L'animal, témoin de la fin des temps
p. 589-597
Texte intégral
1Lorsque l'animal apparaît dans les textes du Moyen Age, sa présence est rarement fortuite. Que l'on se penche sur les Vies des saints, les chroniques ou la littérature exégétique, il se charge presque toujours, à des degrés divers, d'une signification qui dépasse largement sa réalité objective. L'animal est là pour montrer, expliquer, instruire. Les clercs s'en servent comme d'un véritable instrument pédagogique pour délivrer leur message moral, spirituel ou théologique. Il remplit également à travers les divers genres littéraires une fonction plus subtilement exprimée : celle d'élément signifiant qui permet au croyant de mieux comprendre l'univers dans ses deux dimensions fondamentales, l'espace et le temps.
2La bête montre comment l'espace se compose en cercles concentriques, avec au centre le territoire habité par les hommes et les animaux domestiques soumis à leur tutelle, puis la couronne de la forêt, des déserts et des montagnes peuplées par les animaux sauvages, enfin, le cercle ultime de la mer, lieu de refuge des dragons et des monstres primordiaux. Le bestial et le monstrueux sont ainsi rejetés aux confins de l'univers dont ils marquent les limites de leur terrible présence. Ces bêtes sauvages (loups, ours, sangliers, serpents...) mettent aussi en évidence l'existence de lieux protégés qui se superposent aux divers domaines de cet espace concentrique : églises, sanctuaires, ermitages ou monastères contre l'enceinte desquels bute leur agressivité. La sauvagerie est repoussée à l'extérieur des murs sacrés ou à la périphérie du mondes des hommes. La bête sauvage, en action essentiellement dans les vies de saints, révèle la conception spatiale des hommes du Moyen Age avec ses cloisonnements et ses ruptures, avec sa couronne extérieure, lieu de solitude, d'exclusion et d'épreuves1.
3Mais l'animal intervient aussi dans la vision médiévale du temps dont il ponctue les divers moments.
4Elle reste très influencée par le temps biblique qui s'ouvre dans la Genèse avec le serpent tentateur et s'achève dans l'Apocalypse, par l'agneau triomphant de la Bête écarlate aux sept têtes et dix cornes2. Du jardin d'Eden à l'étang de feu et de soufre où est précipité le dragon3, l'animalité encadre étroitement la destinée humaine marquée par le péché. Toute une faune monstrueuse, à l'instar de celle qui peuple la périphérie de l'univers, se concentre à la fin des temps. Elle est à la fois le témoin de ce temps de la révélation et l'acteur de ce temps de l'épreuve. Signe et châtiment, elle prévient et punit, elle met fin à une période et en ouvre une autre.
5Le bestiaire apocalyptique est riche avec les sauterelles à face humaine, cheveux de femme, dents de lion et queues de scorpions4, les chevaux à tête de lion5, la Bête surgissant de l'abîme6, le dragon rouge à sept têtes qui convoite l'enfant de la femme enceinte7, la bête à l'apparence d'une panthère, à pattes d'ours et à gueule de lion8, l'autre bête aux deux cornes d'agneau et qui parle comme un dragon9, les grenouilles jaillissant de la gueule monstrueuse10, les oiseaux impurs et dégoûtants11, les chevaux blanc, rouge, noir ou "pâle"12, sans oublier l'aigle qui vole au zénith13, les quatre êtres comparables à un homme, un lion, un taureau ou un aigle14 et bien sûr, l'Agneau immolé15. Cette faune, perçue dans sa majeure partie de façon négative, donne aux clercs du Moyen Age l'occasion de se livrer à leur goût pour l'exégèse.
6Alcuin, par exemple, reconnaît dans les sauterelles qui sortent du puits de l'abîme les hérétiques qui s'en prennent aux hommes qui ne portent pas le signe de Dieu16 ; dans le cheval rouge, il voit le corps de 1' "antique ennemi"17, dans le cheval noir l'appétit du mal18, dans les chevaux à tête de lion les faux prédicateurs qui ont la force de broyer les faibles19.
