L’univers musical d’Henri Tomasi
Entre influences et singularité stylistiques
p. 59-70
Texte intégral
1Défini comme un « compositeur de la synthèse1 » par Éric Tanguy2, il est vrai que Tomasi laisse derrière lui un corpus esthétiquement et stylistiquement singulier : le Méditerranéen puise en effet dans de nombreux styles du xxe siècle – styles qu’il maîtrise parfaitement grâce à son activité de chef d’orchestre – afin d’alimenter son discours personnel. Ce positionnement est atypique au xxe siècle, un siècle où la création et l’innovation se sont vues amalgamées par les musicographes et les compositeurs eux-mêmes. Tomasi, créateur et non innovateur, s’est ainsi vu décrié par une partie de la critique de son temps, notamment car il n’était pas aligné sur l’esthétique dominante après la Seconde Guerre mondiale. En préambule à notre propos sur Tomasi, nous proposons donc une réflexion esthétique visant à décomplexer l’approche du corpus tomasien.
D’un point de vue esthétique
2En premier lieu, distinguons esthétique et style. Par analogie, l’esthétique c’est la langue de l’artiste : par exemple, « les musiciens classiques parlent la même langue3 », et c’est après une période de maturation qu’à l’intérieur d’une même langue, le style d’un musicien deviendra personnel. Le xxe siècle fut le siècle de la vitesse, d’une accélération fulgurante de la technique et des arts, à tel point que la création ne fut envisagée qu’en termes d’innovation. Déjà Toulouse-Lautrec s’interrogeait en son temps sur la pertinence d’un tel positionnement.
En ces temps il y a beaucoup d’artistes qui font quelque chose parce qu’elle est neuve ; ils voient leur valeur et leur justification dans la nouveauté. Ils se trompent ; la nouveauté est rarement l’essentiel4.
3Souvent, le créateur – et non l’innovateur – est accusé de « faire comme ». Ce réflexe primaire de l’auditeur est finement explicité par Émile Goué5 dans son Cours d’esthétique musicale.
J’insiste sur la question des réminiscences, parce que cette accusation a été portée contre tous les compositeurs quels qu’ils soient. Wagner fut accusé de faire du Meyerbeer, Bizet, du Wagner. C’est du reste évident : ou bien l’œuvre est déclarée incompréhensible, parce que ne se rattachant à rien de connu (le chat sur le clavier) – ou bien c’est une réminiscence. Il faut en passer par là car « l’amateur moyen » juge une œuvre nouvelle en la comparant d’instinct avec ce qu’il connaît déjà. Ce qu’un vrai musicien nommera non point réminiscence mais, si l’on veut, « air de famille », c’est tout simplement la constatation du fait que deux musiciens appartiennent à la même École6.
4Survient alors la question du style. Ce qui est plus compliqué dans le cas de Tomasi, c’est que ce dernier n’appartient pas à une École en particulier, mais précisément que chacune de ces œuvres peut se revendiquer d’une École différente, ou de plusieurs dans des proportions différentes.
5Le style, en revanche, dépend de la personnalité du compositeur. « Le style, c’est faire souvent quelque chose de rare7 » nous dit à ce propos Jean-Marc Chouvel. C’est une définition antithétique tout à fait intéressante, qui insiste sur ce qui peut apparaître singulier dans une œuvre, permettant à l’oreille de la distinguer du style d’un autre compositeur. Par analogie, Chouvel s’appuie sur l’écriture pour appuyer son propos. Si l’on reprend les exemples graphologiques de Chouvel et que l’on applique ce modèle à Tomasi, on obtient une combinaison tout à fait inédite : selon les œuvres, Tomasi emploie une langue différente (prenons pour exemple comparatif Maurice Ravel : ce dernier a parlé la même langue toute sa vie, même si celle-ci a évolué, à l’exception d’une seule œuvre où il s’est plus ou moins essayé à une autre, celle de Schoenberg, avec les Trois Poèmes de Mallarmé). Mais au sein des différentes langues qu’il utilise, le style lui est propre :
Je t’aime - Ich liebe dich - I love you - Te quiero
6Ce postulat étant admis, vient alors le problème de la réception esthétique d’un tel corpus dans une période intrinsèquement liée à la notion d’innovation. Tomasi n’invente pas sa propre langue comme un Schoenberg en son temps ou un Boulez, il utilise des langues déjà existantes et reconnaissables du public, ce dont d’ailleurs il était parfaitement conscient et fier : « Les snobs, les esthètes en chambre ne m’intéressent pas. J’écris pour le grand public8 ».
