La plateformisation comme archétype serviciel
Quatre illustrations en contexte logistique
p. 241-252
Texte intégral
1La question relative au caractère universaliste ou culturaliste des outils et démarches de management est l’une des plus anciennes et des plus récurrentes. D’autres champs disciplinaires proches n’y échappent pas. En économie, les travaux de Rostow (1960/1990) avaient tenté d’identifier un modèle standard d’étapes de la croissance économique faisant fi de tout environnement institutionnel. La logistique n’échappe pas à une telle tentation d’universalisme, qui semble parfois confortée par l’extraordinaire mimétisme dans la mise en œuvre de schémas d’organisation de la circulation des produits. Ainsi, le processus de plateformisation impulsé en Europe par de grands distributeurs, qui abandonnent les approvisionnements directs de leurs magasins depuis les usines des industriels au profit d’un passage par entrepôt ou plateforme, s’est diffusé à de nombreux pays selon une même logique d’action. En première approximation, l’affaire semble par conséquent entendue : dans la production d’un service logistique de distribution, autrement dit d’un service aux entreprises (Léo et Philippe, 2005), la plateformisation se présente comme un point de passage obligé compte tenu des avantages qu’elle recèle.
2L’objectif de ce bref chapitre n’est pas d’entrer dans un débat sans fin sur les excès de l’universalisme, et la présence d’indépassables normes de circulation, pour reprendre l’expression consacrée de Colin (1982), qui imposent – à tort ou à raison – un mode de pensée déconnecté de dimensions contextuelles en suggérant un inéluctable one best way. L’idée est plutôt de souligner, à travers plusieurs traces historiques ponctuelles, alors même que la logistique d’entreprise n’était certes pas reconnue en tant que telle, l’existence de processus de plateformisation avant l’heure. À l’évidence, les quatre exemples historiques retenus n’ont pas pour objet de construire un système robuste de preuves permettant de conclure à la présence d’un « archétype serviciel » qui traverse les âges, et dont les applications actuelles s’inscriraient tout simplement dans un temps long à la Braudel (1979). Il s’agit, plus modestement, de se tourner vers le passé et s’interroger en toute humilité sur des phénomènes investigués de longue date par des historiens, et dont la dimension logistique, en matière de plateformisation, nous semble patente. Tout en laissant le soin à d’autres chercheurs en management des services de creuser le sillon pour y planter demain les graines de la connaissance.
Variations autour d’un processus logistique clé
3Une précision sémantique s’impose avant toute chose. S’il est un terme aujourd’hui polysémique, c’est bien celui de plateformisation. Pêle-mêle, il est courant d’entendre parler de plateformisation des medias, qui diffusent leur contenu par le biais de plateformes digitales, de plateformisation de la formation, avec l’essor des MOCC, ou encore de plateformisation de l’agriculture, lorsqu’est mise en place une plateforme de location de matériel agricole entre exploitants. Plus généralement, on peut parler de plateformisation de l’économie, fondée sur l’émergence de marchés bifaces : sur une face, des utilisateurs profitant de la simplicité d’utilisation d’une plateforme ; sur l’autre face, des fournisseurs qui captent une nouvelle demande et enrichissent l’offre des plateformes. Les success stories se multiplient depuis plusieurs années, et des entreprises comme Airbnb et Blablacar ont su tirer bénéfice de l’effet réseau que génère la plateformisation : plus le nombre de participants à la plateforme augmente, plus la proposition de valeur s’enrichit et devient attractive pour eux (Benavent, 2016).
