De quelques mélodies d’Henri Tomasi
p. 195-208
Texte intégral
De la chanson populaire à la mélodie élitiste
1À l’occasion du colloque consacré à Henri Tomasi, j’ai choisi d’étudier quelques mélodies de ce compositeur, parce que ce genre de musique me touche particulièrement et que je lui ai consacré une partie importante de mes travaux1. Mon amour de la poésie égale ma passion pour la musique.
2En ce qui concerne Tomasi, l’entreprise est difficile parce que les partitions de ce compositeur sont peu accessibles. Je remercie Claude Tomasi de m’avoir ouvert très largement ses archives. Les mélodies de son père ne sont guère chantées, même si le disque paru sous le label Indésens2 fait brillamment exception. Au total, les pages dont je vais faire état ne représentent qu’un choix subjectif parmi celles que j’ai travaillées. À en juger par le nombre de ses mélodies, Tomasi n’est pas un mélodiste de l’importance de Gounod, de Fauré, de Poulenc. Cela s’explique selon moi :
31. parce que ses origines sont très populaires et qu’il ne s’est que tardivement trouvé en contact avec les cercles mondains dans lesquels naît et fleurit la mélodie. Il est né à Marseille, en 1901, dans un quartier populaire. Son père d’origine corse est facteur des P.T.T. Mais il dirige une petite fanfare et tient à ce que son fils fasse des études musicales au Conservatoire. Entre 1909 et 1914, le jeune Henri passe tous ses étés chez sa grand-mère à Penta di Casinca, le berceau de leur famille. Il doit à cet enracinement sa connaissance et son amour des chansons de l’Île de Beauté.
4H. Tomasi profite de la guerre de 14-18 pour tenter d’échapper à la violence et à l’invraisemblable tyrannie paternelles. Fort de son bagage musical (solfège, violon, piano, harmonie…), il gagne quelque argent en jouant dans les cinémas muets de Marseille, dans les bordels, parfois dans les hôtels de luxe, mais il arrive souvent que son père le lui confisque. Néanmoins, Tomasi apprend sur le tas son métier. Il improvise, il s’approprie les rengaines à la mode, il s’initie au jazz. « Cela me donnait une impression d’abjection, de dégoût3 », nous dit-il. À coup sûr, son goût musical était alors à des années-lumière de celui de la « mélodie française ».
5Heureusement Tomasi monte à Paris en 1921, nanti d’une petite bourse de la ville de Marseille et grâce à l’aide pécuniaire d’un mécène. Il entre au Conservatoire de la rue de Madrid. Il y suit, entre autres classes, celle de Vincent d’Indy, chargé de la direction d’orchestre. Et, par nécessité alimentaire, il continue de jouer du piano dans les cafés de Pigalle jusqu’à trois heures du matin, parfois au Lutetia. Par chance, H. Tomasi est un travailleur acharné ; il est doté d’une facilité d’écriture hors pair. En plus de la fugue hebdomadaire qu’exige de lui le Conservatoire, il compose pour lui-même. Mais il avoue : « J’ai ainsi fait des trucs sans intérêt qui m’ont desservi4 ». Il se sait capable de beaucoup mieux. Il a la flamme… C’est donc d’abord en tant que chef d’orchestre et en tant que compositeur d’œuvres d’inspiration corse qu’il devient célèbre. Alors que la plupart de ses confrères se font connaître en composant des pièces pour piano et des mélodies, Tomasi, lui, commence par des œuvres symphoniques. C’est d’ailleurs lui qui, en 1927, remporte le prestigieux Premier second Grand Prix de Rome de composition musicale.
