Des lointains merveilleux (d'après quelques textes géographiques et récits de voyage du Moyen Âge)
p. 157-169
Texte intégral
1Les grandes mappemondes que nous a léguées le xiiie siècle finissant, celle d'Ebstorf, celle d'Hereford, dessinent, sur les marges de l'oekoumène, tout un monde fantastique, Ictiophages et Osiophages Himantopodes, Satyres et Faunes, peuples enclos par Alexandre à l'intérieur d'une muraille infranchissable, ou gens vivant de la seule odeur des fruits. Plus savantes dans leur construction sur un canevas de rhumbs, les productions des ateliers majorquins, notamment le célèbre Atlas Catalan offert à Charles V en 1375, ne renoncent pas à cette part de rêve, les sirènes dansent dans les mers bordant l'Asie, tandis que Gog, roi de Magog, trône à l'extrémité de ce continent.
2Toute cette imagerie ne fait que transcrire ce que disaient et redisaient les Images du monde, les récits des voyageurs évoquant les merveilles de l'univers, merveilles parfois toutes proches (le labyrinthe occupe toute l'île de Crète sur la mappemonde de Hereford), mais d'autant plus nombreuses et étonnantes qu'on s'éloignait du pourtour familier de la Méditerranée.
3Nous sommes bien ici dans le domaine de la longue durée cher à F. Braudel. Mais si l'on peut suivre la chaîne qui, de l'Antiquité à la Renaissance, et même sans doute au-delà, a porté tous ces mirabilia, on peut discerner aussi des changements, une évolution, liée semble-t-il à l'évolution même de la connaissance du monde, un monde regardé avec un intérêt nouveau pour les res à partir du xiie siècle et des savants travaux des grandes écoles épiscopales de Laon ou de Chartres, un monde surtout parcouru, inventé, à partir des grands voyages du milieu du xiiie siècle.
4C'est donc cette évolution de la vision des merveilles du monde que je voudrais présenter ici. Comment passe-t-on du legs vénérable des merveilles antiques aux nouvelles de la pré-Renaissance ? Mais auparavant se pose une question préliminaire : qu'entendre sous ce mot merveille ?
5Mirabilia, 1e mot n'apparaît guère dans la littérature latine classique ; il n'est même pas cité dans le dictionnaire de Gaffiot et le dictionnaire de Goezler renvoie à saint Augustin. Ce qui en tient lieu, c'est toute une constellation dans laquelle on peut faire entrer notamment miracula, monstra, portenta : Praecipue India Aethiopumque tractus miracula scatent ", dit Pline, ce que R. Schilling a traduit : "Ce sont surtout les contrées de l'Inde et de l'Ethiopie qui fourmillent de merveilles1.
6La nature féconde multiplie les miracles et les merveilles, c'est ainsi que l'on pourrait résumer, semble-t-il la pensée des Anciens et, dans l'Antiquité finissante, un Solin rassemble, dans un foisonnement quelque peu désordonné, toutes les choses dont il convient de garder la mémoire. Là encore, il est significatif que le titre des anciennes éditions de Bâle de 1538 et 1548, Rerum toto orbe memorabilium thesaurus locupletissimus, soit devenu, dans l'édition de Paris de 1621.Rerum orbe mirabilium thesaurus2.
7Au seuil du Moyen Age, les Etymologies d'Isidore de Séville ne prononcent pas non plus le mot mirabilia. Mais elles s'inscrivent en rupture avec la vision antique des miracula .Abordant la question des portenta .Isidore récuse la définition de Varronnés contre nature, puisque la nature n'est autre que la volonté du Dieu créateur. Il faut un chercher l'origine dans portentendo, c'est-à-dire praeostendo : ils montrent quelque chose. Quant aux monstres, ils sont à rapprocher de monitus, leur rôle est d'avertir3 : Leur fonction est donc de parler au nom de Dieu comme le font, dans un autre domaine, songes et oracles. De même que toute l'histoire est sainte, les événements, signes, toute la géographie et l'histoire naturelle sont aussi porteuses de signes à déchiffrer. Le saint évêque introduit ainsi de la gravité là où prévalait le divertissement, ludibria sibi : nobis miracula Pline des merveilles de la nature4.