4La logistique n’échappe pas à l’usage (parfois immodéré) de la notion de plateformisation, la plupart du temps pour qualifier un processus de concentration des implantations logistiques dans des zones qui leur sont spécifiquement dédiées (Savy, 2015), à l’image de la gigantesque zone d’activités logistiques de Saint-Martin-de-Crau, dans les Bouches-du-Rhône. La vision retenue est légèrement orthogonale : par plateformisation, nous retiendrons l’évolution majeure qu’a connu la distribution physique des marchandises depuis les années 1980, à savoir la mise en place de réseaux plus ou moins complexes d’entrepôts et de plateformes, véritables « commutateurs » pour les flux de marchandises (Raimbault et al., 2013), qui sont chargés de desservir des magasins, d’abord en périphérie des villes, et désormais au cœur des villes elles-mêmes (Filser et al., 2020). Cette plateformisation se diffuse depuis lors aux nouvelles formes de commerce par Internet puisque les points-relais, les drives et le domicile des consommateurs sont également approvisionnés par des infrastructures centralisatrices qui réceptionnent les produits en provenance de multiples points d’origine avant d’innerver, sur un mode capillaire, les points de destination.
5Les logiques de massification sur lesquelles repose la plateformisation sont connues de longue date. Elles sont à l’origine d’un modèle de « radialisation de l’espace » qui a structuré en profondeur la morphologie des chaînes logistiques contemporaines. Monnoyer et Zuliani (2007) ont bien souligné la puissance structurante de ces logiques de radialisation en s’appuyant sur le cas emblématique d’Airbus, dont le réseau de production (et des services associés) de son célèbre avion A380 s’étend sur une échelle élargie. L’une des configurations les plus emblématiques de la plateformisation est sans aucun doute le schéma du hub and spokes, issu du transport aérien et de la messagerie express (Bryan et O’Kelly, 1999 ; Lumsden et al., 1999 ; Bowen Jr., 2012 ; Minculete et Olar, 2014). Il signifie morphologiquement que la localisation d’une unité expéditrice, par exemple une unité industrielle (E dans la figure 1), est proche d’un axe structurant, lui-même connecté à un point focal de regroupement, puis d’éclatement (G dans la figure 1), vers un autre axe structurant sur lequel se situe l’unité destinataire, par exemple un magasin (A dans la figure 1). La notion de proximité spatiale (en référence à une simple métrique) s’estompe ici progressivement au profit d’une proximité de délai dans laquelle des fréquences élevées de livraison sur une période donnée (la semaine, la journée) ne remettent en question ni la productivité des transports (grâce à la massification extrême des flux sur le hub), ni les économies d’échelle réalisées par l’unité expéditrice impliquée dans la plateformisation. En d’autres termes, la proximité de délai définit des dynamiques d’accessibilité temporelle maximale permettant de planifier au mieux le séquencement coordonné des opérations logistiques, par exemple un approvisionnement journalier de produits manufacturés vers le hub, qui consolide les différents flux multi-origines avant de livrer chaque matin « en panaché » un magasin dépourvu entièrement (ou presque) de stocks. L’article ancien, mais toujours d’actualité, de Kasarda (1999) regorge d’ailleurs d’exemples concrets dans lesquels de grandes entreprises manufacturières se sont implantées près de plateformes aéroportuaires pour gagner la compétition fondée sur le temps, en amont pour les approvisionnements de pièces et composants, et en aval pour les livraisons de produits finis aux clients.
Fig. 1 - Le schéma du hub and spokes comparé au schéma de point à point

6Force est cependant d’admettre qu’en l’état, peu de choses ont été dites et écrites sur le sujet. Pourtant, la géographie des axes structurants – ou radiaux – conditionne des décisions d’investissements industriels et logistiques, et l’on sait que les services aux entreprises jouent un rôle non négligeable en matière de croissance régionale (Léo et Philippe, 2005 ; Monnoyer et Ternaux, 2007). Or, ce sont à la fois la connexion aux plateformes de regroupement et la coordination des flux au sein de la plateformisation qui conditionnent directement la qualité du service logistique rendu aux unités destinataires (Khorheh et Moisiadis, 2015), et par conséquent, les parts de marché que les unités expéditrices peuvent espérer accumuler. La bataille autour de la vitesse entre messagers express, à l’échelle de la planète, en est un vivant témoignage, tout particulièrement depuis que les consommateurs qui commandent en ligne, en relation directe avec la performance logistique, peuvent exprimer leur insatisfaction face au non-respect des délais de livraison en faisant défection pour de futurs achats. L’erreur serait de croire que la plateformisation n’est qu’un processus récent lié à l’accélération obligée des flux dans une économie du juste-à-temps. L’histoire rend au contraire compte de situations contextuelles pour lesquelles la plateformisation est à l’origine de performances logistiques dont certaines ont, hélas, permis la réussite des projets les plus tragiques pour l’Humanité (le commerce triangulaire, le génocide arménien).