62. À vrai dire, son manque de culture générale gênait Tomasi5. Son ignorance de la poésie ne le portait pas à composer des mélodies. Il était tellement plus à son aise quand il harmonisait les chansons de son île natale ! Peut-être aussi, son vocabulaire parlé de Parisien frais émoulu « sentait trop la sardine du Vieux Port » pour plaire aux mélomanes dans le vent. Et, romantique de nature, son goût n’était guère en accord avec le néoclassicisme, cette tarte à la crème du jour. Mon hypothèse est qu’il faudra que Tomasi soit relativement mieux intégré dans le milieu cultivé parisien, pour qu’il soit en mesure, non seulement d’harmoniser d’admirables chansons corses6, mais de composer de véritables mélodies françaises. La création de la société de concerts Triton va lui en donner l’occasion.
Tomasi et la société de concerts Triton
7La vie musicale du premier xxe siècle français est particulièrement riche. Le Groupe des Six joue la carte de l’euphorie dès la fin de la guerre pour périmer le romantisme doloriste et l’élitisme des Chausson, des Fauré, des Debussy… Nadia Boulanger et son Conservatoire de Fontainebleau institutionnalisent le néoclassicisme.
8En 1932, deux associations de concerts voient le jour. La Sérénade qu’Yvonne de Casa Fuerte fonde en réaction contre le populisme tapageur des Six ; elle vise à recréer l’atmosphère des salons de la duchesse de Guermantes. Et Triton, lancé par les compositeurs Pierre-Octave Ferroud, Henry Barraud, Jean Rivier et Emmanuel Bondeville pour promouvoir la musique contemporaine. Bien sûr, Triton est le fils mythologique de Neptune et d’Amphitrite. Mais comme en musique cet intervalle de trois tons était jugé diabolique au Moyen Âge, le choix même du nom de Triton sonne comme un défi.
9À vrai dire, les médiévistes discutent encore aujourd’hui des raisons de pareille diabolisation. Difficulté de chanter l’intervalle de trois tons de la quarte augmentée ? Antithèse satanique de la Trinité ? Renvoi à la Bête de l’Apocalypse ? Assimilation à l’infernal trident de Pluton ? Quoi qu’il en soit, il faut sans doute le conservatisme viscéral de l’Église de Rome pour qu’en 1967, dans Musicam sacram, soit réactivée cette condamnation du triton musical.
10C’est Tomasi qui dessine la figurine emblématique de l’association musicale Triton. En bon natif de Massilia, il y fait référence à la Méditerranée et à la mythologie grecque. Son triton arbore une queue de poisson, une tête masculine et la fameuse conque dont il joue tout en nageant. À l’évidence, d’entrée de jeu, Triton se pose en concurrent de La Sérénade. Le patronage de celle-ci s’illustre des particules de la princesse de Polignac et du vicomte Charles de Noailles. Le comité d’honneur de Triton ne se compose, lui, que de compositeurs contemporains : Schoenberg, Stravinski, Prokofiev, Richard Strauss, Ravel, Roussel… Et parmi ses membres, Tomasi ne fait pas plus partie du « gratin » social que Delvincourt, Martinů ou Jacques Ibert.
11Le premier concert de La Sérénade a lieu le 16 décembre 1932, celui de Triton seize jours plus tard. Certes, plusieurs compositeurs font partie de l’une et de l’autre de ces associations, et à l’intérieur de chacune les options politiques cohabitent. Dès 1932 cependant, il est clair que l’idéologie s’immisce dans les non-dits de l’art. Le clivage politico-musical du Front populaire se profile. Mon hypothèse est que c’est dans cette atmosphère élitiste et parisienne, où La Sérénade et Triton voient le jour, que Tomasi compose véritablement ses premières mélodies françaises. De fait, naissent sous sa plume, dans le courant de l’année 1932, deux mélodies sur des poèmes de Francis Jammes. Les textes de ces mélodies sont extraits des Clairières dans le ciel. Ils datent de 1906 : c’est l’année même où, sous l’influence de Claudel, le poète se convertit au catholicisme. La première de ces mélodies, intitulée Tristesses, évoque le départ de la bien-aimée et les tilleuls en fleur. Sa musique oppose de façon romantique un thème résolument triste et sa transformation en une seconde idée musicale d’un lyrisme presque ensoleillé (exemple 1).