7On a ainsi souvent reproché à Tomasi de redire ce qui avait déjà été dit ; pire encore, il s’est vu farouchement attaqué par l’avant-garde de son temps, lui reprochant le « combat d’arrière-garde9 » qu’il menait. Esthétiquement, l’art musical a un rôle déterminant à jouer vis-à-vis de son époque : ainsi, pour de nombreux philosophes et musicographes comme Émile Vuillermoz, la musique est une « création du monde au second degré10 ». Selon cette conception, Tomasi ne ferait donc que redire l’état du monde rappelé par la langue qu’il utilise selon ses œuvres, justifiant la défiance d’une grande partie du monde musical de son temps face à son œuvre. Certes, le rôle de la musique et de l’Art peut se situer à ce niveau : mais deux réflexions antagonistes peuvent en émerger. Soit comme Vuillermoz, on pense que l’Art reflète le Monde, soit comme Jung, on considère qu’un artiste n’a pas à représenter son temps, et qu’il doit au contraire le compenser. « Quant à dire qu’un artiste “doit” représenter son temps, voilà encore une galéjade. Quel temps ? Celui de la violence, des fanatismes, du profit11 ? » nous dit Louis-Noël Belaubre12 à ce sujet. Cela ne signifie pas que la musique de Tomasi soit « sereine » : Tomasi quant à lui exprimera ses tourments intérieurs, différents selon les périodes de sa vie, mais au sein de langages ne reflétant pas « son temps », du moins pour une partie du monde musical.
8Dans tous les cas, la musique adopte un positionnement vis-à-vis de ce paramètre : mais l’un ne saurait avoir la primeur sur l’autre – ce que l’Histoire de la musique a déjà maintes fois démontré.
9La problématique de la réception de l’œuvre tomasienne se trouve placée dans un contexte de modernité à tout prix, ce dernier assumant de plus la rupture qu’il effectue entre l’avant-garde de l’époque – les « snobs » – et le « grand public ». De nombreux compositeurs ont vécu et souffert de cette impitoyable guerre de tranchées, notamment Belaubre.
Comment avez-vous vécu ce basculement du sens du mot « contemporain » ? Et en fait, comment avez-vous perçu cette période et l’avènement du sérialisme ?
LNB : J’ai assisté dans les années cinquante à la prise de pouvoir du milieu musical par une poignée d’arrogants apprentis dictateurs. Ils n’ont d’ailleurs jamais permis à personne de proposer objectivement une alternative. On peut par contre juger sévèrement leur conduite irrespectueuse.
Vous pensez que cela a joué contre vous ?
LNB : Cet état de fait a joué contre moi, mais aussi contre la culture musicale en général. Il a creusé le fossé entre le public et les compositeurs. Il continue à jeter la confusion dans l’appréciation de la musique de notre temps et à renvoyer les mélomanes vers la musique classique, ce qui serait une bonne chose si cela n’était une catastrophe pour les compositeurs vivants non alignés13.
10Pour Serge Baudo, Tomasi est un « artiste qui ne tient pas compte – qui ne tient jamais compte – des modes, des clans, ceux, en l’occurrence de la musique “contemporaine”14 ». Pour achever ce préambule esthétique, ayant pour objectif de nous permettre de réfléchir librement sur les influences et la singularité du style tomasien, nous citerons enfin Charles Koechlin qui portait en 1936 un regard on ne peut plus juste sur la nouveauté et la modernité.
