Typologies musicales à l’œuvre dans les Lettres de mon moulin (1954) de Marcel Pagnol
p. 259-270
Texte intégral
1Après la projection parisienne1 des Lettres de mon moulin de Marcel Pagnol au Gaumont-Palace en novembre 1954, plusieurs journalistes, dont Claude Garson dans L’Aurore2, décrièrent la longueur anormale de ce film constitué d’une suite de plusieurs lettres (cinq, raccourcies à trois) dont Henri Tomasi a en partie composé la musique. Comme il était alors de pratique courante et un critère aux yeux de la critique, une suite orchestrale3, dédiée à Jean Molinetti, fut tirée de la musique de ce film. Cette suite d’une durée totale de 16’30 comporte trois parties :
2I. Les Trois Messes basses (Nocturne, 3’30) ;
3II. Le Secret de Maître Cornille (Vivette, 3’30) ;
4III. L’Élixir du Révérend Père Gaucher (Scherzo burlesque, 9’30).
5En dehors de très courts passages identifiables, cette partition symphonique qui ne comporte ni les séquences de musique religieuse « authentiques » enregistrées à l’abbaye de Frigolet, lieu de tournage des Trois Messes basses et de L’Élixir du Révérend Père Gaucher, ni les séquences de musiques provençales, ni les passages chantés par la très active maîtrise d’Avignon, ne nous aide que très partiellement.
6Les typologies musicales à l’œuvre dans Les Lettres de mon moulin ne sont décelables qu’en effectuant une analyse séquentielle des différents styles et genres de musiques employés dans ces courts films, dans la mesure où cette suite éditée est très éloignée de la bande-son du film. L’intégralité de la musique symphonique composée en 1954 par H. Tomasi pour les Lettres de mon moulin semble avoir subi au montage d’innombrables coupures et avoir été passée à la « moulinette » pagnolesque, ce dernier ayant lui-même pratiqué d’innombrables coupures au sein de ses Lettres après cette première projection parisienne.
7L’analyse séquentielle des trois films retenus – Les Trois Messes basses, Le Secret de Maître Cornille et L’Élixir du Révérend Père Gaucher – met en évidence des typologies communes aux trois Lettres, facteurs de cohérence non négligeables pour un film constitué de trois courts films. Celle-ci permet également de dégager les spécificités musicales de chaque volet de ce triptyque.
Origines du projet
8En 1945, quelques années avant Les Lettres de mon moulin, H. Tomasi avait collaboré avec Vincent Scotto sur la musique de Naïs de M. Pagnol. Selon Jean-Jacques Jelot-Blanc, « Scotto disparu, Raymond Legrand indisponible, c’est H. Tomasi qui a composé la musique des Lettres de mon moulin4 ».
9Après Naïs, H. Tomasi, alors premier chef d’orchestre de l’Opéra de Monte-Carlo (1946-1949), a sans doute revu M. Pagnol à plusieurs reprises à Monaco où le cinéaste était installé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale5. Ils se sont très probablement rencontrés en 1950 à l’occasion du couronnement du prince Rainier III (grand ami de M. Pagnol) dont H. Tomasi a dirigé la grand-messe et le concert de gala (au programme duquel figuraient les Fanfares liturgiques). Une photographie témoigne de la présence de M. Pagnol au dîner de gala, à la table du prince6. Les Lettres de mon moulin furent d’abord projetées en avant-première au cinéma Les Beaux-Arts de Monaco le 3 novembre 1954 en présence du réalisateur. La recette de la soirée fut versée au pavillon Rainier III.
10Une autre photographie7 de M. et Jacqueline Pagnol chez Tino Rossi prise trois ans plus tard à Ajaccio, en 1953, laisse supposer que H. Tomasi, qui passait alors l’été en Corse, a pu également croiser le cinéaste8 chez T. Rossi.
11M. Pagnol mit presque une année pour terminer le découpage et les dialogues de cinq Lettres de mon moulin retenues initialement pour son film : La Diligence de Beaucaire, Le Curé de Cucugnan, Le Secret de Maître Cornille, Les Trois Messes basses et L’Élixir du Révérend Père Gaucher.