12La seconde mélodie, Une goutte de pluie, médite ces quelques mots : « Une goutte de pluie frappe sempiternellement la même feuille d’arbre et une larme ne cesse de tomber lourdement sur le même cœur ». Voici la fin de cette pièce.
13Tomasi ne pouvait manquer de se référer au prélude dit « de la goutte d’eau » écrit par Chopin à Majorque. Tandis que George Sand et son fils Maurice couraient la campagne sous l’orage hivernal, Chopin inquiet, composait. Lorsqu’au retour de sa promenade mouillée George Sand lui fit remarquer qu’une goutte d’eau tombant du vieux toit de la Charteuse de Valdemosa près de lui l’avait probablement inspiré et que son prélude était à base d’harmonie imitative, le compositeur se fâcha : cette goutte d’eau, il ne l’avait même pas entendue7 ! Son prélude ne cesse pourtant de répéter le même la bémol ou son enharmonique, sol dièse. Tomasi, lui, raffine. Il complexifie. Sa propre goutte d’eau tombe sous une triple forme, en décalé. Je compte sauf erreur 37 mi, 35 ré bécarre et 53 do dièse. L’harmonie est celle d’ut dièse mineur, enrichie d’une sixte majeure (la dièse) et de deux secondes, l’une mineure (ré), l’autre majeure (ré dièse).
14Que signifie cette mélodie ? La feuille et le cœur résistent, quoique constamment agressés. Leur fragilité fait barrage au vide. Moralité : raccrochons-nous fût-ce à une feuille morte, fût-ce au tressaillement d’un cœur navré. L’illusion de l’éternité vaut mieux que la constatation du néant.
15H. Tomasi conçoit ces mélodies pour voix et ensemble instrumental, ici cordes, vents, deux harpes, célesta, timbales. Il transgresse l’usage qui veut que le piano seul accompagne la voix. Il est avant tout chef d’orchestre et compositeur symphoniste. Conséquence ? Les mélodies de Tomasi sont méconnues d’une part parce que leur écriture pianistique, réduction de l’orchestre, atteint souvent à une complexité qui élimine les amateurs ; d’autre part, parce que faisant rentrer la forme de la mélodie française dans la musique de chambre, la ligne vocale n’y place pas forcément l’interprète en position dominante.
Tomasi et l’Extrême-Orient
16Dès son plus jeune âge, H. Tomasi rêvait d’être marin. L’Exposition coloniale qui eut lieu à Paris entre le 6 mai et le 15 novembre 1931 retint son attention. Cette manifestation connut un grand succès : près de 34 millions de visiteurs à 3 francs l’entrée. À l’occasion de cette Exposition internationale, les pouvoirs publics créèrent une radio baptisée Le Poste Colonial et H. Tomasi en obtint la direction musicale. Quoiqu’il soit anticolonialiste, les mondes extra-européens le fascinent. Le Laos tout particulièrement puisque, outre ses Cinq chants laotiens de 1933, il consacre à ce pays une féérie sur un texte de José Bruyr intitulée Invocation à la lune. Signalons que le Laos est alors protectorat français et que, depuis 1887, il fait partie avec le Tonkin, l’Annam et le Cambodge d’une Union indochinoise.
17Les textes de ces Chants laotiens sont signés de Louis Laloy. Ancien élève de l’École normale supérieure, sinologue et musicologue réputé, il professait en Sorbonne et au Conservatoire. Debussy, dont il était l’ami, lui dédia son « image » Et la lune descend sur le temple qui fut. Le livret de la Pâdmavati d’Albert Roussel est signé de sa plume, comme l’argument du ballet que Georges Auric composa pour Ida Rubinstein intitulé Les Enchantements d’Alcine. La forme des Cinq Chants laotiens de Tomasi est celle de la chanson populaire : couplets-refrain. Le dernier du recueil, Le Joueur de khène fait allusion à un instrument indigène, composé d’une série de tuyaux de bambou inégaux reliés entre eux par une attache avec embouchure. Le souffle de l’instrumentiste se diffuse dans les tuyaux qu’il choisit de faire vibrer. Le khène peut faire entendre plusieurs notes à la fois.