Quant à la modernité, ce n’est encore que façon illusoire d’être nouveau. Il est nécessaire de distinguer nouveau avec moderne. Dans une œuvre paraissant moderne et qui s’affirme « à la page », cet aujourd’hui devient très vite d’hier, et désuet, précisément s’il n’est qu’à la mode, s’il ne s’y trouve que système, formule, conformisme, modernisme voulu, factice. Ainsi dirions-nous de tant de « dynamismes » au goût du jour, quand ils ne sont pas soutenus par des idées musicales qui en valent la peine. On peut rester traditionnel, au moins dans une certaine mesure, je veux dire ne faire que continuer (librement) la courbe amorcée par la Tradition, sans soumettre cette courbe à aucune discontinuité, à aucun point de rebroussement ; on peut, en se bornant à ce rôle en apparence modeste, laisser quand même des œuvres admirables et nouvelles (J.-S. Bach)15.
11On ne peut qu’apprécier le sens dramatique avec lequel Koechlin laisse négligemment tomber le nom de Bach pour illustrer son propos, qui plus est entre parenthèses… Concernant Tomasi, nul doute que la qualité de son écriture musicale le fait tomber dans cette considération, et nous n’aurions aucun scrupule à remplacer le nom de Bach par le sien dans cette juste réflexion de Koechlin.
Le style tomasien
12Au sein d’œuvres esthétiquement marquées, différents élément stylistiques sont appréhendables comme révélateurs du style tomasien, en forgeant un style « à la patte si personnelle16 » comme disait Tanguy. Si le style c’est faire souvent quelque chose de rare, nous avons donc essayé de répertorier les « raretés récurrentes » du corpus tomasien.
13La première chose que l’on est tenté d’étudier lorsqu’on se penche sur l’œuvre de Tomasi, c’est cette question de l’air de famille, évoqué précédemment. Or, ce qui est frappant, c’est que jamais Tomasi ne se livre à ce que l’on pourrait appeler des « réminiscences coupables » : si Tomasi revendique un certain « air de famille » dans son œuvre, il n’a jamais recours à l’emprunt ou à la citation explicite : à défaut d’être un pur innovateur, c’est véritablement un créateur. Paradoxalement, de vrais innovateurs vont se livrer à de tels emprunts : pensons à la cadence du « Colin-Maillard » de Satie (Sports & Divertissements, 1914) empruntée par Milhaud quelques années plus tard pour clore son Catalogue de fleurs (1920).
Un style français
14En regardant l’ensemble du corpus tomasien, la première caractéristique stylistique d’ensemble qui semble se dégager peut paraître évidente mais doit être exposée : ses œuvres répondent toutes de ce qu’il est convenu d’appeler le style français, ainsi qu’ont pu le définir Milhaud, et d’autres.
Les caractéristiques de la musique française doivent se chercher dans une certaine clarté, une sobriété, une aisance, une mesure dans le romantisme et un souci des proportions, du dessin et de la construction d’une œuvre, dans un désir de s’exprimer avec netteté, simplicité et concision17.
15Le témoignage de celui qui fut son collaborateur et ami, l’écrivain Vercors, confirme que Tomasi avait fait sien ce postulat esthétique.
Et dans la conception qu’il me disait de mon art, je reconnaissais ce qui me guidait dans le mien : le même goût pour la clarté, pour la mesure, la même application à un travail châtié18.
16De tous les langages que Tomasi a su intégrer pour fonder son idiome personnel, un premier facteur d’unicité se dégage donc : Tomasi reste fidèle aux conceptions de l’art français tel que l’ont envisagé et pratiqué ses aînés, comme Milhaud ou Ravel.
