quartes.
18Dans cette seconde strophe, H. Tomasi restitue des univers sonores variés :
- d’abord, une échelle heptatonique, le mode de mi associé à des mouvements parallèles qui se rencontrent fréquemment dans les chants corses ;
- ensuite, une échelle de « transition » : la présence d’un fa et d’un fa dièse associés à cinq autres notes diatoniques renvoie à une échelle mauresque de type « ay-ay ». Il s’agit d’un chant de douleur algérien interprété essentiellement par des femmes. C’est un type de chant monodique, mélismatique à caractère parlando ;
- enfin, une échelle qui n’est pas sans rappeler une échelle pentatonique d’origine sub-saharienne de type gnawa. La musique des Gnawa, née au Soudan, est maintenant surtout pratiquée par les musiciens du Maroc, mais également en Algérie. Ces chants sont essentiellement destinés à des fonctions thérapeutiques. Du fait de l’absence de demi-ton, il ne peut y avoir de notes attractives et cela confère aux échelles pentatoniques leur caractère statique, suspendu, et aérien. Le pentatonisme est l’échelle utilisée dans les nanne corses et parfois aussi dans certains chants polyphoniques.
19H. Tomasi nous rappelle ainsi que nous appartenons à la Méditerranée, cette Méditerranée qui lui était si chère. La musique traditionnelle se crée dans une circulation d’idées et d’échanges. H. Tomasi voulait démontrer par ses recherches que les chants populaires avaient tous des racines communes. Cette orientation de son travail traduisait la volonté du compositeur de mettre l’accent sur la fraternité qu’il jugeait nécessaire d’établir entre les peuples.
20Cette nanna fait partie intégrante du personnage de Vannina. Nous l’entendrons au deuxième acte (troisième tableau), repris par l’orchestre comme un écho à la supplique de Vannina lorsqu’Ombrone essaie de convaincre Vannina de se rendre à Gênes.
Le Dio vi salvi Regina
21L’âme corse irrigue tout ce drame lyrique. Nous avons dit précédemment que le compositeur se réapproprie des éléments traditionnels. C’est le cas du Dio vi salvi Regina, l’hymne religieux des Corses. C’est H. Tomasi qui reconstitua et harmonisa le Dio vi salvi Regina en 1933, vingt ans avant la création de Sampieru Corsu. C’est aujourd’hui la version polyphonique la plus chantée dans l’île.
22Nous entendons une première fois l’hymne au cours de premier acte, au deuxième tableau tout de suite après la moresca. Dans une mesure binaire (4/4), chanté par un chœur mixte qui représente le peuple, dans une harmonisation à trois voix, au moment du départ de Sampieru. Les voix, homorythmiques et syllabiques, s’agencent en une superposition de quartes et de quintes qui s’enchaînent de manière conjointe et parallèle (renvoyant à nouveau à la paghjella). L’accompagnement et l’orchestration brillante ajoutent grandeur et majesté au Dio vi salvi Regina. L’hymne prend alors une couleur vindicative, guerrière et pleine d’espoir, avec une prédominance des cuivres et des percussions.
23Puis, nous le réentendons, en clôture du premier acte, cette fois-ci interprété par un chœur de femmes dans une mesure ternaire (9/8 et 12/8). Il est interprété par un chœur à deux voix, en entrée décalée à la quarte quasi a cappella (seulement soutenue par une pédale de dominante aux cordes). Cette version est, en revanche, très étirée, aérienne et lointaine, en complète opposition avec la précédente.
24Il est à noter que le chant débute sur la fin de l’Hymne de Sampieru entonné par le chœur d’hommes qui part au combat. Les hommes s’éloignent et leur chant se perd dans le lointain pour ne plus nous faire deviner qu’un do dièse pianissimo (qui sera la note pédale de l’accompagnement) et le chœur de femmes débute à la quarte de cette note (c’est-à-dire fa dièse). Il s’agit de l’interprétation la plus proche de celle que l’on peut entendre en Corse, car le Dio vi salvi Regina est une prière à la Vierge Marie dont le dernier couplet parle d’apporter la victoire sur les ennemis.
25Enfin, c’est Vannina qui entonne seule ce chant au deuxième acte au troisième tableau : comme une supplique, l’orchestration est veloutée et l’harmonisation est très sobre, alternant des phrases suspensives et conclusives, la présence de cinq dièses rendant plus lumineuse la mélodie avec des basses clairement posées.
26Nous entendons donc cet hymne trois fois et trois fois avec une harmonisation et une coloration différentes. L’hymne fait ici pleinement partie de l’action et s’inscrit dans une gradation qui suit l’évolution du drame.
Le voceru
27Dans l’opéra se trouve également un voceru : nous l’entendons, dans la version de Cuttoli, à l’acte III, au quatrième tableau, après le chant de douleur de Sampieru qui vient d’oter la vie à Vannina. Dans la version de Fusina, la vocératrice ouvre l’œuvre, comme un mauvais présage. Le chant de la vocératrice apparaît à lui seul comme le chœur du théâtre grec. On retrouve ce voceru, lors de la scène finale dans les deux versions, dans une version symphonique à l’orchestration moderne, interprété alors que Sampieru vient d’être assassiné. Il s’agit de la reprise intégrale de son poème symphonique Vocero de 1932. La vocératrice chante alors les louanges du défunt et appelle à la vengeance pendant que des femmes font autour du corps une ronde corse terrifiante appelée caracolu.