12Le tournage eu lieu du 21 juin à fin août 1954. La réplique grandeur nature du moulin d’Alphonse Daudet à Fontvieille fut construite dans le massif de Tête Ronde, à Auriol. Les décors de la ferme de Garrigou furent créés aux studios de la rue Jean Mermoz à Marseille. Il restait à trouver un lieu de tournage pour L’Élixir du Révérend Père Gaucher. Ce sera l’abbaye de Frigolet dont l’idée fut soufflée à M. Pagnol par Jean Guitton9. Une photographie de l’équipe du tournage prise sur les lieux10 témoigne de la présence d’H. Tomasi à l’abbaye.
Une musique passée « à la moulinette » de Pagnol
13Une des raisons pour lesquelles la musique de la bande-son finale du film est si peu comparable à la partition éditée de la suite tient sans doute au double remaniement du film : sur le vif au tournage et ultérieurement, au montage. La musique d’H. Tomasi, sans doute enregistrée dans son intégralité, a subi de telles coupures qu’il est difficile d’identifier les bribes de musiques perçues sur la bande (parfois de très courtes séquences de deux ou trois mesures) à la partition éditée (il en va de même pour la comparaison entre la musique de Regain, composée par Arthur Honegger et la suite symphonique éditée chez Salabert).
Un « tricotage sur le vif du scénario »
14L’ecclésiastique Norbert Calmels, père supérieur à l’abbaye de Frigolet à l’époque du tournage de L’Élixir du Révérend Père Gaucher, évoque les remaniements sur le vif du scénario qu’il compare à une démarche compositionnelle :
La chapelle est dédiée à Saint Michel. Assis dans les stalles, les artistes étudient leur rôle. Plusieurs vont et viennent dans le cloître et récitent à mi-voix. Pagnol les entend. Il remanie la réponse. On enregistre. Tout se fait avec aisance. Lorsque l’interrogation se dresse, la réponse est spontanée. Tout le monde s’applique à être naturel. Pagnol rejette, ajoute, reprend, renvoie les séquences que les profanes auraient applaudies. Alors il refait son texte. Il arpente les galeries du cloître. Il cadence ses phrases en marchant, comme composait Mistral. J’assiste à l’éclosion des trouvailles qui perlent ses scénarios. L’écrivain tricotait son théâtre à la mesure de ses interprètes11.
15Un scénario annoté de la main de N. Calmels conservé à l’abbaye rend compte de ces modifications sur le vif au moment du tournage, et notamment de ratures concernant les allusions à la musique : « Je vous jure qu’ils chantaient mieux que nous, et même mieux que la maîtrise d’Avignon » transformé en : « …, et même mieux que nos petits insectes d’aujourd’hui12 ». Outre ce « tricotage » au tournage, la bande-son a subi une seconde phase de coupures lors du remaniement du film de cinq à trois lettres.
De cinq à trois lettres
16Dans un entretien avec Jean Thevenot, M. Pagnol évoque un premier projet constitué de cinq lettres : « J’ai choisi de préférence les Lettres provençales : Le Curé de Cucugnan, L’Élixir du Révérend Père Gaucher, Les Trois Messes basses, Le Secret de Maître Cornille, La Diligence de Beaucaire. Et ces cinq contes là, à eux seuls, feront déjà un film de deux heures et demie!13 ».
17La journaliste Simone Dubreuilh14 évoque un « spectacle-fleuve qui dure trois heures et quart » et qui comporte :
un prologue, inutile et prétentieux sur la langue provençale ; Mistral Roumanille et Daudet ; trois histoires en images – L’Élixir du R P Gaucher, Les Trois Messes basses et Le Secret de Maître Cornille, et une histoire « lue », oui, vous entendez bien cela ; une histoire « lue » – La Chèvre de Monsieur Seguin ; une histoire « racontée », cela aussi, à l’écran, est insoutenable : Fortunetta, un épilogue, enfin, sentimental ; chaste et… inutile, qui met en présence Vivette – la petite-fille de maître Cornille – et Alphonse Daudet. PS. Aux dernières nouvelles, Marcel Pagnol aurait considérablement allégé son film, l’amputant en particulier de son oiseux et pédant prologue, et il aurait également déplacé Les Trois Messes basses.