Exotisme
17Mais si Tomasi est un musicien profondément français, il est avant toute chose un humaniste : ainsi ses sources d’inspiration sont-elles exceptionnellement tournées vers le vaste monde. Un rapide recensement démontre cet état de fait : sur environ 130 œuvres de son corpus, une trentaine fait référence à une forme d’exotisme : Chants laotiens, Poèmes tahitiens, Pastorale Inca, etc. (ce qui ferait environ 23 % de son œuvre) ; comparativement, dix-sept évoquent la Provence et vingt et une la Corse (environ 15 %) : Variations sur un thème corse, Pastorales provençales, Sinfonietta provençale, etc. Précisons toutefois que certaines des œuvres « exotiques » de Tomasi furent composées sans enthousiasme pour des raisons alimentaires, expliquées dans l’ouvrage de Michel Solis. Mais en définitive, stylistiquement parlant, Tomasi rejoint ainsi le point de vue de Ravel sur la question, lorsque celui-ci s’exprimait sur le « Blues » de sa Sonate pour violon et piano : un Français reste un Français, même s’il intègre des éléments d’origines diverses pour s’exprimer19. Ce goût pour l’exotisme est paradoxalement une caractéristique du style des auteurs français les plus importants de la première moitié du xxe siècle.
Lyrisme
18Entrons à présent dans les détails. Le premier élément stylistique majeur que nous avons retenu, c’est le lyrisme de Tomasi. Quel que soit le langage musical qu’il adopte, Tomasi ne sacrifie jamais une ligne mélodique chantante, ainsi que Milhaud a pu la définir en parlant par ailleurs de la polytonalité et de l’atonalité.
Ce qui fait vivre une œuvre, ce qui la rend vraie ne sera jamais son caractère, polytonal ou atonal, mais plutôt sa mélodie essentielle. Voilà la source de son véritable pouvoir, car elle vient directement du cœur du musicien20.
19Toutes les œuvres de Tomasi sont emplies de cette « mélodie essentielle », et son don mélodique fut unanimement reconnu de son vivant, même par le critique à la dent dure Émile Vuillermoz qui le qualifia de « remarquablement doué pour la composition lyrique21 ». Ce lyrisme extraordinaire, Tomasi ne le cantonne pas à la composition purement vocale mais l’étend à tout son répertoire. Il privilégie ainsi très largement les intervalles conjoints ou les mouvements d’arpèges : par la suite, un décompte plus poussé pourrait être entrepris, mais dans le cadre de ce bref article, nous nous sommes contentés d’observer la construction intervallique des chiffres 1 à 5 du 3e mouvement du Concerto pour trompette, suffisamment volubile pour étayer notre propos. Le constat y est sans appel : 40 secondes, 21 tierces, 1 octave, 1 quarte, 1 septième. Le premier chiffre du 1er mouvement quant à lui débute par 29 secondes, 28 tierces, 16 quintes, 8 quartes, 1 septième, 1 octave. Bien sûr, cet échantillonnage seul n’a pas valeur de preuve, mais il rend compte de l’intuition que nous avons eue en nous plongeant dans l’ensemble de l’œuvre tomasienne. Pas de preuve donc, d’autant que l’intervalle le plus significatif du style tomasien n’y figure pas : le triton, sur lequel nous allons à présent nous arrêter.
Triton
20Un élément stylistique caractéristique de Tomasi, c’est son goût particulièrement prononcé pour le triton, que ce soit d’un point de vue intervallique ou harmonique. Sans même regarder son corpus, un fait historique souligne cette évidence.
En 1932, un premier signe de sa notoriété était apparu dans sa participation au comité actif de « Triton, société de musique contemporaine », aux côtés de Henry Barraud, Marcel Delannoy, Claude Delvincourt, Pierre-Octave Ferroud, Jean Françaix, Jacques Ibert, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Jean Rivier […]. Cette pléiade de musiciens était placée sous l’égide d’un formidable comité d’honneur : Ravel, Roussel, Schmitt, Stravinski, Casella, Enesco, de Falla, Schoenberg […]. C’est Tomasi lui-même qui avait proposé le nom de « Triton » dont le triple sens lui plaisait : divinité de la mer, intervalle musical considéré comme « diabolique » et sorte de salamandre22.