Le cas de la Méditerranée antique
7Comme le relatent de nombreux écrits académiques, le terme de logistique provient du grec ancien logistikos, dont la signification est : « relatif au raisonnement » (Pedersen, 1974). Platon, dans La République, introduit ainsi une subtile distinction entre le calcul pratique, qu’il dénomme la logistique, et l’arithmétique théorique. Pas à pas, les applications de l’art calculatoire au cœur de la démarche logistique vont porter sur une optimisation des processus de ravitaillement des troupes au combat, dans un premier temps, de ravitaillement des populations civiles, dans un second temps. L’un des exemples les plus significatifs d’organisation logistique en réseau est fourni par Glad (2015), qui a étudié la gestion de la production et de l’approvisionnement de l’équipement des garnisons dans les Balkans au ive siècle. Un système sophistiqué, sous contrôle de l’administration civile, est mis en place dans des capitales décentralisées en région. Plusieurs fabricae, autrement dit des manufactures d’armes, sont placées dans différents diocèses, et obéissent à une rigoureuse hiérarchie.
8En effet, les fabricae les plus importantes sont localisées dans des centres primaires où se trouve l’armée centrale ; y sont produites tous types d’armes selon une logique bien connue de polyvalence. Des armes plus spécialisées, comme les boucliers et les armures, sont en revanche produites dans des centres secondaires. Cependant, toutes les fabricae ont pour point commun de se retrouver dans des cités fortifiées situées sur des nœuds de communication à la fois terrestres et fluviaux, comme l’indique la figure 2, en vue de faciliter les approvisionnements. Dunn (2004) n’hésite d’ailleurs pas à faire référence à un système logistique global, pensé dans son ensemble, où même les territoires les plus périphériques sont dotés d’une fabrica. En bref, nous sommes ici en présence d’une claire volonté de mise en place, par un pouvoir centralisateur, d’une organisation logistique hiérarchisée, à proximité immédiate des théâtres d’action militaires (Glad, 2015). D’une certaine manière, les fabricae s’apparentent à des hubs, mais sans être dissociées d’une pure activité de production. La dissociation apparaît en revanche de manière explicite, mais sur un modèle assez proche, dans les multiples circuits de distribution des marchandises identifiés dans l’Antiquité, par exemple au niveau des réseaux d’entrepôts mis en place pour approvisionner Rome (Carre, 2011).
Fig. 2 - Répartition des fabricae dans les Balkans au ive siècle

Source : d’après Glad (2015).
9L’ouvrage collectif coordonné par Chankowski et al. (2018), dans le cadre des travaux conduits au sein de l’École Française d’Athènes, constitue à ce titre une remarquable synthèse sur le processus de plateformisation dans la Méditerranée antique. Il met l’accent, à l’aide de nombreux exemples et illustrations, sur les questions d’entreposage et de modes de distribution des produits. L’intérêt des différentes contributions est d’offrir une vision détaillée des lieux et bâtiments de stockage, en insistant sur leur plurifonctionnalité et les innovations dont ils sont initiateurs en matière de techniques de construction et d’aménagement de l’espace. Par exemple, une attention toute particulière est portée au système des sols surélevés dans les entrepôts d’Ostie, de Portus et de Rome, au stockage portuaire à Andriakè (Lycie) et Adjiyska Vodenitsa (Bulgarie), ou encore au rôle joué par l’île de Délos en tant que hub majeur des Cyclades. L’ensemble des contributions soulignent combien le processus de plateformisation participe, dans le monde antique, à l’intégration territoriale en Méditerranée, en se fondant à la fois sur un réseau complexe d’intérêts sociaux et économiques et sur des modalités originales d’organisation du stockage, comme c’est le cas pour les negotiatores du Haut-Empire.
