L'autre guerrier : l'archer-cheval
Du Sagittaire du Roman de Troie aux Sagittaires de La mort Aymeri de Narbonne
p. 171-188
Texte intégral
1Parmi les nombreuses figures de l'étrangeté que nous offrent les récits médiévaux, et dont un certain nombre ont déjà été évoquées au cours de ce colloque, — ainsi que dans les travaux de Mme M. Rossi et de M. Paul Bancourt — celle du Centaure-Sagittaire se rattache à une longue tradition folklorique et savante dont Georges Dumézil situait l'origine dans de très anciens rituels qui marquaient la fin de l'année ou la liquidation de l'hiver et se trouvaient associés, entre autres choses, à la division du Temps et à la Mort1. Circonstances qui auraient donné lieu à la sortie de masques animaux pendant la période des Douze Jours ou encore pendant le Carnaval. Le Centaure des origines aurait donc été un masque-cheval2, représentant probablement les forces redoutables de la nature, les vents qui soufflent en tempête, la nuée porteuse d'orages, par exemple, avant de devenir un monstre mi-homme, mi-cheval, et de s'intégrer ensuite aux "grands mythes" grecs.
2Le souvenir de cet état primitif se serait conservé un peu partout dans le folklore européen, en Tchékoslovaquie, en Allemagne, en Belgique, dans la Grèce moderne en particulier avec le cortège des Kallikantsaros et, bien entendu, dans le folklore des provinces françaises où les masques-animaux ne manquent pas. Les habitants d'Aix-en-Provence le savent mieux que quiconque puisqu'ils promenaient jadis pour la Fête-Dieu les fameux "chivaoux frus" (frisques, fringants) dont les danses avaient effarouché certains bons esprits qui les avaient trop hâtivement assimilées aux débordements dionysiaques auxquels se livraient parfois les centaures païens3.
I - Le Sagittaire dans l'imaginaire médiéval.
3Après une éclipse quasi-totale dans la période du christianisme primitif, les centaures réapparaissent ici et là dans l'art médiéval. A Chartres, sur un chapiteau du clocher sud de la Cathédrale, un centaure et un faune se disputent une femme, et V.-H. Debidour en a recensé quelques autres specimens, plutôt débonnaires d'ailleurs, dans la sculpture romane4. Ils ont toutefois changé de nom. En devenant un Sagittaire5, le centaure devient essentiellement un archer-cheval et se trouve étroitement associé à l'imaginaire du guerrier, de l'autre guerrier. Il prend place ainsi parmi les combattants fabuleux de l'épopée guerrière à côté de ces figures de l'effroi qui reviennent d'un texte à l'autre comme une série de variations à partir d'un prototype monstrueux obtenu par dilatation ou distorsion des formes, multiplication des membres, déplacement des organes, hybridation. M. Paul Bancourt en a présenté plusieurs exemples en étudiant les Sarrasins épiques de la geste du Roi. La plupart d'entre eux sont des géants comme le Corsolt du Couronnement de Louis, Brahier de La Chevalerie Ogier, Agrapart dans Huon de Bordeaux. Chez d'autres comme Agolafre (Fierabras) ou Cordaglon dans la Chevalerie Ogier, la difformité est encore plus accusée jusqu'à l'inversion systématique des formes, ce qui inspire à M. Bancourt l'idée que la chanson de geste réitère une forme de conflit apocalyptique :
Ces prodiges habitent des pays situés à l'Orient, de la Scythie à l'Inde, de la Lybie à l'Ethiopie. En les mentionnant parmi les Sarrasins, les poètes veulent décrire, dans une sorte d'affrontement eschatologique, le déferlement des peuples étranges de l'Orient contre la chrétienté.
Les Musulmans dans les chansons de geste du cycle du Roi, (t. I, p. 82).
4Telle est donc la famille de monstres épiques à laquelle on serait tenté de rattacher spontanément le Sagittaire puisque c'est l'aspect guerrier que le Moyen Age français a d'abord perçu dans l'image du centaure et puisque c'est cet aspect qui a été actualisé dans deux textes où la guerre joue un rôle de premier plan :
- Le Roman de Troie, que Benoît de Sainte-Maure a dû achever vers 1160. Il s'agit d'une œuvre très longue mais de structure relativement simple6.
- La mort Aymeri de Narbonne, qui apparaît un demi-siècle plus tard, environ, aux alentours de 1217.
5Avant d'entreprendre la comparaison de ces deux textes, il serait nécessaire de ressaisir les principales formations discursives qui s'étaient développées autour de la figure du Sagittaire et dont les textes médiévaux se font parfois l'écho. Deux séries de remarques jalonneraient ce premier parcours : les origines imaginaires du Sagittaire médiéval, d'une part ; le statut ontologique attribué à cette créature hybride, d'autre part. Ces deux questions représentent en fait les deux aspects d'une interrogation fondamentale qui porte sur l'Etre, sur la nature de l'Etre, interrogation à partir de laquelle se développe toute la problématique de la déviance monstrueuse, et sur laquelle s'articule l'expression littéraire des formes de l'étrangeté.
1°)- La question des origines imaginaires
6Comme on pouvait s'y attendre, le Moyen Age n'a retenu aucune des solutions imaginées par l'antiquité grecque. Selon la légende la plus commune, celle qui est rapportée par Apollodore et Pindare, entre autres, les Grecs expliquaient l'origine des Centaures par la faute sexuelle qu'aurait commise Ixion en portant ses désirs vers une femme interdite, vers Héra. l'épouse de Zeus. Informé par la déesse, Zeus avait substitué à cette dernière un simulacre de femme, une femme fantastique, la Nuée (Néphélé), avec laquelle le roi des Lapilhes se serait uni engendrant ainsi les Centaures. D'autres versions de la légende font de la propre femme d'Ixion une centauresse.