18On peut supposer que la Chanson triste de Vivette, sous-titre de la seconde pièce de la suite, Le Secret de Maître Cornille, devait sans doute être entendue à nouveau dans l’épilogue final mentionné par S. Dubreuil. En revanche, il ne persiste aucune trace dans la bande-son finale du film, ni dans la suite, d’une éventuelle partition composée pour illustrer l’« histoire lue – La Chèvre de Monsieur Seguin ». Il est probable qu’H. Tomasi n’ait composé aucune musique pour ce passage, Pagnol favorisant les dialogues dénués de musique. La mention de cette histoire lue est importante en regard du futur conte lyrique pour soprano, chœur enfantin et orchestre, La Chèvre de Monsieur Seguin (1963), composé par Tomasi quelques années plus tard… à l’abbaye de Frigolet.
19Malgré ces nombreuses coupures et ces multiples remaniements, la cohérence du projet est assurée par l’existence de typologies musicales communes aux trois films conservés.
Typologies communes aux trois films
20En droite ligne des musiques de film composées antérieurement par le Groupe des Six, toute la musique des Lettres n’est pas une musique originale. Il faut ainsi distinguer ce qui relève de la musique empruntée et ce qui relève de la musique originale spécifiquement composée par H. Tomasi (musique symphonique jouée et enregistrée par un orchestre de chambre particulièrement cuivré et riche en percussions).
21Parmi les « musiques additionnelles », on distingue les séquences d’improvisation à l’orgue, la musique religieuse « authentique » chantée par les pères de l’abbaye de Frigolet (chant grégorien), les chants en provençal de la maîtrise d’Avignon et les ensembles de musique populaire folklorique provençale (galoubet et tambourin).
22Ces différents genres musicaux coexistent dans les trois films, avec une dominante de musique religieuse dans Les Trois Messes et L’Élixir et une dominante symphonique « pastorale » dans Le Secret de Maître Cornille. Dans le détail, certains éléments de l’écriture musicale – cellules mélodiques « cinétiques » associées aux ailes de moulin et roues de chariots qui tournent, fréquente apparition d’un « jingle » atonal suggérant l’avertissement du diable ou le signe du pêché, sont récurrents d’un film à l’autre. L’homogénéité des trois Lettres est donc perceptible à une double échelle : globale, et dans le détail.
Un prologue annonciateur de la musique à venir
23L’un des moments où la musique est la plus importante en durée et la mieux préservée des coupures est celle qui accompagne l’avertissement de M. Pagnol sous forme de texte écrit. Cette musique cite, après l’exposition d’un premier thème simple distribué aux différents instruments, une partie de la Chanson triste de Vivette réentendue dans Le Secret de Maître Cornille. Ce thème relativement « accrocheur », est le plus lyrique et sentimental de la partition.
24La musique qui suit, accompagnant le générique du début, développe sur une pédale rythmique de tambourins, une musique symphonique morcelée où les thèmes sont progressivement transposés dans différentes tonalités. Le travail thématique de cette séquence annonce l’usage récurrent d’un style parodique souvent associé à la polytonalité. Ce style musical parodique semble conçu pour « coller » à l’humour de Pagnol.
25Musicalement, ce prologue introduit donc trois typologies musicales exploitées au fil de ce triptyque : le lyrisme (accentué dans Le Secret de Maître Cornille), la signature « provençale » et la parodie.
Une musique parodique au service de l’écriture de Pagnol
26L’agencement entre la musique symphonique de Tomasi et les musiques additionnelles crée un contrepoint au texte de M. Pagnol. La musique est le plus souvent entendue à nu : il est extrêmement rare qu’elle soit superposée au dialogue, sauf pour créer un effet comique particulier.
27Si le texte de M. Pagnol cite abondamment la musique, l’illustration musicale de ces allusions textuelles reste discrète. La première exception de superposition texte-musique survient dans L’Élixir du Révérend Père Gaucher, lorsque l’élaboration de la polyphonie (sur le Veni Creator) est comparée à la fabrication de l’élixir (les essences, la verveine, le fenouil, etc.). La musique catalyse ici l’effet comique du scénario.
