Les figures mélodiques dans la musique symphonique d’Henri Tomasi
p. 71-84
Texte intégral
1« Tomasi est l’un des derniers compositeurs du xxe siècle à avoir fait chanter la musique1 », s’enthousiasmait Alexandre Lagoya après avoir créé le Concerto de guitare (1966). Enthousiasme amical certes, mais assurément excessif, qui pose plus généralement le problème de la mélodie instrumentale à l’ère de la modernité, paramètre que beaucoup ont mis entre parenthèses, comme d’autres en leur temps avaient « suspendu » la tonalité et que certains ont tenté de conjurer, à l’instar de Varèse, estimant la mélodie incompatible avec la musique de son temps2. Encore inédite à ce jour, l’étude de la dimension mélodique dans la musique symphonique d’Henri Tomasi impose avant tout de se confronter à la diversité toute méditerranéenne de ses sources d’inspiration. Dotée de lignes mélodiques denses, riches de rythmes et d’intervalles variés, l’œuvre de Tomasi emprunte, à ses débuts, certaines tendances aux symphonistes français de l’entre-deux-siècles puis adopte une forme originale d’atonalité, confinant parfois à un ersatz de sérialisme. De sa dimension mélodique garante d’une liberté d’écriture et d’un refus farouche de tout système, se détachent trois figures principales, qu’il convient de mettre en regard avec les œuvres de son temps. Le premier type de figures dans le droit fil d’un courant issu du xixe siècle, privilégiant l’intégration de mélodies populaires – se retrouvent ainsi dans ses premiers poèmes symphoniques des airs aux contours diatoniques et aux carrures franches3 – ; le deuxième, l’incantation, composé de formules mélodiques itératives, renvoie très directement à l’œuvre de Jolivet4 – parmi ces figures émerge celle du lamento populaire – ; le dernier se retrouve principalement dans les concertos, il s’agit de cantilènes atonales d’ambitus restreint, liées précisément à l’expression intime du soliste, reliant le compositeur à une forme de modernité qui ne transige jamais sur la primauté accordée à l’élément mélodique.
Le chantre de la mélodie populaire
2L’emprunt ou la stylisation de mélodies populaires, particulièrement fréquent chez le Tomasi des années 1925-1955 le rapproche d’un large courant romantique, attaché au patrimoine traditionnel, qui commença dès 1830 avec Chopin et Glinka, avant de se répandre à travers toute l’Europe au xixe siècle. Les musiques à référence nationale ou régionale, incluant aussi les musiques « exotiques », issues de l’empire colonial, apparaissent massivement en France après la défaite de 1870 (d’Indy, Déodat de Séverac, Bordes, Ropartz, Saint-Saëns, etc.), lorsque s’il s’est agi de reconstruire une identité nationale ébranlée5. Les premières œuvres de Tomasi naviguent presque malgré elles, si l’on considère le tempérament politique du compositeur, dans le sillage de ce romantisme français tardif, ressuscitant les mélodies provinciales, poursuivant ainsi le triple objectif de revivifier la musique savante à la source du folklore, d’affirmer une proximité, fût-elle sur-jouée, avec le peuple contre le centralisme parisien et surtout de s’opposer par le diatonisme pur à l’abstraction croissante du matériau musical et aux tentations atonales qui poignent dans le dernier Liszt, chez Mahler, Wagner puis Schoenberg :
Plus l’art musical moderne se développe, plus il s’écarte du peuple, plus l’abîme s’approfondit entre le peuple et lui. […] L’art de la France, l’art autochtone, a toujours plongé ses racines dans la bonne terre, surtout les admirables, les exquises fleurs lyriques du sol, que sont les chants des provinces, des paysans. En revenant à l’inspiration de la chanson populaire qui fut son ancêtre, la musique française ne ferait que revenir à ses origines et retrouverait, à cette source, une nouvelle et féconde jeunesse6.
3Même Messiaen, sitôt rapatrié du Stalag de Silésie, prétendait s’enthousiasmer pour les chansons populaires, se mettant ainsi au diapason d’un régime valorisant le folklore de France7, alors que sa musique n’y fait guère référence explicitement :
Dans les vieilles chansons françaises, dans le folklore russe surtout, nous trouvons des mélodies remarquables. Retenons-les, pour les passer au prisme déformant de notre langage8.
