Quelques aspects de la relation vieillesse / sagesse au Moyen Age : l’exemple du Chevalier au barisel
p. 299-315
Texte intégral
1Le Moyen Age a appris à jouer avec les mots, avec les étymologies, pour chercher la senefiance cachée derrière la lettre ; porté par le jeu de l’écriture, il retrouve implicitement “vie” dans “vieillesse”. Le regard sur la vieillesse est un regard sur la vie : la vieillesse est fin de la vie et, à ce titre, elle appartient encore à la vie, en est une image condensée ; vieillesse se conjugue avec souvenir, vision rétrospective, interrogation à rebours portant sur un temps que l’on mesure sans pour cela le maîtriser. Le souvenir est une évocation, il permet l’apparition d’un ailleurs temporel dans le présent de l’âge. La vieillesse brouille les lignes du temps, favorisant la réflexion sur le futur de la mort et autorisant l’émergence continue du passé qui s’uniformise alors derrière l’appellation de “jeunesse”. En regard de la vieillesse, tranche limitée de l’âge humain, en quelque sorte “instantané temporel”, la jeunesse s’amplifie, se dilate par l’allongement d’une durée, d’une permanence du passé dans le souvenir présent. Le concept de vieillesse est donc aussi porteur d’un équilibre temporel fragile à partir duquel une écriture peut s’épanouir ; la lettre est une tentative de fixer le temps, de figer le flot du souvenir : en faisant renaître la jeunesse au présent, elle exorcise une vieillesse qui, réelle ou fictive, est finalement effacée. C’est le cas de Froissart qui, dans le Joli Buisson de Jonece, se plaît à construire une telle situation, situation prétexte pour lui à bâtir un roman courtois dont le prologue met en lumière les rapports entre l’écriture, dans toute sa materialité, et le souvenir d’une jeunesse passée :
Desaventures me souvient
Dou temps passé. Or me couvient,
Entroes que j’ai sens et memore,
Encre et papier et escriptore,
Kanivet et penne taillie,
Et voilenté appareillie
Qui m’amonneste et me remort
Que je remonstre avant me mort
Comment оu Buisson de Jonece
Fui jadis, et раr quel аdreсе.
Et puis que pensee m’i tire,
Еntroes que je l’ai toute entire
Sans estre bleechie ne quasse,
Ce n’est pas bon que je le passe ;
Car s’en non caloir le mettoie
Et d’aultre soing m’entremettoie,
Je ne poroie revenir
De legier a mon souvenir.
Por ce le vorrai avant mettre
Et moi liement entremettre
De quanq que me memore sent
Dou temps passé et dou present.
(vv. 1-221)
2Qu’elle la renie ou bien qu’elle la regrette, Vieillesse observe Jonece et, dans cette vision inversée, elle englobe toute la vie ; au temps de la vieillesse se superpose la longueur d’une vie, l’instant apparaît comme l’aboutissement d’une durée. Marquée par le temps dans l’âme et dans le corps, vieillesse est témoignage ; écrire sur la vieillesse, c’est livrer une philosophie de la vie, sous-tendue par une réflexion sur le temps.
3Le temps obsède le Moyen Age ; l’homme médiéval s’interroge sur un devenir qui fuit entre ses mains. Le devenir de l’homme est essentiellement soumis à la volonté de Dieu et le penseur médiéval a du mal à se situer entre une continuité qui l’amène à Dieu et l’instant, l’âge de la vie, sur lequel il veut porter sa réflexion. La notion de vieillesse est donc très complexe car, prise dans l’instant elle inclut malgré tout plusieurs couches temporelles. Georges Poulet note cette contradiction qui apparaît clairement au treizième siècle chez des philosophes comme Thomas d’Aquin :
Tout devenir dans l’ordre de la nature comme dans l’ordre de l’esprit, requérait une détermination directe de Dieu. Ainsi l’opération divine fondait le temps non seulement en la permanence qui le rendait possible, mais en l’actualité qui le rendait nécessaire et réel. Actualité qui pouvait être instantanée mais qui, lorsqu’elle était temporelle, l’était selon la continuité d’un mouvement interrompu vers une fin.2
4D’autre part, le concept de temps implique celui de rythme ; au Moyen Age, le temps est ponctué par les heures et les cérémonies religieuses, il est mesuré par la succession des saisons et semble ainsi porteur d’un éternel retour. Le mythe de Fortune, qui s’enracine de texte en texte, est représentation idéale d’un temps circulaire qui écrase l’homme de ses cycles aléatoires. Devenir, c’est aussi revenir, et la vieillesse se mesure à l’aune de son passé.