8Cette gravité a pour conséquence de donner du poids à tout l'héritage antique. Isidore lui consacre un très long chapitre, étudiant les diverses sortes de transformations que peuvent subir les êtres : transfiguration complète, comme la femme d'Ombrie qui enfante un serpent, ou partielle, comme les gens à visage de lion ou de chien ;absence d'un membre, comme ceux qui naissent sans main ou sans tête ;ou situation aberrante d'une partie du corps, comme ceux qui ont les yeux sur le front ou la poitrine ;mélange enfin des sexes, comme les hermaphrodites. il situe ensuite sur la mappemonde les principaux peuples monstrueux, Cynocéphales aux Indes, Blemmyes sans tête en Libye, Panothii aux oreilles géantes en Scythie…. Et il prend- soin de les distinguer des "fabulosa portenta quae non sunt sed ficta", tels les Gorgones, les Sirènes, Cerbère, la Chimère ou le Minotaure.5, Dès lors, monstra et portenta trouvent un solide ancrage sur les différents continents. Ils ont peut-être changé de signification, mais ils se voient surtout gratifiés d'une indiscutable réalité.
9Si l'on prend les textes du haut Moyen Age, on ne voit encore que peu ou pas d'emploi du mot mirabilia. Le résumé de l'oeuvre d'Aethicus Istricus(rédigé sans doute vers le milieu du viie siècle par le prêtre Jérôme) s'ouvre sur l'affirmation que la première de toutes les merveilles de Dieu est la création des êtres vivants, mais ensuite tous les sujets d'émerveillement ou les prodiges dont la Cosmographie fourmille sont décrits sans être qualifiés de merveilles6. C'est le même parti que prend, au ixe siècle, Raban Maur dans le De Universo, énumérant par exemple les fontaines aux propriétés étonnantes, sans les dire merveilleuses et invitant ensuite, en bon disciple, on devrait dire démarcateur d'Isidore, à chercher le sens de tout ceci à coup de citations scripturaires7.
10Au xiie siècle encore, tant le De philosophia mundi de Guillaume de Conches que l'Imago mundi d'Honorius Augustodunensis n'utilisent pas le mot mirabilia. Pour l'oeuvre de Guillaume de Conches, cela se comprend aisément, car elle se veut démonstration que tout est rationnellement explicable. Mais c'est plus étonnant pour l'Imago mundi qui consacre trois chapitres à l'Inde, avec ses peuples étranges et son bestiaire fabuleux8.
11C'est au xiiie siècle que surgit la merveille. Dans l'Historia Orientalis de Jacques de Vitry, rédigée avant 1221, comme dans la traduction française qui en est faite avant la fin du siècle, le prologue emploie déjà trois fois le terme et il est présent dans les titres des chapitres de la table des matières, comme tout au long du texte, son emploi allant croissant au fur et à mesure qu'on passe des "mervelleuses oeuvres" de Jésus Christ "en la terre de Judée" au plus lointain Orient où Dieu a "mervelleusement ouvré"9.
12La merveille est dès lors inséparable de l'Image du monde, que ce soit dans une oeuvre de vulgarisation comme celle de Gossouin de Metz, ou dans la très savante quatrième partie de l'Opus Majus de Roger Bacon, si bien qu'au seuil du xive siècle, le Devisement du monde de Marco Polo deviendra tout naturellement le Livre des merveilles .Toute la constellation de termes héritée de l'Antiquité est peu a peu oubliée au profit des mirabilia .Le mot miracula n'apparaît que deux ou trois fois dans l'Historia Orientalis qui n'utilise jamais ceux de monstra ou de portenta. Il faut sans doute attribuer cela encore à Isidore de Séville. Observer, s'étonner, admirer, mirari, telle est l'attitude qui convient face à l'univers, mais plutôt que de parler des faits, des miracula, on préfère s'attacher à ce qui relève de l'attitude à leur égard, aux mirabilia, et c'est tout cet aspect de subjectivité, d'intériorité, qu'il ne faut pas perdre de vue quand on lit des textes où il est question de merveilles.