4Tout indique toutefois dans le parcours musical et politique de Tomasi que cette affirmation identitaire a été sincère, en particulier lorsqu’elle emprunte au patrimoine corse et, plus rarement provençal. L’Île de Beauté est à la fois l’île des vacances de sa jeunesse et la patrie de ses aïeux, son père ayant été, selon Emmanuelle Mariini « l’un des premiers à collecter des chants traditionnels dont la transmission ne se faisait qu’oralement9 ». Les mélodies d’inspiration corse se retrouvent ainsi dans la musique symphonique : Cyrnos (1929), Vocero (1932), Divertimento Corsica (1951), dans la musique de chambre : Variations sur un thème corse (1925), Paghiella (1928) dans nombre de mélodies et de chants populaires arrangés et surtout dans l’opéra Sampiero Corso (1956), présenté comme le « climax des liens ineffables et indicibles qui unissaient le compositeur à sa terre10 ».
5Certaines œuvres comme le Divertimento Corsica pour trio d’anches et orchestre à cordes agglomèrent de multiples airs d’allure populaire qui relèvent principalement de deux types de figures mélodiques. Se succèdent ainsi des monodies méditatives en forme de mélopée hors-mètre aux hésitations majeures-mineures (ici do ou do dièse) typiques du chant cyrnéen :
6et des passages dansants, dans un vigoureux mode de fa sur mi, dynamisés par une métrique chaloupée digne d’un Bartók (2/4 + 3/8) :
7Dans les deux cas, l’abondance ornementale fait office de signal envoyé aux auditeurs métropolitains pour leur signifier la présente d’une mélodie populaire corse. Que ces mélodies soient originelles ou recomposées n’a ici guère d’importance ; il s’agit moins d’être authentique – le titre renvoie directement à quelque « légèreté » musicale – que de susciter chez l’auditeur un sentiment corse à partir de figures mélodiques et rythmiques suffisamment typées.
8L’attachement au traditions musicales corses est particulièrement impérieux pour Tomasi et s’exprime dès l’une de ses premières partitions symphoniques, Cyrnos, précédée d’une courte note à la tonalité très nationale pour ne pas dire nationaliste :
Cyrnos exprime les sentiments personnels de l’Artiste qui tressaille au souvenir de son pays. Il se laisse inspirer avec volupté par l’âme collective d’une race qui s’exalte avec sincérité du joyeux tumulte d’une tarentelle ou de la tristesse douloureuse d’un Vocero. Il se penche avec amour sur ces deux seuls berceaux, s’en empare et symbolise toute l’âme corse11.
9Toutes les topiques d’un romantisme du terroir y sont tangiblement exprimées, de la nostalgie de la patrie – ici en l’occurrence la patrie de son père –, à la glorification de « l’âme collective » du peuple corse, en passant aussi par la majuscule emphatique de « l’Artiste », rappelant qu’il appartient néanmoins au symphoniste instruit de son art de transcender la musique populaire et de l’élever à un rang supérieur. Adoubé par Florent Schmitt, qui voit dans Vocero « la conviction d’un Corse authentique12 » et loue dans Cyrnos « des idées originales, du souffle, un peu de ce lyrisme enfin, désormais si rare chez les jeunes13 », notre compositeur se positionne pour un temps au sein du courant national français, entre tradition orchestrale et exaltation régionale. Une même tournure populaire, quasi-primitive, habite Les Chants laotiens, que le très académique Émile Vuillermoz n’a pas manqué de louer, en l’opposant aux raffinements savants :
J’ai goûté dans l’orientalisme de Tomasi une spontanéité, une liberté et une personnalité infiniment plus précieuses que tout ce que peut nous livrer l’érudition et les traditions du style exotique14.
10Chez Tomasi, la mélodie populaire n’a pas pour unique fonction de revendiquer une identité quelconque, mais aspire à l’universalité, à partir d’un modèle spécifique. Nonobstant sa préface enflammée, cet idéal semble déjà en germe dans la première mélodie de Cyrnos, qui, loin d’exprimer les paysages folkloriques corses de manière exclusive et univoque, apparaît comme un véritable parangon de la mélodie populaire européenne passée au prisme symphonique :
11L’origine géographique de ce thème apparaît avec d’autant moins d’évidence qu’elle adopte un schéma commun à de nombreuses musiques savantes d’inspiration populaire (ou non) : diatonisme conjoint franchement affirmé (en mode de ré sur si), structure « ouverte », en quatre incises de quatre mesures chacune (A A’ A B)15, alternance entre repos conclusifs et repos suspensifs. La répétition de la première incise, accentuant le côté « rengaine », aboutit après la désinence à l’élargissement de l’ambitus et à la modulation attendue. Seul ici le rythme de tarentelle suggère l’origine méditerranéenne de l’extrait. Comme l’a remarqué ultérieurement Emmanuelle Mariini à propos de l’opéra Sampiero Corso qui reprend une partie importante du matériau thématique de Cyrnos, l’écriture mélodique affirme, dès les premiers opus du compositeur, une aspiration à l’universalité du chant populaire, qui paradoxalement prend appui sur une identité intime et revendiquée pour mieux la dépasser :
La musique traditionnelle se crée dans une circulation d’idées et d’échanges. Henri Tomasi – son fils voyait en lui un « citoyen du monde » – l’avait bien compris. Il s’inscrit dans la lignée de Bartók qui voulait démontrer par ses recherches que les chants populaires avaient tous des racines communes16.