7Les auteurs chrétiens se sont bien gardés de reprendre de tels récits. Au IV° siècle, le grammairien Servius dans son Commentaire sur les Georgiques (III, 115), expliquait déjà que la fable des Centaures avait été inventée pour exprimer la brièveté de la vie humaine. Poursuivant l'œuvre de démythification du fonds païen engagée par l'apologétique des premiers siècles, Isidore de Séville soutient très sérieusement dans ses Etymologies que le Centaure doit son origine à un phénomène de perception aberrante. Selon lui, un cavalier thessalien aurait été aperçu au moment où il traversait un fleuve. Comme le cheval avait plongé sa tête sous l'eau, on avait pu croire que l'homme et l'animal ne faisaient qu'un7. Telle est la position évhémériste de la pensée officielle.
8Fort heureusement la littérature dit plus, introduisant ce qui représente à mon sens le rapport d'étrangeté fondamental, l'effet de déclinaison entre le discours de l'imaginaire et le discours de l'institution. Les textes français déplacent le problème des origines. Ils ne s'intéressent pas à la naissance du centaure en tant que monstre biologique8. Ils rejettent le monstrueux dans l'ailleurs afin de bien le démarquer des formes normales de la vie celles que Ton peut observer dans l'espace de référence, lui-même confondu avec l'espace d'énonciation. Comme tous les monstres, le Sagittaire est un être estrange au sens simultanément spatial et évaluatif du terme. Un être de l'ailleurs, mais aussi un être différent. C'est pourquoi il a pu faire l'objet de plusieurs localisations. Dans sa présentation du roi Margot de Bocident, qui sera ensuite tué par Rainouart, l'auteur anonyme de la Chanson des Aliscans fait une rapide allusion aux Sagittaires. Le fief de Margot se trouve desous l'abisme ou desoivre li vent (au-dessous de l'abîme ou se forment les vents). Plus loin encore, au-delà de ce lieu soumis à l'emprise du diable se trouve l'espace imaginaire où vivent les Sagittaires :
Iluec dist on ke Lucifer descent ;
Outre cest regne n'a nom abitement
Fors Sajetaires et Noirons ensement.
Onques n'i ot .i. seul grain de forment ;
D'espises vivent et d'odour de pieument.
Aliscans, (éd. Guessard et Montaiglon, vv. 5703-707)9.
9La tendance la plus générale semble avoir été, en effet, de rejeter les Sagittaires au-delà des terres connues, comme si la seule place qui puisse leur être assignée échappait à la saisie de la conscience claire et des connaissances sûres. Ils sont alors assimilés aux peuples des limites, aux créatures de la marge, qui forment là-bas, à l'orient du monde, aux lisières du savoir et du conscient, une humanité incertaine, bien proche de l'animalité. La vieille tradition livresque des merveilles de l'Orient alimentée par Ctésias de Cnide avait transité vers l'Europe Occidentale par l'intermédiaire de Pline et de Solin pour être reprise et amplifiée par l'encyclopédisme médiéval qui lui conférait un sceau d'authencité chrétienne, tandis que le Roman d'Alexandre en assurait la popularité. Elle comportait toute une ethnologie fantastique et monstrueuse dont les représentants les plus connus sont les Cynocéphales, les Stéthocéphales dont la tête a glissé sur la poitrine, les Sciapodes qui s'abritent à l'ombre de leur unique pied, les Antipodes qui ont les pieds à l'envers, les Panotii aux oreilles immenses, les hommes cornus, les hommes sauvages etc.. A la suite du Physiologus, les bestiaires médiévaux leur adjoignent désormais les Sagittaires :
Phisiologe nos dist que en l'une partie des desers d'Ynde sont une gent qui ont une corne ou front et sont homes salvages ; cele gent guerroient adés contre les Sagetaires et li Sagetaire contre eus... (Pierre le Picart, Bestiaire, XIII° siècle)10.
10Benoît de Sainte Maure fait vivre également son Sagittaire dans des terres désertiques du Sud, sans localisation précise, "vers Midi" :
Ez granz terres deshabitees
Sont e conversent vers Midi.
Roman de Troie, (w. 12380-81).
11Mais une tradition différente, inaugurée par la Vita sancti Pauli primi eremitae de saint Jérôme et reprise par Gautier Map dans le De Nugis curialium (II, 15), situe l'hippocentaure dans le désert d'Egypte et lui attribue un rôle d'informateur. C'est un être fruste, certes, mais disposé à rendre service. Vers la fin de sa vie saint Antoine se met en route pour rendre visite à saint Paul qui était d'un âge encore plus avancé :
Comme il hésitait sur le chemin à prendre, un centaure croisa ses pas à la course ; c'était un être double, homme au-dessus de la poitrine, cheval au-dessous ; en réponse à ses questions il émit un mugissement en guise de paroles, et lui montra son chemin de la main. (Traduction Marylène Pérez)11.
12On remarque donc que l'usage de la parole est refusé au Sagittaire qui s'exprime par gestes, détail qui pose la question de son statut ontologique. Est-il considéré comme un homme ou comme un animal ?
2°) - Le statut ontologique du Sagittaire
13On a vu plus haut (cf. note 5) que Philippe de Thaon, dans son Comput rédigé en 1119, définissait le Sagittaire comme "une beste qui sait traire". Plusieurs textes, dont le Roman d'Alexandre, présentent le Sagittaire au milieu d'une énumération qui ne comprend que des animaux :
... il n'i avoit de gent nule abitasion ;
ains i conversent tigre et lupart et lyon,
saytaire cornut et li escorpion,
et votoir et galifre et empenet grifon,
et bestes et oisiel de diverse façon ;
(Ed. Michelant, p. 259-60)
14Faut-il en déduire que le Sagittaire est assimilé à un animal ? La question n'est jamais clairement tranchée. Le De Monstris et Belluis liber, dont la composition remonte au VI° siècle, considérait que les hippocentaures allient la nature humaine et la nature animale (Hippocentauri equorum et hominum commixtam naturam habent). Mais quant on compare la répartition des divers éléments du portrait, on s'aperçoit que l'animalité prévaut largement12.