13Si l'on regarde dans quelles acceptions ce terme est employé dans les oeuvres du xiiie siècleque l'on peut qualifier de géographiques, on en trouve essentiellement trois. Est merveilleux tout ce qui étonne. Ayant lu les livres des historiens "latins, grius et ara-biens", Jacques de Vitry commence "molt durement a esmerveiller et a doloir" de la "perece des nostres."10.
14L'étonnement peut ne pas être admiratif. Devant la réussite des Etats latins de Terre Sainte, le diable "commença a penser par mervellouse maniere et par divers engiens "à les détruire. Ou encore, les femmes des seigneurs poulains, étroitement enfermées par leurs maris qui ont sans doute pris des leçons des musulmans, deviennent "mervellousement aprises et estruites des femes des Sarrasins et des Suriens de sor-ceries, de desloiautes et d'abomination."11.
15De l'étonnement, on passe tout naturellement à ce qui suscite la réflexion, et notamment la réflexion scientifique. Toujours dans l'Historia Orientalis, Jacques de Vitry évoque "les choses qui aviennent mer-vellousement"en Orient, tremblements de terre, tonnerres, pluies et neiges12. Dans la quatrième partie de l'Opus Majus, Roger Bacon juge "valde mirabilis"la crue du Nil, car elle se produit en été, au moment où l'évapora-tion est la plus intense. Cette singularité de la nature lui paraît, il insiste, "satis mirabilis"13.Brunetto Latini explique que "es parties d'Inde ceste meir(Océane)croist et decroist mervellousement et fait grandismes flos.....et sor ce doutent li sage porquoi ce est que la mer ocheaine fait ce flot et mande les et puis les retrait grant piece, et puis les retrait II fois entre jor et nuit sans definer."Il propose deux explications, l'une par "l'espiremens"de l'âme du monde, l'autre par la "croissance et la descroissance de la lune."14.
16Mais, dans son acception la plus fréquente, est merveille tout ce qui relève de l'étrange et de l'inhabituel. Il peut s'agir des conduites humaines, des "mirabilia" que l'on dit des Brahmanes, selon Roger Bacon15 ou bien des oeuvres divines, des "grans merveilles et dingnes de loenge" accomplies par Notre Seigneur au cours des "si esmervellables batailles et si glorieuses victoires" de l'histoire des Croisades rappelées par Jacques de Vitry16. Il s'agit surtout de tout ce que le monde offre à contempler, les mirabilia mundi, au sujet desquelles Roger Bacon invoque les écrits de Pline, Jérôme, Solin et Isidore17.
17"La Sainte Tiere de promission" est "esmerveable a tout le monde" déclare Jacques de Vitry, mais l'Orient l'est plus encore."Li octantesietismes capitres parole des diverses bestes et esmerveables", "Li nonantismes capitres parole des esmervellables homes et de la description d'Inde et d'Alixandre". En Orient, on trouve "une fontaine mervellouse en la quelle li buisson ardant sunt estaint et li estaint i sunt alumé", "uns arbres mervellous que on apiele arbres de paradis par dignité, por-tant une pomes longes et ont douce saveur et oignant"(on aura reconnu le bananier et son fruit),"un merveillous oisel c'on ne trove point aillors" (il s'agit du phénix), "une pierres precieuses de mervellouse vertu" (c'est l'aimant) et enfin "de mervellouses maneress de gens."18.
18A partir du milieu du xiiie siècle, la merveille prend ainsi possession de la terre et plus particulièrement de ce lointain Orient sur lequel l'installation des Latins en Terre Sainte avait ouvert une sorte d'étroite fenêtre. Si bien qu'on voit, peu à peu, une sorte de partage s'opérer entre les phénomènes naturels merveilleux, mais qui ne sont plus à considérer comme tels, car on peut en donner une explication rationnelle, et les mirabilia d'Asie ou d'Afrique, dont on doit admettre l'existence comme signes de la libre toute-puissance de Dieu.