12Le poète de l’âme corse devient rapidement le chantre de toutes les musiques populaires, honorant, entre autres, une Bretagne légendaire et mystérieuse dans le ballet Jabadao (1958), représentée derechef par des archétypes de la mélodie populaire. La première phrase mélodique, jouée aux cordes graves, adopte une structure voisine (a a’ b b’) autour d’un motif de cantique en mode de la. Quoique l’argument situe le ballet au fond des landes bretonnes, c’est bien le populaire qui est ici évoqué, par le truchement de la seule mélodie.
13Une preuve encore plus singulière des nombreuses connexions établies entre différents patrimoines populaires se situe dans le premier mouvement des Nuits de Provence (1951), un poème symphonique en cinq mouvements exaltant le folklore de son autre patrie. Dans ce cas précis, la stylisation de mélodie populaire vire au clin d’œil, lorsque la mélodie ainsi créée évoque, plus ou moins délibérément, une chanson célèbre. Évoquant la messe de minuit aux Baux de Provence, une anodine chanson dans le style provençal (jouée en canon par flûtes et hautbois puis piccolo et glockenspiel) ressemble, d’un peu trop près pour que ce soit fortuit, au fameux noël Il est né le divin enfant :
14Ce genre de pastiche glissé « sans en avoir l’air » au sein d’un environnement musical folklorisant assigne à cette rengaine bien connue une certaine dimension universaliste ; ce n’est plus seulement la Provence qui est honorée, mais la paysannerie traditionnelle dans son ensemble, ceci révélant un état d’esprit emblématique du néoclassicisme français de l’entre-deux-guerres17. Toutefois, son premier mérite, correspondant sans doute à l’effet recherché par le compositeur, est ici de flatter l’oreille du profane qui savoure avec bonheur une familiarité bien peu déguisée.
Figures de l’incantation
15Commune à de nombreuses sociétés extra-occidentales, la musique incantatoire est associée aux pratiques rituelles et permettant une communication entre les hommes et des forces occultes. « Plus près du parlé que du chanté18 » selon Gilbert Rouget, l’incantation est caractérisée par sa fonction magique et mystique, qui dépasse la raison et la pensée. Du point de vue musical, elle accorde « une grande importance à la répétition de formules19 », mélodiquement comprises dans un ambitus restreint, le plus souvent constituées d’une ornementation improvisée autour d’une ou plusieurs notes polaires. « Musique introvertie », elle illustre aussi une forme d’introspection pouvant « engendrer la fascination voire l’extase20 », c’est à dire être extériorisée sous forme de transe chez les autres pratiquants ou auditeurs présents.
16Comme Varèse et Jolivet, qui furent un temps les deux grands compositeurs de l’incantation, Tomasi a employé des figures mélodiques issues, dans son cas, des invocations envoûtantes de Corse, notamment celles du vocero. Dans sa partition éponyme, le compositeur explique qu’il s’agit d’un chant de lamentation, de « litanies passionnées » entonnées par les femmes « traversées de brûlants sentiments de vengeance », devant la dépouille d’un proche victime d’assassinat. Débutant lorsque « la voceratrice, une parente, colle son oreille à la bouche du mort comme pour prendre le mot d’ordre », le rituel tend vers la transe au fur et à mesure que « le rythme s’accélère [et] que le vertige saisit les pleureuses21 », finissant en une danse funèbre autour du cadavre. Le thème initial de Vocero manifeste, par sa courbe sinueuse, son ambitus réduit et ses petits intervalles chromatiques, une proximité essentielle avec la voix parlée. La mélodie, selon son acception première rappelée par Jacques Amblard, impose des intervalles faciles à chanter ou proches des inflexions de la voix naturelle :
Sans doute l’idée de mélodie semble-t-elle procéder surtout d’un investissement humain particulier, « vocal » de la ligne. […] La « contrainte vocale » à laquelle devrait, peut-être, se plier une mélodie, imposerait alors son caractère « volontiers conjoint »22.
