« Mare Nostrum » : ombre et lumière dans la vie et l’œuvre d’Henri Tomasi
p. 100-118
Texte intégral
Mare Nostrum : ciel et mer, plus le mistral
et ses nuées dramatiques, voilà la vie1 !
1Mare Nostrum était l’un des thèmes favoris d’Henri Tomasi quand il écrivait à Jean Molinetti, son ami marseillais de toujours, comme ici en 1970, quelques mois avant sa mort. Autre variation en 1961, dans une lettre à sa femme et à son fils : « La Méditerranée et sa lumière, c’est cela pour moi, la “Joie parfaite” de saint François2 ». Précieuses formulations qui, en peu de mots, nous éclairent sur la sensibilité, la vision du monde, et même, l’évolution du compositeur.
2On remarque d’abord que cette splendeur méditerranéenne n’exclut pas un côté « dramatique ». Ensuite, la « joie parfaite » d’Henri en 1960 est toute païenne : il ne s’agit plus de la Lumière, « L » majuscule, d’un Dieu auquel il ne croit plus, mais celle, « l » minuscule, de cette lumière de midi exaltée dans Retour à Tipasa, l’un des essais de L’Été d’Albert Camus, mis en musique par lui en 1966 : « Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible3 ». Mais comment ne pas relever qu’en l’année 1963, il avait ainsi conclu son testament, devant notaire : « Enfin la paix, seule justice sur cette stupide planète4 ! »
3Célébration, désespérance, révolte… Y a-t-il là contradictions ? N’auraient-elles pas été créatrices ? L’évocation qui suit – à grands traits – de la vie et de l’œuvre d’H. Tomasi, s’efforce de saisir la genèse et la dynamique de ces professions de foi contraires.
Une jeunesse marseillaise et corse (1901-1920) ou la double expérience de la violence du monde et de sa luminosité
Marseille
4Henri naît à Marseille le 17 août 1901, dans le quartier populaire de la Belle-de-Mai. Ses parents, Xavier et Joséphine, tous deux Corses, sont installés à Marseille depuis peu. En 1905, son père, facteur des Postes, est nommé à Mazargues5, alors un village de petits cultivateurs et de pêcheurs. Il y reste jusqu’en 1916, où sa famille s’installe définitivement à proximité du Conservatoire de Marseille, au 5, de la rue de la Loubière. C’est l’année où naît sa sœur, Marie-Thérèse, Laetitia, à laquelle l’unira une grande complicité. Son frère, Ferrand, était plus jeune que lui de quatre ans.
Enfant distrait, rêveur, j’ai été enlevé de l’École communale à 12 ans, sans même avoir eu mon Certificat d’études ! Je travaillais très mal… Mais il y a quand même une chose qu’il faut dire : mon père était dur, il me frappait sans cesse. Il giflait ma mère constamment, pour la moindre chose ; je l’avais pris en haine ! J’adorais ma mère, parce que je crois que toutes les qualités que je peux avoir, je les dois à ma mère, et que tous les défauts je les dois à mon père6.
5Le ressentiment d’Henri à l’égard de Xavier s’exprime avec plus de force encore, et, il faut le dire, d’excès même, dans ces paroles :
Mon père ne s’est pas soucié de savoir si je savais construire une phrase ! Si tu regardes mes premières lettres, tu verras : des fautes terribles ! Je trouve que mon père a été criminel d’agir ainsi. Sa passion, à lui, c’était de me montrer. Du fait de ses tournées de facteur, il connaissait beaucoup de monde ; on arrivait chez la petite, ou la haute bourgeoisie de l’époque, et il me montrait comme un animal savant ! On me mettait au piano en me disant : « Après, tu auras un gâteau ». Alors, je prenais en haine ces gens-là aussi ! Il faut que tu comprennes que j’allais à l’école avec des pantalons troués, et des chaussures qui prenaient l’eau ! Je faisais partie des misérables, des ouvriers… Ça m’a donné des complexes et je suis resté timide toute ma vie7.
6Contraint par Xavier d’entrer au Conservatoire de Marseille à l’âge de 8 ans, il y obtient le premier prix de solfège à 10, et celui de piano à 13. Mais, dès qu’il le peut, l’enfant part nager, à la Pointe Rouge, ou près du pont transbordeur où, dit-il, avec « d’autres gosses – des petits voyous dont deux ont fini à l’échafaud ! – on plongeait pour attraper les pièces de dix centimes que jetaient des touristes. » Avec cet argent, il achetait un illustré, L’Épatant, dont les aventures des Pieds Nickelés, trio de filous anarchistes, le ravissaient.
Un autre événement m’a marqué très jeune, c’est la grève des dockers et des marins à Marseille. J’avais une dizaine d’années, j’étais avec mon père sur le port, et j’ai assisté là à des scènes dramatiques. Les gendarmes sabraient les marins, qui ripostaient à coups de couteau, de pierres et coupaient les jarrets des chevaux avec des rasoirs, pour faire tomber les gendarmes8.
7Cette enfance, tout à la fois soumise et intérieurement rebelle, prit fin durant la Guerre de 1914-1918 dont Henri dira sans détours qu’il en espéra – en vain – la mobilisation de son père sur le Front ! En 1916, après avoir obtenu au Conservatoire de Marseille le prix d’harmonie, Xavier lui enjoint de gagner sa vie. C’est ainsi que durant dix années, Henri « fera du métier » comme pianiste pour pouvoir payer ses études. D’abord à Marseille, dans les premiers cinémas, des établissements chics comme La Réserve et l’hôtel Noailles, mais également dans des maisons closes autour du Vieux-Port ; puis ensuite à Paris. Lorsqu’il jouait pour des « bourgeois », il demandait à un camarade musicien d’aller faire la quête à sa place… Toutes ces années, dira-t-il, « m’ont laissé un goût d’abjection9 ».
8Henri ne put donc suivre l’unique véritable désir de sa jeunesse, devenir marin et « m’embarquer pour l’autre bout du monde, comme Marius, en échappant à la tyrannie de mon père10 ». Mais cette éducation très dure, préjudiciable psychologiquement, ainsi que le handicap culturel lié à son origine prolétaire et provinciale, trempèrent la volonté de l’adolescent, et ancrèrent en lui un idéal de justice sociale jamais trahi.
9Cependant, Marseille fut en même temps, pour lui, l’expérience – fondatrice, ineffaçable – de la luminosité du monde. Il s’y enivra des soleils et des nuits étoilées de Provence, de la liberté retrouvée en entrant dans la mer… Au-delà du pont transbordeur, s’ouvraient d’autres horizons, l’Afrique, l’Extrême-Orient ; aucun des sortilèges du port appareillant dans le vent ne lui échappait. Dans sa ville, « la cité radieuse », il connut l’abandon à la magnificence de l’univers, les sens exaltés, l’être dilaté à l’infini… La mémoire et l’imaginaire enluminés, définitivement.