15On a vraiment l'impression en effet que l'humanité s'est progressivement retirée du Centaure. Nous sommes en tout cas très loin de l'image du docte Chiron. Même dans sa partie humaine, l'hippocentaure a subi une régression qui le rapproche de l'animalité. La pensée médiévale tolère très mal l'idée d'une double nature, humaine et animale. Les créatures hybrides relèvent de la catégorie du "divers" qui contrevient aux dispositions du Créateur. Le Centaure médiéval n'est plus un être mixte à parts égales ; il ne représente plus l'alliance harmonieuse de l'homme et du cheval, telle que la concevaient les grecs de l'époque classique, ou telle que saura la retrouver un Jean de Bologne vers 1580, ou encore, trois siècles plus tard, un Gustave Moreau13, par exemple ; il est devenu un composé inquiétant d'homme sauvage à corps de cheval.
16Les auteurs lui ont infligé une autre disgrâce en lui prêtant des attributs démoniaques. Mais ici nous quittons le statut encyclopédique du monstrueux pour observer son insertion dans les structures littéraires.
II - Le Sagittaire du Roman de Troie
17Benoît de Sainte-Maure annonce l'intervention du Sagittaire dès le prologue de son très long récit. Par la suite, dans le dénombrement des alliés de Priam, l'auteur mentionne la présence de Pistropleus, roi d'Alizonie, un pays situé du côté de la terre fabuleuse de Femenie, la terre des Femmes, ou la terre de la Faim14 Ce roi est un homme très âgé, détenteur d'un savoir universel Cerf sages des set arz). Il est aussi versé dans la science magique (Mainte merveille saveit faire, t.I, v. 6898). C'est lui qui a amené le Sagittaire sous les murs de Troie, comme une sorte de machine de guerre vivante. On a donc l'impression que la déshumanisation dont nous venons de relever plusieurs signes dans l'intertexte, s'effectue ici par l'introduction, à côté du Sagittaire, d'un second personnage, le roi Pistropleus, sur lequel sont transférés les aspects nobles du centaure antique, le savoir et la science magique en particulier, tandis que le Sagittaire est réduit au rôle d'une machine à tuer.
18Avant de le montrer en action au cours de la cinquième bataille, l'auteur en fait d'abord un portrait qui s'ouvre par la formule "fel et deputaire" (v. 12354). Cette présentation situe d'emblée le personnage dans les valeurs négatives du récit tout en plaçant au premier plan la question des origines, donc de la nature des êtres, avec le qualificatif infâmant "deputaire". L'ennemi des grecs sera aussi l'ennemi du narrataire, et au-delà, l'ennemi de toute la société chevaleresque :
En dessous du nombril, le Sagittaire avait le corps et l'apparence d'un cheval et personne n'aurait pu le battre à la course. Le reste du corps, les bras, la figure, étaient semblables aux nôtres mais l'ensemble n'était pas très plaisant à regarder15.
19Toute la présentation du Sagittaire est ainsi dominée par les marques de la différence et de la monstruosité. Les caractères terrifiants se répartissent dans trois domaines essentiels :
- L'animalité : vélocité extraordinaire, absence de vêtements, pilosité abondante, autant de traits qui introduisent et justifient le rapprochement avec une "beste" : Il ne fust ja de dras vestuz/Quar comme beste esteit peluz (vv.12362-63). Il n'est plus question de lui attribuer la parole, même sous une forme rudimentaire. Il ne sait que crier, braire et hennir (v. 12476).
- La démonisation du personnage L'auteur utilise ici les supports traditionnels : le feu, la magie, le poison. Le visage du Sagittaire est plus rouge que charbon embrasé ; ses yeux flamboyants luisent dans la nuit obscure (vv. 12364-368). Une sorte de bave qui s'enflamme au contact de l'air lui sort de la bouche dans l'excitation du combat : De la boche li saut escume/ Que parmi l'air del ciel alume (v. 12425-26). Le Sagittaire est alors très proche de cet autre incarnation diabolique qu'est le "dragon ardent" des récits arthuriens. Au cours de l'épisode, lui seront appliquées toutes les dénominations du démon : Aversier (12414), Maufé (12471), ...deable pesme e hisdos (12587).
- L'armement particulier de l'archer-cheval Son armement, qui n'a rien de chevaleresque, est fait d'un arc en pâte de cuir, durcie par ébullition et assemblée avec une "estrange maistrie". Une technique extraordinaire, où la magie à dû jouer quelque rôle. Personne n'aurait la force de le tendre ou de le détendre. Dans un carquois d'or pur, cent flèches d'acier empennées de plumes d'alérions Ses traits sont d'une précision et d'une puissance redoutable, et chacun d'eux abat régulièrement deux ou trois combattants. Avant de décocher une flèche, il l'enduit de cette bave ignigène et empoisonnée qui lui sort de la bouche, si bien que le projectile s'enflamme et enflamme également l'air environnant, donnant au combat un caractère surnaturel et même fantastique (vv. 12428-31).