19C'est ainsi que Brunetto Latini affirme que "pour la hautesce" du firmament" qui est si grant", il n'est "mie merveille se ces estoiles nous samblent estre petites" alors que chacune d'elles est "grignour ke tote lajterre."19. Mais c'est sans doute dans l'Image du monde de Gossouin de Metz que l'opposition entre merveilles récusées et merveilles protégées apparaît le plus nettement. La mappemonde de Gossouin dresse une longue énumération de toutes les "choses", bêtes et gens d'Inde, d'Europe, d'Afrique et des "ylles". Il la clôt par une longue réflexion : "Si ne vous merveilliez mie d'aucunes choses que vous ayez oyes, qui vous samblent moult sauvages et moult diverses. Car Diex en cui tuit li bien sont a fait en terre maintes merveilles dont l'en ne sait enquerre raison. Et pour ce ne devons nous mescroire riens tant que l'en sache s'ele est voire ou fausse.....Car bonne chose est a l'omme entendre a ce qu'il puisse aprendre et savoir aucune chose dont il ne soit pas esbahiz quant il en orra parler.....Car touz jourz doit li homs aprendre."20.
20Les merveilles du monde sont donc un donné à vérifier, même s'il est inexplicable. Après la mappemonde, dans le livre de Gossouin, vient toute une série de chapitres que l'on pourrait dire de géographie générale, traitant des tremblements de terre, de la salure des mers, des éléments du climat. Et, là, le mot merveille disparaît, alors qu'il qualifiait ces mêmes phénomènes dans l'Historia Orientalis, antérieure de quelques années à L'Image du monde : "Entendez comment la terre crolle et fent", "Vous dirons ci après comment la mer devient salée", car tonnoires et esparz n'est que deboutement de venz qui s'entrecontrent"21. Tout cela est explicable, n'est plus "esmervellans". Dans l'Image, de Gossouin, le "dragon qui samble cheoir" du ciel est démythifié, ce n'est "autre chose fors une vaspeur seche qui est enclose en l'air", tandis que, dans les "granz montaingnes d'Inde", l'or et les pierres précieuses continuent à être gardées par les dragons et les griffons sauvages22.
21Ces merveilles lointaines sont toutefois relativisées par la remarque que ce qui nous paraît naturel "de ça", semble merveilleux à ceux "de la" ; "li pigmain, qui n'ont que III piez de lonc.se merveillent ...de ce que nous sommes si grant et nous tiennent aussi pour jaianz"23. Ainsi s'amorce une sorte de dialogue entre ces deux moitiés du monde, par deçà, par delà, selon lesquelles le xiiie siècle commence à percevoir l'espace terrestre.
22A partir des années 1250 et du grand ébranlement provoqué par la conquête mongole, les voyageurs d'Occident, ambassadeurs, marchands, missionnaires, se lancent sur les routes de ce par-delà, notamment celles du continent asiatique et de l'Océan Indien. Dès lors, le témoignage oculaire remplace la répétition plus ou moins mécanique des anciennes autorités, le dialogue entre les habitants du monde, de fictif, devient réel. Avec un certain décalage(inévitable) dans le temps, les textes vont donc porter un autre regard sur les merveilles d'un monde, désormais moins inconnu.