Le cas du commerce triangulaire1
10Le commerce triangulaire, qui s’est déployé du xvie siècle au xixe siècle, consiste à approvisionner l’Europe en produits des Colonies d’Amérique, et leur fournir en contrepartie la main-d’œuvre indispensable pour assurer l’exploitation des plantations, cela sur la base d’un modèle économique éprouvé (Grenouilleau, 2018). Les ressources clé de chaque pays sont les suivantes : (1) pour l’Europe, les tissus, le blé, les bijoux, les perles, l’alcool et les armes ; (2) pour l’Afrique, les esclaves, pour la plupart prisonniers de guerre et issus le plus souvent de luttes tribales ; (3) pour les Amériques, le sucre, le café, le cacao, l’indigo, le coton, le tabac, etc. En d’autres termes, il s’agit avant tout de faire du commerce et de s’enrichir. Stein (1979) a ainsi pu recenser cinq cents familles ayant armé 2 800 navires à destination de l’Afrique à Nantes, Bordeaux, La Rochelle, Le Havre et Saint-Malo en vue d’acheminer de la main-d’œuvre vers les Colonies d’Amérique, pouvoir y acheter des matières premières, puis les exporter vers l’Europe pour réaliser une confortable plus-value. Pour cela, un processus de plateformisation a été impulsé pour organiser au mieux le groupage, le transport et le dégroupage des esclaves (Godbille et al., 2012).
11Il a pu être démontré que les conflits intertribaux, les razzias, le droit coutumier, les délits et autres adultères alimentent les sources d’approvisionnement d’esclaves en Afrique (Coquery-Vidrovitch, 2016). Les captifs provenant de l’arrière-pays, les « approvisionneurs » indigènes doivent disposer de relais et de relations solides, ainsi que de porteurs pour les produits de troc. Le financement d’une garde armée s’avère indispensable afin de protéger les colonnes de prisonniers des pillards et éviter les mutineries. Pétré-Grenouilleau (2005) résume parfaitement la situation en indiquant que « la traite suppose l’existence de réseaux d’approvisionnement en captifs capables d’en drainer un grand nombre. Ce qui nécessite un certain maillage de l’espace (des lieux de capture, des routes, etc.), ainsi qu’un arsenal idéologique permettant d’assurer la légitimité de l’ensemble ». Les réseaux d’approvisionnement, s’ils s’étendent de la Sénégambie jusqu’à l’Angola actuel, sont en fait limités à quelques sites se positionnant comme de réelles unités d’aiguillage dans lesquelles sont réalisées des opérations de groupage et de « stockage » transitoire des esclaves. Ces sites ont en effet été les véritables plaques tournantes (hubs) du commerce triangulaire : Juda au Bénin (aujourd’hui Ouidah) et Lagos au Nigéria, qui centralisent près de 60 % de l’offre, mais aussi Loango au Congo et Luanda en Angola.