21Si les contemporains de Tomasi ont validé ce nom, c’est également parce que ce fameux triton fait partie des moyens d’expression caractéristiques de cette époque. Mais il faut bien reconnaître que cet idiome prend des proportions tout à fait saisissantes dans le cas de l’œuvre tomasienne, ce dernier structurant une importante partie de son discours grâce à l’entité tritonique. Comparons : Goué, un compositeur contemporain de Tomasi, intègre occasionnellement cet intervalle et dans des moments particulièrement expressifs. Ainsi la modulation amenant la réexposition finale du thème de la Fugue de son Prélude, Choral et Fugue (1943) est-elle conçue intégralement sur le rapport de triton. Installé dans le ton de mi, Goué souhaite ramener la tonalité de la : rien de plus simple dans le système tonal classique. Goué quant à lui va réaliser une marche où vont alterner les progressions classiques, par exemple fa→do, si→mi→la, avec des progressions bâties à distance de triton, par exemple do→fa dièse, do dièse→sol, ré dièse→la, et ce à part égale. Cela donne le sentiment d’une marche harmonique traditionnelle complètement rénovée23.
22Chez Tomasi, on trouve cet usage du triton également dans un moment terminal, la cadence du 1er mouvement de son Concerto pour trompette (1948). Ainsi qu’on peut l’observer (exemple 1), Tomasi achève le mouvement en l’auréolant de mystère en faisant se succéder harmoniquement deux accords à distance de triton, puis en concluant par un polyaccord si bémol majeur sur mi majeur, tandis que la ligne mélodique évoque la gamme par tons en partant de la note mi pour arriver sur un la dièse, à nouveau le fameux triton. Le polyaccord devient alors la synthèse harmonique de cet ultime cheminement mélodique.
23Mais cette utilisation du triton ne s’arrête pas là, ce qui en fait un élément structurant voire générateur tout à fait caractéristique du style tomasien, en particulier dans le Concerto pour trompette : au chiffre 3 du deuxième mouvement, on rencontre la superposition fa dièse majeur sur do majeur (opposition touches blanches/touches noires du clavier, qui n’est pas sans rappeler Debussy, Ravel ou Stravinski24) (exemple 2) ; ce même mouvement se termine par l’intervalle de triton énoncé par la trompette, et semble trouver là sa seule justification mélodico-harmonique ; le troisième mouvement débute par une succession de rapports de triton entre les voix (exemple 3) ; etc.
24Les exemples foisonnent, nous n’en proposerons que quelques uns : la « Havanaise » (exemple 4) et la « Danse bolivienne » de la Suite pour trois trompettes (1963), le Coin de Claudinet (1948), la Symphonie du Tiers-Monde (1968), ou encore Retour à Tipasa (1966) où il s’agit du premier intervalle de poids entendu, répété en ostinato, asseyant ainsi la tension intrinsèque de l’œuvre.
25On s’aperçoit que dans tous ces cas, le triton est disposé de manière à surprendre l’auditeur dans sa perception d’une ligne mélodique extrêmement lyrique. L’intervalle de triton est probablement l’élément modernisant par excellence pour Tomasi, renouvelant ainsi l’aspect de ses mélodies on ne peut plus chantantes, de la même manière que Goué renouvelait en 1943 une marche harmonique traditionnelle.
Le goût de la Forme
26Le goût pour la Forme est unanimement salué par les musicographes s’étant intéressés à l’œuvre de Tomasi, notamment par Tanguy qui le qualifie de « grand organisateur de la Forme25 ».