5Le traditionnel schéma de la quête s’inscrit dans une telle problématique, que l’on pourrait qualifier de tentative d’enrichissement basée sur le cycle ; partant de la cour du roi Arthur, le chevalier doit y revenir au bout d’un temps fixé, enrichi d’une expérience, glorifié par l’aventure. Si le temps est le support d’un alourdissement, d’un gain en épaisseur, il est aussi responsable d’un amoindrissement ; à l’auréole de la gloire, s’ajoutent des stigmates profondément inscrits dans le corps du héros, et si l’espace accepte totalement, on pourrait dire en toute neutralité, le jeu du retour, le temps en bouleverse toujours les règles. L’inéluctabilité du vieillessement se superpose, même de façon implicite, à la souveraineté de la quête. Prisonnier des cycles, le héros chevaleresque ne peut que constater le hiatus entre le corps et le coeur ; à maintes étapes, le héros est blessé, meurtri, et sans cesse il doit s’occuper de ce corps dont le remise en état est la condition nécessaire à la poursuite et à l’éventuel accomplissement de la quête ; de fait, les mires et autres fisiciens jouent un rôle tout à fait fondamental dans le roman chevaleresque. Dans Le Bel Inconnu par exemple, Renaut de Beaujeu joue sur la dualité guérison du corps/mal d’amour, mettant ainsi en relief les inévitables blessures du corps nécessaires pour franchir les barrières de l’amour.
Et congie prisent a Guinglain
Qu’il laissirent et feble et vain
A Diu les a tos comandés.
S’a la dame mires mandés
Molt bons раr tost Guinglain garir ;
(...)
Tos fus gаris еn la quinsainne
Mais entés est une autre painne :
Аmors li cange son реnsеr
Ne puet dormir ne rероssеr
(vv. 3643 (...) 36783)
6Au devenir est donc implicitement associée la meurtrissure du corps, même si ce dernier semble renaître à chaque étape, et la contradiction, au coeur de la vie, entre l’enrichissement de l’âme, voie vers la sagesse, et l’affaiblissement du corps, tribut payé à l’expérience, est fortement ressentie par l’écrivain médiéval dans sa tentative d’écriture proposant une société harmonieuse. C’est de cette faille que naissent des visions différentes, voire antithétiques, de la vieillesse, visions attachées à des conceptions différentes de la vie, plus exactement à des conceptions d’une harmonie de la vie. Si tout écrivain médiéval est attaché à une morale chrétienne, les esthétiques mises en jeu sont très différentes, suivant la position occupée par les attributs corporels humains. A deux extrémités, l’esthétique courtoise, dans laquelle l’amour, et finalement la vie, sont attachés à la beauté corporelle, et une morale chrétienne stricte conduisant à une esthétique du renoncement, du reniement du corps, tel que par exemple on peut la trouver chez un Jehan de Saint-Quentin ou dans un recueil d’exemples moraux comme le Ci nous dit :
C’est a entendre : nous desirons tuit paradiz, mez li pluseur ainment tant leur corps, que l’amour qu’il y ont les trait en enfer.4
7Dans l’univers courtois, l’image de la vieillesse est en général négative ; des attributs de l’âge, seuls l’avilissement des traits et l’affaiblissement du corps sont retenus. Du chant des troubadours à la lyrique courtoise des quatorzième et quinzième siècles, la vieillesse est mise en une perspective néfaste, elle est obstacle à l’accomplissement de l’amour. Dans la célèbre chanson de Conon de Béthune, L’autrier avint a cet аutrе païs, la dame a eu le tort irréparable de refuser l’amour alors qu’elle était jeune, et son visage une fois fané, elle doit disparaître du monde courtois, aucun fin’aman ne saurait l’aimer encore :
Vostre сlеr vis, ki banbloit flоrs de lis,
Est si ales, dame, de mal en pis
K’il m’est avis que me soit emblee
A tant aves, dame, c’est consell рris.