20Ce combattant redoutable qui allie la précision d'un archer infaillible à la vélocité du cheval, tout en disposant des accessoires terrifiants des grandes diableries, donne cependant l'impression de se réduire à une simple mécanique. Il manque étrangement de discernement et ne saurait de lui-même distinguer les amis des ennemis. A tel point que, dans le camp troyen, avant de le lancer à l'assaut, on doit lui désigner l'adversaire, la direction dans laquelle il faut charger et ceux à qui il devra éventuellement porter assistance :
Mostré li ont as queus forface,
As queus ait et les queus hace. (vv. 12407-408)
21Il est en somme extérieur au conflit. Doublement estrange. Etranger aux belligérants de l'histoire racontée ; encore plus étranger à la sphère de réception du texte. C'est une sorte de puissance aveugle qui se livre toute entière à la fureur de combattre (vv. 12474-76) sans même songer à dissimuler la joie qu'il éprouve à tuer (12409). C'est d'ailleurs ce qui causera sa perte puisque Diomède, atteint par une première flèche, se précipitera sur l'archer-cheval et l'abattra avant qu'il ait eu le temps de saisir une seconde flèche dans son carquois. Cette scène finale vaut qu'on s'y arrête. L'épée de Diomède a tranché le Sagittaire en deux moitiés, la partie humaine d'un côté, la partie animale de l'autre. Mais, alors que la partie humaine reste inerte sur le sol, la partie animale continue à courir encore un bon moment. Finalement, les grecs, qui ont repris courage, abattent sans trop de difficultés ce cheval décapité dont on peut imaginer les bonds désordonnés. Toutefois, rien dans le récit ne laisse entendre que la scène est à interpréter sur le mode comique. Les réflexions de l'auteur expriment plutôt l'idée d'un immense soulagement :
Le brant d'acier li fait sentir.
Mout ot grant force e grant aïr :
Andous li tranche les costez,
Endous mettiez est desevrez :
Ço que d'orne est chiet en la place -
Ço cuit, ja remandra la chace - (vv. 12485-89)
22Diomède prend alors la dimension mythique du héros libérateur. Il a non seulement tué le Sagittaire, mais encore il a supprimé le monstre, détruit la combinaison contre nature, liquidé une aberration, éliminé une force diabolique. La division finale de deux moitiés dissemblables qui n'auraient jamais dû être réunies permet de prendre conscience que tout ce qu'il y avait d'horrifiant dans le Sagittaire était concentré dans la partie humaine : la chiere orrible, analogue à celle des géants sataniques, la violence sauvage, la puissance de destruction des armes de jet combinée au thème diabolique du feu et de la flèche enflammée que l'imaginaire du temps associait sans doute au redoutable "feu grégeois".
3 - Les Sagittaires de La Mort Aymeri de Narbonne
23On a souvent considéré que le Sagittaire du Roman de Troie avait fourni le modèle de ces autres Sagittaires qui apparaissent dans La Mort Aymeri de Narbonne. Joseph Couraye du Parc, qui édita ce texte en 1884, se trouve vraisemblablement à l'origine de cette interprétation. Voici ce qu'il écrit dans son commentaire :
...dans le Roman de Troie, nous trouvons décrit de la façon la plus précise, un sagittaire qui appartient visiblement à la tribu sauvage qui figure dans La Mort Aymeri. Il est même probable que c'est à ce roman, dont le succès a été immense, que notre auteur l'a emprunté.
(Introduction, p. XIII-XIV).
24En fait, si tous ces "personnages" ont en commun, outre le nom, un certain nombre de caractéristiques fonctionnelles, ils ne semblent pas être pour autant homologables.
25Les Sagittaires de la chanson de geste apparaissent dans un récit dont la structure est beaucoup plus complexe que celle du Roman de Troie. Bernard Guidot ne distingue pas moins de huit pôles, ou centres d'intérêt dans cette chanson de geste16.La ville de Narbonne a été prise par l'émir sarrasin Corsuble, appelé également Corsolt. Seul le donjon résiste encore tenu par la vaillante Hermenjart, l'épouse du vieil Aymeri qui a été fait prisonnier. Après sa victoire, Corsuble a pris plusieurs décisions qui relancent l'action. Aymeri est envoyé sous bonne escorte en Espagne mais il sera délivré par son fils Guibert d'Andrenas. Un autre groupe de Sarrasins est envoyé en terre de Femenie auprès de Clarissant, l'amie de Corsuble, avec mission de ramener à Narbonne un contingent important de jeunes filles. Mais les autres fils d'Aymeri, Hernaut, Guillaume et Bernart de Bruban, qui se portaient au secours de Narbonne, rencontrent la troupe des pucelles, massacrent leur escorte et les gardent prisonnières. C'est alors que se fait la jonction des Aymerides et que s'élabore la ruse de guerre qui permettra de reprendre Narbonne. Ruse analogue à celle qui avait été mise en œuvre dans Le couronnement de Louis : les Français s'habilleront en femmes à l'aide des vêtements appartenant à leurs prisonnières et, à la faveur de ce déguisement, pénétreront sans difficulté dans la ville. La mise en œuvre de ce plan Impose de laisser les jeunes filles en arrière, sous la surveillance d'un petit groupe de chevaliers. Au cours de leur progression, Aymeri et les siens passent par la ville d'Esclabarie où se sont installés les Sagittaires. Le passage des chevaux a complètement saccagé la prairie qui représente la seule ressource économique des Sagittaires (nous reviendrons sur ce point par la suite). Furieux, ces derniers se précipitent à la poursuite des Français mais une guivre monstrueuse se dresse devant eux dans un défilé et leur barre le passage. Ignorant tout de ce qui se passe sur ses arrières, Aymeri pénètre dans Narbonne, tue Corsuble et reprend sa ville. Pendant ce temps les Sagittaires se sont retournés contre les gardiens des pucelles, les ont massacrés et ont emmené les femmes qui sont maintenant captives dans Esclabarie. Auquaire, le païen qui dirigeait l'expédition en Femenie et qui s'était converti par la suite reçoit en récompense la cité d'Esclabarie et la main de Clarissant, mais il faut reprendre l'une et l'autre aux Sagittaires, décision qui s'impose avec d'autant plus d'urgence qu'une messagère vient annoncer la capture des pucelles. Au cours de la bataille pour la reconquête d'Esclabarie, les Sagittaires seront exterminés jusqu'au dernier, mais Aymeri sera tué ainsi que deux de ses fils.
a) Les similitudes
26C'est surtout dans cette dernière partie que l'on peut observer quelques similitudes entre le Sagittaire mis en scène par Benoît de Sainte-Maure et ceux de la chanson de geste. Ces derniers sont aussi de redoutables archers : de leur chef Bugladan il est même précisé que Onques a trere une foiz ne failli (v. 3601). C'est d'ailleurs lui qui tuera d'un coup de flèche en pleine poitrine le vieux comte Aymeri (vv. 3598-3607), ainsi que son fils Garin d'Anseüne (vv. 3675-79) au cours de deux actions exactement symétriques. Leur flèches sont également empoisonnées, comme celles du Sagittaire de Pistropleus, mais ici il est dit plus nettement que le fer est entoschié de venin (vv. 3358 et 3606). Aucune arme défensive ne peut faire obstacle à la pénétration de ces projectiles :
Des ars turquois tréent par tel aïr,
Les granz quarriax entoschiez de venin.