La Corse
10La découverte de son pays, L’Île de Beauté au cours, des étés de son enfance et de son adolescence, cristallisa cette double expérience du monde. La « montagne dans la mer » qu’est la Corse, accuse à l’extrême l’opposition entre ombre et lumière. Il ne s’agit pas seulement de la grandeur des paysages, de la neige éternelle du Monte Cinto, de crêtes déchiquetées, de villages en surplomb, mais des siècles de l’histoire tragique de ce pays, des déchirements de ses habitants, de sa culture. Tout cela advint en héritage à Henri au travers de récits, d’images et de chants.
11En arrivant à Penta di Casinca, le village où était né son père (le 30 mars 1876), ce fut avec enthousiasme qu’il découvrit ses racines : « Penta était un village merveilleux, sauvage, formidable ! C’est là que ma grand-mère, Catherine Vincensini m’a appris les chants traditionnels11 ». Mais Henri doit également beaucoup à son père en ce qui concerne la transmission de ce patrimoine. Il serait injuste ici de ne pas rendre hommage à ce dernier, surtout compte tenu des jugements extrêmes exprimés précédemment par Henri. Xavier, en effet, avait recueilli et publié deux anthologies de chants populaires12, Corsica en 1914, et Chansons de Cyrnos en 1932, et son fils y a largement puisé, se forgeant une « âme corse » qu’il revendiqua avec force en publiant ses premières grandes œuvres inspirées par l’île : « Cyrnos exprime les sentiments personnels de l’artiste qui tressaille au souvenir de son pays. Il s’empare du joyeux tumulte d’une tarentelle et de la tristesse douloureuse d’un vocero et il symbolise toute l’âme corse13 ». Ces lignes sont en exergue de sa partition de 1929. À l’occasion de la parution du poème symphonique Vocero, en 1933, il confiait avec encore plus d’ardeur à José Bruyr dans une interview pour Le Guide du concert : « Il faut avoir la Corse dans le sang pour avoir le droit de la chanter. Ainsi, sans vain orgueil, je crois bien être le seul musicien à avoir ce droit-là14 ».
12La Corse, le sang… Les « coups de sang » de son père, les vendettas, les appels à la vengeance des vocératrices, l’échec de Sampiero pour libérer l’Île de la domination génoise, le meurtre par ce même Sampiero de son épouse Vannina… autant de faits à l’origine non seulement de la vision du monde – dramatique – d’H. Tomasi, mais d’un sens dramaturgique qui caractérise autant ses œuvres pour orchestre que son théâtre.
Je suis un méditerranéen. Les impressions poétiques qui m’ont marqué à cette époque m’ont laissé de fortes empreintes. C’est pourquoi je préfère aux demi-teintes la pleine lumière et les ombres profondes. Les oppositions sont indispensables15.
13De la Corse, H. Tomasi tient son caractère passionné, impulsif, indépendant, rebelle, et s’il fut un être fondamentalement bienveillant, il était capable de paroles dures, voire blessantes. De Marseille il conservait cet esprit méridional où l’humour, le sens du jeu, les plaisirs de la table, le goût des discussions, participaient d’un véritable art de vivre. Ce caractère double de sa personnalité demeura jusqu’à la fin de sa vie.
Au CNSM de Paris (1920-1927) ou la réussite d’un non-héritier
14Boursier de la Ville de Marseille et soutenu par des bienfaiteurs, sa « marraine » Gabrielle Jackson, le directeur des Parfums Cartier, ainsi que par le bâtonnier Me André Lévy-Oulmann, Henri put s’installer à Paris pour y continuer ses études au Conservatoire National Supérieur de Musique, où il fut admis le 15 octobre 1920. Ses professeurs seront Charles Silver pour l’harmonie, Georges Caussade pour la fugue et le contrepoint, Paul Vidal pour la composition et Vincent d’Indy et Philippe Gaubert pour la direction d’orchestre. En 1927 il obtient à la fois le Premier Prix de direction à l’unanimité et le Premier Second Grand Prix de Rome, – second, impliquant qu’il ne réalisa pas son rêve d’être pendant trois ans l’hôte de la Villa Médicis… Ce fut une très vive déception, et qui nourrit son sentiment que « quand ce n’est pas ça, c’est autre chose, et jamais cela ne finit. La vie n’est pas intéressante16 […] », ainsi qu’il l’écrit à ses parents en 1921. Comme Paul Nizan, dans Aden Arabie (qu’il lut bien plus tard), il aurait pu s’exclamer : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie17 ». Il y avait là un jalon dans sa sensibilité à « l’absurde ». Et, à nouveau, le sentiment d’une injustice. Cela en était effectivement une, musicalement sinon humainement, puisque le lauréat premier nommé, Edmond Gaujac (1895-1962), l’avait été en considération de son comportement héroïque pendant la Guerre de 1914-1918, comme de la limite d’âge (qu’il avait d’ailleurs dépassée) ; quant à ses œuvres, la liste en demeure des plus réduites.
15Personne n’a mieux rendu compte de la vie d’étudiant d’Henri que son ami le compositeur Maurice Franck (1897-1983), Premier Second Grand Prix de Rome en 1926 :
Nous sommes devenus rapidement de très bons amis. Vous savez qu’il avait un caractère franc, loyal, gai, et c’était un ami sans aucune jalousie, sans aucune envie. Il se réjouissait du succès de ses camarades. C’était un travailleur infatigable, qui peut être donné en exemple. Il était un bourreau de travail18 !
16En outre, Henri accomplit son service militaire du 1er novembre 1924 au 29 avril 1926. Les étés, toujours par nécessité pécuniaire, il est chef de chœur et d’orchestre au Touquet-Paris-Plage, station chic alors à la mode (de 1923 à 1927). Conscient de ses lacunes littéraires il multiplie les lectures. Les poètes du xixe siècle eurent d’abord sa préférence, Baudelaire, Musset, Hugo, Verlaine, Rimbaud ; des écrits plus contestataires l’influencent : L’Insurgé de Jules Vallès, La Vie de Jésus d’Ernest Renan ; il se passionne pour les écrivains russes, Gorki, Tolstoï, Dostoïevski, Gogol, mais également Ibsen, Strindberg, etc. Il acquiert ainsi une culture en autodidacte.