17Bien qu’ancrée par les deux notes extrêmes dans une logique tonale en si majeur, l’incise initiale, doublée à la tierce majeure, illustre cet aspect conjoint et librement chromatique d’une voix éplorée, adoptant toutes les caractéristiques du lamento (mouvement descendant, lent et chromatique, dans l’ambitus de la voix humaine) :
18Figure mélodique parmi les plus anciennes, répandue à travers l’histoire de la musique, de Monteverdi à Ligeti, le lamento participe ici d’une dimension incantatoire, issue de la répétition, à l’identique ou par expansion itérative – c’est à dire centrée sur elle-même –, d’une expression de plainte collective qui devient absolument déchirante lorsque les doublures acides des cordes en accords de septième majeure avec tierce mineure (5e de 3) se substituent aux limpides tierces majeures. À nouveau, l’incantation confronte la modernité du procédé harmonique à l’atemporalité du mélos.
19Comme c’est le cas dans Vocero, de nombreuses mélodies incantatoires de Tomasi sont accompagnées par un balancement répété entre deux harmonies, suggérant l’obsédante frappe d’un tambour de galères au tout début de Tam-tam (1931) et au-dessous d’un thème incantatoire de Jabadao (de 7 à 11). L’ostinato pesant, que le compositeur affectionne particulièrement, est parfois une ancienne mélodie de premier plan qui devient l’accompagnement répétitif d’un autre élément. Par exemple, le thème tritonique des cloches à l’ouverture du premier mouvement des Nuits de Provence passe ensuite comme ostinato accompagnateur de la mélodie citée à l’exemple 4. Outre qu’ils incarnent une figure archétypique de l’écriture tomasienne, ces balancements symbolisent la transe, du moins selon son stéréotype occidental23, qui est censée simuler, par sa répétition monotone une perte de conscience temporelle. Par ailleurs, le couple incantation-transe, nourri de la puissance magique du chant mélodique, se retrouve dans un grand nombre de traditions populaires, le passage de l’un à l’autre s’effectuant généralement par intensification de la prégnance rythmique et accélération du tempo24.
20Nombreuses sont également les œuvres occidentales de la première moitié du xxe siècle à s’inspirer des pratiques rituelles. L’un des plus célèbres exemples se trouve au début du Sacre du printemps, lorsque la mélodie quasi-incantatoire du basson conduit irrémédiablement à la Danse des adolescentes et sa scansion aux accents irréguliers. Les figures de l’incantation renouvellent la dimension mélodique et légitiment sa conservation et sa prépondérance dans une partie de la musique française des années 1930-1950, comme une volonté de mettre la mélodie à l’abri de l’histoire :
Tout en n’ayant pas craint d’employer souvent les moyens d’expression les plus modernes, je suis resté un « mélodiste », car je persiste à croire que la mélodie est une des bases fondamentales de la musique25.
21On retrouve chez Messiaen, au moins jusqu’à la Turangalîla Symphonie (1948), cette même prééminence mélodique, qu’il revendique non sans emphase :
Primauté à la mélodie. Élément le plus noble de la musique, que la mélodie soit le but principal de nos recherches. Travaillons toujours mélodiquement ; le rythme restant souple et cédant le pas au développement mélodique, l’harmonie choisie étant la véritable, c’est-à-dire celle voulue par la mélodie et issue d’elle26.
22Quelques années plus tard, Jolivet affirme à son tour la primauté du mélos originel en déclarant doctement lors d’une conférence que « sans mélodie, il n’y a pas de musique27 ».
23L’écriture mélodique de Jolivet, fortement marquée par l’incantation, marque aussi un refus d’une certaine modernité ; à l’inverse de Varèse, Jolivet considérait la science avec une certaine méfiance, ce qui le liait aux milieux catholiques et anti-progressistes (Jacques Maritain, Teilhard de Chardin). Au milieu des années 1950, Tomasi fut à son tour sensibilisé aux thèses de Teilhard de Chardin par une jeune femme qui espérait conforter chez lui une foi bientôt chancelante28. D’autre part, la sacralité et l’universalité de la mélodie sont, pour Jolivet, un rempart, s’élevant face à une modernité qui assèche et désenchante :
La musique est un art sacré. […] Les motivations profondes qui ont amené la naissance de la musique et son développement, qui poussent les musiciens à employer le langage des sons, ont une origine sacrée : faire communiquer la vie de ce monde terrestre avec la vie universelle, la vie cosmique29.
24Cette conception est effectivement partagée par notre compositeur qui parle de la musique comme d’un « ordre surnaturel que rien dans l’ordre naturel ne saurait remplacer30 ». Le violoniste Devy Erlih, créateur du Concerto de Tomasi et par ailleurs gendre de Jolivet, raconte que le second lui enseignait l’harmonie en disant qu’il existe « un rapport d’attirance cosmique de certaines notes vis-à-vis d’autres31 ». Le parcours spirituel de Tomasi a été toutefois fort complexe et émaillé de brutaux revirements :
Le déroutant paradoxe de Tomasi est d’avoir été successivement indifférent au spirituel dans sa jeunesse, chantre de Dieu dans sa maturité, et contempteur de toute foi dans la dernière partie de sa vie. […] Mais au-delà de ses discours, le musicien avait un « instinct mystique » si bien chevillé au corps, qu’il continua jusqu’à la fin à écrire des pages où transparaissent les mystères de l’esprit32.