28On peut s’étonner de la présence si importante de la chanson citée dans le texte de M. Pagnol (notamment dans L’Élixir du Révérend Père Gaucher), brandie comme étendard de la culture populaire et symbole de l’athéisme, et son absence quasi totale de la bande-son, à l’exception du moment où le père Gaucher, ivre d’avoir trop goûté son élixir, se met à entonner une chanson. La superposition de cette chanson au chant grégorien des moines crée un effet comique typiquement pagnolesque. En 1962, H. Tomasi réutilisera l’effet comique de contraste entre la chanson et le chant grégorien dans son opéra-comique L’Élixir du Révérend Père Gaucher15. Outre ces deux exceptions où la musique de Tomasi illustre étroitement le scénario, l’illustration musicale reste tout à fait distincte des allusions musicales du scénario. Les nombreux dialogues faisant référence aux chansons de moralité douteuse restent dans le champ de l’évocation textuelle, comme pour laisser à M. Pagnol la musicalité de son verbe. On peut supposer que l’un des cahiers des charges de la musique de Tomasi était de pouvoir répondre à l’esprit parodique du scénario de Pagnol, notamment dans les Trois Messes où l’accélération musicale est au cœur de la dramaturgie du scénario.
29Un autre facteur d’homogénéité de la musique des Lettres de mon moulin semble être la présence constante et déloyale des cigales.
Concurrence des cigales
30Alexis Roland-Manuel16 soulignait en 1937 à quel point les sons naturels entrent parfois en conflit, en rivalité avec la partition spécialement écrite pour le film. Dans le cas des Lettres, le conflit prend des allures de guerre civile : le chant des cigales y est une typologie musicale à part entière.
31Le père N. Calmels relate qu’au moment du tournage de L’Élixir, « Le bruit des machines excitait les cigales. Et le crissant orchestre ailé refusait de se laisser dominer. On les entend dans L’Élixir17 ». Les séquences de chant des cigales, signature des « passages champêtres », scènes de campagne provençale, petit chemin ou garrigue, rivalisent directement avec les bribes de musique symphonique d’H. Tomasi conservées au montage. Ces séquences de cigales sont d’une durée bien supérieure aux courtes séquences symphoniques. La musique symphonique « champêtre » sert fréquemment de transition entre deux séquences de cigales comme dans Le Secret de Maître Cornille. Les musiques additionnelles constituent un quatrième facteur d’homogénéité. Celles-ci ont-elles influencées la musique originale de Tomasi ?
L’influence des musiques additionnelles
32Quelles sont ces musiques additionnelles intégrées par H. Tomasi et ont-elles influencé les séquences de musique symphonique ? Trois catégories de musiques additionnelles semblent avoir pour fonction de cautionner l’authenticité et le réalisme du scénario : la musique religieuse « authentique » sans doute en partie empruntée à l’exécution musicale quotidienne de l’abbaye de Frigolet, les noëls de Provence chantés par la maîtrise d’Avignon, et la musique provençale « authentique. Ces trois styles de musiques additionnelles, plus ou moins présents au fil des lettres, contrastent ou au contraire « agissent » sur la musique symphonique de Tomasi, selon les divers agencements des séquences musicales : enchaînées, juxtaposées ou intégrées à la musique originale du compositeur.
Une musique religieuse « authentique »
33La musique religieuse « authentique » est constituée du chant grégorien sans doute pratiqué à l’abbaye de Frigolet au moment du tournage, des noëls de Provence chantés par la maîtrise d’Avignon et des passages d’improvisation à l’orgue. En 1960, H. Tomasi réutilisera les noëls provençaux dans sa Messe de la Nativité ou Divertissement pastoral (thème et variation sur les vieux noëls provençaux). Il réutilisera également dans cette messe les galoubets et les tambourins très présents dans les Lettres. Cette musique sacrée, si elle est au cœur de la dramaturgie des Trois Messes basses et de L’Élixir du Révérend Père Gaucher, est totalement absente du Secret de Maître Cornille, au sujet plus profane.