17À la fin de l’année 1926 il tombe amoureux de celle qui sera l’épouse et la collaboratrice de toute sa vie, Odette Camp, une jeune fille de dix-sept ans, étudiante aux Beaux-Arts. C’est à l’Opéra-Comique qu’ils se rencontrent lors d’une représentation de La Bohème de Puccini. Issue de la petite bourgeoisie protestante d’Avignon, ayant fait ses études secondaires à Paris au Lycée renommé de jeune filles Victor Duruy, elle n’est pas seulement une superbe brune, mais une femme de tête, capable de défendre la carrière d’Henri mieux que lui-même, de réparer ses maladresses, de pallier son manque de sens psychologique, de déjouer les perfidies du milieu. À cet artiste en lequel elle ne cessa de croire, elle se dévoua sans limites, faisant passer au second plan son propre travail de peintre. Mariés dans un grand élan d’amour en 1928, ils s’installèrent au 24, de la rue Victor-Massé, juste en dessous de la place Pigalle, dans un appartement où ils vécurent toute leur vie durant, au grand regret d’Henri, nostalgique de Mare Nostrum.
Débuts flatteurs d’une double carrière et regard critique (1927-1939)
18H. Tomasi n’a pas donné de numéros d’opus à ses œuvres, mais la première qu’il a reconnu comme « valable » est le quintette à vent Variations sur un thème corse qu’il écrivit pour la classe de Caussade en 1925. S’il en parle avec tant de fierté dans des lettres à ses parents, c’est que : « personne avant moi n’a écrit de fugue corse19 ! » Elle débute par un thème nostalgique auquel s’opposera la troisième variation, Toccata, vive, enjouée, virtuose. Ce jeu de contrastes est caractéristique, et il va se retrouver à l’intérieur de chaque œuvre ou/et en alternance d’une œuvre à l’autre. Deux constats sont très frappants dans les premières pages importantes du compositeur : toutes sont corses et mêlent allégresse et gravité, ou climats plus tragiques. Ainsi en est-il de sa première œuvre forte (1926), remarquée par la critique, créée à Paris et reprise dans plusieurs villes de province, Obsessions (pour violoncelle et orchestre, ou piano) dont voici le sujet : « Un homme a été tué en Corse ; sa parentèle se réunit autour du corps et entonne un chant de vengeance, un Vocero20 ». D’autres suivent, pratiquement au rythme d’une par an : en 1928, Paghiella, sérénade cyrnéenne pour violon et piano, d’une vitalité et d’une virtuosité étourdissantes ; en 1929, Cyrnos (poème symphonique pour piano et orchestre, ou 2 pianos) dont l’ardente déclaration en exergue a déjà été citée ; trois séries de Mélodies populaires corses en 1930, 1932, 1933, et surtout Vocero en 1933, poème symphonique salué par Florent Schmitt dans Le Temps comme « une extraordinaire évocation21 » et qui deviendra vingt ans plus tard le saisissant final funèbre, choral et chorégraphique, du drame lyrique Sampiero Corso (1953) ; il faut citer encore une Colomba, tableaux symphoniques (1934), et la pièce radiophonique Mateo Falcone (1936).
19Ses sources d’inspiration corse n’ont pas été les seules à le faire connaître ; le poème symphonique Tam-tam (1931), autre drame sanglant, cette fois en Afrique Noire, eut un vif succès et fut enregistré chez Pathé en 1935. La considération que lui ont valu ces premières compositions explique sa participation à la création de la société Triton, en 1932, aux côtés de Poulenc, Honegger, Prokofiev, etc. D’autres pièces de valeur voient le jour, comme les Cinq Chants laotiens (1933), les Chansons de Geishas (1935) ainsi que le Trio à cordes en ut (1938), et la Ballade pour saxophone alto et orchestre (1938). D’autre part, il obtient des succès flatteurs (mais plus faciles) avec plusieurs ballets : La Grisi, variations sur des thèmes d’Olivier Métra, créé à l’Opéra de Paris en 1935, La Rosière du village, créée en 1936 sous sa direction à l’Opéra-Comique, et surtout Les Santons, créés en 1938 également à l’Opéra et sous sa direction. En 1938-1939, il est sollicité pour écrire les musiques de quatre films : Légions d’Honneur de Maurice Gleize, Les Frères corses de Geo Kelber et Robert Siodmak, L’Homme du Niger de Jacques de Baroncelli, et Le Récif de corail de Maurice Gleize, avec Jean Gabin et Michèle Morgan.
20Parallèlement, il a acquis une renommée de chef à partir de sa nomination en 1926 à la tête des Concerts du Journal. En 1931, l’Exposition Coloniale lui ouvre les portes de la station de radio qui y est créée et dont il devient le directeur musical. Pour des nécessités pécuniaires, il va alors composer les musiques de nombreuses pièces radiophoniques et de théâtre. En 1935, il lui fut proposé d’écrire une musique de scène pour la pièce Miguel Mañara / Don Juan de Mañara du grand écrivain et poète mystique Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz (1877-1939). Cette rencontre allait se révéler capitale quelques années plus tard.
21Malgré tous les motifs de satisfaction que lui ont apportés ces débuts, H. Tomasi, en 1969, les jugea finalement d’un œil critique :
Si je pouvais récrire l’histoire, je travaillerais avec plus de discernement. Le manque d’études secondaires m’a retardé de cinq, six ans. À cela s’est ajoutée l’obligation de gagner ma vie. Sans la nécessité de faire le chef d’orchestre, j’aurais pu gagner dix ans pour la composition entre 1930 et 1940. J’aurais dû approfondir seulement la question de l’écriture et réfléchir davantage sur les évolutions de l’époque. J’aurais produit bien avant ce que j’ai fait plus récemment. Mais je te le répète, je n’avais pas eu la chance de naître fils de bourgeois22 !
Crise existentielle, quête spirituelle, maturité créatrice (1939-1945)
Un beau jour, en 1939, j’en ai eu marre ; on venait d’avoir une dispute terrible avec ta mère, je ne pouvais plus la supporter, son caractère soupçonneux avait tout foutu par terre. Je me suis embarqué sur un cargo qui faisait le service entre Bordeaux, le Maroc et Dakar. Mais la guerre approchait et j’ai reçu mon ordre de mobilisation pour le 1er août23.
22Il rejoignit alors un bataillon de Chasseurs alpins près de la frontière italienne, où il fut affecté chef de fanfare. Il est démobilisé un an après, le 21 juillet 1940, après que le maréchal Pétain eut signé avec Hitler l’armistice entérinant la capitulation de la France. C’est ce jour-là même que, encore en uniforme, il voulut découvrir le monastère de la Sainte-Baume, dont lui avait parlé un dominicain connu sous les drapeaux, le Père Étienne Lajeunie (1886-1964). Il retrouve ensuite Odette qui a fui l’arrivée des Allemands à Paris et s’installe avec lui à Marseille. Il reprend rapidement son activité de chef dès le 18 août, à Montpellier d’abord, puis à Marseille avec l’Orchestre national finalement replié dans cette ville en septembre.