23Une première constatation s'impose : l'exploration ne chasse pas la merveille des terres où elle s'était établie. Jusqu'aux Grandes Découvertes, et même au-delà, les Cynocéphales d'Hésiode sont reconnus dans quelqu'une des îles de l'Océan Indien et l'Amazonie brésilienne porte jusqu'à nos jours le témoignage que l'on découvrait au coeur du Nouveau Monde quelques uns des prodiges de l'Ancien. Ne nous hâtons pas de parler de crédulité ou d'affabulation. Comment définir ces races, encore jamais rencontrées, sinon à partir des catégories reçues par le savoir livresque ? Il faut noter, au contraire, que les voyageurs opèrent une sorte de tri sélectif parmi les monstra antiques. Si l'existence d'hommes à visage de chien ou de femmes guerrières est confirmée, Cyclopes, Sciapodes, Blemmyes aux yeux sur la poitrine, ou autres peuples du même genre n'apparaissent jamais dans leurs récits. Jean de Marignolli, légat du Pape en Asie de 1339 à 1350, prend bien soin de préciser avec quel esprit curieux il a mené son enquête sur les merveilles du monde. Il s'interroge en particulier sur l'existence des "créatures monstrueuses ...que les histoires ou les romans ont représentées comme existant en Inde" et dont saint Augustin parle dans la Cité de Dieu. "J'ai voyagé, dit-il, dans les principaux pays du monde et en particulier dans des lieux où les marchands de toutes les parties du monde s'assemblent, comme l'île d'Ormuz et je ne puis affirmer avec certitude que de telles races d'hommes existent réellement. Et les personnes que je rencontrais me demandaient en retour où on pouvait les trouver." Mais, quelques lignes plus loin, Jean, qui devait être de petite taille, assure : "les géants existent, sans aucun doute, j'en ai rencontré un si grand que ma tête ne dépassait pas sa ceinture."24.
24Ce qui est dit pour les peuples peut l'être aussi du bestiaire et on connaît les lignes célèbres où, observant un hippopotame, Marco Polo démythifie la licorne, "très vilaine bête à voir et dégoûtante. Il n'est point du tout comme nous d'ici, disons et décrivons. C'est tout le contraire de ce que nous croyons."25. Toutefois, il transmet fidèlement de l'oiseau-roc "ce que disent ceux qui l'ont vu ", se contentant d'ajouter qu'il a mesuré une des plumes apportées au Khan et l'a trouvée longue de quatre-vingt-dix travers de main.....ce qui devait certainement être tenu pour une merveille."26.
25A lire soigneusement les textes, on s'aperçoit donc qu'ils sont écrits dans un esprit scientifique, fait de recherche et d'ouverture, tout est possible dans un monde tout neuf que l'on commence tout juste à découvrir. Et c'est sans doute une des raisons pour laquelle une oeuvre encyclopédique sur la terre, une Image du monde renouvelée, comme celle que Jean de Mandeville rédige en 1356, conserve, elle, soigneusement toutes les merveilles héritées des anciennes autorités, mais en les localisant dans quelques unes des innombrables îles de l'Océan Indien, l'île étant de par son isolement le lieu privilégié de la merveille, ou encore "par-dessoubz terre", dans des régions non encore atteintes par les voyageurs, mais où peut-être, un jour, quelqu'un d'entre eux les découvrira27.
26Mais ces mirabilia traditionnels ne sont plus les seuls à être mentionnés. On s'aperçoit même que le mot est réservé le plus souvent non aux merveilles antiques, qu'après tout les voyageurs s'attendaient à rencontrer et qui ne pouvaient guère susciter l'étonnement admiratif du lecteur, mais aux merveilles nouvelles que révélait la découverte. Quand il accomplit son voyage de retour parmi les îles de l'Océan Indien, Marco Polo ne prononce pas le met merveille à propos des habitants à tête de chien d'Angaman, mais à propos des "arbres à farine" du royaume de Fansur à Java28. De même, dans le Livre de Mandeville, ce n'est pas des êtres fabuleux des îles dépendant de Dondin que l'on s'émerveille, mais de la migration des bancs de poisson sur les rives de Calanoc : "Cette chose me semble la plus grant merveille que nulle chose que je veisse oncques."29. Quelques années plus tard, dans le Songe du Vieil Pèlerin, Philippe de Mézières est d'un avis semblable, qualifiant de grande mereville le passage des harengs dans les détroits danois, en si grande quantité qu'on pourrait les tailler à l'épée30.
27Ces nouvelles merveilles sont donc d'abord merveilles de la nature. Il y a pour les voyageurs comme une explosion des dimensions du monde : altitude vertigineuse des montagnes, immensité interminable des hauts plateaux, largeur des fleuves quatre ou dix fois supérieure à la "normale". L'immensité du continent asiatique est brusquement révélée aux habitants de la petite péninsule européenne. Il y a aussi la dure expérience des excès climatiques, des froids paralysants de l'hiver, des chaleurs accablantes de l'été, des tempêtes de sable pareilles à "moult grant friente de sons de tabours, de nacaires et de trompes", comme le dit Mandeville31. "noise si grande que en eus grant paour et hyde" avoue Oderic de Pordenone32.