(vv. 13-165)
8Quant à Froissart, définissant ses sept âges de la vie dans son Joli Buisson de Jonece, il attribue la vieillesse à Saturne, avec une vision négative du dernier âge associé au froid :
Puis vient Saturnus li obsсurе
Qui de nul bien n’a сurе
Ne qui ne scеt servir a gré
Et regne ou septisme degré
Tant qu’a nоus, с’est la plus lontainne.
Elle est plus froide que fontainne
Moult sont doubtable et dur si meur.
L’omme fet vivre en grаnt сrеmеur
Et jusques en fin le mainne,
(vv. 1688-1696)
9Charles d’Orléans, lui, réaffirme l’incompatibilité de Vieillesse et Amour :
Саr en descort sont Аmоurs et Vieillesse :
Nul ne les peut a lеur gré bien servir6
10Au douzième siècle, André Le Chapelain avait clairement explicité cette incompatibilité entre l’âge et l’amour dans le Тrасtatus de аmоrе.
L’âge ebt un obstacle, саr раssé soixante ans роur un homme, cinquante роur une femme, bien que leb rарроrts аmоurеux soient encore pobbibleb, les plaisirs qu’ils рrосurеnt ne peuvent еngеdrеr l’аmоur. Dès cet âge en effet, la chaleur du corps commence à baisser, et l’humeur aqueuse l’envahit avec force, produisant en l’homme des troubles divers, et l’accablant de toutes sorts de maux ; alors il ne lui reste rien d’autre que la consolation de boire et de manger.7
11L’homme âgé est rejeté hors du monde courtois, ou plus exactement, ne doit plus participer aux jeux de l’amour : s’il apparaît encore, ce doit être pour faire figure de décor ; pour lui, la notion de plaisir doit se confondre avec la simple consolation, le recreant n’est plus que l’ombre du chevalier. La polysémie du terme recreant est significative : “vieux”, “fatigué”, mais aussi “lâche” ; la recreance est une absence, la fin de la vie une défaite. Seule la majesté, le statut social mettant en quelque sorte le personnage “hors concours”, peut annihiler les effets désastreux de la vieillesse ; le roi Arthur, par exemple, frappé d’impuissance lorsque Méléagant fait irruption à la cour, ou se laissant aller au sommeil lors du début des aventures d’Yvain, est en fait très au-dessus des contingences de la chevalerie ou de la fin’amor ; pour lui, la recreance n’est pas un problème, alors que cette perspective est inacceptable pour un jeune chevalier. Dans l’épisode du “pré aux jeux” du Chevalier de la Charrete, le jeune chevalier fougueux s’oppose à son père, le “chevalier chenu”, car il veut aller combattre Lancelot. La recreance est au centre de la dispute, marquant bien ici, dans le champ textuel, l’opposition des générations et, derrière, la différence des enjeux :
Et cil respont : “honte feroie,
se je vostre consoil feroie.