23Le relevé des concerts de l’Orchestre national entre le 25 mai 1941 et le 17 août 1944 qu’a effectué l’historienne Karine Le Bail dans sa thèse24 en 2005, permet de suivre précisément la majeure partie de l’activité de chef de Tomasi pendant la guerre. Sur 315 concerts répertoriés, le premier chef du National, Désiré Émile Inghelbrecht (1880-1965), en a dirigé 131, tandis que Tomasi en dirigea 103. Il en fut donc incontestablement le second chef. Cela lui valut, ainsi qu’à Inghelbrecht, d’en être écarté à la Libération, ce qu’il considéra toujours comme une parfaite injustice. Il faut ajouter à la liste de K. Le Bail au moins une soixantaine d’autres concerts dirigés par Tomasi à partir de 1940, avec le même National, avec l’Orchestre de l’Opéra de Marseille, à Toulouse, à Aix-en-Provence, Toulon, Monte-Carlo, Lyon, Paris, et en deux occasions, à Vichy, en novembre 1941 et février 1942.
24Mais cette intense activité obligée de survie n’atténuait en rien la profondeur de la crise morale, existentielle, amoureuse et spirituelle ouverte en lui peu avant le déclenchement de la guerre. De l’été 1940 jusqu’en mars 1943, où l’Orchestre national rejoint Paris, Henri mène littéralement une double vie, dans et hors du monde, travaillant à Marseille tout en faisant des retraites au monastère dominicain de la Sainte-Baume. Jusque-là, il n’avait jamais été intéressé par la religion, comme en témoigne une lettre de 1926 à ses parents où il évoque ainsi l’épreuve du concours de Rome : « Un sujet pour moines ou ascètes… Je ne m’en sens pas la vocation, moi qui n’ai aucune foi25 ! » Pour quelles raisons alors cette soudaine attirance pour la Sainte-Baume ?
25Il y a, nous l’avons vu, ce retour critique sur sa carrière ; il y a ce sentiment d’une lutte sans répit depuis son enfance ; il y a la mésentente avec Odette, un désamour aggravé par la fausse-couche que celle-ci fait en juillet 1940. Il y a enfin tout le terrible contexte historique : Henri avait cru au Front populaire et voté socialiste, il avait espéré une intervention pour soutenir la République espagnole, et c’était la victoire des fascismes, la guerre, la débâcle et l’Occupation. Tout, absolument tout, lui apparaît « comme un échec général26 ».
26Le Père dominicain Lajeunie sut persuader Henri de l’existence d’une Vérité Divine transcendant tous ces événements. Cela donna naissance à une symphonie qui est tout à la fois la première œuvre d’envergure du compositeur et sa première d’inspiration religieuse. Une note de Xavier dans son agenda à la date du 27 novembre 1940 indique : « Henri a terminé sa symphonie, qu’il me dit vouloir appeler L’Apocalypse27 ». La référence à la Seconde Guerre mondiale est évidente. Cette Symphonie en ut, créée à Paris, Salle Pleyel, le 14 mai 1943 par l’Orchestre national sous la direction de Tomasi lui-même, ne méritait certainement pas sa mise à l’écart par son auteur, s’il faut en croire le critique musical Jacques Longchamp qui la qualifia en 1944 de « chef d’œuvre28 ».
27Le désillusionnement du musicien le destinait à redécouvrir le mystère de Milosz. Il va s’identifier totalement à son héros, Miguel Mañara, dont le cri de détresse est celui de son propre cœur : « Ah ! comment le combler, ce gouffre de la vie29 ! » Durant l’hiver 1940-1941, alors qu’il travaillait à ce Don Juan de Mañara, qui sera son premier opéra, il fit la rencontre sur le lieu même de la Sainte-Baume d’une jeune fille, Maryse Caserbo, qu’il vit comme l’incarnation même du personnage de Girolama, la rédemptrice de Miguel :
Elle est apparue sur le chemin, elle avait vingt ans, elle était très jolie, très pieuse, très pure, elle allait tous les matins à la messe. Au fond, elle a été un peu le vrai départ de l’opéra, parce qu’elle était constamment présente à mes yeux pour le personnage de Girolama. J’étais très amoureux d’elle, elle représentait vraiment pour moi l’idéal – tout au moins à l’époque30.
28Cet amour – partagé – se révéla pourtant impossible, contrarié par le père même d’Henri. Alors, « ne voyant plus qu’une chose à quoi se raccrocher, la foi en Dieu, la foi au Christ, j’ai voulu devenir moine tellement j’étais dégoûté de tout31 ». À Paris où elle était revenue seule, Odette reçut ainsi le 26 août 1943 une lettre lui annonçant : « Je fais don de ma naissante notoriété et de ma vie à Dieu, car maintenant je sais que la merveilleuse vérité est là. J’entrerai dans l’Ordre des dominicains, je te demande le divorce32 ».
29La réponse d’Odette qui se savait enceinte depuis un bref passage d’Henri à Paris où il avait succombé à ses charmes – d’abord volontairement adressée au Père Lajeunie – fut aussi courte que triomphante : « J’attends un enfant33 ». Ainsi fut dissipée, au printemps 1944, l’illusion d’une vocation religieuse. Il n’en demeure pas moins que Don Juan de Mañara et le Requiem sont les premiers chefs-d’œuvre de Tomasi. Ce Requiem, « dédié aux Morts pour la France et aux Martyrs de la Résistance » anticipe en quelque sorte l’abandon de toute foi par Henri, en se terminant sur un Libera me accablé et dans l’omission pure et simple de l’In Paradisium. Il clôt la liste des œuvres véritablement religieuses de cette période, car sa Jeanne d’Arc34 de 1955, comme son Saint-François35 de 1957, relevaient d’une tout autre intention : « C’est uniquement le côté passionné, héroïque de ces personnages qui m’a intéressé36 ».
30L’attitude politique d’H. Tomasi pendant l’Occupation est abordée spécifiquement et de façon très détaillée par Frédéric Ducros37. Je n’en reprends donc que la conclusion : en rien elle ne fut à son déshonneur, – tout au contraire. Il ne pouvait en être autrement d’un homme dont toutes les valeurs étaient à l’opposé de celles de la Révolution nationale de Philippe Pétain.