28Tout cela suscite à la fois étonnement et réflexion. Commentant la migration sur les rives de Calanoc qu'il qualifie, on l'a vu, de "la plus grant merveille possible", Mandeville ajoute : "car nature fait trop de diverses choses et trop merveilleuses, mais cette merveille n'est mie de nature, ainçois est de tout contre nature que les poissons qui ont tout le monde à environner se venroient rendre a la mort de leur propre volenté et senz nulle contrainte. Et pour ce suy-je tout certain que ce ne puet estre senz grande signification."33.
29Plus vaste, plus inhospitalier, ce monde apparaît donc surtout étrange. Les cieux basculent, masquant la Tramontane aux navigateurs décontenancés. Et l'image des moeurs des habitants est, comme on l'a remarqué et comme l'a si bien montré Jacques Le Goff, image inversée du monde occidental34 On est dans le monde du cru, des hommes qui "ne manguent point de pain, mais char toute crue" et souvent, horreur, "char d'homme" ; dans le monde de la nudité ou des peaux de bête, "et si est la coutume telle que les hommes et les femmes y vont tous nus", "et n'ont point de vesture fors que peaulx qui pendent autour d'eulx" ;dans le monde de la licence sexuelle, où les maris "font un autre homme gésir avec leur femme pour elles dépuceler", où les hommes "prennent a femmes leurs filles, leurs sereurs et toutes leurs autres parentes."35.
30Aux merveilles de la nature, il faut donc ajouter celles de la culture, et non seulement de cette vie à l'état de nature qui ne peut que séduire les contemporains du Roman de la Rose, mais de tout un nouvel art de vivre dans ces villes immenses a l'urbanisme savant que sont Cambaluc avec ses douze portes et ses fastueux palais, ou Quinsay, avec ses larges rues, ses canaux, ses douze mille ponts. Les délassements dans les bains où l'on goûte "grands délices", les joyeuses parties de plaisir en bateau sur le lac de Quinsay, sont proposées à l'admiration, sans doute envieuse, des lecteurs36. A une Europe où la disette commence à réapparaître, 1'Orient lointain est présenté comme un monde de l'abondance, où croissent "moult d'espices et moult d'autres biens", où les arbres portent "miel et farine" ; comme un monde d'une richesse insoupçonnée, où les barons de la cour du Khan portent des robes "ouvrez d'or et de pierres précieuses et de grosses perles.....si richement que c'est merveille a veoir", où les murs des palais sont couverts d'argent et d'or, où, des toitures','on ne voit rien qu'argent et or", de sorte que, là aussi, on s'émerveille37.
31Il faut cependant se garder une nouvelle fois d'une lecture trop rapide qui associerait la merveille à ce seul ruissellement d'argent, d'or et de pierres précieuses. Tout aussi nombreuses sont les pages où l'on invite l'Occident à s'émerveiller de la parfaite organisation de l'empire du Khan, de la discipline de son armée, de l'efficacité de son service de poste', de la rigueur de sa gestion financière et de l'étonnant papier-monnaie qu'il fabrique38. Un nouveau mythe est ainsi créé et, cent ans après Marco Polo, un Philippe de Mézières vante l'excellence du gouvernement d'un Khan dont l'empire a disparu dans la tourmente de la révolution des Ming39.
32Admiration pour le souverain, admiration aussi pour la population : aux dimensions inusitées du paysage répond la foule incroyable des habitants. Marco Polo pense que ses lecteurs seront "très émerveillés" d'apprendre qu'il y a "bien mille deux cents cités" au Manci. Il les montre pleines d'une activité incessante sur les marchés, dans les boutiques, sur les quais où l'on charge et décharge les navires40.