Maudahez ait qui le cresra
et qui por vos se recresra
que fierement ne me conbate
(vv. 1743-478)
12Ce passage est toutefois significatif du caractère ambigu de la vieillesse ressenti par les auteurs médiévaux ; une vieillesse porteuse à la fois de faiblesse et de sagesse. D’une part un chevalier chenu ne peut participer sans ridicule à un quelconque tournoi (d’armes ou d’amour), mais d’autre part sa parole véhicule le bon sens : tandis que le jeune bacheler se dépense en combats, le chevalier atteint par l’âge dispense ses conseils. Ainsi l’âge départage et définit en dernier lieu une élémentaire sagesse qui consiste à se conformer aux règles inhérentes à sa classe d’âge. Dans Erec et Enide, le vavasseur, père de Enide, est présenté comme biax nom (...), chenuz et blans, / deboneres, gentix et frans9. A l’opposé, le vieux mari qui, dans le Lay dou blanc chevalier de Jean de Condé, décide d’aller au tournoi par ruse, est prétexte à diatribe contre la vieillesse :
Ch’est de viel homme la coustume.
Rihoteus et plains d’amertume
Et avarissieus devient
Li hons quant a vielleche vient.
(vv. 521-2410)
13Le Roman de la Rose illustre tout à fait l’ambivalence de la vieillesse ; si Guillaume de Lorris range Vieillesse parmi les dix figures de laideur et de vice qui ornent le mur de son verger, Jean de Meung prête, dans le discours de Raison, des caractères positifs à Vieillesse :
Viellece, qui les acompaigne
Qui mout lor ebt bonne compaigne
Et les ramaine a droite voie
Et jubqu’en la fin leb convoie
(vv. 4487-9011)
14La différence est d’importance et représente deux enjeux d’écriture ; le désaccord sur l’image de la vieillesse dans le Roman de la Robe marque le passage de l’initiation courtoise à la didactique de la vie ; l’écriture n’est plus simplement porteuse d’une harmonie de l’amour, mais elle véhicule une sagesse de la vie. Si l’on projette le monde des représentations sur l’univers social, il apparaît que, derrière la dichotomie vieillesse/sagesse vs jeunesse/vaillance, se profile le débat clergie/chevalerie. L’exacerbation de ce débat, l’augmentation des tensions entre le clerc et le noble aux quatorzième et quinzième siècles vont éclairer de façon curieuse et contradictoire l’image de la sagesse. Eustache Deschamps manifeste sa peur du lendemain et définit une sagesse en regard de son inquiétude par rapport à la vieillesse ; ici, la vieillesse détermine la sagesse de manière “rétrospective” : être sage, c’est penser à vieillir.
Saiges et donc qui en son temps pratique
Que povreté ne le puisse sousрrandre
Саr qui vielx est, choscun lui fait la nique.
Chascun le vieut аrgиеr et rерrаndre.12
15On retrouve une idée analogue chez Michault Taillevent ; ce dernier, dans son Рassе Теmps propose, comme Froissart, une vieillesse attachée au froid et à l’hiver, vision négative attachée à l’affaiblissement du corps ; pour Michault, être vieux c’est ne plus être alerte. Vieillesse est avant tout le seuil de la mort. Toutefois, Richesse peut s’accomoder de Vieillesse, et la sagesse consiste bien à ne pas seulement laisser le temps fuir, mais à songer à еsраrgеr avant l’arrivée de la vieillesse-hiver : une morale matérialiste tout à fait traditionnelle !
De Viellesse suiz bien content,
Bien scaу qu’il fault viel devenir
Et aussi scay je bien qu’on tent
Tousjours a la fin a venir
Mais ou elle puet advenir
Et ou elle point, picque, et mоrt,
Povreté est pire que Mort.
Qui est riche competamment
Et viel au fort n’en puet challoir ;
(vv. 211-21913)
16Il ne faut pourtant pas rester au premier niveau de la lettre ; Michault Taillevent, avant Villon, reflète une profonde interrogation sur le temps, et, en cherchant le “temps perdu”14, révèle une philosophie et une conduite de vie : écrire sur la vieillesse est pour lui façon de proposer une sagesse, sagesse de vie, au delà de la sagesse inhérente à certains hommes : être sage ne suffit pas si l’on n’est pas conscient de l’inexorabilité du temps qui passe, expression d’une volonté supérieure.