Sous les feux de la rampe (1945-1960). Les « quinze glorieuses »
31Ces années glorieuses furent d’abord celle du chef d’orchestre à la tête de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, succédant à Paul Paray à l’automne 1945. C’est par un Festival Gabriel Fauré que débuta pour Tomasi une série de succès éclatants durant les cinq saisons (d’hiver-printemps) où il fut engagé (de 1945-1946 à 1950-1951) et où lui furent confiées les manifestations les plus prestigieuses comme les œuvres les plus importantes du répertoire. Il eut ainsi en charge la direction des concerts liés au jubilé du prince Louis II en 1947, aux funérailles de celui-ci en 1949, à l’avènement du prince Rainier III en 1950. Les ovations ne lui manquèrent pas pour ses directions de Samson et Dalila, La Damnation de Faust, Parsifal, Tristan und Isolde, La Walkyrie, Carmen, Boris Godounov, Manon, bref, le socle du répertoire lyrique alors en vigueur sur les grandes scènes françaises. La création de ses célèbres Fanfares liturgiques y eut lieu le 8 mai 1947.
32Cela ne représentait pourtant pas même la moitié de son activité de chef, puisque, à la suite d’un triomphal concert Debussy-Ravel avec le Concertgebouw à Interlaken le 16 juillet 1946, il fut invité au Holland Festival pendant plusieurs années (jusqu’en 1956), et qu’à partir de 1947 il dirigea au Festival de Vichy pendant six saisons. Appelé dans d’autres pays européens, il n’en continuait pas moins à diriger de nombreux orchestre français, que ce soit à Paris (Pasdeloup, Colonne, Lamoureux, et de nouveau l’Orchestre national à partir de 1948) ou en Province, à Tunis et Alger même.
33Cet aperçu de son activité de chef d’orchestre pendant les onze années qui ont suivi la guerre ne frappe pas seulement par sa multiplicité, mais surtout parce qu’elle va de pair avec une fécondité compositionnelle exceptionnelle. Et dans plusieurs cas il s’agit d’œuvres maîtresses ou de chefs-d’œuvre, tels ses concertos, ceux de trompette, saxophone, alto, cor, clarinette, trombone ; le Divertimento Corsica ; le ballet Les Noces de cendres, et surtout ses opéras, L’Atlantide (1951), Sampiero Corso (1953), l’oratorio Triomphe de Jeanne en 1956. C’est en cette même année qu’Henri Tomasi renonça à la baguette de chef, pour se consacrer exclusivement à la composition ; la raison en était la fatigue de plus en plus grande qu’il ressentait suite à une fracture du fémur survenue lors d’un accident de voiture en 1952.
34Qu’a-t-il vécu et comment a-t-il vécu au cours de cette large décennie ? Avec de grandes satisfactions dans sa vie de musicien, où publics, critiques et confrères louangent le chef d’orchestre (Olivier Messiaen : « Tu as été admirable, c’est la première fois que L’Ascension est montée avec une telle perfection38 »), et où le compositeur obtient une pleine reconnaissance avec la création en oratorio de Don Juan de Mañara39 au Théâtre des Champs-Élysées en 1952, lui-même dirigeant l’Orchestre national. Le Grand prix de la musique française vint alors couronner ce succès. Pourtant, c’est à Munich que l’œuvre fut créée à la scène, avec une perfection qui fit dire à Tomasi que ce fut « la plus grande joie artistique de ma carrière40 ». Comme il avait été fait de cette création un événement culturel franco-allemand, elle eut un retentissement dans toute la presse. France-Soir41 titra : « Dix rappels pour le Don Juan de Mañara d’Henri Tomasi », tandis que les Nouvelles Littéraires du 12 avril 1956 en donnèrent la plus éloquente des images dans un dessin de Ben qui représentait les célébrités ayant mérité les oscars de l’hebdomadaire : Tomasi y était entouré de Françoise Sagan, Annie Girardot, le commandant Cousteau, René Clair, Hervé Bazin, Brigitte Bardot, Bernard Buffet, etc. (cf. page 375)
35Cet apogée de sa carrière va durer de 1956 à 1960. Le 6 mai 1956, son drame lyrique Sampiero Corso est créé au Festival de Bordeaux avec Régine Crespin et représenté l’été suivant au Holland Festival ; en juin 1956 il assistait à la création à Rouen de Triomphe de Jeanne, dans la cadre de la célébration du cinquième centenaire de la réhabilitation de celle-ci. Le caractère officiel de cette manifestation, en présence du président de la République et des plus hautes autorités religieuses, n’avaient pas fait renoncer Philippe Soupault, l’auteur du texte, et H. Tomasi, à leur choix de dénoncer le crime qui avait été celui de l’Église catholique : « Vous avez brûlé une femme ! Vous avez brûlé une sainte ! – Pas de pitié ! La justice, rien que la justice ! Justice ! Vérité ! Lumière42 ! ». Le 26 février 1957, à la même heure exactement, L’Atlantide était représenté en traduction allemande au théâtre de Gelsenkirchen, et à la Monnaie de Bruxelles ; il le fut ensuite dans presque toutes les villes françaises jusqu’à ce que sa création eût lieu enfin à l’Opéra de Paris le 10 octobre 1958, où cet opéra-ballet fit salle comble pendant vingt représentations, avec deux étoiles de la danse, Claude Bessy et Claire Motte. En 1960, le Grand Prix Musical de la Ville de Paris, vint à la fois couronner sa carrière et mettre un terme aux « quinze glorieuses ».
36Pour autant, ces années fastes, prestigieuses pour l’artiste, ne sont pas celles du bonheur pour l’homme. C’est au contraire à nouveau une époque très tourmentée, dramatique sur le plan personnel. La mésentente s’aggrave avec Odette qui souffre de savoir qu’Henri continue à la tromper. Leurs disputes sont fréquentes, parfois d’une grande violence verbale. Aussi, Henri est-il prêt à la quitter après avoir à nouveau rencontré une jeune femme dont il s’éprend ardemment bien qu’il ait le double de son âge. Marie-Thérèse Gaertner a vingt-six ans, et ses yeux bleus, ses cheveux blonds, sa douceur lui rappellent étonnamment Maryse ; elle est également une excellente musicienne, pianiste, qu’il dirigea en concert. Et elle aussi prend place dans son imaginaire :
Le personnage de Jeanne d’Arc dont vous avec été constamment l’inspiratrice m’a hanté pendant des mois, sous la vision de votre image, et c’est pourquoi j’insiste en vous demandant très franchement votre pensée sur cet ouvrage43.
37Il retrouve l’espoir d’un amour fou, mais « marqué – ce sont ses mots – par un destin cruel » et malgré la réciprocité de sentiments de Marie-Thérèse, ce sera à nouveau un amour impossible.