33On s'émerveille donc non seulement devant la vie facile au milieu d'une nature généreuse, mais devant les réalisations du travail. En Asie, ce sont la finesse des tissus de soie ou la précision des automates de la courimpériale41 ; en Egypte, les célèbres couveuses du Caire. En 1336, 1e pèlerin Guillaume de Boldensele visite le zoo du sultan, il y voit d'étranges animaux, l'éléphant, la girafe, qu'il se complaît à décrire, mais il réserve le mot merveille à ces fours étonnants : "Hoc mirabilius reputo omnibus que viderim in hiis locis" ; "ce réputé-je la plus grant merveille de tout ce que je y vy" a traduit Jean le Long42. La merveille ce n'est donc pas, comme nous le pensons parfois un peu trop légèrement, le prodige qu'une société trop crédule, encore à l'âge pré-scientifique, verrait partout dans l'univers. Il serait plus juste de dire que la leçon des auteurs est : de toutes les merveilles, la plus merveilleuse, c'est l'homme. Ainsi est ouverte la voie vere la Renaissance.
34Si, pendant la période médiévale, le mot merveille a gardé sa connotation subjective, il faut noter que l'on est passé peu à peu de la merveille, objet de méditation pour les clercs à la merveille, objet de découverte pour les voyageurs. La merveille qui emplit leurs récits et les Images du monde qui s'en inspirent est signe de curiosité. Cette curiosité que refusait saint Augustin comme concupiscentia oculorum, que condamnait saint Bernard, comme contraire à la stabilitas monastique, que réprouvait saint Thomas, comme opposée à la studiositas. Comme l'a montré C.K. Zacher dans son ouvrage, Curiosity and pilgrimage, le début du xive siècle voit un renversement des valeurs et la curiositas devient vertu, signe de l'apparition d'un nouvel humanisme43. Vertu en raison des multiples épreuves subies par les découvreurs, vertu parce que leurs récits fondent une nouvelle géographie, une nouvelle histoire. Un optimisme entraînant accompagne ces premières découvertes. Le monde devient plus merveilleux parce que mieux connu. D'ailleurs, les lointains peuvent-ils être autres que merveilleux ? L'ailleurs ne serait pas l'ailleurs sans la merveille, Comme l'a si bien montré F. Hartog à propos de cet autre grand voyageur que fut Hérodote44. La merveille est le réel de l'autre.
Notes de bas de page
1 Pline, Histoire Naturelle, VII, II, ed. R. Schilling, Paris, 1977, p. 43
2 J. Solinus Polyhistor, Rerum toto orbe memorabilium thesauruslocupletissimus, Bâla, 1638
Rerum orbe mirabilium thesaurus, Paris, 1621.
3 Isidore de Seville, Etymologiarum sive originum libri XX, éd. W. Lindsay, Oxford, 1911, XI, III, 1-4
4 Pline, Histoire Naturelle, op.cit., p. 48
5 Isidore, Etymologiarum ...op.cit., XI, III, 6-39
6 Cosmographia Aethici Istrici, éd. H.Wuttke, Leipzig, 1854." Primum omnium initium mirabiliorum Deus instituit.....quando omnes creaturas instituit. Liber primus, 3, p. 2
7 Raban Maur. De Universo, P.L. 111, col. 317-318
8 Guillaume de Conches (attribué à Honorius Augustodunensis)De philosophia mundi libri quatuor P.L. 172, col. 39-102
Honorius Augustodunensis, De imagine mundi libri tres, I, XI, XII, XIII, P.L. 172, col. 123-124
9 Jacques de Vitry, Historia Hierosolimitana, éd. J. Bongars, Gesta Dei per Francos, Hanovre, 1611, Prologue, p. 1047-1048
La traduction de l'Historia Orientalis de Jacques de Vitry, éd. C. Buriant, Paris, 1986, Prologue, p. 52-53
10 ibid., p. 52. le texte latin porle ici : "coepi igitur non modicum... dolere et contristari et nostrorum negligentiam.....accusare" (p. 1047)
On voit par cet exemple, qui n'est pas unique, que le mot merveille est plus fréquemment uitlisé en français qu'en latin.