34Les séquences de musique sacrée sont traitées avec le plus grand soin dans Les Trois Messes basses où la musique concourt à l’accélération dramatique : la précipitation musicale traduit la hâte d’en terminer avec les messes pour déguster le festin du dîner de Noël. Dans L’Élixir du Révérend Père Gaucher, la musique religieuse confère une authenticité à la vie de l’abbaye.
La vie musicale de l’abbaye
35M. Pagnol et H. Tomasi se sont sans doute imprégnés de la vie musicale de l’abbaye, en partie restituée dans Les Lettres sous forme de musique visiblement peu retouchée (chant grégorien et orgue). M. Pagnol a été marqué par la musique qui rythme la vie de l’abbaye dès son arrivée, en juillet 1954 :
Nous prîmes donc notre courage à deux mains et nous partîmes pour Frigolet. Nous étions en force en prévision d’une expulsion probable, et pour partager les risques d’une malédiction efficace et presque épiscopale. La vue de l’Abbaye, claire et nette sous le soleil de Provence, le parfum léger de la farigoule et le son presque gai d’une cloche nous rendit un peu d’assurance. Le portail était grand ouvert, c’était encore un autre signe. Un frère vint à notre rencontre : il n’avait pas l’air fanatique et paraissait assez content de vivre. Je lui demandai s’il était possible d’obtenir une audience du Révérendissime Père Abbé, il nous fit entrer dans un parloir et nous attendîmes. Au loin, un chœur de moines chantait dans une chapelle. Nous écoutâmes en silence et Auguste, le chauffeur, déclara : « c’est aussi beau qu’un disque »18.
36Le père Calmels relate à quel point les acteurs ont pris modèle sur les moines :
La cloche du cloître convoque les religieux. La communauté s’assemble. La salle du chapitre devient trop petite. Les religieux se rangent dans les stalles, comme d’habitude. Pagnol et les comédiens occupent les stalles du fond. En colonne par deux, les religieux s’inclinent vers la croix. Le chantre entonne le Salve Regina et les chanoines processionnent en le chantant, jusqu’à la chapelle de Notre-Dame du Bon remède19.
37La liturgie grégorienne20 structure L’Élixir du Révérend Père Gaucher et Les Trois Messes basses. La musique symphonique de Tomasi s’inscrit-elle dans la continuité ou en rupture vis-à-vis de cette musique religieuse presque « imposée » par les lieux ?
38H. Tomasi intègre par exemple un ground de cloches dans le Nocturne des Trois Messes basses (doublures cordes et cloches, bourdon de cloche qui persiste pendant tout le nocturne). L’intégralité du Scherzo burlesque de L’Élixir du Révérend Père Gaucher repose également sur un ostinato rythmique (do dièse, noires répétées) de cloches. Le comique de ce Scherzo burlesque de L’Élixir provient en partie du caractère « désaccordé » d’une musique souvent polytonale, en décalage avec l’immutabilité des cloches, parfois entendues seules dans L’Élixir du Révérend Père Gaucher. Le solo parodique du basson reprend cette pédale de cloche qu’il semble railler par son anacrouse (exemple 1, repris et développé page 68 de la partition, chiffre 44).
39La présence récurrente du basson semble agir à la manière d’un leitmotiv symbolisant la naïveté burlesque du père Gaucher. Le motif du basson, transposé à l’ensemble des instruments, sera développé pour aboutir à un passage polytonal (chiffres 48 à 52). Une véritable volée de cloches relaye la pulsation rythmique de la partition symphonique d’H. Tomasi lorsque les moines s’éparpillent dans les champs pour cueillir les plantes servant à réaliser l’élixir.