12L’offre est donc relativement concentrée sur quelques nœuds logistiques. Les Occidentaux disposent de comptoirs sur les côtes africaines, accueillant en principe seulement des navires sous leurs propres couleurs. On peut les assimiler à des plateformes fortifiées destinées, par leur conception sophistiquée, à être à l’abri des avaries et des mauvaises surprises, et pour lesquelles doit être versé un loyer aux autorités locales. La figure 3, tirée de la contribution de Wolf (1982/2010), donne un exemple intéressant de prolifération des comptoirs sur la Côte-de-l’Or (côte occidentale du Golfe de Guinée), que se disputent âprement Anglais, Hollandais, Danois, Portugais, Français et Prussiens. Il ne faudrait pas en tirer la conclusion hâtive que cet éparpillement remet en cause la logique de massification des flux propre au processus de plateformisation. En effet, pour chacun des pays européens impliqués dans le commerce triangulaire, indépendamment des autres pays, le nombre de comptoirs reste au final assez faible et chacun joue parfaitement son rôle de concentrateur. Une fois regroupés, les esclaves seront alors prêts à affronter la traversée de l’Océan Atlantique avant leur dégroupage puis leur vente dans les Colonies d’Amérique pour celles et ceux qui auront survécu au terrible voyage.
Fig. 3 - Les comptoirs dans le processus de plateformisation : le cas de la Côte-de-l’Or (Golfe de Guinée)

Source : d’après Wolf (1982/2010).
Le cas du génocide arménien
13Même si pour certains historiens, le premier génocide (colonial) du xxe siècle est celui des Héréros et des Namas dans l’actuelle Namibie, perpétré par les troupes coloniales allemandes à partir de 1904 sous les ordres de Lothar von Trotha, et conduisant la mort de 85 000 personnes, le génocide arménien de 1915 est celui qui a marqué le plus les esprits, à la fois dans l’horreur des exactions commises2 et dans le caractère rigoureux de son implacable organisation. Le bilan approximatif, mais généralement admis, fait état de 1,5 million de morts (Mouradian, 2013). Les origines du génocide arménien sont aujourd’hui bien connues. En proie aux révoltes des sujets chrétiens au Nord de l’Empire ottoman (de vastes territoires ont été perdus lors des guerres des Balkans), celui-ci s’effondre au tournant du xxe siècle. En 1908, un mouvement de jeunes officiers de l’armée (les « Jeunes Turcs ») s’empare du pouvoir, déterminés à « turcifier » l’Empire et à sauver ce qu’il en reste. Ils entrent en guerre aux côtés de l’Allemagne en 1914. Après une campagne désastreuse contre les forces russes dans le Caucase, ils sont vaincus à la bataille de Sarikemish. Les Arméniens de la région sont alors accusés d’être du côté des Russes et les Jeunes Turcs en profitent pour les présenter comme une sorte de « cinquième colonne », véritable menace pour l’État, même si d’autres raisons plus anciennes, et ancrées dans l’Histoire, expliquent la haine existante (Chaliand et Ternon, 2006).
14Ceci conduit les Jeunes Turcs, affiliés au comité « Union et Progrès », à planifier une série de mesures brutales de rétorsion contre les Arméniens (Lepsius, 1986). Une loi spéciale autorise ainsi le gouvernement à expulser toute personne considérée comme une menace pour la sécurité nationale, et une autre loi permet la confiscation des biens arméniens abandonnés. Profitant du fait que des activistes arméniens de Van se sont retranchés dans le quartier arménien de la ville et ont riposté aux troupes ottomanes, les Jeunes Turcs ordonnent, le 24 avril 1915, l’arrestation à Istanbul de quelques deux cent cinquante intellectuels et hommes politiques arméniens, dont plusieurs députés au Parlement ottoman, et l’assassinat de la plupart d’entre eux. Dans le même temps, la déportation des Arméniens d’Anatolie Orientale est méthodiquement organisée. Bloxham (2003) n’hésite d’ailleurs pas à parler d’une véritable problématique « logistique » impulsée par les Jeunes Turcs pour résoudre la question arménienne. Cette logistique est supervisée par des responsables civils et militaires, et s’accompagne d’une campagne systématique de massacres de masse menée par des forces irrégulières, ainsi que par des Kurdes et des Circassiens locaux. Des convois de survivants, épuisés et affamés, atteignent le désert de Syrie, où ils sont parqués dans des camps de concentration, et dans lesquels beaucoup ne survivront pas.