Enviellir fault ou bot ou saige
Ou роvrе ou rice et, роur fait
Qui despend temps en bon usaige
Il est de joye aprez refait
En ses vieulx jours ; pour ce bon fait
Mener sa vie rigleement.
(éd. cit. vv 603-608)
17Par contre, comme le montre l’étude de J. Cerquiglini15, un poète comme Guillaume de Machaut, en se présentant comme vieux, goutteux, avec borgе ueil, plus qu’un état physique, décrit un état social ; la vieillesse et tous ses attributs physiques sont devenus une figure de réthorique qui joue un rôle d’identification : en se décrivant faible, vieux, malade, le clerc affirme sa singularité face au chevalier et, au delà, réclame son droit à l’amour et au pouvoir ; d’aliénation, l’âge devient revendication. On voit que dans ce cas le processus s’est inversé ; la vieillesse a perdu de son épaisseur, elle a quitté le champ d’une réalité pour se dissoudre dans l’emblème. La sagesse n’est plus une des conséquences possibles de la vieillesse, mais c’est cette vieillesse fictive, quelque peu artificielle, qui prend naissance dans la sagesse du clerc. Un décalage s’est opéré dans le signifié, gui permet l’énonciation des prétentions du clerc ; se décrire vieux, c’est faire valoir sa sagesse, son art, et, de façon contradictoire, c’est vouloir, comme le fait Guillaume de Machaut, parler d’amour ; l’âge a disparu du tableau : le vieux sage n’est-il pas finalement le masque emprunté par le poète ambitieux ou le jeune clerc amoureux ?
18Aux douzième et treizième siècles, où les tensions clerc/chevalier sont moindres, l’ambivalence de la vieillesse se résoud textuellement dans le partage des univers, tel que l’on peut le rencontrer dans la littérature épique ou arthurienne ; dans chacun d’eux, un personnage central est emblématique d’une manière de vivre, il est support d’une esthétique : ces personnages, le chevalier et l’ermite, cohabitent en toute paix et se rencontrent au détour des aventures du premier. Le conflit vieillesse/sagesse vs jeunesse/ hardiesse se dissout totalement dans la pluralité des univers, dans la catégorisation des symboles : le chevalier arbore son épée, emblème de sa vaillance, et l’ermite s’appuie sur son bâton, qui symbolise à la fois la vieillesse et la droiture de son âme. Ainsi se présente l’ermite de Robert le Diable., véritable archétype du personnage.
Es vous venu l’ermite errant
Le saint home, chenu, ferant ;
Le pas tout appuiant s’en vient
D’une potence que il tient.
(vv. 706-70916)
19Les rapports qui s’établissent entre le chevalier et l’ermite sont révélateurs de l’orientation esthétique et morale de l’écrit ; plus exactement, l’importance d’un personnage, son rôle “polarisateur” dans le récit, donnent très certainement une coloration générique au texte. Dans le roman arthurien par exemple, l’ermite apparaît somme toute comme secondaire ; seul le chevalier est investi d’une mission, le temps du récit se confond avec celui de son aventure, dont la motivation n’a que très peu à voir avec la présence de l’ermite. Ce dernier, même s’il apparaît à des moments forts de la quête, comme dans le Conte du Graal, n’est qu’un relais, un “poteau indicateur” sur le chemin que suit le héros ; en dernier lieu, l’intervention du vieil homme ne porte que sur le détail. Bien qu’il soit stéréotype, le personnage de l’ermite a son importance ; il indique, en filigrane du texte, une autre orientation de la vie, ressentie comme positive, que celle choisie par le chevalier ; la jeunesse impose ici l’aventure, la vieillesse se repose dans la sagesse.