27Nous nous sommes intéressés à la structuration formelle de son Concerto pour trompette (1948). À l’écoute de cette œuvre, un élément nous a frappé : c’est la proximité structurale avec le Concerto pour piano en sol majeur de Maurice Ravel (1930). Pour être exact, il s’agit non pas de deux formes identiques mais du même « esprit de forme » : ainsi le Concerto pour trompette présente-t-il un mouvement extrêmement mélancolique et profond, encadré par deux mouvements à la fougue impressionnante, et emplis d’humour et de légèreté. L’équilibre temporel entre les mouvements est assez semblable entre les deux œuvres : 8/8/4 (minutes) pour Ravel, 8/6/4 pour Tomasi.
28D’autres similitudes sont décelables : le premier mouvement des deux concertos débute par un coup percussif (fouet pour l’un, bref roulement de caisse pour l’autre) ; la forme même du deuxième mouvement du concerto de Tomasi correspond au schéma très général de celui de Ravel, à savoir thème/développement/retour du thème. Une fois que l’on a cerné l’œuvre de référence, il est alors captivant de voir à quel point Tomasi singularise son discours pour en faire une œuvre post-ravélienne mais qui n’est pas réductible à un emprunt formel ou stylistique propre à Ravel.
29Observons notamment la polytonalité des deux mouvements centraux. Ravel débute tonalement (au sens large) puis introduit une tension dramatique grâce à une polytonalité passagère avant de retrouver l’unitonalité ; Tomasi quant à lui débute dans une sorte d’ambiguïté polytonale, développe tonalement (au sens large) puis ramène le thème ambigu. L’utilisation de la polytonalité elle-même dans ce mouvement central peut être vue comme une référence au deuxième mouvement du Concerto de Ravel26 : Tomasi propose en effet une polytonalité simple, pas nettement affirmée, en évoquant do majeur sur un accompagnement en do dièse mineur – une interprétation confirmée par les arpèges mélodiques descendants ramenant le thème en fin d’œuvre (exemple 5).
L’art du tournoiement
30« Le style bègue27 » : c’est ainsi que Ravel nommait ironiquement les micro-répétitions de formules que Debussy et Poulenc proposent très souvent dans leurs œuvres, comme s’ils avaient voulu goûter plus longtemps un passage ou un enchaînement qu’ils appréciaient. Tomasi est fortement coutumier du fait, mais il pratique cela d’une manière bien plus accentuée et bien plus singulière : pour Tanguy, Tomasi « met en place des petites boucles, des choses qui se répètent, qui tournent etc., comme des kaléidoscopes, puis il les interrompt, et repart sur d’autres choses qui tournent en boucle28 ». Il s’agit presque d’une forme de musique répétitive avant l’heure (apparue en tant que telle aux États-Unis dans les années 1960), une musique répétitive qui serait dérivée des pratiques « bègues » d’un auteur comme Debussy, mais également de la connaissance des musiques extra-européennes auxquelles Tomasi était relativement rompu – ce dont témoigne son corpus.
L’expérience du minimalisme – d’une musique composée avec un matériau restreint – est régénératrice, car elle libère du temps de l’écriture, du temps de la narration expressive, et nous conduit vers un monde inconnu où le mental est comme privé de toutes prérogatives29.
31Tomasi semble en effet tendre vers cette conception, davantage que vers le « style bègue » de ses aînés. On trouve toutefois dans son Concerto pour trompette des cas de répétitions de style bègue, en particulier dans le deuxième mouvement (chiffres 6 et 11).
32En revanche, on a presque affaire à de la musique répétitive dans Retour à Tipasa, la Symphonie du Tiers-Monde, ou encore dans ses Fanfares liturgiques (1947), en particulier dans le troisième mouvement. On l’entend aisément, Tomasi se livre dans ces œuvres à un véritable « art du tournoiement » – dans le cas des Fanfares, en rapport direct avec le titre du troisième mouvement, à savoir Apocalypse. De cette forme d’hypnotisme musical, Tomasi a donc pu trouver la source chez Debussy, dans les musiques extra-européennes mais également chez Ravel, qui sera parmi les premiers à cultiver une forme de transe purement européenne30 (La Valse, Boléro).