7Par contre, le cheval blanc représente l'humanité du Christ dépourvue de l'offense du péché20 et l'aigle qui vole en criant : "Malheur, malheur" désigne "les prophéties alarmées de l'Église sur les temps à-venir de toutes sortes de plaies et de calamités"21. Quant aux quatre animaux couverts d'yeux, placés au milieu d'un trône, ils évoquent pour lui les quatre évangélistes et plus généralement l'Église22. Le moine Alulphe y voit pour sa part les grandes étapes terrestres et célestes puisque "l'homme est appelé à naître, le veau à mourir, le lion à ressusciter, l'aigle à voler aux deux"23.
8Pour Cassiodore24, Bède le Vénérable25 ou encore Alulphe26, la bête sortie de l'abîme représente, dans une perspective eschatologique, le diable ou l'antéchrist qui vient s'affronter à l'agneau christique. Elle est l'incarnation du mal et subit une double défaite, l'une temporaire où elle se retrouve enchaînée pour mille années, comme le dit Walafrid Strabon, "par l'espoir du Christ à-venir"27, et l'autre, définitive à l'achèvement de cette période par le Christ lui-même.
9La bête est donc à la fois le principal protagoniste de cet ultime combat et le signe de la parousie prochaine. Acteur nécessaire de cet affrontement qui doit permettre la victoire finale, elle se charge de punir les pécheurs et de prévenir les croyants, ceux qui ont l'intelligence des signes.
10Cette double fonction de l'animal, punition-avertissement, est donc pleinement réalisée lors de l'eschatologie collective où la destinée universelle s'achève dans la peur et l'espoir.
11Il en va de même lors de l'eschatologie individuelle. Ainsi, Grégoire le Grand raconte dans ses Dialogues, à la fin du vième siècle, l'agonie du moine Théodore qui avait manifesté de la colère et de la mauvaise volonté : "Soudain il se prit à crier devant les frères présents, interrompant leurs prières par de grandes clameurs : Retirez-vous ! Je suis donné à un dragon pour qu'il me dévore. Votre présence seule le retient. Ma tête est déjà dans sa gueule ! Eloignez-vous pour qu'il ne me torture pas davantage, qu'il fasse ce qu'il a à faire. Alors tous les frères lui dirent : Qu'est ce que tu racontes, frère ! Fais un signe de croix. Il répondait avec grands cris : Je veux me signer, mais je ne puis, car le dragon me broie dans ses écailles"28. Finalement, grâce à la prière de ses frères, il échappe au terrible danger, guérit et change totalement de vie en devenant un "bon" moine. Le combat contre l'invisible dragon s'est achevé cette fois là victorieusement.
12La bête monstrueuse a bien rempli ses divers rôles d'instrument de châtiment pour le coupable, d'avertissement ultime pour qu'il opère une conversion et de leçon pour l'ensemble de la communauté. Le dragon matérialise l'état de péché dans lequel le moine a vécu et annonce les peines de l'enfer qu'il va vivre.
13En effet, dans toute la littérature des voyages infernaux qui fleurit au Moyen Age, les damnés (en particulier les fornicateurs) exposent leurs parties sexuelles à la perpétuelle morsure de bêtes sauvages29. De même, dans la Vie de saint Marcel de Paris par Fortunat, le cadavre d'une femme adultère est dévoré dans le tombeau par un gigantesque serpent30.
14Le dragon se place donc au moment crucial de l'agonie et guette ses victimes. Théodore doit le salut à ses frères assemblés autour de lui "pour protéger sa sortie par leurs prières"31. Un autre moine, lui aussi à l'article de la mort, nous rapporte toujours Grégoire le Grand, n'eut pas cette chance. Il révèle ainsi à son entourage : "Quand vous pensiez que je jeûnais avec vous, je mangeais en cachette et maintenant voici que je suis livré au dragon pour qu'il me dévore. De sa queue il a lié mes genoux et mes pieds. Il a enfoncé sa gueule dans ma bouche, et il m'ôte le souffle en l'aspirant. A ces mots il expira. Le dragon qu'il voyait ne lui laissa pas le temps de se libérer par le repentir. Evidemment, son cauchemar ne servit qu'aux auditeurs puisqu'il fit connaître l'ennemi auquel il était livré, sans lui échapper"32.