20Il en va autrement du conte pieux ou moralisant, qui s’attache avant tout à la propagation, à la démonstration, d’une éthique religieuse ; la direction est, dans une certaine mesure, opposée à celle du roman chevaleresque. L’ermite, vieux et sage, est en contact avec le jeune chevalier pour déterminer l’action de celui-ci ; si le chevalier demeure le personnage central du récit, c’est le preudom qui a l’initiative de l’aventure, c’est lui qui, de fait, est le metteur en scène, et c’est à partir de son exemple et de son personnage que l’écrivain construit son texte. L’architecture du récit est très souvent cyclique : partant d’une rencontre chevalier/ermite, le texte revient à ce point de départ pour, d’une certaine manière, confondre les deux personnages.
21Le Chevalier ou barisel17 fournit un exemple d’une telle démarche. Le thème de l’ouvrage se rattache à ce que l’on pourrait nommer un “cycle de la repentance” : un homme, ici le chevalier, chargé de péchés, impénitent qui plus est, gagne le salut grâce à une série d’épreuves, suscitées par un événement qui surgit dans sa vie, ici la rencontre avec l’ermite. On assiste donc généralement à un glissement du thème chevaleresque de la quête ; l’aventure glorieuse est remplacée par la pénitence laborieuse, qui ramènera le pécheur dans le sein de Dieu et de l’Eglise. Les protagonistes du Chevalier au barisel sont résentés dans un effet de miroir, déformant à souhait puisque l’un est le négatif de l’autre ; le chevalier, qui apparaît le premier, est jeune, d’une jeunesse conventionnelle soulignée par la beauté du corps :
Et li haus hom dont je vous di
estoit, si соm je l’entendi,
trop biaus de cors et de visage
riches d’avoir et de lignage ;
et si paroit a son viaire
qu’el mont n’eüst plus deboinaire.
Mais fel estoit et desloiaus
et si traïtres et si faus
(...)
k’il ne cremoit ne Dieu ne home.
(vv. 11 (...) 21)
22L’ermite, quant à lui, est vieux ; sa carcasse s’oppose au jeune corps du chevalier mécréant :
A tant s’en va tout apoiant
li febles hom de son baston.
(vv. 212-13)
23L’âge fonctionne en fait comme garantie de la parole et des actes de l’ermite ; le récit, qui s’érige en exemple, repose sur cette garantie. La garantie offerte par l’âge est assez fréquente dans la littérature religieuse : dans le “Miracle” de l’abeesse que Nostre Dame delivra de grant angoisse18, Gautier de Coinci insiste sur l’âge des juges nommés par l’évêque pour se rendre compte du forfait de l’abbesse :
L’evesque a deus clers meürs
Por ce que plus en soit seürs
(vv. 257-58)
24Le dialogue qui s’instaure entre le seigneur et l’ermite du Chevalier au barisel est un échange entre deux hommes que tout oppose, particulièrement l’âge ; le chevalier, fort de sa jeunesse, répond avec vigueur aux arguments d’un vieillard dont la sagesse n’empêche pas toujours la peur de gagner son âme :
Li preudom ot paour mout fiere
ne garde l’eure qu’il le fiere
(vv. 301-302)
25La jeunesse s’incarne dans une force brutale qui sera finalement vaincue par une parole porteuse de sagesse ; en dernier lieu, l’argumentation l’emporte sur la déclamation, dans un dialogue apparaissant comme le substitut d’un tournoi dont les armes ne sont pas celles de la chevalerie. Le chevalier, limité par ses affirmations péremptoires, tombe dans les lacs de la rhétorique mise en oeuvre par l’ermite ; ce dernier, argumentant avec douceur et calme, amène son interlocuteur à céder, de guerre lasse, et à livrer sa confession.
26L’opposition chevalier/ermite, sous-tendue par la dichotomie vieillesse/jeunesse, marque profondément, structure, l’évolution du dialogue ; la parole s’oppose à la force et finit par vaincre celui qui ne peut saisir les finesses de l’art du language. Dans ce contexte, le chevalier doit avouer son impuissance et se montre totalement désorienté :
Or ai tout dit. Et qu’en ert ore ?
Lairé me vous em pais encore ?