Qui a lor cox ne puet arme garir,
Aubers, elme ne broigne.
La Mort Aymeri... (vv.3360-63)
27On peut noter cependant que les Sagittaires de La Mort Aymeri utilisent d'autres armes : la hache (vv. 3730 et 3671), le dard (3732), l'épieu (3608), mot qui désigne ici une arme de jet (Li autre lancent les bons espiez forbiz), et même la lance (3671).
28Dans un cas comme dans l'autre les Sagittaires sont désignés de manière péjorative par un narrateur qui use et abuse de la fonction idéologique. Nous avons relevé plus haut un ensemble de vocables identifiant le Sagittaire au démon ; dans la Mort Aymeri, on voit apparaître les formules d'insultes utilisées habituellement dans la chanson de geste et qui ont pour effet immédiat de désigner l'ennemi - l'Autre - comme un être immonde, un objet de haine ou de mépris : li gloton desfaé (V3435), ...tel, gloton, soduiant (v. 3570), cuivert mescreu (v. 3844), gloton maleïz (3591) etc.. Disposition mentale qui forme un préliminaire indispensable à la guerre.
b) Les différences
29Il ne semble pas cependant que l'on puisse pousser l'analogie beaucoup plus loin. Les Sagittaires de la Mort Aymeri sont certes très redoutables, mais leur présentation reste plus mesurée et, si l'on peut dire, plus "humanisée". Ils ne sont pas dotés d'attributs diaboliques ; il ne pratiquent pas la magie ; les grands effets du surnaturel démoniaque avec embrasements spectaculaires de l'environnement leur sont refusés. On a même de bonnes raisons de penser que ces Sagittaires ne relèvent pas du même type d'hippocentaures que celui du Roman de Troie. Je m'écarte ici totalement de l'opinion de J. Couraye du Parc, citée plus haut. Comparons les quelques vers qui dans les deux récits mentionnent le caractère composite de ces hommes-bêtes :
Romande Troie : Dès le nombril enjusqu'a val
Ot cors et forme de cheval, (vv. 12355-56).
Mort Aymeri : Devant sont homes et cheval par deriere (v. 2502).
30Dans le premier cas, la figure monstrueuse se construit dans le sens de la hauteur : buste d'homme surmontant un corps de cheval17. Dans le second cas, les deux parties se juxtaposent dans le sens de la longueur, ainsi que le souligne l'emploi des deux locatifs : l'avant est celui d'un homme, de la tête jusqu'aux pieds, l'arrière-train seulement est celui du cheval18. Conséquences Immédiates : le premier type est un équipède intégral avec les attributs sexuels du cheval, c'est le type classique, celui qui est représenté sur les métopes du Parthénon par exemple. Dans le second type, qui correspond à une figuration plus archaïque, l'homme présent dans sa totalité prédomine encore sur l'animal. Or, ces deux types se retrouvent dans le folklore et s'opposent même dans la mythologie et dans l'art. Le masque-cheval primitif était vraisemblablement un homme muni d'un arrière-train postiche représentant un cheval. Le bon centaure Chiron, alliant la science et la sagesse, se distingue ainsi de ses congénères, puisque l'art a toujours maintenu en ce qui le concerne la représentation dite à "homme total", ainsi que le remarque G. Dumézil19 Inversement, le mauvais centaure Nessos, caractérisé par une sexualité non maîtrisée, était aligné sur le type du Parthénon à prédominance animale20. Et c'est sur cette même base que les Sagittaires de la Mort Aymeri s'opposent à celui du Roman de Troie, au niveau de la stricte représentation, bien entendu.
31Au niveau des comportements, l'opposition est encore plus nette. Comme beaucoup de personnages épiques de second plan, le Sagittaire des Troyens se définit tout entier par sa fonction, celle d'une machine à tuer animée par la puissance démoniaque. Sans passé, sans profondeur, sans histoire, il se réduit à ce qu'il fait, ou à ce qu'on lui fait faire, et disparaît ensuite d'un récit dans lequel il aura Introduit pendant un instant la dimension de l'horreur fantastique comme une grande parenthèse flamboyante.