25Cet « instinct mystique » apparaît nettement dès ses premières œuvres, entrant en résonance tant avec les coutumes corses que les musiques issues de civilisations lointaines. Plus proche du panthéisme diffus de Jolivet que du mysticisme catholique de Messiaen, sa foi l’a presque conduit à entrer dans les ordres, à la faveur d’une crise conjugale et d’une déshérence liée à l’Occupation, avant qu’il ne se ravise au dernier moment, ayant eu connaissance de la naissance imminente de son fils33. Dès lors, l’irrationnel trop explicite s’estompe sans disparaître totalement, à partir des Fanfares liturgiques (1947), au profit d’une vision plus humaniste, centrée sur l’expression profonde des passions, exprimées non seulement à travers ses opéras Don Juan de Mañara et Sampiero Corso mais aussi dans ses nombreux concertos, sur lesquels nous reviendrons.
26Mais s’il est un domaine où le compositeur marseillais se distingue de ses deux confrères de Jeune France, c’est le point de vue rythmique. Au moins jusqu’aux années 1950, les mélodies symphoniques de Tomasi rassurent par leur épaisse assise binaire ou ternaire, qui renforce la pulsation, au prix cependant d’une certaine raideur que l’orchestration raffinée parvient le plus souvent à faire oublier. Tandis que Messiaen, sous l’influence du chant grégorien et des rythmes hindous, diversifie les rythmes et invente les valeurs ajoutées, tandis que Jolivet multiplie les irrationnelles et les liaisons sur les temps forts pour assouplir ses mélodies, Tomasi reste fidèle à une métrique plus ou moins classique, qui est aussi celle de la danse, et dans laquelle se coule avec succès sa mélodie populaire. C’est aussi pour cette raison que le couple incantation-transe se retrouve aussi fréquemment dans sa musique, les formules incantatoires aboutissant souvent à une section fortement pulsée, simulant la transe. Dans Tam-tam, poème symphonique où se mélangent de nombreuses influences exotiques, africaines mais aussi extrême-orientales, un appel incantatoire à la petite clarinette, répété à trois reprises, précède une danse frénétique et tribale, construite sur boucle dans le grave :
27Au-delà des figures propres de l’incantation, les emprunts aux musiques exotiques, particulièrement nombreux à l’époque, des Chansons madécasses de Ravel à la Rhapsodie nègre de Poulenc, du Livre de la jungle de Kœchlin aux Sept Haïkaï de Messiaen, illustrent une tendance à l’affaiblissement du sujet face au collectif que symbolise justement la mélodie, point de rencontre favori entre le folklore, qu’il soit réel ou imaginaire, et le musicien occidental :
28Cette orientation de la musique n’est-elle pas une manifestation du besoin de rendre au concept de masse sa sève originelle : la conscience unanimiste et la sensibilité du groupe conservées par les sociétés statiques dites (par nous) primitives ? La musique veut puiser plus directement aux sources de l’inconscient collectif. Et ce qui la sauve de l’abâtardissement par individualisation outrée, c’est la redécouverte du psychisme collectif34.
29La dimension collective des mélodies incantatoires – guidées par le chamane mais souvent reprises par tous, opposée implicitement par Jolivet à l’avant-garde atonale de son époque (l’article est paru en 1953) –, se retrouve chez Messiaen, bien au-delà des œuvres dont le titre y fait allusion, à travers le choix de modèles anonymes et intemporels : rythmes hindous, plain-chant, modes anciens, chants d’oiseaux. Elle ne saurait avoir échappé à Tomasi au vu de la longue liste des compositions influencées par un Orient méditerranéen ou plus lointain : Tam-tam, Deux Danses cambodgiennes (1934), Jeux de Geishas (1936), Caravanes (1938), Féerie laotienne (1939), avant que le message politique et humaniste prenne le pas sur le folklore dans Retour à Tipasa (1966), dans la Symphonie du Tiers-Monde (1968) et surtout dans le Chant pour le Viêt-Nam (1968). À la fin de cette partition, écrite en soutien à la lutte du peuple vietnamien, le violon solo, accompagné seulement de quelques percussions extrême-orientales, chante une longue mélodie pentatonique, imploration naïve et ténue après dix minutes de déchaînement symphonique. Une impression de sinistre dénuement et de poésie intemporelle s’en détache, Tomasi offrant ainsi au principe de mélodie une remarquable métaphore que l’on peut traduire ainsi : lorsque tout est détruit, lorsque les forces belliqueuses ont répandu la haine, seul reste alors le mélos rédempteur, indéfectiblement attaché à la sensibilité universelle de l’homme. En cela, l’œuvre se rapproche de la Symphonie n° 3 « Liturgique » (1946) d’Honegger, qui illustre de la même manière le dénuement après le passage de la barbarie nazie.