15En s’appuyant sur une iconographie d’une grande richesse, Hewsen (2001) a proposé un atlas historique qui permet de représenter de façon minutieuse la manière dont se sont déroulés les déplacements des Arméniens vers la mort. Il y apparaît qu’un processus de plateformisation a été explicitement mis en place par les Jeunes Turcs au travers de différentes « zones de relégation » au sein de l’Empire ottoman. Celles-ci se présentent comme des lieux de groupage des familles à partir desquels sont organisées des routes de déportation (majeures et mineures) à destination des camps de concentration, ce que l’on pourrait assimiler aux axes radiaux du schéma du hub and spokes. La figure 4, proposée par Catherine Petit à partir de documents allemands relatifs à la liquidation physique des populations arméniennes d’Anatolie lors de la Première Guerre mondiale, et reprise dans l’ouvrage de Lepsius (1986), constitue une illustration du phénomène et de son caractère dramatiquement « efficace » : en deux ans, plus de la moitié des Arméniens de l’Empire ottoman seront exterminés, en donnant également naissance, avec les survivants du génocide, à l’une des plus importantes diasporas du Monde (Ritter, 2007).
16Les racines elles-mêmes de la diaspora s’appuient d’ailleurs sur une organisation logistique, mais de nature humanitaire, lorsque les survivants du génocide présents en Cilicie (Sud de la Turquie actuelle) vont être exfiltrés des lieux des massacres. Les Arméniens de Cilicie sont d’abord protégés par les forces françaises, qui occupent la région à la suite des accords Sykes-Picot. Le départ des troupes s’inscrit dans le cadre du traité de paix de Cilicie (9 mars 1921), signé entre la France et le Mouvement National Turc, et complété par le traité d’Ankara (20 octobre 1921), lui-même finalisé par l’armistice de Mudanya. En 1921, près de 7 500 orphelins arméniens sont ainsi évacués par les forces françaises de Cilicie vers Alep, Beyrouth, Damas et Alexandrie. Plus généralement, presque tous les Arméniens survivants de Cilicie et d’Arménie turque fuient leur patrie et se réfugient en Syrie et au Liban. White (2019) explore tout particulièrement la fameuse évacuation de Cilicie en soulignant combien le transfert de populations entières sur de longues distances est devenue dès l’instant logistiquement envisageable, à une époque où la conscience humanitaire était pourtant à peine émergente, et en partie connectée avec des questions de logistique militaire.
Fig. 4 - Les routes de la mort : le génocide arménien

Source : d’après une cartographie de Catherine Petit, dans Lepsius (1986).
Le cas de l’opération Overlord
17À la suite de la contribution de Jomini (1838/2008), il est entendu que les prémices de ce que l’on peut apparenter à une véritable fonction logistique se retrouvent dans le cadre du génie militaire vu comme l’ensemble des techniques d’attaque et de défense des places, et de construction des infrastructures nécessaires aux Armées. Mais il est possible de remonter à Sun Tsu, qui étudie les facteurs auxquels l’art de la guerre est subordonné et met l’accent sur la question de l’organisation, au sein de laquelle la logistique joue un rôle essentiel. De manière plus générale, penser l’approvisionnement « optimal » de subsistances est la clé principale de la prospérité : « Ce qui appauvrit la Nation, ce sont les approvisionnements sur de longues distances ; un peuple qui doit supporter des transports sur de longues distances est saigné à blanc » (Sun Tsu, 2017). Alexandre le Grand sera l’un des premiers stratèges à appliquer les préceptes de Sun Tsu. Il décide de faciliter la progression de ses troupes en les débarrassant d’une partie de l’impedimenta, transportée indépendamment des hommes. C’est toutefois à Jules César que l’on doit une avancée significative en termes de logistique militaire. Il intègre en effet la fonction de logista au sein de ses légions conquérantes, en chargeant un officier de constituer un dépôt dans chacune des villes soumises à Rome. Cet officier a pour mission de s’occuper des mouvements de l’armée pour pouvoir organiser le campement et l’approvisionnement en nourriture dans les différents dépôts.