18Le matériau musical utilisé par Tomasi dans son Joueur de khène est une gamme défective de quatre notes : ré, fa, sol, la… Et les harmonies de cette mélodie sont à base de quartes juxtaposées (la-ré, do-fa, ré-sol, fa-si bémol, mi-la), interdites aux novices dans nos conservatoires.
19Arrêtons-nous un instant sur le plus intéressant à mon sens des Cinq chants laotiens. Il est intitulé Les Hâleurs du Mékong. Cette mélodie fait allusion aux travaux entrepris par les colons français pour rendre navigable le Mékong, ce fleuve dont le cours nord-sud, en aval de la capitale Vientiane, sert de frontière entre le Laos et la Thaïlande. La sensibilité des auteurs pour les ouvriers au dur travail répétitif est ici perceptible. Deux brefs motifs récurrents, sur quatre notes, syncopés ou avec triolet et croche pointée, traduisent l’effort qui coupe le souffle, puis la fatigue et le découragement devant la perspective de tout le travail qui reste à faire.
20Plus loin, un autre motif de quatre notes aux intervalles plus larges (sol, la, si, ré) chante les jardins fleuris et les jeunes filles qui, comme par hasard, oublient ceux qui les aiment… Différences de paysages, de sexes, de travaux, de classes sociales.
Tomasi et Francis Carco
21La rencontre de Tomasi et de Carco a lieu en 1938. Francis Carco (1886-1958) est né à Nouméa en 1886 où son père avait un poste d’administrateur. De son vrai nom Carcopino, le poète est cousin de Jérôme Carcopino, l’illustre historien de la Rome antique, bientôt ministre du maréchal Pétain. Tous deux sont d’origine corse, comme le compositeur. Mais à l’évidence, leurs options politiques diffèrent. Depuis son enfance en milieu populaire, H. Tomasi a le cœur à gauche et le défilé des bagnards maintes fois observé de sa fenêtre calédonienne a hanté Carco sa vie durant. Venu à Paris, le poète donne la parole aux laissés pour compte des villes modernes, aux prostituées, aux gens du « milieu » (c’est lui qui donne ce sens à ce mot). En même temps, il fréquente la bohème artistique : Modigliani, Utrillo, Pierre Mac Orlan, Max Jacob… Il chante éventuellement ses chansons à Montmartre, au Lapin agile. L’ouvrage qui le rend célèbre en 1912 s’intitule d’ailleurs La Bohème et mon Cœur. À partir de 1937 il fait partie du jury du prix Goncourt aux côtés de Colette. Il a une longue liaison avec Katherine Mansfield.
22Nous sommes en 1938. Les totalitarismes épouvantent ou séduisent. La Seconde Guerre mondiale s’annonce. La première des quatre mélodies de Tomasi / Carco a pour titre Prière. Elle parle d’une pauvre cloche fêlée qui tinte dans le matin clair. Elle est le symbole du malheur du monde. Ses secondes mineures simultanées (ré-do dièse ; mi bémol-mi bécarre ; la dièse-la bécarre ; ré bécarre-mi bémol ; sol-la bémol) n’en finissent pas de grincer cruellement. Tomasi et Carco prennent Dieu à partie : « Pourquoi ne veux-Tu pas arrêter le sinistre élan qui propulse ce glas ? Si Tu existes, pourquoi permets-Tu le Mal ? »
23Rengaine, seconde des quatre mélodies de Carco / Tomasi dénonce un malheur plus circonscrit, plus intime et parfaitement banal : l’éloignement et l’abandon de l’être aimé8. Mais la finesse du phrasé vocal et l’émotion qui s’en dégagent en font un pur chef-d’œuvre. « Tu t’en vas. Tu m’écriras des semaines bien gentiment puis tu oublieras ton chagrin dans les bras d’un autre amant. Mon Dieu ! Le train siffle. Tu dois monter… Et pourtant c’était sérieux9. »
24Du malheur individuel, passons à la misère sociale. En abordant celle-ci, le recueil des quatre mélodies de Tomasi / Carco vire au tragique. Avec Intérieur, le sinistre vide des dancings et des mauvais lieux nous saute au visage.