40Un autre effet burlesque est créé par la succession intercalée de plus en plus rapide entre la musique religieuse « authentique » et la musique symphonique « parodique » composée par H. Tomasi. Tel est le cas dans la juxtaposition crescendo des séquences de chant grégorien et de musique symphonique parodique de Tomasi associée à la fabrication de l’élixir (L’Élixir du Révérend Père Gaucher). Après la procession des moines dans l’enceinte du cloître (à 32’16) sur fond de chant grégorien, M. Pagnol enchaîne un plan simultané des essais de dégustation du père Gaucher sur la musique symphonique du Scherzo burlesque. Cette succession de musiques « décalées » se poursuit par le chant des pères en prière dans l’église de l’abbaye et la reprise de la séquence parodique du basson. L’enchaînement de ces séquences musicales abruptes accentue ici l’effet comique de contraste du scénario, entre scènes de prières et scènes d’essais de distillerie de l’élixir.
41Les passages d’orgue ont peut-être été improvisés par H. Tomasi lui-même, notamment pour illustrer la scène de la cérémonie du cloître (de 27’ à 29’20) dans L’Élixir du Révérend Père Gaucher, lorsque le frère Gaucher est fait Révérend. Ce passage à l’orgue solennise cette cérémonie en plein air même si il a sans doute été enregistré sur l’orgue de l’église (et non de la chapelle, petit orgue installé bien après le tournage).
Le rôle de la maîtrise d’Avignon
42Les chants religieux ou profanes interprétés par la maîtrise d’Avignon sont associés à la présence des enfants. À travers ses nombreuses interventions, la maîtrise d’Avignon semble symboliser l’insertion de l’univers de l’enfance dans le monde adulte. Ce chœur d’enfants est chargé de l’interprétation de deux répertoires : les chansons enfantines profanes et les noëls chantés en provençal.
Les noëls
43Les noëls, définis par André Gouirand comme « trait d’union entre le cantique et la chanson, l’ancienne pastourelle21 », sont particulièrement présents dans les Trois Messes. L’analyse séquentielle nous montre leur apparition de plus en plus fréquente sous forme variée : d’une simple mélodie à deux voix de quelques mesures sur un plan de moulin, au climax à la tribune de l’église (à 19’13). Ici encore, l’effet parodique est privilégié pour que la musique illustre au mieux l’accélération du rythme dramatique des Trois Messes. Une très belle exposition soliste de ce noël est suivie de sa répétition déformée (à 21’43), aboutissant à une véritable parodie où le chef de chœur de la maîtrise accélère tant et si bien le tempo que ce morceau chanté dans un esprit très pur lors de sa première exposition, prend des allures beaucoup plus frivoles dans sa dernière présentation. Cette accélération rythmique suit le rythme général d’accélération des Trois Messes.
44Le rôle de la maîtrise d’Avignon est tout aussi important au début de L’Élixir du Révérend Père Gaucher car les enfants sont la justification même de la fabrication de l’élixir. Leur ascension pédestre vers l’abbaye suit le rythme du chant provençal qu’ils entonnent vaillamment.
Chants profanes
45Les enfants et leur chant profane réapparaîtront lorsque les pères de l’abbaye décrèteront la « Récréation », au sens de récréation enfantine doublée d’une « récréation » profane : les enfants quittent bruyamment l’abbaye dans les bras des pères et entonnent un chant simple.
46La partition symphonique de Tomasi est « truffée » de ces incises de chansons populaires, notamment dans la partie de flûte des Trois Messe basses (chiffre 6, p. 7 de la partition de la suite), ou un peu plus loin, aux deux pupitres de premiers violons et à la flûte (exemple 2).
47Cette écriture motivique privilégie les phrases de deux mesures répétées, variées ou subrepticement interrompues. La rengaine de la flûte s’interrompt par exemple par surprise (changement de mesure) juste avant le chiffre 7 (exemple 3).
48La longueur de ces courtes séquences rappelle les chansons enfantines dont la structure est souvent constituée de boucles de deux mesures en deux mesures. La Chanson de Vivette du Secret de Maître Cornille cite de plus textuellement Fais dodo, Colas mon petit frère au violon solo (exemple 4).
La musique provençale authentique
49Outre ces chants de la maîtrise d’Avignon, M. Pagnol requiert de la musique provençale authentique en faisant appel aux joueurs de galoubet et de tambourin présents à l’écran dans Le Secret de Maître Cornille. Selon Guillaume Gratia22, l’air joué dès l’ouverture des Lettres de mon moulin est une célèbre danse des cordelles23 qui s’effectue traditionnellement autour d’un mât auquel on attache des rubans.