11 ibid., p. 114-et 118-119 .Texte latin. coepit mille modis cogitare et variis machinationibus procurare. p. 1086) et : "a mulieribus supra Surianis et Saracenis modum et incredibiliter sunt instructae." (p. 1089)
12 ibid., p. 132-133.Texte latin : "Descriptio Terre Orientalis ex hiis quae in ea mirabiliter fiunt." (p. 1050)
13 Roger Bacon, Opus Majus, éd. J.H. Bridges, Oxford, 1897, p. 322
14 Brunetto Latini, Li Livres dou Trésor, éd. F.J. Carmody, Berkeley, 1948, I, 124, p. 126
15 Roger Bacon, op.cit., p. 353
16 J. de Vitry. op.cit., p. 52-53-Texte latin : "triumphos gloriosos et mirabilia gesta" p. 1047)
17 Roger Bacon, op.cit., p. 304
18 J. de Vitry, op.cit., p. 59, 57, 134, 135, 146, 149, 152.Les textes latins correspondants portent le mot mirabilia ou mirabilis (p. 1050, 1098, 1099, 1105, 1106, 1108.)
19 B. Latini, op.cit., I, 110, p. 95
20 L'Image du monde de Maître Gossouin. éd. O.H. Prior, Lausanne, 1911, IIe partie, 102-135.La citation est p. 132
21 ibid., II e partie, p. 145-155.
22 ibid., IIe partie, p. 154 et 110.
23 Ibid., IIe partie, p. 132
24 Jean de Marignolli, Recollections of Travels in the East, (texte en anglais), éd. H. Yule, Cathay and the way thither, vol.II, p. 380 et 383
25 Marco Polo, Le Devisement du monde, texte établi par L. Hambis, éd. S. Yerasimos, Paris, Maspéro, coll. La Découverte, 2 vol., p. 414
26 ibid., p. 482-483
27 Mandeville's Travels, éd. M. Letts, Londres, Hakluyt Society, 1953, 2 vol. Texte français du manuscrit offert à Charles V (1371), t.II
28 Polo, op.cit. Java, p. 419, Angaman, p. 422-423
29 Mandeville. op.cit., p. 334
30 Philippe de Mézières. Le Songe du Vieil Pèlerin. éd. G.W. Coopland, Cambridge Mass., 1969, 2 vol., p. 248-250.
31 Mandeville, op.cit., p. 390
32 Les voyages en Asie du bienheureux Oderic de Pordenone, éd. H. Cordier, Recueil de voyages et documents pour servir à l'histoire de la géographie, t.X, Paris, 1891, p. 490
33 Mandeville, op.cit., p. 339
34 J. Le Goff, "L'Occident médiéval et l'Océan Indien, un horizon onirique" in Pour un autre Moyen Age, Paris, Gallimard, 1977, p. 280-298
35 Mandeville. op.cit., p/395
36 Mandeville, op.cit., Cambaluc, p. 345-350 ; Quinsay, p. 346.Polo, op.cit. Cambaluc, p. 213-217 et 243-246.Pordenone, op.cit., Cambaluc, p. 366-369 Quinsay, p. 299-305.
37 Mandeville, op.cit., p. 336-337, 35P. 360.Polo, op.cit., p. 215, 228-229, 233-234
38 Polo, op.cit., p. 246-249 et 260-261
39 Mézières, op.cit., ch. 95, p. 484-485
40 Polo, op.cit., p. 366, 288-289, 385-386
41 Mandeville, p. 366.Pordenone, p. 368-369
42 Liber de quibusdam ultramarinis partibus, suivi de la traduction de Jean le Long(1350), éd. critique C. Deluz, exemplaires ronéotypés, Paris Sorbonne, p. 284-285 et 311-312
43 C.K. Zacher, Curiosity and Pilgrimage, Londres, Baltimore, 1976
44 F. Hartog, Le miroir d'Hérodote Essai sur la représentation de l'autre, Paris, Gallimard, 1980, p. 243-249.
Auteur
Université Francois-Rabelais Tours
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