25Carco décrit l’ambiance d’un de ces « mauvais temples ». Plafond crasseux, éclairage mesquin d’un quinquet à huile. Piano manivelle dont il suffit de faire tourner les rouages pour qu’il serine la musique gravée sur des rouleaux de carton perforés. Ajoutons au tableau le tabac, l’alcool « miraculeux », le vertige des valses, des blues ou des javas qui apparaissent à la fin des années 1880. Les clients dansent ; ils s’étourdissent. Carco est présent. Il est assis. Il regarde. Il « fume, dégoûté ». Il s’aperçoit « qu’une idiote dort sur son banc, à côté de lui. Il attend que s’apaise enfin son cœur qu’on a blessé10 ».
26Cette mélodie intitulée Intérieur commence et s’achève par deux arpèges simultanés joués fortissimo, lesquels forment des intervalles de trois, quatre ou cinq tons agressivement dissonants. Deux thèmes leur succèdent, le premier dans un tempo de java moqueuse, poivrée de fausses notes délibérées qu’une rengaine de dix-huit notes style « boite à musique » développe. Traduisons : le piano mécanique et le tournoiement des couples. Le second fait contraste : appogiatures, blanches pointées haussant ou abaissant doucement leurs quartes à vide au-dessus d’un accompagnement polytonal, le tout douloureux, plaintif, répétitif : les sentiments du poète et du compositeur. Manifestement ces bastringues les fascinent. Avec Intérieur, ils n’en ont pas tout dit. Nuits d’hiver en reprend le thème.
27Là encore un « mauvais temple », un minable bal de banlieue dont le vent agite la flamme de sa lanterne extérieure. À l’intérieur, une musique « aigre douce » que Tomasi recrée à merveille, se souvenant de sa jeunesse de pianiste au cachet dans les lieux mal famés. Elle exacerbe le désir des corps collés l’un à l’autre et leur donne l’illusion de l’amour. Les clients de ce bouge ? Des filles « folles » ou des filles « perdues » qui, bouches rouges et yeux cernés, n’aiment que le plaisir. Elles dansent, elles frémissent, elles sanglotent dans les bras de leurs apaches aux cœurs durs. Plus ou moins prostituées, elles sont l’antithèse des vierges sages de l’Évangile. Pourtant nos auteurs ne les condamnent pas. Ces couples sont malheureux. Ils se réfugient ici, les nuits d’hiver, pour tromper leur misère physique et morale. Pour se croire heureux un instant. À l’abri de la rue. À l’abri de leur vie. Dehors, en effet, l’insécurité règne. Devant la porte même du dancing, un apache assassine une fille. Elle hurle. Elle clame son innocence. Elle meurt sur le pavé gras de la ville qui n’en a cure. Surtout, nous qui dansons à l’intérieur ou qui vivons tranquilles chez nous, fermons les yeux. Dansons, buvons, faisons l’amour. La misère, le crime, le mal : connais pas ! Cette mélodie que Tomasi compose sur ce texte est à coup sûr l’une des plus extraordinaires de son corpus. Je la qualifierai volontiers d’expressionniste en songeant à l’esthétique d’un Edvard Munch ou d’un James Ensor.
28Un magazine populaire de 1912 atteste à quel point les apaches terrorisaient alors certains quartiers de Paris11. Ils agissaient en bande. Ils volaient, violaient, violentaient, tabassaient, voire tuaient, aux Halles, rue du Temple, rue Saint-Merri, rue Mouffetard, rue du faubourg Montmartre ou à Belleville. La « racaille » d’alors a de seize à vingt ans. Elle sue la misère. Elle vit sans domicile fixe. Elle crâne. Leurs caïds – les moins illettrés d’entre eux – répondent aux noms de Hérisson, Chevalier Bayard, Couenne de lard. Leurs mauvais coups sont chaque année plus nombreux. Les « braves gens » accusent l’incompétence de la police, le laxisme des juges, le confort des prisons, le gouvernement… En Angleterre, les châtiments corporels montrent leur efficacité : imitons les Anglais !