18La logistique militaire a constitué, au fil du temps, une source continue d’innovations techniques et industrielles pour optimiser le soutien des troupes au combat et défendre des territoires possédés ou conquis. En d’autres termes, sur un plan militaire, « la logistique est indispensable pour pouvoir » (Fiévet, 1992/2016). Ainsi, Colin (2013) a pu souligner de quelle (remarquable) manière la Marine Royale française a forgé, au xviie siècle et au xviiie siècle, un outil « militaro-industriel » efficient pour contrer la puissante Marine de guerre anglaise, en s’appuyant pour cela sur ce qui allait devenir plus tard des archétypes logistiques en termes d’approvisionnement auprès d’un réseau de fournisseurs mondiaux, de mise au point de nomenclatures et de gammes de production, mais aussi de construction d’entrepôts pour assurer une disponibilité optimale des stocks. Le tournant de l’évolution de la logistique, dont l’impact sera retentissant, a lieu durant la Seconde Guerre mondiale, et plus précisément pendant l’organisation pas à pas du Débarquement de Normandie (dite « opération Overlord »). Par-delà des préparatifs d’une extrême minutie, maintes fois évoqués par les historiens militaires (voir par exemple l’ouvrage de D’Este [2004]), il n’est pas excessif d’affirmer que la réussite du Débarquement est largement fondée sur un processus de plateformisation de grande envergure.
19Contrairement aux Allemands qui vont échouer dans leur volonté d’envahir le Royaume-Uni faute d’une préparation minutieuse des opérations, les Alliés décident de planifier avec une extrême rigueur la logistique accompagnant la libération du Continent européen occupé par les Nazis, et défendu pour la partie française par des troupes bien équipées. Ainsi, les multiples équipements logistiques nécessaires à la réussite du Débarquement vont être mis en place, à la fois au niveau de l’entreposage et au niveau du transport : d’un côté, avec la création de ports artificiels équipés de moyens de manutention, remorqués depuis l’Angleterre, et ancrés devant les plages de débarquement, et de dépôts implantés dans le Sud de l’Angleterre, eux-mêmes réapprovisionnés par des dépôts de la côte Est des États-Unis ; de l’autre, avec la construction ad hoc de barges à fond plat et à porte-avant rabattable pour les troupes, et de cargos à fond plat et à étrave ouvrante pour les équipements lourds et les approvisionnements. Comme l’indique la figure 5, les Alliés vont en outre penser un système de concentration des flux d’une remarquable efficacité, sur le modèle des futurs hubs du transport aérien, en choisissant un point de rassemblement de la flotte d’invasion la veille du jour J (point dénommé non sans humour « Piccadilly Circus »). À partir de lui, les Alliés rejoindront les fameuses plages du Débarquement par cinq chenaux (axes radiaux) préalablement sécurisés.
Fig. 5 - « Piccadilly Circus » : un hub maritime avant l’heure

Source : d’après un document France 3 Normandie (2014).
20Aujourd’hui encore, l’opération Overlord est considérée comme la plus importante réalisation en matière de logistique militaire de toute l’histoire de l’Humanité. On sait également combien elle a été essentielle dans la naissance d’une démarche de management qui s’est propagée, à partir des années 1950, à l’ensemble des entreprises industrielles et commerciales, capables grâce à elle de s’affranchir des contraintes spatio-temporelles pour conquérir des marchés de consommation de plus en plus globalisés. Longtemps confinée à une vision instrumentale privilégiant l’analyse d’outils dédiés au pilotage des flux de produits et d’information associés, la logistique va progressivement nous donner à voir une réalité nouvelle des processus managériaux, technologiques et serviciels qui participent à la création collective de valeur. En étant pourvoyeur d’un service autour du produit, la logistique participe effectivement à la réussite des entreprises, comme c’est le cas avec les exportateurs français analysés par Léo et Philippe (2000a). Les origines de la logistique, marquée par l’optimisation sous contraintes et par les apports de l’art militaire, expliquent pourquoi la transition d’une vision managériale à une vision stratégique et organisationnelle n’a pas été toujours simple, même si elle est désormais actée, tant au niveau des praticiens que des chercheurs.