38Son état physique l’affecte moralement. Dans l’intimité familiale, le « refrain », presque quotidien, est : « J’en ai marre ! ». À partir de 1953, il souffre aussi d’une surdité, qui l’obligera à porter un appareil et même à se faire opérer dix ans plus tard. Pour le musicien qu’il est, c’est une infirmité, et elle ne fera qu’accentuer son goût naturel pour la solitude, son aspiration à être libéré des relations sociales obligées ; en revanche, et c’est un fait remarquable, elle n’altèrera nullement sa capacité à composer et orchestrer.
39Mais c’est aussi sa vision du monde qui s’assombrit. Il a perdu la foi et toutes les religions lui apparaissent comme des facteurs d’asservissement, d’exploitation et de haine entre les hommes. Alors qu’à la fin de Don Juan de Mañara, Miguel accédait au Ciel, son deuxième opéra L’Atlantide s’achève dans la désolation, et sur un mirage, en plein désert du Sahara. Face à la perte du sens, face à l’énigme indéchiffrable de la vie, – symbolisée par le personnage d’Antinéa, dont l’anagramme parfait – anéanti – voile si peu à l’homme le sort qu’elle lui réserve, - il ne reste au héros aveuglé, que l’ivresse des passions.
40D’où cette extraordinaire dédicace qu’il m’écrivit en 1956, justement sur l’un des programmes de L’Atlantide alors que je n’avais que douze ans : « Pour mon petit Claude chéri, en espérant pour lui des « aventures merveilleuses » sur cette stupide planète44 ». Henri est dans une totale désillusion métaphysique, et il le sera toujours plus radicalement, sans retour. Conséquemment, il se préoccupe de plus en plus de politique Ainsi, hostile au colonialisme, il écrit à l’un des responsables de Radio-Alger qu’il ne viendra plus diriger en Algérie « aussi longtemps qu’il y restera un soldat français45 » ; il signe des pétitions contre la torture, la guerre du Viêt-Nam, envoie en 1967 un message de soutien à Israël menacé lors de la Guerre des six jours, etc. S’indignant de l’abandon culturel dans lequel est laissée la Corse, il déclare qu’il refusera la Légion d’honneur « tant qu’il n’y aura pas de conservatoire en Corse46 ».
41Enfin, les interrogations sur son langage musical, sur la nécessité d’évoluer artistiquement le taraudent comme en témoigne cette lettre à son ami J. Molinetti dès 1956 :
J’en arrive à un tournant de ma vie musicale où je sombre dans l’inquiétude. Il faut que je me renouvelle, car l’Art est fait de mouvement ascensionnel, et quand on fait du sur-place, c’est la mort. En ce moment je liquide un passé musical où déjà j’ai tout épuisé. Je travaille à Noa-Noa, ou la vie dramatique du peintre Gauguin. Pour cela il me faut trouver des climats sonores exceptionnels, des harmonies neuves, dramatiques, féeriques, et de cette nouvelle palette, dégager un drame humain et métaphysique bouleversant jusqu’à la fin47.
Le printemps musical de la vieillesse (1959-1971) : renouveau créateur d’un témoin du XXe siècle
42Cette prise de conscience, cette remise en cause, donneront pleinement leurs fruits dans la dernière décennie de sa vie. Le chef d’orchestre Reynald Giovaninetti en a bien vu la logique :
Ce qui m’a touché dans sa personnalité, c’était sa spontanéité, et, même à la fin de sa vie, une sorte de candeur, qui en faisait un personnage extrêmement pur, profond, riche. Cette résonance déchirante qu’avaient en lui tous les crimes, toutes les injustices, l’ont amené à une sorte de décantation : il avait acquis au niveau de la composition, – et c’est cela qui nous intéresse – ce qu’il avait toujours eu en tant qu’homme, une pureté, une profondeur directe. Toutes ses dernières œuvres sont empreintes de cela48.
43Ce témoignage relie avec justesse l’évolution esthétique de Tomasi à sa personnalité même. C’est l’extrême sensibilité de celui-ci, c’est son changement de vision du monde comme sa réflexion sur l’art qui vont l’amener – je dirais volontiers : « enfin » – à faire entrer les événements de son siècle dans ses œuvres ; et c’est cet engagement qui va, en retour, donner une acuité nouvelle à son langage musical.
44Le compositeur s’en est expliqué dans son Autobiographie au magnétophone :
Ce n’est pas parce que j’ai écrit que « le moindre petit compositeur qui éjacule un pet électronique se prend pour un génie », qu’il faut prétendre que je suis hostile au sérialisme ! J’ai même utilisé ce mode dans Le Silence de la mer et la Symphonie du Tiers-Monde. Mais je l’emploie occasionnellement, quand j’en ai besoin, aux moments que j’estime propices. J’ai seulement dit, et je le maintiens que j’avais horreur des systèmes et du sectarisme49 ;
45C’est par un pur chef-d’œuvre que s’ouvre cette nouvelle période, Le Silence de la mer, de 1959. Il s’agit d’un drame lyrique en un acte, un opéra de chambre, adapté du récit de Vercors sur la Résistance.
Le langage y est totalement différent de Don Juan de Mañara, par exemple : le lyrisme y est dépouillé, suggestif, débarrassé des surcharges harmoniques qui me plaisaient à l’époque de Miguel, et qui, d’ailleurs, étaient nécessaires à cet ouvrage. Dans Le Silence, les sentiments des personnages sont exprimés par l’orchestre et non plus par le chant. Situer Le Silence de la mer ? Peut-être entre Ravel et les sériels50 ».
46Vercors rendra un vibrant hommage à cette œuvre en insistant sur le fait que lui-même et Tomasi partageaient les mêmes conceptions philosophiques, politiques et esthétiques51.
47Mais ces années 1957-1960 sont encore celles d’une transition et le compositeur oscillera entre formes nouvelles et anciennes ; si ses Danses sacrées et profanes pour quintette à vent vont bien dans le sens d’une écriture contemporaine, au même moment il lui prend la fantaisie d’écrire un opéra-bouffe sur les aventures de la sœur de Napoléon durant le carnaval de Nice, Princesse Pauline. Très malvenu retour en arrière, car l’avant-garde musicale, maintenant dominante, a beau jeu de traiter Tomasi de musicien du passé ! Que faut-il y voir en fait ? Rien d’autre qu’une de ces réactions de méridional bon vivant, porté à l’humour, et refusant de renoncer à la liberté d’être multiple. Le titre d’une partition dédiée à l’un de ses amis intimes, le hautboïste Étienne Baudo, le père du chef d’orchestre Serge Baudo, en donne un exemple : « Anches doubles et pieds paquets – ScherzanBaudomasi, pour hautbois et piano – Il est préférable de jouer ce morceau avant l’aïoli52 ! » C’est bien à juste titre que le critique Emile Vuillermoz qualifia le compositeur de « protéiforme ».