L’Hymne de Sampieru
28On trouve également dans l’ouvrage le thème de l’Hymne de Sampieru, un chant martial composé pour servir de marche guerrière aux troupes de Sampieru, collecté par X. Tomasi, édité dans le recueil Corsica puis dans l’anthologie Les Chansons de Cyrnos avec cette dédicace : « Je dédie ce livre à mon fils Henri, dans notre amour commun pour la Corse »8. Nous entendons cet hymne, une première fois, dans la scène de proclamation à l’acte I. L’harmonisation est riche, composée d’accords recherchés, aux couleurs « impressionnistes ». Il est interprété par un chœur d’hommes à l’unisson, puis à l’octave, avant d’être repris en tutti (chœur mixte à l’unisson).
29Nous entendons à nouveau l’hymne au cours de l’acte II, joué cette fois par l’orchestre. Il sert d’accompagnement au chant de Sampieru au moment de la mort de Vannina, comme si le peuple disait symboliquement à Sampieru qu’il ne lui est plus possible de reculer.
La moresca
30Une autre des particularités de l’œuvre est la présence d’un important ballet au milieu du drame. Au lever de rideau du deuxième acte prend place une moresca, dansée sur la place du village par le peuple en l’honneur de Sampieru. Cette danse, spécifiquement composée par le musicien pour cet opéra est une danse guerrière corse (que l’on retrouve aussi dans d’autres pays méditerranéens) effectuée en armes et en costumes, symbolisant la lutte des Chrétiens contre les envahisseurs Maures, et en particulier la bataille victorieuse des croyants sur les infidèles dans la plaine d’Aléria.
31À travers ces quelques exemples, l’on se rend compte que, dans Sampieru Corsu se joue une rencontre subtile et forte entre l’expérience de musicien savant d’H. Tomasi et sa sensibilité éveillée, aux traditions insulaires, depuis les premiers temps de sa vie. H. Tomasi est l’opérateur de cette synthèse qui sublime le cheminement créatif.
32Nous sommes loin de tout exotisme musical, de tout pittoresque. Nous sommes en présence d’une exploitation respectueuse et intelligente de la tradition musicale corse restituée dans son environnement méditerranéen. Il y a une part de regard critique chez H. Tomasi, en ce sens qu’il replace les traditions et discours musicaux dans leurs interrelations historiques. C’est ce qui a permis au compositeur de n’être asservi à aucun système musical, mais au contraire de créer un langage moderne et original, qui fait de lui un créateur unique et incontournable.
33Cette œuvre est à l’image du compositeur, de sa fougue et de ses engagements pour la liberté. H. Tomasi a su, avec un réel talent, allier tradition et modernité. Il utilise la tradition comme un matériau qu’il transfigure grâce à l’amour qu’il porte à sa culture d’origine.
34Le compositeur nous donne l’exemple d’une véritable intégration structurelle. À travers l’utilisation de plusieurs échelles que son génie a su mettre en symbiose, il crée une musique qui parle au cœur. Ainsi, H. Tomasi donne à sa musique une coloration unique à l’image de son humanisme.
Notes de bas de page
1 Raphaël Cuttoli est un librettiste et essayiste corse. N.B. : La graphie Sampieru Corsu, au lieu de Sampiero Corso est en accord avec la langue corse. Elle fut adoptée en 2005 à Marseille.
2 Raphaël Cuttoli, « Comment naît un opéra » in Sampiero Corso et Henri Tomasi, Revue musicale n° 230, Paris, Richard Masse, 1956, p. 13.
3 Région historique, située sur coteaux ouest de la Castagniccia dominant la plaine orientale, à trente kilomètres au sud de Bastia.
4 Une nanna (pluriel nanne) est une berceuse corse. C’est un chant monodique uniquement chanté par les femmes.
5 Un lamentu est un chant de lamentation monodique, chanté par un homme ou une femme dont le sujet est l’absence ou la perte d’un être cher. Ce type de chant existe toujours en Corse.
6 Un voceru est un chant monodique, exclusivement féminin, improvisé par des pleureuses lors des funérailles d’un défunt par mort violente. Les vocératrices vantent les qualités du défunt et appelle à la vindetta (vengeance). Ces cérémonies, en raison de leur caractère violent, furent interdites dans le courant du xxe siècle.
7 La paghjella est le chant polyphonique corse le plus courant dans l’île. Sacré ou profane, c’est un chant à trois voix (bassu, secunda, terza) chanté par les hommes a cappella. La paghjella est entrée au patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2009. Ce type de chant utilise des modes défectifs et une ornementation vocale improvisée (appelée rivuccate).
8 Xavier Tomasi, Les Chansons de Cyrnos, Marseille, F. Detaille, 1932, p. 3.
Auteur
Professeure certifiée, Bastia
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Théâtres brésiliens
Manifeste, mises en scène, dispositifs
Silvia Fernandes et Yannick Butel (dir.)
2015
Henri Tomasi, du lyrisme méditerranéen à la conscience révoltée
Jean-Marie Jacono et Lionel Pons (dir.)
2015
Écrire l'inouï
La critique dramatique dépassée par son objet (xixe-xxie siècle)
Jérémie Majorel et Olivier Bara (dir.)
2022