50Les musiciens provençaux qui interviennent à la fin du film, sur la colline, ont pour fonction d’accompagner les danseurs qui entourent le moulin. Cette séquence « réaliste » de galoubet et de tambourin provençal semble préparée dans la partition symphonique de Tomasi par le profil mélodique de petites cellules ondoyantes et récurrentes faisant, par exemple, écho au mouvement rotatif des ailes du moulin mis en marche. Si l’on tient compte de ces cellules musicales rotatives préparatoires, la scène de musique provençale authentique finale constitue une apothéose de ce qui avait déjà été évoqué à l’orchestre.
51La pédale de harpe et de timbale (à la quinte mi-si, p. 14 de la partition) de la Chanson de Vivette (toujours dans Le Secret de Maître Cornille) semble également faire écho au profil mélodique de la musique provençale « authentique ». L’écriture cinétique de la partition de ces trois lettres est l’une des typologies les plus intéressantes. Outre cette pédale ondoyante des timbales, de nombreux thèmes d’H. Tomasi composés pour cette trilogie sont cinétiques, particulièrement lorsqu’à l’écran, la musique accompagne un mouvement rotatif : ailes de moulin ou roues de chariot qui tournent. Mais le cinétisme se retrouve également dans les moindres détails de la partition symphonique : cinétisme rythmique (thème du basson) ou mélodique (exemple 5).
Conclusion
52Ces différentes typologies montrant l’influence des musiques additionnelles sur la musique symphonique de Tomasi s’expliquent sans doute par sa très grande maîtrise des techniques de la musique de film (nombreuses répétitions, effets de ruptures, dialogue avec les musiques additionnelles, etc.). On peut s’étonner de l’absence totale de musique – pourtant abondamment citée dans le texte de Pagnol – dans Le Curé de Cucugnan, tourné quelques années plus tard, film occupé presque intégralement par le sermon exempt de musique. Quelques années après cette expérience avec Pagnol, H. Tomasi est retourné à l’abbaye de Frigolet pour y composer La Chèvre de Monsieur Seguin. Il apprécie alors de retrouver le silence de l’abbaye pour travailler, ainsi qu’il l’écrit à J. Molinetti le 2 avril 1963 :
Mon cher Jean,
Aussitôt après ton départ, mes affaires rangées, je me suis mis au travail (il s’agit de La Chèvre de M. Seguin). Quel silence ! Un silence total. Si ce n’est, en sourdine, l’orchestre de mes bourdonnements d’oreille qui à Paris passaient inaperçus. Je suis seul dans un coin de réfectoire. Pas une âme. La vieille « petite sœur hongroise » est aux petits soins.
Hier, j’ai assisté à la « grand-messe » chantée du dimanche de la Passion. C’était une mise en scène étonnante, avec rites rarement vus. Mais mon indifférence est entière maintenant pour ce genre de manifestation théâtrale, artificielle et même gênante. Heureux les « pères » avec leur foi naïve ! S’ils me connaissaient bien, ils m’interdiraient Frigolet, car ce n’est pas autre chose que le « silence » qui m’attire dans cette retraite provençale24.
53À la fin de son séjour à Frigolet, il écrit à sa femme et à son fils :
Ma « biquette » sera sur patte dimanche ou lundi, mais quel travail ! Si elle ne sent pas le thym ou le romarin, c’est qu’elle sera ratée25.
54Les trois contes lyriques La Chèvre de Monsieur Seguin, La Mort du petit Dauphin et Monsieur le sous-préfet aux champs, d’après sa relecture des Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet, seront cette fois préservés de la « moulinette » pagnolesque.
Notes de bas de page
1 Après une avant-première monégasque le 3 novembre 1954, le film bénéficie, le 5 novembre à Paris, d’un lancement soigné : première professionnelle au Gaumont-Palace en matinée en présence de Marcel et Jacqueline Pagnol et du père Norbert Calmels (devenu Père Abbé de l’abbaye de Frigolet en 1946, grand ami de M. Pagnol), suivie d’un déjeuner avec les acteurs, les techniciens et les représentants de la presse, dont Hélène et Pierre Lazareff. En soirée, projection de gala devant un parterre d’académiciens, de personnalités et d’amis parmi lesquels le prince Pierre de Monaco. La salle applaudit chaleureusement le réalisateur.