48L’évolution du langage musical de Tomasi est une évidence impressionnante, et il n’exagérait rien en s’exclamant en 1969 : « Ces dix dernières années j’ai changé de peau comme un serpent53 ! » Cette mue a donné naissance à nombre d’œuvres maîtresses où s’incarnent pleinement, à la lumière de la révolte, les valeurs humanistes qui ont toujours été les siennes. Il n’y a plus d’un côté, le citoyen du monde, l’internationaliste qui vote communiste ou pour le trotskyste Alain Krivine, et de l’autre un artiste qui fait l’impasse sur l’histoire de son temps. Ses concertos pour violon Périple d’Ulysse (1962), pour flûte Printemps (1964), pour violoncelle (1968-1969), pour contrebasse (1970), sa Highland’s Ballad pour harpe (1966), sont tous chargés de l’énergie d’indignation et de lutte qui l’anime dans ces années où son cœur épouse les idéaux révolutionnaires de 1968. Son engagement se manifeste dans le choix même des titres : Concerto de guitare « à la mémoire d’un poète assassiné, Federico García Lorca » (1966), Symphonie du Tiers-Monde (1967), Chant pour le Viêt-Nam (1968).
49Une belle formule du critique musical Gabriel Vialle résume cette dernière décennie de sa vie : « L’ensoleillement des amertumes et des ferveurs54 ». Paradoxalement en effet, alors que ses facultés physiques se dégradent, que, selon ses dires, « le vide se fait autour de moi », – se sentir libéré de toute obligation, pouvoir composer en séjournant sur des rivages méditerranéens qu’il aime, principalement l’Espagne, puis la Yougoslavie, la Grèce, la Turquie, avoir tout son temps pour lire et aller au cinéma, avoir retrouvé une harmonie familiale avec son épouse et son fils, l’amènent à une sorte de sérénité. Même durant les mois de convalescence qui suivirent l’œdème pulmonaire dont il fut frappé en novembre 1969, il fit preuve d’un humour indéfectible : Ma “coronarita” s’est désintégrée sur l’air de la Cucaracha55 ! »
Chant du monde et engagement : la réunion des contraires
Né de la conscience, un vent de révolte passe sur nos esprits.
Un autre, souffle (celui qui nous attire presque tous),
vers la splendide réalisation de quelque Unité pressentie…
Réflexions après un magnifique orage
dans les collines provençales,
grâce à un paysage d’une émouvante beauté56.
50J’évoquerai, pour conclure, les trois ouvrages qui me paraissent les plus emblématiques de ce qu’il a vécu, ressenti, et pensé dans cette ultime période, car ils sont fondés sur les derniers textes qu’il choisit de mettre en musique. Il s’agit d’abord, chronologiquement, de Ulysse ou le beau périple (1961), jeu littéraire et musical57 d’après la Naissance de l’Odyssée de Jean Giono. L’humour, l’enjouement éclairent d’un bout à l’autre cette partition ; elle est l’une des œuvres de « réconciliation » – d’ailleurs dédiée à Odette – à situer du côté des « merveilleuses aventures ». Ultime ouvrage pour le théâtre, L’Éloge de la folie (ère nucléaire), jeu satirique, lyrique et chorégraphique pour trois voix et corps de ballet (1965), est, à l’extrême opposé, une dénonciation percutante des aveuglements suicidaires de l’homme, mais le maniement de la dérision n’en fait pas un ouvrage dramatique. Tomasi choisissant d’appeler jeux ses deux dernières œuvres scéniques, nous sommes loin, très loin du tragique de Sampiero Corso. Le monde est si fou, si absurde, si désespérément inhumain depuis des millénaires, qu’il ne reste à l’homme lucide que deux attitudes à lui opposer : le sourire d’un « gai désespoir », et le courage de l’homme révolté.
51H. Tomasi devait choisir un ultime texte. Un texte de forme sublime et dont la pensée serait la quintessence de la sienne, dont il pourrait faire ses dernières paroles. Il relut Noces puis L’Été d’Albert Camus et y trouva son idéal de Mare Nostrum évoqué mot pour mot : « À Tipasa, je vois équivaut à je crois58 » – et – « Je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise59 ».
52Ainsi naquit, en 1966, la cantate profane Retour à Tipasa, pour récitant, chœur d’hommes et orchestre. Jamais entendue par Tomasi ni Camus, la musique en est jugée – par Daniel Mesguich son interprète – comme également, « sublime60 ».
53L’image d’un « Sisyphe heureux » – c’est finalement, celle que je garde de mon père durant la décennie qui précéda sa mort. Il avait alors la sérénité, la bonhommie d’un être ayant su transformer ses souffrances en humanité, son handicap social d’origine en discernement – littéraire, philosophique, politique – il avait conscience d’avoir mené à terme une évolution musicale qui lui permettrait d’être reconnu un jour comme l’un des grands musiciens français du xxe siècle. La veille de sa mort, due à un arrêt cardiaque dans son appartement parisien le matin du 13 janvier 1971, il avait, dans la journée, harmonisé pour voix a cappella l’un de ses chants corses, et le soir, entendu sa Symphonie du Tiers-Monde retransmise à la radio. Pouvait-il se produire coïncidence plus significative : la mise en miroir d’une mélodie de l’Île de Beauté avec une partition en soutien à la lutte des peuples opprimés pour leur libération…
54Il ne lui restait qu’à congédier toute mondanité, écarter toute convention : « Pas de cérémonie, ni civile ni religieuse, pas de fleurs, ni couronnes61 […] ».
Notes de bas de page
1 Henri Tomasi, Lettre à Jean Molinetti, 17 juin 1970, archives Claude Tomasi.
2 Henri Tomasi, Lettre à son épouse et à son fils, 19 mars 1961, archives Claude Tomasi.
3 Albert Camus, Retour à Tipasa, dans L’Été, Paris, Gallimard, 1954, p. 158.
4 Henri Tomasi, extrait de son testament daté du 20 octobre 1963. Voir citation intégrale à la note 61.
5 Mazargues qui fait aujourd’hui partie de Marseille, est situé à environ 3 km de la mer. Lire : Abbé Marius Ganay, La poétique Histoire de Mazargues, Préface de Jean-Claude Gaudin, Marseille, Éditions Pages nouvelles, 1986.
6 Henri Tomasi, Autobiographie au magnétophone, entretiens avec son fils Claude Tomasi enregistrés en juillet 1969 à Paris, au domicile du compositeur, 24, rue Victor-Massé (75009). Archives Claude Tomasi.