32Les Sagittaires de la Mort Aymeri de Narbonne sont au contraire dotés d'une certaine densité sociologique et même d'une certaine épaisseur romanesque. Tout cela relève en fait d'un imaginaire ethnologique dont les plus anciennes racines remontent peut-être jusqu'à Hérodote, à travers l'image de l'autre guerrier entretenue par les textes encyclopédiques et les chansons de croisade. Les Sagittaires de notre chanson de geste ont une histoire, mythique, bien entendu. Ils auraient participé jadis à la construction de Babylone en compagnie des géants. Ils prétendent avoir des droits sur cette ville et cette prétention est à l'origine du conflit qui les oppose au prince sarrasin de Cordres21. Leur chef, Bugladan, ne porte aucun des titres ordinairement utilisés pour les chefs sarrasins. Il est simplement appelé "mestre". Ils forment un groupe organisé qui ne se confond pas avec le groupe des sarrasins de Corsuble. Ils sont extérieurs à l'opposition idéologique majeure, celle qui dresse les Païens contre les Chrétiens22. Ces centaures bâtisseurs ont relevé les ruines d'une cité détruite jadis par Charlemagne, la cité d'Esclabarie, et ils vivent là selon un type d'organisation original. Ils se livrent à la chasse dans les forêts environnantes, se nourrissent de viandes crues et boivent le sang, qu'ils aiment plus que le vin23 ! Leur système économique est fondé sur le commerce. La prairie qui s'étend sous Esclabarie leur fournit en effet des plantes médicinales et des épices qu'ils cueillent et vont revendre en Egypte. L'argent qu'ils retirent de cette activité leur permet d'acheter le fer et l'acier nécessaire à la fabrication de leurs armes (vv. 2426-2449). Ils détroussent à l'occasion quelques convois de marchandises, font des prisonniers qu'ils jettent dans leurs cachots terrifiants où grouille toute une faune reptilienne et répugnante, et que la mer Inonde au rythme des marées (vv. 2947-3001). C'est ainsi qu'ils ont amassé un immense butin d'or, d'argent, d'étoffes précieuses et de belles armes. Tout cela est conservé dans une tour réputée imprenable (laisse CIV). Enfin, dernier trait relatif à leurs moeurs, bien qu'ils aient capturé les quatorze-mille païennes en provenance de Femenie, ils ne se livrent sur elles à aucune violence. Certes ils ne les ménagent pas : lors du rapt, ils les portent et les traînent même, avec une certaine brutalité Par mi les landes dures et enhermies et les buissons d'églantiers (vv. 2931-34). Mais ils les respectent en tant que femmes. C'est ici que leur représentation "à homme total" pourrait recevoir quelque justification. Peut-être même sont-ils indifférents à la féminité. Sans désirs comme sans pitié :
Nule pitié ne lor prent des meschines
Qu'a nule feme ne prenent druerie (vv. 2936).
33Etrangers aux paradigmes de la sensibilité courtoise, comme à ceux de la civilisation chevaleresque, étrangers aussi aux conflits religieux du moment, ils représentent un groupement humain organisé sur d'autres bases. Ils offrent ainsi une image de l'altérité, structurée comme il est rare de la voir structurée dans les chansons de geste. Le peuple des Sagittaires se démarque en premier lieu des modes de vie, des techniques alimentaires et guerrières du monde occidental ainsi que des impératifs de la morale chrétienne, mais il se démarque aussi des modèles païens. Cette étrangeté n'a pas cependant l'irréalité exotique et lointaine des peuples fabuleux de l'Orient, ni la démesure barbare du Sagittaire allié des Troyens, elle possède sa cohérence, sa logique, son organisation propre et impose de l'Autre une image tout à fait plausible et toute proche, solidement implantée dans une enclave de la chrétienté, quelque part entre France et Espagne.
34Le Centaure antique est donc devenu un Sagittaire, un lanceur de saietes, un archer-cheval. Dans cette image d'un autre type de guerrier, la société féodale pouvait trouver la concrétisation d'une crainte collective, celle d'une certaine vulnérabilité face à un ennemi venu d'ailleurs, de l'Orient par exemple. D'un ennemi qui n'utiliserait ni les techniques du combat chevaleresque, ni les armes nobles de la chevalerie comme la lance ou l'épée, mais les armes de jet dont l'efficacité mortelle trouve sa traduction imaginaire dans le fantasme du poison, de la saiete entoschiée de venin, utilisée par les Sagittaires de nos deux textes24, ainsi que dans les connotations diaboliques et sauvages associées à ces guerriers monstrueux. Ce qui est en jeu à travers ces Images archaïques, c'est le destin d'une civilisation de guerriers. Dans notre chanson de geste, le rôle actantiel des Sagittaires ne se justifierait guère s'ils n'étalent pas directement responsables de la mort du chef des Aymerides et de deux de ses fils. Le père et les fils tombent ensemble sous les coups du même adversaire, de l'autre guerrier, qui n'est pas l'ennemi traditionnel représenté par Corsuble et les Sarrasins, mais un ennemi mal défini, mal situé, introduit de manière oblique dans le récit. Dans le monde arthurien au contraire, quelques années plus tard, la vision tragique de la fin des temps chevaleresques sera transposée dans l'Imaginaire en termes œdipiens par le combat du père contre le fils. Ce sont les deux aspects d'une même inquiétude. Dans le monde épique, et le Roman de Troie relève lui aussi de l'imaginaire épique, le mal n'est pas intériorisé, mais projeté au contraire sur diverses figures de l'altérité dont celle du guerrier monstrueux.
35Cependant, avec tous les effets de réel que nous avons essayé de dégager (implantation des sagittaires dans l'espace du récit, présentation de leur organisation économique et sociale), La Mort Aymeri de Narbonne enregistre un déplacement du mythe vers l'histoire25. L'autre guerrier est ici beaucoup moins fantasmatique, et le texte s'efforce de lui tailler une place dans le réel. L'image mélusinienne du Sagittaire bâtisseur paraît, de ce point de vue, très significative d'une volonté d'établissement. Avant d'être redouté comme un guerrier, le Sagittaire de La Mort Aymeri est redouté en tant que conquérant. Par ailleurs, cet autre guerrier n'est jamais présenté comme une "merveille". Son aspect monstrueux, mentionné en seul vers, n'est jamais actualisé dans la chanson de geste. N'est-ce pas l'expression d'un pressentiment selon lequel l'étrangeté peut un jour ou l'autre quitter l'univers des mirabilia pour s'installer dans l'histoire, la rejoindre et môme anticiper sur son devenir ? Dans les chronologies imaginaires, le Sagittaire succède au Centaure. Dans la chronologie réelle, viendra le temps où le chevalier-centaure des temps héroïques sera supplanté par le Sagittaire des temps "réalistes" qui inaugurent l'histoire moderne26. On peut se demander en outre si, dans le jeu horrifiant sur la technologie de la guerre, du combat et de la mort, les auteurs médiévaux n'ont pas laissé entendre que la part de la bête était infiniment plus réduite que celle de l'homme. Revenons au portrait du Sagittaire des Troyens : Cors, braz et chiere aveit semblanz / As noz... Et c'est pourtant dans cette partie qui nous ressemble que se trouve rassemblé tout ce qui fait peur ! L'étrangeté n'est plus tout à fait estrange ; le monstre n'est plus totalement identifiable à l'autre.