2 Claude Garson, « Les Lettres de mon moulin par Alphonse Daudet et Marcel Pagnol », L’Aurore, 8 novembre 1954.
3 Henri Tomasi, Trois Lettres de mon moulin, Images Provençales d’après Alphonse Daudet, Paris, Alphonse Leduc, 1958, 101 p. (A. L. 21767).
4 Jean-Jacques Jelot-Blanc, Pagnol inconnu, Paris, Michel Lafon, Éd. de la treille, 1998, p. 382.
5 Raymond Castans, Il était une fois… Marcel Pagnol, Paris, Julliard, 1978, p. 116.
6 Ibid., p. 382.
7 Jacques Bens, Pagnol, Paris, Seuil, 1994, p. 109.
8 Marcel Pagnol avait auparavant fait tourner Tino Rossi dans La Belle Meunière, épisode romancé de la vie de Schubert (1948).
9 Jean Guitton reçoit ce jour là pour l’ensemble de son œuvre, le grand prix de l’Académie française. Guitton apprit à Pagnol qu’en l’abbaye de Frigolet, près de Tarascon, les moines de l’ordre des Prémontrés perpétuaient le souvenir et la tradition du père Gaucher, l’inspirateur d’Alphonse Daudet. Familier de ces lieux, Jean Guitton lui obtient une audience auprès du père Calmels.
10 Raymond Castans, Il était une fois… Marcel Pagnol, op. cit.
11 Norbert Calmels, Rencontres avec Marcel Pagnol, Monte-Carlo, Éditions Pastorelly, 1978, p. 36.
12 Scénario annoté par Norbert Calmels de L’Élixir du Révérend Père Gaucher conservé dans les archives de l’abbaye Saint-Michel de Frigolet, p. 2.
13 Jean Thevenot, « Lettres françaises, Lettres de mon moulin trop longues », Les Lettres françaises, 8 novembre 1954.
14 Simone Dubreuilh, « Les lettres de mon moulin… à paroles », Libération, 19 novembre 1954.
15 Opéra-comique en deux actes sur un livret de L. Bancal d’après A. Daudet, créé au Capitole de Toulouse le 3 avril 1964.
16 Alexis Roland-Manuel, « La musique prise dans le sujet, élément matériel du film et la musique composée pour le film, élément formel de l’œuvre d’art », dans Atti del Secondo congresso Internazionale di Musica, Firenze-Cremona, 11-20 mai 1937, Firenze, Felice le Monnier, p. 253-257.
17 Norbert Calmels, Rencontres avec Marcel Pagnol, op. cit., p. 30.
18 Norbert Calmels, Rencontres avec Marcel Pagnol, op. cit., p. 26.
19 Ibid., p. 39.
20 Aujourd’hui, la présence de Frère Robert entretient la mémoire musicale du chant grégorien tel qu’il était chanté au moment du tournage. Il faut également saluer le travail de l’archiviste de l’abbaye de Frigolet, François Pourcelet, qui conserve un dossier comprenant de nombreux documents liés au tournage du film.
21 André Gouirand, La Musique en Provence et le Conservatoire de Marseille, Marseille et Paris, P. Ruat et Fischbacher, 1908, p. 55.
22 Entretien personnel le 28 septembre 2013.
23 Ce mât représenterait l’arbre cosmique qui relie les trois régions du ciel, de la terre et de l’enfer. L’arc-en-ciel et les rayons multicolores formeraient l’union entre le ciel et la terre. Les figures de cette danse rappeleraient sa symbolique astrale : le serpent, symbole de la fécondité, protecteur des récoltes ; la roue qui se forme autour du mât symbole solaire et le tressage des rubans, la trame de la vie.
24 Michel Solis, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, Ajaccio, Albiana, 2008, p. 104.
25 Ibid., p. 105.
Auteur
Philharmonie Luxembourg, Luxembourg
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