7 Henri Tomasi, Autobiographie au magnétophone, op. cit.
8 Henri Tomasi, ibid.
9 Henri Tomasi, ibid.
10 Henri Tomasi, ibid.
11 Henri Tomasi, ibid.
12 Xavier Tomasi, Corsica, Nice, éd. F.M. Mattei, 1914 - Chansons de Cyrnos, Marseille, éd. F. Detaille, 1932.
13 Henri Tomasi, Texte en exergue à la partition de Cyrnos, Paris, éditions Henry Lemoine, 1930.
14 Henri Tomasi, Interview par José Bruyr, Le Guide du concert, n° 19, 5 février 1932.
15 Henri Tomasi, Interview, la Revue Musicale, n° 230, 1956.
16 Henri Tomasi, Lettre à ses parents, 2 novembre 1921, archives Claude Tomasi.
17 Paul Nizan, Aden Arabie, Paris, Rieder, 1931 et réédition, Paris, Maspéro, 1960.
18 Maurice Franck, Henri Tomasi par lui-même, par Édouard Exerjean et Robert Ytier, France Musique, 29 mars 1972. Interviews d’Odette Tomasi, Michel Caron, Dévy Erlih, M. Franck, Pierre Dervaux, Reynald Giovaninetti.
19 Henri Tomasi, Lettre à ses parents, 16 janvier 1923, archives Claude Tomasi.
20 Claude Tomasi, Notice pour Obsessions, sur un rythme de Habanera, archives Claude Tomasi.
21 Florent Schmitt, Critique de Vocero, parue dans Le Temps, citée dans Le Petit Marseillais du 17 octobre 1936, « Henri Tomasi, un compositeur aimé ».
22 Henri Tomasi, Autobiographie au magnétophone, op. cit.
23 Henri Tomasi, ibid.
24 Karine Le Bail, Musique, pouvoir, responsabilité - La politique musicale de la Radiodiffusion française, 1939-1953, thèse de doctorat présentée le 20 septembre 2005. Bibliothèque de l’Institut d’études politiques de Paris.
25 Henri Tomasi, Lettre à ses parents, 29 mai 1926, archives Claude Tomasi.
26 Henri Tomasi, Autobiographie au magnétophone, op. cit.
27 Xavier Tomasi, note manuscrite dans son agenda de 1940, archives Claude Tomasi.
28 Jacques Longchamp, critique dans Lyon libre, après audition de l’œuvre le 9 janvier 1944 à Lyon, archives Claude Tomasi.
29 Oscar V. de L. Milosz, Miguel Mañara, livret de l’opéra, Paris, éd. A. Leduc, 1956, p. 2 (Acte I, 1er tableau).
30 Henri Tomasi, Autobiographie au magnétophone, op. cit.
31 Henri Tomasi, ibid.
32 Henri Tomasi, Lettre à son épouse Odette Camp-Tomasi, 17 août 1943, archives Claude Tomasi.
33 Odette Camp-Tomasi, Lettre au Père Lajeunie, 27 août 1943, archives Claude Tomasi.
34 Henri Tomasi, Triomphe de Jeanne, drame lyrique, texte de Philippe Soupault, Paris, éd. Lemoine, 1956.
35 Henri Tomasi, Il Poverello, drame lyrique, livret d’Albert Bonheur, Paris, éd. Max Eschig, 1957.
36 Henri Tomasi, Autobiographie au magnétophone, op. cit.
37 Cf. dans ce volume l’article de F. Ducros, « Un musicien dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale ».
38 Olivier Messiaen, Lettre à Henri Tomasi, 8 juin 1943, archives Claude Tomasi.
39 Don Juan de Mañara, drame lyrique d’après le Mystère de O.V. de L. Milosz, Paris, éd. Leduc, 1952.
40 Henri Tomasi, Autobiographie au magnétophone, op. cit.
41 France-Soir, 31 mars 1956.
42 Philippe Soupault, Triomphe de Jeanne, op. cit.
43 Henri Tomasi, Lettre à Marie-Thérèse Gaertner, 1er octobre 1957, archives Claude Tomasi.
44 Henri Tomasi, Dédicace à son fils Claude sur un programme de L’Atlantide, Théâtre d’Enghien, 23 juin 1955, archives Claude Tomasi.
45 Henri Tomasi, Autobiographie au magnétophone, op. cit. – Cette lettre, probablement de 1956, fut adressée soit au directeur artistique de la R.T.F. à Alger, Pierre Héral, soit à Romuald Vandelle, responsable d’émissions musicales à Radio-Alger.
46 Henri Tomasi, Autobiographie au magnétophone, op. cit. – Lettre sans doute adressée entre 1956 et 1959 à la personnalité ayant proposé le nom du compositeur pour cette distinction.
47 Henri Tomasi, Lettre à Jean Molinetti, de 1956 (sans date), archives C.T.
48 Voir note 18.
49 Henri Tomasi, Autobiographie au magnétophone, op. cit.
50 Henri Tomasi, Autobiographie au magnétophone, op. cit.
51 Vercors, Hommage à Henri Tomasi, lettre manuscrite, 11 mars 1985, archives Claude Tomasi.
52 Henri Tomasi, Dédicace autographe, manuscrit de la partition d’une page pour hautbois et piano.
53 Henri Tomasi, Autobiographie au magnétophone, op. cit.
54 Gabriel Vialle, présentation de Retour à Tipasa, programme du concert de Cannes du 7 janvier 2001.
55 Henri Tomasi, Lettre à Jean Molinetti, 24 août 1970, archives Claude Tomasi.
56 Henri Tomasi, Réflexions de mon ermitage, texte autographe daté « Pâques 1963 », archives Claude Tomasi.
57 Cf. l’article de Lionel Pons dans ce volume.
58 Albert Camus, Noces, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1959, p. 18.
59 Albert Camus, Retour à Tipasa, dans L’Été, Paris, Gallimard, 1954, p. 157.
60 Daniel Mesguich, interview, Nice-Matin, 14 novembre 2000.
61 Henri Tomasi, extrait de son Testament daté du 20 octobre 1963, déposé à l’Office notarial « Bernard Mennesson et Christian Lefebvre », 26, avenue de la Grande Armée, 75017 Paris. En voici le texte intégral : dimanche 20 octobre 1963
Je soussigné, Tomasi (Frédien, Henri), sain d’esprit et de corps, lègue (après ma mort) tout ce que j’ai, à ma femme, sauf si elle se remarie. Dans ce cas, mon fils Claude héritera de tout. À part ma femme, mon fils, mon frère et ma sœur, personne d’autre (sauf mon ami Jean Molinetti s’il est toujours en vie), à mes obsèques. Pas de cérémonies, ni civiles, ni religieuses. Pas de fleurs ni couronnes. Enfin la paix ! Seule justice sur cette stupide planète. Que ma volonté soit faite.
Henri Tomasi
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