15Dans ce récit du "mangeur-mangé", on retrouve à nouveau le binôme punition-avertissement et le dragon apparaît comme un élément essentiel de la pédagogie de la peur en vigueur dans les milieux monastiques. L'eschatologie individuelle renvoie à l'eschatologie universelle. Le moment de la mort pour l'individu n'est qu'une répétition de la fin des temps où, dans les deux cas, se livre un combat incertain auquel il faut se préparer par la connaissance de l'ennemi et en choisissant, bien avant l'ultime instant, le camp du bien et les armes de la prière. Les deux temps se superposent, mêlant étroitement le destin de l'homme et celui de l'humanité. L'animal oblige le croyant à se placer en position d'éveil et d'attente pour qu'il sache reconnaître les signes annonciateurs et pour, paradoxalement, l'encourager à affronter l'épreuve.
16En effet, aussi effrayante que soit la confrontation avec la Bête, à condition d'être un juste, elle permet d'accéder à la paix éternelle. C'est un "passage" obligé pour le pécheur comme pour l'homme bon vers la damnation ou le salut. L'animal effrayant (dragon, serpent, loup, chien...) sert à la fois d'épouvantail puisqu'il indique une limite qu'il ne faut pas transgresser sous peine de mort physique et spirituelle, et de gardien d'un seuil qui ouvre vers un monde meilleur. Manifestation d'un désordre, cette figure menaçante annonce un nouvel ordre.
17L'animal constitue donc une transition entre deux états, entre le péché et la grâce, la mort et la résurrection. Il sert aussi en quelque sorte d'articulation entre deux instants, deux moments, deux époques.
18Ainsi, nombreux ont été les auteurs qui ont loué le coq qui, pour Ambroise, "sépare à grands cris la nuit d'avec le jour"33. Prudence de Saragosse s'extasie car "les démons qui errent, réjouis par les ténèbres des nuits, au chant du coq sont effrayés et se dispersent pleins de crainte. L'approche de la lumière, du salut, de la puissance leur est odieuse, elle chasse l'horreur des ténèbres et met en déroute les hôtes de la nuit"34. Prudence érige le coq en héros solaire, type du Christ qui triomphe de la nuit du péché et du sommeil de la mort. Il éveille les âmes et les invite à la prière. Par son chant, il prophétise le retour du Christ.
19Ainsi, là encore, un animal -cette fois perçu de façon positive- suggère l'idée du combat eschatologique qui doit être livré entre les forces des ténèbres et celles de la lumière. Par son comportement, il encourage également les croyants à espérer. Bède le Vénérable écrit que le "coq est chacun des justes qui, au milieu des ténèbres de ce monde, reçoivent de la foi et de l'intelligence, la constance et la force de crier continuellement vers le Seigneur pour qu'il hâte le jour qui ne doit pas finir"35. Le coq est bien un animal de la fin des temps qui annonce la résurrection, le jugement dernier où les justes triompheront et la parousie.
20A l'inverse du coq qui fait savoir par son cri la venue prochaine du jour et la dissipation des ténèbres, des animaux prédisent la fin d'une période de paix et l'avènement du chaos. Grégoire de Tours rapporte qu'un jour, dans une église d'Auvergne où l'on célébrait les matines "une alouette entra, puis éteignit tous les luminaires qui étaient allumés en posant ses ailes dessus, avec une telle rapidité qu'on pouvait croire que ces luminaires avaient été mis dans la main d'un seul homme qui les aurait noyés dans l'eau. Il voulut également éteindre la chandelle dans le sanctuaire en pénétrant sous le voile, mais il en fut empêché par les portiers qui le tuèrent. Un autre oiseau fit la même chose dans la basilique de Saint-André aux lampes qui brûlaient"36. Par ce sinistre présage fut annoncé la terrible épidémie qui ravagea l'Auvergne vers 570. L'extinction brutale des chandelles, qui plonge le sanctuaire dans l'obscurité au moment où l'on célèbre les Matines alors que par d'autres prodiges s'illumine le ciel (clartés, comète, embrasements...), ne laisse aucun doute sur le désordre qui doit faire irruption.