Notes de bas de page
1 Cf., Georges Dumézil, Le problème des Centaures, Etude de mythologie comparée indo-européenne, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1929, (Annales du Musée Guimet, Bibliothèque d'Etudes, t. 41), pp. 170-174.
2 Ainsi que l'attestent quelques pièces archéologiques très anciennes, Ibidem, p. 169.
3 Cf., Jean Baumel, Le "Masque-Cheval et quelques autres animaux fantastiques, Etude de folklore, d'ethnographie et d'histoire, Paris, 1954, pp. 38-47.
4 Cf., V.-H. Debidour, Le bestiaire sculpté du Moyen Age en France, Arthaud, 1961, p. 294.
5 Dénomination qui est également la sienne dans le Zodiaque, à coté de arcitenens. Le sagittaire sert d'emblème et de "régent" au IX° signe du sodiaque. Georges Dumézil remarque à ce propos que "le centaure-Sagittaire figure dans la "partie infernale" du zodiaque, qui est en même temps la "partie hivernale"... Cf., Le problème des Centaures, op. cit., pp. 173-74. On trouve dans le Comput de Philippe de Thaon (1119) une description détaillée de cette figure du temps présentée comme une invention des égyptiens : le neuvième signe qu'ils trouvèrent, ils le situèrent en novembre. Son nom fut Sagittaire. C'est une bête qui sait tirer à l'arc. Elle a forme humaine jusqu'à la ceinture, et en-dessous elle a les traits et la forme du cheval. Les Egyptiens lui attribuèrent ce nom par comparaison avec le grésil qui tombe à cette époque-là... Ils nous frappent de leurs traits au nez et au menton. D'après le Tobler-Lommatzsch, article "Saietaire".
6 Dans cet énorme travail d'adaptation de la matière homérique à travers des remaniements et des versions abrégées de valeur généralement médiocres qui apparaissent dans la latinité tardive et le Haut-Moyen Age, Benoît se reconnaît tributaire de deux sources : le De excidio Trojae historia de Darès et (Ephemeris belli Trojani, de Dyctis. Sur les problèmes posés par ces relais textuels, se reporter à l'étude que Léopold Constans a donnée à la suite de son édition du Roman de Troie, Paris, Firmin Didot, SATF, 1912, t. VI, p. 192 et suiv. Toutes nos références renvoient à cette édition. L'épisode du Sagittaire figure dans le t. II, (vv. 12 337-506). Sur le thème épique du combat devant les remparts, dans l'espace libre entre les deux camps, opposé au thème beaucoup plus rare de la bataille sur les remparts, ou teichomachie, voir Georges Devallet : "Un thème guerrier de l'épopée antique : la bataille des remparts", Pallas, t. XXXI, i984, pp. 3-28. L'épisode du Sagittaire appartient bien entendu à la première catégorie de combats, qui étaient devenus traditionnels dans le genre épique.
7 J'emprunte ces renseignements, ainsi que quelques autres, à l'ouvrage très documenté de Claude Lecouteux, Les monstres dans la littérature allemande du Moyen Age, contribution à l'étude du merveilleux médiéval, 3 vol., Kümmerle Verlag, Göppingen, 1982, t. I, pp. 192 et 194, t. II, pp. 15-17.
8 Galien avait apporté ici le point de vue de la médecine en attribuant la naissance des centaures à des accouplements contre nature (De Usu partium, III, 1). Cette interprétation, citée par Cl. Lecouteux, op. cit., t. II, p. 16, est souvent alléguée à propos des créatures hybrides.
9 Cité par J. Couraye du Parc, La Mort Aymeri de Narbonne, Paris, Firmin Didot, 1884, S.A.T.F., introd., p. xiiv-xv.
10 Ibidem, p. xiii
11 Contes de courtisans, traduction du De Nugis curialium, de Gautier Map, thèse de Doctorat de Troisième Cycle soutenue devant l'Université de Paris III en 1982, publications du Centre d'Etudes Médiévales de l'Université de Lille, 1988, p. 106.
12 Ils ont des moeurs de bêtes sauvages (more ferarum) ; la tête couverte de poils (soies), et non de cheveux (sunt capite setoso) ; semblable à une tête normale, mais dans une certaine mesure seulement (sed, ex parte aliqua, humanae normae simillimo) car, s'ils peuvent ébaucher des paroles, leurs lèvres inaccoutumées à l'élocution humaine, ne différencient nullement la voix en mots (Sed insueta labia humanae locutioni, nullam vocem in verba distinguunt). Texte publié par Jules Berger de Xivrey dans Traditions tératologiques ou Récits de l'Antiquité et du Moyen Age en occident sur quelques points de la Fable, du Merveilleux et de l'Histoire naturelle, Paris, 1836, p. 28.
13 La plupart des grands artistes européens ont abordé le thème du centaure : Pollaiuolo, Pisanello, Botticelli, Michel-Ange, Jean de Bologne, Baldung-Grien, Rubens, Böcklin, Menzel, Rodin, Gustave Moreau,... On le retrouve même dans une bande dessinée de Paul Cuvelier et Jean Van Hamme intitulée Eroxy, interprétation parodique des grands thèmes mythologiques (Eric Losfeld, 1968). Dans l'enlèvement de Déjanire par Nessus, Jean de Bologne présente un centaure aux formes classiques (Dresde, Collections nationales). Il en est de même pour Gustave Moreau, dont une petite aquarelle de 1870 représente un centaure transportant le cadavre d'un jeune homme qui figure la mort du Poète. (Paris, musée Gustave Moreau).