Vers la cantilène
30Dans les œuvres de l’après-guerre apparaissent de nouvelles figures mélodiques, étirant les lignes hors des intervalles diatoniques, s’échappant de la polarité tonale-modale et diversifiant les valeurs rythmiques. Il ne s’agit donc plus d’une voix parlée ou chantonnée, d’une ritournelle facile ou d’une litanie mortuaire psalmodiée par le collectif, mais du chant passionné de l’homme, en tant qu’individu sensible, qui s’exprime par le truchement de l’instrument soliste. La longue période d’écriture des concertos35, genre favori du Tomasi de l’après-guerre, dont certains (celui de saxophone ou de trompette) constituent le répertoire fétiche des interprètes, est intimement liée à l’émergence d’une figure mélodique de cantilène, désignant, selon Jean-Claire Vançon, un type d’écriture « au profil disjoint et irrationnel36 », caractérisé par une faible prégnance métrique et une rythmique souple37. Le musicologue distingue la vocalise de la cantilène en ce que la première serait fortement polarisée et l’autre plus librement atonale. Cette distinction paraît moins déterminante dans le cas de la musique de Tomasi, une même incise linéaire glissant aisément de l’un à l’autre.
31Entre le Concerto en fa pour flûte (1944), peu joué de nos jours, et le Concerto pour contrebasse (1970), opus ultimum du compositeur, se produit une mutation stylistique à propos de laquelle Tomasi s’est expliqué :
J’en arrive à un tournant de ma vie musicale où je sombre dans l’inquiétude. Il faut que je me renouvelle, car l’Art est un mouvement évolutif, et faire du sur-place c’est la mort. En ce moment je liquide un passé musical où j’ai déjà tout épuisé38.
32Ce propos intervenant quelques temps après la création de l’opéra Sampiero Corso, la liquidation annoncée s’adresse à tout ce que sa musique contenait d’influences populaires. Assez logiquement, l’écriture harmonique semble moins affectée que la mélodie, Tomasi renforçant simplement la densité des accords qu’il affectionnait déjà : les agrégats de quartes des premières mesures du Concerto de printemps pour flûte (1965) renvoient aux accords de quintes et quintes diminuées – également présents dans la suite de la partition – issues des premières mesures des Noces de cendres (1952) ou de Jabadao ; la superposition renversée de deux accords parfaits mineurs à intervalles de seconde du premier mouvement du Concerto pour violon (1962) provient du balancement de septièmes d’espèce au début de Tam-tam ou des mélodies d’accords en septièmes majeures et tierces mineures de Vocero. En revanche, la texture mélodique du Concerto pour violon offre, parmi de nombreux exemples similaires, une souplesse nouvelle, une liberté de contour et d’intervalles, inexplorée jusqu’alors comme si la voix puissance du « citoyen du monde39 », affranchie des frontières culturelles et identitaires triomphait des travers mystiques et identitaires vécus par le compositeur. Cette nouvelle structure intervallique emprunte notamment au sérialisme son principe de non-répétition des sons, sans que jamais le système ne l’emporte toutefois sur l’intuition créatrice. Si Tomasi s’astreint ici à une exploration plus large des notes du système tempéré, jamais il ne refuse la répétition d’un son lorsqu’elle lui semble impérieuse. À l’instar de nombreux compositeurs situés en marge des avant-gardes, lui-même a rappelé avec détermination son « horreur des systèmes et du sectarisme », reléguant le sérialisme à un mode particulier qu’il reconnaît employer « occasionnellement, aux moments qu[‘il] estime propices40 ».