Accord Signature
33Un accord coloré revient très souvent chez Tomasi : il s’agit de l’accord de septième majeure, dont la couleur évoque à la fois Ravel et le monde du jazz. Et plus précisément encore, nous avons observé la récurrence d’un enchainement harmonique : V-I avec résolution sur septième majeure, c’est-à-dire exactement comme les dernières notes de L’Enfant et les Sortilèges de Ravel (1925), sous le mot « Maman ». On rencontre cet enchaînement notamment dans le premier mouvement des Fanfares liturgiques et, plus fort encore, c’est une variation de cet enchaînement harmonique qui conclut le Concerto pour trompette, avec une inversion directionnelle du motif mélodique original (saut de quarte descendant chez Ravel, ascendant chez Tomasi) (exemple 6) – il s’agit très probablement d’un clin d’œil légèrement crypté de la part de Tomasi, indiquant ainsi qu’il s’est inspiré du style ravélien pour réaliser son propre concerto
Divers
34Signalons enfin que sa parfaite connaissance des styles des grands auteurs du xxe siècle va occasionnellement lui permettre d’anticiper sur l’écriture d’un collègue : il suffit pour cela d’écouter la cadenza du premier mouvement du Concerto pour trompette (chiffre 20) et de la comparer avec celle du troisième mouvement du 2e Concerto pour violoncelle de Chostakovitch datant de 1966 (chiffre 69) – Tomasi connaissait très bien l’esthétique du compositeur russe, pour avoir dirigé souvent ses œuvres. On s’aperçoit alors que l’idée moderne de cadence sur roulement percussif a bien ici été anticipée par Tomasi (exemples 7 et 8).
Conclusion
35Interrogé récemment, le compositeur Anthony Girard déclarait :
En fait, je ne renoue pas du tout avec la musique d’avant-guerre ! On arrive à ces conclusions en se basant sur une perspective progressiste de l’histoire de la musique, et si l’on considère que la majorité définit la norme. […] Le monde artistique contemporain est protéiforme. Que des styles aussi éloignés puissent coexister à la même époque (certains en apparence plus traditionnels et d’autre à la pointe de l’expérimentation) ne signifie pas que les uns appartiennent au passé et les autres au futur. Tous prennent racine dans un présent multiple et ont la même légitimité31.
36La vraie force de Tomasi, c’est de n’appartenir à aucune École mais d’être capable de produire des œuvres dont les critères répondront exactement à ceux des écoles qu’il choisira comme fondement du langage pour l’œuvre à venir, sorte de caméléon dont la patte le distingue toutefois de ses collègues. Les quelques procédés que nous venons d’identifier, s’ils témoignent manifestement d’un style tomasien, ne sont qu’un modeste préambule à une réflexion stylistique de bien plus grande ampleur qui reste encore à faire.
37« L’une des richesses de sa musique vient de cela : il a su puiser un peu partout quelque chose qui fait que son vocabulaire est unique32 » : par l’authenticité de son style personnel, Tomasi a, en définitive, véritablement « apporté un souffle nouveau à la musique française33 ».
Notes de bas de page
1 Éric Tanguy, cité dans Michel Solis, Henri Tomasi, un idéal méditerranéen, Ajaccio, Albiana, 2008, p. 149.
2 Éric Tanguy (1968-), compositeur français.
3 Émile Goué, Cours d’Esthétique musicale (1943), Paris, Les Amis d’Émile Goué, 1998, p. 16-17.
4 Henri de Toulouse-Lautrec, cité dans Matthias Arnold, Toulouse-Lautrec, Köln, Taschen, 1989, p. 90.
5 Émile Goué (1904-1946), compositeur français.