14 Dont Madame Rossi a étudié la configuration mythique en reconstituant la géographie imaginaire de Huon de Bordeaux. Cf., Marguerite Rossi, Huon de Bodeaux et l'évolution du genre épique au xiiie siècle, Paris, Champion, 1975, pp. 101-103.
15 Je reprends ici l'excellente traduction établie par Emmanuèle Baumgartner, Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, Paris, U.G.E., 1987, (collection 10/18, n° 1882), p. 131. Voici le texte original :
Il ot o sei un Saietaire
Qui moult ert fel et deputaire.
Dès le nombril enjusqu'a val
Ot cors et forme de cheval.
Il n'est rien nule, s'il vousist,
Que d'isnelece l'atainsist.
Cors, braz et chiere aveit semblanz
As noz, mais n'ert mie avenanz.
Roman de Troie, (vv. 12353-360)
16 Bernard Guidot, Recherches sur la chanson de geste au xiii° siècle d'après certaines œuvres du cycle de Guillaume d'Orange, Publications de l'Université de Provence, 1986, t. I, pp. 582-583.
17 Muni de deux ou de quatre jambes ? Rien ne permet de trancher. L'iconographie médiévale connaît les deux types, mais le second est de loin le plus fréquent. Dans les Phainomena d'Aratos (fin du xe siècle), un Sagittaire à deux pattes est représenté pour illustrer la constellation du même nom. Les sabots ne sont plus ceux du cheval, mais ceux du bouc ou du bélier. Pour le bélier qui figure dans la même série d'illustrations, les sabots sont d'ailleurs dessinés de manière absolument identique. Le livre d'Hartmann Schedel, Chronica Mundi... ou Les Ages du Monde, Nuremberg, 1494, présente un centaure à deux pattes de cheval. (Reproduit par Claude Kappler, Monstres, Démons et Merveilles à la fin du Moyen Age, Paris, Payot, 1980, p. 156). Mais ce centaure n'est pas un sagittaire !
18 Deux manuscrits, jugés beaucoup moins satisfaisants par J. Couraye du Parc, portent "brachet par derrière" au lieu de "cheval."
19 Dumézil, op. cit, p. 168.
20 Ce type était fort bien représenté dans la mythologie grecque où G. Dumézil dénombre au moins cinq récits faisant état de violences dirigées contre une jeune femme fiancée ou nouvellement mariée, ibidem, pp. 175-76.
21 Cette affaire arrive à point nommé pour provoquer la sortie des Sagittaires le jour même où les français ont décidé de passer à l'attaque :
Li Sajetaire sont le matin levé,
En chevauchiée en devoient aller
Sor l'aumaçor de Cordres la cité
Sore li metent que a deseritez
De Babiloine, lo fié a l'amiré :
Jaiant la firent ce dient par verté
Et Sajetaire furent au conpasser :
S'il ne lor rent, guerre li feront tel
Ne li faura en trestot son aé.
La Mort Aymeri, vv. 3415-23).
22 Ce ne sont pas Païen ne Sarrazin,
Mès Sajetaire a qui ja Dex n'ait ; (ibidem, vv. 3355-6).
23 Ils se distinguent par là d'un trait fréquemment signalé par les mythographes à propos des centaures grecs, grands amateurs de vin et succombant facilement à l'ivresse. Dumézil, op. cit., pp. 167-68.
24 On sait que la guerre médiévale était peu meurtrière car il était beaucoup plus rentable de capturer un ennemi que de le tuer. Toutefois, dans son article "Les coups et blessures reçus par le combattant à cheval en occident aux xii° et xiii° siècles" (à paraître dans les Actes du xviii° Congrès de l'Association des historiens médiévistes de l'Enseignement Supérieur français, 1987) Pierre André Sigal rappelle que plusieurs témoignages "soulignent la très grande force de pénétration du carreau d'arbalète et le caractère mortel des blessures infligées par cette arme" et il évoque à ce propos "la blessure mortelle de Richard Ier, Coeur de Lion, atteint par un carreau d'arbalète en 1199. Si les Sagittaires de nos récits ne sont pas munis d'arbalètes, les flèches qu'ils décochent, également appelées "carreaux", sont d'une précision et d'une puissance redoutables... Des ars turquois tréent par tel aïr,/Les granz quarriaz entoschiez de venin. (vv. 3357-58). Au plan plus général de l'imaginaire de la guerre, Jacques Le Goff a bien marqué que l'arc peut être l'arme des sous-guerriers ou bien, à l'inverse, celle des super- guerriers et que, dans les récits du Moyen Age français, il restait un signe ambigu, "signe de chute, ou signe de remontée". Cf., "Lévi-Strauss en Brocéliande", L'imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, pp. 157-161.
25 Dans l'armée romaine, les sagittarii étaient déjà des guerriers différents puisqu'ils formaient une troupe auxiliaire et n'appartenaient pas à la légion. Le terme sagittarius désignait aussi en latin (Pline l'Ancien) le Scythe, cavalier habile et archer redoutable, il représentait donc également une image de l'autre guerrier. Avec le Parthe, le Scythe était devenu l'ennemi de référence, le Sagittarius. Voir à ce propos H. Suchier, "Recherches sur les chansons de Guillaume d'Orange (1er article), Romania, Juillet 1903, n 127, pp. 379-82.
26 La guerre de Cent Ans verra ainsi le triomphe de l'autre guerrier, du lanceur de saietes, muni du long bow gallois : estrange maistrie ! Voir sur ce point, Dominique Boutet et Armand Strubel, Littérature, politique et société au Moyen Age, Paris, P.U.F., 1979, pp. 204-205.
Auteur
Université Paul Valery Montpellier III
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