29Dans l’immédiat après-guerre, de nouveaux apaches apparaissent. Mais rien à voir. Ce sont des intellectuels, des poètes, des peintres, des musiciens contestataires de l’ordre établi. Ils jouent à choquer le bourgeois comme le faisaient les romantiques de 1830. Ils se nomment Maurice Ravel, Léon-Paul Fargue, A. Roussel, Florent Schmitt, Inghelbrecht, Ricardo Viñès…
30Penchons-nous sur la musique de cette mélodie et notons ces vers : « La mort sourit à qui l’appelle /Elle s’approche en grimaçant…12 » Le piano les scande de deux notes, deux blanches accentuées, plusieurs fois répétées : la bémol, si bémol, la bémol, si bémol, la bémol, si bémol […] Les pas lourds d’un squelette qui s’avance ? Suivent les premières notes du Dies Iræ à la main gauche, mesures 45-48.
31Le rythme pointé que Tomasi leur imprime, dans la lignée des Berlioz, des Liszt et des Saint-Saëns, grimace entre le rire et la peur. La comparaison entre les exemples atteste qu’à l’exception de son mi bécarre Tomasi ne s’écarte pas de son modèle. Elle rappelle aussi aux curieux de l’évolution de l’écriture musicale que les neumes d’alors s’inscrivent sur une portée de quatre lignées et que le C, en tête de la ligne supérieure, n’est autre qu’une clé d’ut. Donc le premier neume se trouve être un fa.
32Chacun sait que le Dies Irae, dans la version du moine franciscain du xiiie siècle Thomas de Celano, faisait partie de la Messe des morts. Du moins jusqu’en 1962, date où le Concile Vatican II décide de ne plus ajouter la perspective terrifiante de l’enfer à la douleur des endeuillés du jour. Le Requiem de Fauré, composé en 1889, aurait-il fait réfléchir les cardinaux du concile ? Fauré ignore scandaleusement le Dies Irae dans sa berceuse de la mort qui conquit son public avec une exceptionnelle rapidité. La question mériterait d’être examinée. Quoiqu’il en soit, on comprend que Tomasi ait placé ses sinistres Nuits d’hiver à la fois sous le signe mélodique du Dies Irae et sous le signe rythmique de la danse. Ce faisant, il suit Carco à la lettre et en esprit. Coupables ou non, les malheureux sont innocents. D’ailleurs l’humaine condition mélange inextricablement l’ordure et le Paradis.
Tomasi et la tentation du catholicisme
33Entre le catholicisme sociologique de son enfance et l’athéisme déclaré de la fin de sa vie, Tomasi n’a cessé d’être interpellé par le mystère de la création et celui de la condition humaine. La transcendance n’a cessé de lui poser question. Dès le début des années trente, les mélodies que F. Jammes et Paul Fort lui inspirent le prouvent. Dans le poème de P. Fort intitulé Dunes que Tomasi met en musique en 1932, il ne s’agit plus d’une goutte d’eau qui ne parvient pas à détruire une feuille ou un cœur, mais de la voix de la mer entendue parmi les chardons bleus. Tomasi en rend le signe céleste au moyen de deux harpes, d’un célesta et d’une harmonie polytonale à la Darius Milhaud, toute en délicatesse.