Or m’en puis joue viaus bien aler.
Ja mais ne ruis a vous parler
ne vous veïr d’oel que jou aie.
Vous m’avés bien batu sаns plaie,
qui раr force m’avés fait dire.
(vv. 351-57)
27La deuxième partie du dialogue entre les deux hommes est structurée sur un mode analogue à la première, mais cette fois-ci, la dispute s’articule autour de la pénitence à faire. Le chevalier, reprenant vitalité, résiste à l’ermite, mais, comme dans le cas de la confession, il finit par céder. De manière symptomatique, le refus du chevalier, sursaut d’une jeunesse qui, implicitement, s’oppose aux atteintes du temps, porte sur la durée de la peine et sur l’épreuve que son corps devrait subir (Set ans ! (...) non ferаi trois (...). Je ne porois ce sоuffrir/ne ma саr rоmрrе ne fеrir. Si l’ermite propose une pénitence, qui, pour lui, appartient au domaine du possible, le chevalier ne peut que la considérer comme inconcevable, car finalement irréelle dans son univers de jeune seigneur à l’apparence si belle. Mais l’obstination et l’habileté de l’ermite, avec l’aide de Dieu, finiront par faire accepter au chevalier une épreuve qui, sous son aspect anodin, réunit les souffrances auparavant refusées par le mécréant. Ce dernier parcourra le monde, cherchant en vain à remplir son tonneau ; la durée d’un an sur laquelle se déroule le récit va s’allonger, se dilater, en inscrivant ses marques dans le corps du chevalier ; le jeune seigneur, allant de pauvreté en avilissement, de déchéance en déchéance, subit les morsures d’un temps qui s’enroule en spirale sur le pourtour du bаrisеl ; le cercle parcouru, celui qui revient à l’ermitage est méconnaissable ; ses traits sont ceux d’un vieillard et l’auteur insiste longuement sur cet aspect : l’identité du héros s’est dissoute au fil du temps, sa jeunesse s’est perdue dans la détresse de son âme, et c’est un double physique de l’ermite qui se présente devant ce dernier, aussi faible, devant lui aussi s’aider d’un bâton :
Avoec ce k’il estoit si tains,
ert si febles et si atains
qu’a paines se puet soustenir.
A un baston l’estuet tenir
dont il s’apuie quant il va.
(vv. 687-91)
28Pour fermer la boucle, il ne reste plus qu’à atteindre à l’identification complète des deux personnages, identification qui s’accomplit par et dans les larmes ; celles, versées par l’ermite, provoquent le repentir, et, en écho, les pleurs du chevalier. Le tonneau se remplit par un miracle divin et les personnages se confondent, comme noyés dans une identité unique dont le barisel est emblématique ; le jeune mécréant s’est métamorphosé en sage recreant ; gagné par une vieillesse symbolique, dont la partie réelle est représentée par l’ermite, le chevalier, son âme lavée du péché, peut mourir en paix. Sa vieillesse, conséquence d’un raccourci et d’une concentration du temps, lui a apporté la saqesse initialement possédée par par l’ermite seul ; jouant pleinement son rôle d’étape avant la mort, cette vieillesse, textuelle et atemporelle, lui ouvre les portes du Ciel ; la sagesse terrestre n’est finalement qu’un relais pour le salut de l’âme.