33La première intervention du violon dans le Concerto peut être qualifié de vocalise : elle parcourt presque toute l’étendue de sa tessiture, hormis l’extrême aigu, comme une « mise en voix » fictive de l’instrument, principe plutôt classique que Tomasi introduit également dans son Concerto de printemps, à la mélodie plus compacte, et surtout dans son Concerto pour trombone (1957), introduit par une longue méditation du soliste de même facture que celle du Concerto pour violon. Cette dernière, sur laquelle il convient de s’attarder, se compose de deux sections, l’une disjointe et atonale, l’autre polaire et conjointe, proche de ce que Vançon nomme vocalise et que l’on trouve, chez Jolivet (deuxième mouvement de la Première symphonie, m. 5-10) et même chez Dutilleux (thème de Métaboles, m. 1 à 8) :
34Les onze premières notes sont exposées dans la zone atonale sans répétition aucune à travers une longue succession de sauts ascendants, entrecoupée d’une pause descendante et conjointe, suivie d’un arrêt sur le point culminant avant une descente en quintes. La « série » ainsi formée partage avec celle du Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg ses cinq premières notes ascendantes, dans un ordre légèrement brouillé. La seule note manquante, le si, s’avère être le pôle final de la mélodie, autour duquel s’enroulent les dernières notes. Proche des mélodies incantatoires de Jolivet, cette vocalise synthétise deux forces opposées qui habitent l’œuvre de Tomasi après 1945 : celle de l’élan lyrique hors-mètre et hors-ton, et celle du mouvement conjoint associé à une forte pulsation et à un net renforcement de la polarité.
35Cette cadence initiale amorce une partie du matériau mélodique traité dans toute l’œuvre, conservant toujours l’opposition entre sections polaires et sections éclatées. Ce qui fait office de second thème adopte peu ou prou la même dichotomie, une section procédant par expansion itérative autour d’un pôle (sol), suivie d’une autre, modulant sur ré dièse au profil bien plus disjoint :
36Observons également, par rapport aux œuvres plus anciennes, que la composante rythmique se trouve enrichie de nombreuses valeurs (sept différentes dans la première mélodie et six dans la seconde) et de variations de mètre absolument nouvelles (entre le rubato des deux mélodies et le changement d’indication à chaque mesure de la seconde), tendant à assouplir le mélos. Ce rythme fuyant renvoie à l’expression de la voix intime de l’homme, celle qui ne supporte aucun carcan, ni celui du sérialisme, ni celui de la métrique classique et de ses carrures binaires.
37La mélodie demeure un principe constant chez Tomasi, elle coule sans retenue dans toute son œuvre, le compositeur préférant risquer la généreuse multiplication de ses formes – à l’image de la luxuriance mélodique de Tam-tam – que la sécheresse de son absence. Les figures populaires occupent une place de choix ; apparues dès les premières œuvres, elles se raréfient petit à petit après 1955, lorsque la manifestation identitaire corso-provençale ne lui apparaît plus nécessaire, mais lorsque se dessine une vague avant-gardiste qui affleure parfois le langage orchestral de Tomasi sans jamais le submerger. L’étude des figures mélodiques permet enfin de mieux situer le compositeur en son temps, entre ses emprunts aux traditions passées, en particulier au lamento corse, via le second romantisme français, et ses relations avec les contemporains, notamment Jolivet dont il ne fut à l’époque guère proche, mais avec lequel on relève a posteriori de nombreuses convergences, notamment concernant la place centrale du mélos et l’intérêt pour les musiques incantatoires. Ce qui réunit ces deux compositeurs avant toute chose, c’est l’humanisme, cette expression des passions de l’être à travers, entre autres, le langage mélodique. Devy Erlih, véritable trait d’union entre eux, concevait le Concerto qu’il a eu l’honneur de créer comme « un personnage, un être vivant, humain, avec ses côtés ombre et soleil, avec tout ce qui fait un individu, et cet individu particulier qu’était Henri Tomasi41 ».
Notes de bas de page
1 Cité dans Michel Solis, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, Ajaccio, Albiana, 2008, p. 3. Cet ouvrage biographique, écrit sous pseudonyme par le fils du compositeur, constitue la principale référence publiée à ce jour.
2 Edgard Varèse, Écrits, Paris, Christian Bourgois, 1983, p. 41.
3 Louée alors par de nombreuses voix éminentes (Schmitt, Le Flem, Vuillermoz, etc.), l’œuvre de Tomasi fut décrite dans La Revue musicale comme « classique » et « descriptive », l’auteur de l’article espérant qu’elle pût « servir de base à une nouvelle conception esthétique ». Henri Classens, « Henri Tomasi », La Revue musicale, n° 168, septembre-octobre 1938, p. 253.
4 Nous nous appuierons notamment sur les travaux de Jean-Claire Vançon concernant l’écriture mélodique chez André Jolivet, dont la typologie de lignes qu’il a ainsi établie se trouve parfaitement applicable à notre objet d’étude. Jean-Claire Vançon, André Jolivet, Paris, Bleu nuit, 2007.
5 François Porcile, La belle époque de la musique française, Paris, Fayard, 1999, p. 284-285.
6 Joseph Canteloube, Les Chants des provinces françaises, Paris, Didier, 1947, p. 60, cité par Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, Paris, Seuil, 1999, p. 180.