Conclusion
21Quatre instantanés pour souligner l’ancrage du processus de plateformisation dans l’histoire des Hommes. Bien d’autres cas auraient pu être mobilisés avec une conclusion plus ou moins similaire, par exemple celui de la Solution Finale et de son « logisticien en chef », Adolf Eichmann, selon les propos de Brauman et Sivan (2006/2015). En d’autres termes, rien de véritablement neuf dans de nombreuses pratiques managériales contemporaines, qui mettent simplement au goût du jour, avec l’aide de technologies disruptives, des démarches anciennes et, hélas parfois, très éprouvées. Il est notamment clair que le modèle du hub and spokes revêt un degré élevé de généralisation qui explique sa diffusion au sein de nombreux réseaux du monde réel, où les hubs sont cruciaux pour le fonctionnement du réseau et la mise en œuvre d’une dynamique d’étalement (ou de diffusion spatiale). Plus globalement, les hubs jouent le rôle d’accélérateur dans le développement d’une croissance non linéaire, c’est-à-dire de nature exponentielle, comme cela peut être aujourd’hui le cas avec Internet, mais aussi comme cela fut le cas avec un grand nombre de systèmes non-biologiques par le passé (Bauer et Kaiser, 2017).
22Sans doute faut-il voir là l’urgence et l’impératif d’un regard rétrospectif qu’une partie de la nouvelle génération de jeunes chercheurs en management, coureurs de fond essouflés, hésite – voire répugne – à porter, sous la pression d’une vaine tentative d’analyse de l’évènement du jour dans sa plus brutale dimension éphémère. Le manque cruel de regard historique conduit ainsi à réinventer quelquefois, et à quel prix, des modes de gouvernance et des techniques ayant fait leur preuve, et qui sont les victimes d’une défaillance mémorielle funeste. De ce point de vue, on doit reconnaître une vertu cardinale aux travaux de Marie-Christine Monnoyer et Jean Philippe : pour nos collègues et ami.e.s, l’aujourd’hui ne peut s’analyser de manière correcte si le hier échappe totalement à notre compréhension et à notre intelligence. Vision profondément humaniste de la recherche qu’ils ont su cultiver tout au long de leurs riches et longues carrières consacrées au management des services, et qui trouve un incontestable écho en management logistique au travers du processus intemporel de plateformisation.
Notes de bas de page
1 Les développements de la section s’inspirent de travaux conduits en collaboration avec François Fulconis, Thierry Godbille et Nathalie Merminod au sein du CRET-LOG d’Aix-en-Provence.
2 Chaliand et Ternon (2006) évoquent des femmes victimes de viols, de mutilations sexuelles et de tortures, des enfants démembrés, ou à la tête fracassée, pour ne citer que quelques exemples parmi les plus atroces.
Auteur
Professeur des universités en Sciences de Gestion à Aix Marseille Université, où il occupe la fonction de directeur d’Aix Marseille Université Éditions. Ancien président de l’AIRL-SCM, membre du Centre de Recherche sur le Transport et la Logistique (CRET-LOG), après en avoir assuré la direction adjointe de 2010 à 2017, il a publié ou coordonné une quinzaine d’ouvrages académiques, dont Images de la logistique : éclairages managériaux et sociétaux, publié aux Presses Universitaires d’Aix-Marseille en 2017, et il est l’auteur de plus de quatre cents articles, communications, rapports et chapitres d’ouvrage. Ses thématiques de recherche concernent principalement le management stratégique des entreprises de distribution, les organisations en réseau, la gouvernance des clubs de football et le fonctionnement des chaînes logistiques.
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