34En 1938, la Prière qu’il compose sur des vers de F. Carco s’affiche plus clairement religieuse. Elle adresse même à Dieu un reproche. Il est vrai que l’heure est grave. Le Front populaire tourne au fiasco. Hitler s’empare de l’Autriche. La Tchécoslovaquie est démantelée et la France perd contre l’Allemagne son alliance de revers. Par avance, Céline et ses Bagatelles pour un massacre semblent applaudir à la Nuit de cristal. En 1941, H. Tomasi ressent le besoin de faire le point sur sa vie de couple. Il souhaite méditer et travailler en paix. Il se retire au monastère de la Sainte-Baume. Il y rencontre Maryse Caserbo, 20 ans, jolie, blonde, les yeux bleus. Elle va quotidiennement à la messe. Ils tombent amoureux l’un de l’autre. Elle s’efforce de le ramener à la foi.
35Dans l’emportement de leur passion, Tomasi décide de partir avec elle en abandonnant sa femme légitime. Son père l’apprend. Il court à la gare le jour même, à l’heure dite de leur départ espéré. Il arrache des mains de son fils les billets de chemin de fer et les déchire. Conséquence ? Bravade ? Le 15 août 1943, Henri Tomasi choisit d’entrer dans l’Ordre dominicain. L’atmosphère politico-cléricale des années Pétain a dû ajouter à sa colère et à sa déception. Quoiqu’il en soit, c’est dans cet état d’esprit qu’il découvre le volume de Verlaine intitulé Liturgies intimes. Ce recueil de poèmes édité en 1892 date de l’emprisonnement du poète à Mons, en 1873-1874. Ses nombreux états d’ivresse violente, sa femme enceinte battue, sa mère presque étranglée, ses décharges de pistolet sur son ami Rimbaud lui avaient valu cette condamnation. En prison, Verlaine lit saint Thomas d’Aquin et Joseph de Maistre. Lui, l’ex-communard, l’ex-scandaleux vagabond se convertit au catholicisme le plus « béni-oui-oui » et le plus réactionnaire de son temps. Plus de chanson grise, plus de mètre impair, plus vague et plus soluble dans l’air ! À présent, des décasyllabes qui pèsent et qui posent comme les dogmes de plomb de l’Église romaine d’alors. Voici le texte du Credo de Verlaine qu’il met en musique.
Je crois ce que l’Église catholique
M’enseigna dès l’âge d’entendement.
Que Dieu le Père est le fauteur unique
Et le régulateur absolument
De toute chose invisible et visible,
Et que, par un mystère indéfectible,
Il engendra, ne fit pas Jésus-Christ,
Son Fils unique, avant que la lumière
Ne fût créée, et qu’il était écrit
Que celui-ci mourrait de mort amère
Pour nous sauver du malheur immortel,
Sur le Calvaire et, depuis, sur l’Autel ;
Enfin je crois en l’Esprit, qui procède
Et du Père et du Fils et qui parlait
Par les prophètes : et ma foi qui s’aide13
De charité croît le dogme complet
De l’Église de Rome, au saint baptême,
En la vie éternelle14.
Vœu suprême.
36Quelques remarques de vocabulaire, de critique de texte et de théologie s’imposent. Au troisième vers de ce poème, l’adjectif « fauteur » n’a rien à voir avec la faute. Il signifie le facteur, celui qui fait, le dispensateur de toutes choses. Trois vers plus loin, l’allusion au concile de Nicée est patente. Réuni en 325 par Constantin, le premier empereur romain chrétien, ce concile trancha l’épineuse question dont les théologiens discutaient alors. Comment croire à l’unité de Dieu en affirmant distinctes les trois personnes de la Trinité ? Entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit, Arius établissait une sorte de hiérarchie que le concile condamna. Aussi lit-on dans le Credo de Verlaine : Il engendra, ne fit pas Jésus-Christ, Son Fils unique, bien avant que la lumière soit.