7 « Et si, pendant, l’Occupation, les pièces sélectionnées pour être exécutées lors de prestigieuses représentations avaient une qualité esthétique commune, c’était de parvenir à engager un dialogue musical avec le passé. Dans chacune de ces œuvres, les différents aspects du passé musical de la France sont présents sous forme de citations, de références stylistiques. » Leslie Sprout, « Les commandes de Vichy », Myriam Chimènes (dir.), La Vie musicale sous Vichy, Paris, Complexe, 2001, p. 167.
8 Olivier Messiaen, Technique de mon langage musical, Paris, Leduc, 1944, p. 4.
9 Emmanuelle Mariini, « L’influence de la musique traditionnelle corse dans l’esthétique d’Henri Tomasi », Sampiero Corso, Arles, Actes Sud, 2005, p. 23.
10 Ibid., p. 23.
11 Henri Tomasi, Préface de Cyrnos, Paris, Lemoine, 1930, s. p.
12 Florent Schmitt, « Le Temps », 1933, cité par Michel Solis, op. cit., p. 28.
13 Ibid., p. 25.
14 Émile Vuillermoz, Excelsior, 19 mars 1934, cité par Henri Classens, « Henri Tomasi », op. cit., p. 249-250.
15 Par essence, cette forme mélodique (a a’ a b) est ouverte sur la matière musicale alors que la structure isomorphe de la danse corse (a b b a’), dans le finale du Divertimento Corsica, referme symboliquement le thème au sein d’un monde clos.
16 Emmanuelle Mariini, op. cit., p. 26.
17 Michel Faure, L’Influence de la société sur la musique, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 186-187. Dès son premier ouvrage sur le néoclassicisme (Du Néoclassicisme musical dans la France du premier xxe siècle, Paris, Klincksieck, 1997), l’auteur montre l’appétit des compositeurs de ce mouvement pour la citation de chansons populaires, corollaire d’une fidélité au patrimoine national et d’un rapprochement spécieux entre le peuple et les élites. Bien que ce cas demeure marginal dans la production de Tomasi, on ne peut exclure un certain atavisme « entre-deux-guerres » chez un compositeur aux idées politiques pourtant opposées à celles de Poulenc, Milhaud, Stravinski, etc.
18 Gilbert Rouget, La Musique et la Transe, Paris, Gallimard, 1990, p. 252.
19 Gérard Moindrot, Approches symboliques de la musique d’André Jolivet, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 47.
20 Ibid., p. 70.
21 Henri Tomasi, Préface de Vocero, Paris, Lemoine, 1933, s. p.
22 Jacques Amblard, Pascal Dusapin, l’intonation ou le secret, Paris, Musica Falsa, 2002, p. 97.
23 Cf. Gilbert Rouget, op. cit., p. 550. Après avoir étudié nombre de musiques chamaniques dans diverses cultures, l’auteur montre ici que l’accompagnement du chant incantatoire par un ostinato monotone du tambour est un stéréotype erroné de la transe, mais abondamment véhiculé dans l’imaginaire des Occidentaux. Bien souvent, le tambour, quand il est présent, a « pour fonction essentielle de soutenir le chant, de marquer le rythme qui est le grand appui de la danse et de dramatiser l’action ou de la ponctuer ».
24 Cf. ibid., p. 170-171.
25 Henri Tomasi, « Pour un théâtre lyrique qui ne soit pas déraciné », Sampiero Corso, op. cit., p. 52.
26 Olivier Messiaen, op. cit., p. 23.
27 André Jolivet, Écrits, Sampzon, Delatour, 2006, p. 213.
28 Michel Solis, op. cit., p. 70.
29 André Jolivet, op. cit., p. 425.
30 Michel Solis, op. cit., p. 51.
31 Cité dans ibid., p. 52.
32 Ibid., p. 52.
33 Ibid., p. 40-43.
34 André Jolivet, op. cit., p. 229. L’auteur souligne.
35 Stricto sensu, on dénombre quatorze partitions portant le titre de « concerto » pour autant d’instruments différents, soit l’un des corpus les plus importants du xxe siècle, à quelques opus de celui d’Hindemith et de Milhaud, ce dernier ayant honoré plusieurs fois le même instrument.
36 Jean-Claire Vançon, André Jolivet, Paris, Bleu nuit, 2006, p. 28.
37 Ibid., p. 166. Bien que les termes définis par Vançon soient appliqués à la musique de Jolivet, nous pensons ici qu’ils peuvent parfaitement décrire celle de Tomasi.
38 Michel Solis, op. cit., p. 85.
39 Ibid., p. 117.
40 Ibid., p. 93.
41 Devy Erlih, cité dans Michel Solis, op. cit., p. 149.
Auteur
Aix-Marseille Université
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