6 Émile Goué, Cours d’Esthétique musicale (1943), op. cit.
7 Jean-Marc Chouvel, « Matière et manière : Le style : une Forme pour un Fond ? », Analyse musicale, n° 32, juillet 1993, p. 20-27.
8 Henri Tomasi cité dans Michel Solis, op. cit., p. 80.
9 Michel Solis, ibid.
10 Émile Vuillermoz, Histoire de la musique, Paris, Fayard, 1949, p. 7.
11 Louis-Noël Belaubre, « Entretien avec Louis-Noël Belaubre » par Ludovic Florin, Euterpe, la revue musicale, n° 11, septembre 2007.
12 Louis-Noël Belaubre est un compositeur et musicographe français né en 1932.
13 Louis-Noël Belaubre, art. cit.
14 Serge Baudo, cité dans Michel Solis, op. cit., p. 146.
15 Charles Koechlin, « Tonal ou atonal », Le Ménestrel, 17 avril 1936.
16 Éric Tanguy, cité dans Michel Solis, op. cit., p. 149.
17 Darius Milhaud, « L’évolution de la musique à Paris et à Vienne (1923) », Notes sur la musique, Essais et chroniques, textes réunis et présentés par Jeremy Drake, Paris, Flammarion, 1982, p. 196.
18 Vercors, cité dans Michel Solis, op. cit., p. 144.
19 Maurice Ravel, « Il faut prendre le jazz au sérieux ! », The Musical Digest, n° 13, 3 mars 1928.
20 Darius Milhaud, art. cit., p. 204.
21 Émile Vuillermoz, op. cit., p. 460.
22 Michel Solis, op. cit., p. 28.
23 Voir Philippe Malhaire, « Entre héritage franckiste et modernité : analyse de Prélude, Choral et Fugue (1943) et Prélude, Aria et Finale (1944) d’Émile Goué », Émile Goué : le chaînon manquant de la musique française, sous la direction de Philippe Malhaire, Paris, L’Harmattan, 2014.
24 Voir Philippe Malhaire, Polytonalité. Des origines au début du xxie siècle, exégèse d’une démarche compositionnelle, préface de Michel Duchesneau, Paris, L’Harmattan, coll. « L’univers esthétique », 2013, p. 252-258.
25 Éric Tanguy, Henri Tomasi, un idéal universel, film documentaire de Paul Rognoni, coproduction France 3 Corse & France 3 Méditerranée et Mareterraniu, 52 minutes, Béta Numérique, 2005.
26 Voir Philippe Malhaire, « Redéfinir la polytonalité », Polytonalités, sous la direction de Philippe Malhaire, Paris, L’Harmattan, coll. « L’univers esthétique », 2011, p. 32-35.
27 Maurice Ravel, cité dans Manuel Rosenthal, Ravel : Souvenirs de Manuel Rosenthal, recueillis par Marcel Marnat, Vanves, Éd. Hazan, 1995, p. 80.
28 Éric Tanguy, op. cit.
29 Anthony Girard, « Entretien avec Anthony Girard » réalisé par Philippe Malhaire, Euterpe, la revue musicale, n° 23, septembre 2013.
30 Voir notamment Serge Gut, « Le phénomène répétitif chez Maurice Ravel », Musicologie au fil des siècles : hommage à Serge Gut, textes réunis par Manfred Kelkel, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, Paris, 1998. George Antheil participera aussi à ce mouvement esthétique, nous pensons à son Ballet mécanique (1926).
31 Anthony Girard, « Entretien avec Anthony Girard » réalisé par Philippe Malhaire, Euterpe, la revue musicale, op. cit.
32 Emmanuelle Mariini, Henri Tomasi, un idéal universel, op. cit.
33 Manuel Rosenthal, cité dans Michel Solis, op. cit., p. 145.
Auteur
Université de Lorraine
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