37Tomasi note sur la partition qu’il compose pour ténor solo et orchestre ou orgue, ou piano, « d’après les Liturgies intimes de Verlaine ». De fait, le poète écrit : « Je crois en l’Esprit […] et ma foi qui s’aide De charité croît le dogme complet de l’Église… » Selon la lettre du poème, la foi du poète et sa charité s’épaulent ; elles se confortent l’une l’autre. En catéchumène docile et appliqué, Verlaine se déclare parfaitement chrétien : il obéit au second commandement (« Tu aimeras ton prochain comme toi-même. ») comme il obéit au premier (« Tu aimeras ton Dieu… »). Tomasi, lui, réfléchit. Il interprète. Avec une nuance de mysticisme personnel et une pointe d’orgueil pascalien sinon protestant, il ajoute au credo ecclésiastique. Sa propre charité aide le Saint-Esprit. En tant qu’homme et fils de Dieu lui-même, il coopère à l’action divine. Comment après cela douter de la sincérité de la conversion du compositeur ?
38En tous cas, la partition qui s’offre à nous est d’une simplicité biblique. Aucune altération à la clé, et aucune pendant les quarante premières mesures ; mètre ternaire comme il convient pour déclarer son obédience à la Trinité ; musique modale de style grégorien (mode de la pour le chant, mode de ré pour l’accompagnement).
39Dans le même état d’esprit catholique, H. Tomasi compose en 1941 son Mystère de la Passion de notre Seigneur Jésus Christ et sa Messe en ré sur les Liturgies intimes de Verlaine, puis son Don Juan de Mañara en 1944. Mais C. Tomasi m’assure que le Triomphe de Jeanne de 1955, Il Poverello de 1957 et les Variations grégoriennes sur un Salve Regina de six ans postérieures ne doivent rien à cette ferveur catholique. Son père, m’écrit-il, « perdit définitivement la foi au début des années cinquante15 ». La naissance de son fils et l’intelligente obstruction de sa femme légitime l’avaient dissuadé d’entrer dans les ordres. En fin de compte, comme celle de Verlaine, la conversion de Tomasi eut la durée d’un feu de paille. Dès 1875, le poète maudit reprit sa vie errante de bisexuel débridé, d’abord en compagnie de Lucien Létinois, son élève du Collège Notre-Dame de Rethel. Pour Tomasi, son catholicisme ne survécut guère à ses amours avec M. Caserbo.
40En conclusion, répétons que Tomasi a modifié la forme traditionnelle de la mélodie au point de la confondre parfois stylistiquement avec la chanson où, à l’opposé, par la richesse de son instrumentation (voyez ses admirables musiques sur des textes de Heredia ou de Gauguin), elle lui doit d’enrichir le domaine de la musique de chambre.
Notes de bas de page
1 Michel Faure et Vincent Vivès, Histoire et Poétique de la mélodie française, Paris, CNRS Éditions, 2000.
2 Mélodies corses – Cyrnos, Johanne Cassar, soprano, Laurent Wagschal et Sodi Braide, pianos, Indésens, INDE 037, 2011.
3 H. Tomasi cité par Michel Solis, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, Ajaccio, Albiana, 2008, p. 20.
4 Henri Tomasi cité par Michel Solis, op. cit., p. 31.
5 Ibid., p. 13.
6 Si le premier cycle de Six Mélodies populaires corses paraît en 1930, dès Cyrnos (1929), la transcription et l’utilisation de thèmes corses revêt une importance déterminante dans le geste créateur tomasien.
7 Anecdote rapportée par George Sand dans Histoire de ma vie, Paris, Gallimard, 2008, p. 569.
8 Le poème avait été mis en musique dès 1932 par Jacques Larmanjat pour le tour de chant de Marie Dubas.
9 Francis Carco, Rengaine, La Bohème et mon cœur, Paris, Albin Michel, réed. 1986, p. 52.
10 Francis Carco, op. cit., p. 61.
11 S .n., « Le règne de l’Apache », Lectures pour tous, 14e année, janvier 1912, p. 303-312.
12 Francis Carco, op. cit., p. 55.
13 Dans la mélodie, Tomasi corrige le pronom : et ma foi qui l’aide.
14 Paul Verlaine, Liturgies intimes, Credo, Paris, Éditions Manuel Brucker, 1948, p. 23.
15 Claude Tomasi, Entretien personnel avec l’auteur, 16 juillet 2013.
Auteur
Docteur en musicologie et essayiste, Carqueiranne
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