29Les rapports entre la vieillesse et la sagesse, la perspective dans laquelle l’âge est envisagé, que ce soit explicitement comme dans le Passe Temps de Michault Taillevent, ou implicitement comme dans le Chevalier au barisel, reflètent un des aspects essentiels de la pensée médiévale : l’interrogation sur le devenir de l’homme qui subit les assauts d’un temps à propos duquel la seule certitude est celle d’une fin ; seul l’aboutissement, retour à Dieu, est point fixe dans ce mouvement inexorable souvent entrevu comme cyclique. Figure de rhétorique, ou image d’une réalité inquiétante, Vieillesse marque une série de textes de l’empreinte du temps qui passe et autorise, par son ambivalence, le jeu sur les catégories. De l’ermite du xiie siècle au clerc du xve, le vieil homme, réel ou fictif, est souvent plein d’une sagesse dont la parole, puis l’écriture, sont porteuses, sans pour autant pouvoir totalement supprimer l’image spectrale de la mort qui apparaît en filigrane dans le texte. La détermination par rapport à cette image impose alors une orientation derrière laquelle se cache une philosophie de la vie et une réflexion de l’auteur sur lui-même. Guilllaume de Machaut ou Eustache Deschamps choisissent d’écrire pour échapper à ce que parfois ils revendiquent et seul le texte qui se veut exemple parvient à conserver la beauté d’une sagesse équivalente au salut de l’âme. Si “vie” est en “vieillesse”, vieillesse s’accorde avec liesse, et vieillir s’identifie à se rapprocher de Dieu. En dernier lieu, l’écriture n’est-elle pas le remède parfait contre ce temps qui s’enfuit ? Comme le dit le poète, C’est le Раssе Temps de Michault / A grrand froidure demy chault et vieillesse, sagesse, tristesse, mélancolie et pauvreté dansent une ronde pour passer, puis dépasser le temps ; à l’hiver de la vieillesse succède toujours le printemps de l’écriture.
Notes de bas de page
1 J. FROISSART, Le Joli Buision de Jonece, éd. A. Fourrier, Droz, Genève, 1975.
2 G. POULET, Etudes sur le temps humain, t. 1, p. 8, éd. du Rocher, Paris, 1976, (Plon, 1952).
3 RENAUT de BEAUJEU, Le Bel Inconnu, éd. G.P.Williams, CFMA, Paris, 1929.
4 Ci nous dit, éd. G. Blangez, t. 1, p. 174, Chap. 186, SATF, Paris, 1979.
5 CONON de BETHUNE, Chansons, éd. A. Wallensköld, CFMA, Paris, 1921.
6 CHARLES d’ORLEANS, Songe en complainte, vv. 37-38, Poésies, éd. P. Champion, t. 1, LXXIa, CFMA, Paris, 1923.
7 ANDRE LE CHAPELAIN Tractatus de Amore, trad. Cl. Buridant, p. 51, Klincksieck, Paris, 1974.
8 CHRETIEN de TROYES, le Chevalier de la Charrete, éd. M. Roques, CFMA, Paris, 1958.
9 CHRETIEN de TROYES, Еrеc et Enide, éd. M. Roques, vv. 378-79, CFMA, Paris, 1952.
10 JEAN de CONDE, Le Lay dou blanc chevalier, Dits et Contes de Baudoin de Condè et de son fils Jean, éd. A. Scheler, V. Devaux & Cie, Bruxelles, 1866-1867
11 JEAN de MEUN, Le Roman de la Rose, éd. D.Poirion, Garnier Flammarion, Paris, 1974.
12 EUSTACHE DESCHAMPS, Oeuvres complètes, Marquis de Queux de Saint-Hilaire et G. Raynaud, t. 2, pp. 52-53, SATF, Paris, 1880.
13 MICHAULT TAILLEVENT, R. Deschaux, Un poète bourguignon du xve siècle, Michault Taillevent Droz, Genève, 1975.
14 D.POIRION, Le Temps perdu et retrouvé... au xve siècle Rev. Sc. Hum., t. LV, n°183, pp. 71-84, Lille, 1981.
15 J. CERQUIGLINI, Guillaume de Machaut et l’éсriturе au xive siecle, H. Champion, Paris, 1985.
16 Robert le diable, éd. E. Löseth, SATF, Paris, 1903.
17 Le Chevalier au Barisel, éd. F. Lecoy, CFMA, Paris, 1965
18 GAUTIER de COINCI, Les Miracles de Notre Dame, éd. V.F. Koenig, t. 2, pp. 181-197, Droz, Genève, 1961,1970
Auteur
Université d’Orléans
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