21Contrairement au coq dont c'est la "nature" d'annoncer quotidiennement le retour victorieux de la lumière, ces oiseaux ont un comportement singulier et inattendu qui prédit une rupture de l'ordre du monde : épidémies, épizooties, famines, guerres, calamités diverses...
22Ces présages s'adressent à la collectivité, ils peuvent aussi concerner les individus. Ainsi, la vie de certains saints se trouve comme "encadrée" par l'intervention d'un animal qui révèle dès la naissance la sainteté future du personnage (colombe, abeille...) ou, quelques jours avant sa mort, le martyr prochain par une colombe ensanglantée ou porteuse de trois gouttes de sang37. Dans la vie de saint Colomba par Adamnan (mort vers 704), le cheval qui était chargé de transporter le lait au monastère, s'approche du saint quelques temps avant son trépas et fond en larmes dans son sein38. Mais l'annonce de la fin prochaine de l'homme de Dieu par ces prodiges animaliers s'adresse plus à l'entourage qu'au saint lui-même car, celui-ci en a déjà conscience et la venue de la mort ne le surprend pas.
23L'animal apparaît donc, au terme de cette étude, comme un être des limites qui fréquente tout particulièrement les confins de la terre - finis terrarum - ou la fin des temps - finis temporum - Il se présente comme un témoin privilégié de la fin du temps individuel ou de la fin des temps. Il y profile très souvent une silhouette menaçante pour inquiéter, repousser ou châtier les coupables mais aussi pour prévenir et inviter les justes à se préparer pour l'avènement des temps nouveaux.
Notes de bas de page
1 Nous avons développé cette idée dans un article consacré à "L'animal et la représentation de l'espace chez les auteurs chrétiens du Haut Moyen Age", Histoire et animal, Toulouse, 1989, p. 253-280. Voir également dans Bestiaire médiéval, Genève, à paraître (1995) au chapitre consacré à l'animal, outil de connaissance, la partie sur l'exploration de la réalité universelle : l'exemple de la représentation spatiale.
2 Gn. 3, 1. Ap. 12, 3 ; 21, 23.
3 Gn. 2, 8. Ap. 19, 20.
4 Ap. 9, 7-10.
5 Ap. 9, 17.
6 Ap. 11, 7.
7 Ap. 12, 3-5.
8 Ap. 13, 1-2.
9 Ap. 13, 11.
10 Ap. 16, 13.
11 Ap. 18, 2.
12 Ap. 6, 2-8.
13 Ap. 8, 13.
14 Ap. 4, 6.
15 Ap. 6, 1.
16 Exegetica. Comment. in Apoc. IV, IX, Patrologie Latine C, 1139.
17 Idem, P.L. C, 1124.
18 Id.,,.. 1124.
19 Id.,,.. 1142.
20 Id.,,.. 1123.
21 Id.,,.. 1138.
22 Id.,,.. 1118.
23 ALULFUS (fin xième s.), Exp. in Apoc, P.L. LXXIX, 1402.
24 CASSIODORE, Complexiones in Apoc., P.L. LXX, 1411.
25 BEDE, Explanatio apocalypsis, P.L. XCIII, 167.
26 ALULPHE, Exp. in Apoc, P.L. LXXIX, 1410.
27 W. STRABON, Glossa ordin. in Apoc, XX, P.L. CXIV, 744.
28 GREGOIRE, Dial. IV, 40, 3-5. Traduction P. ANTIN, Sources chrétiennes n° 265.
29 C'est le supplice que subit Charlemagne dans la Visio Wettini de HAITO (mort avant 836), P.L. CV, 775. W. STRABON, De visionibus Wettini, P.L. CXIV, 1073...
30 FORTUNAT, Vita S. Marcelli, M.G.H. Auctores antiquissimi IV-2, 53.
31 GREGOIRE, Dial. IV, 40, 3.
32 GREGOIRE, Dial. IV, 40, 11-12.
33 AMBROISE, Hymni, P.L. XVI, 1473 : Aeterne rerum conditor.
34 PRUDENCE, Cathemerinon liber, Hymnus ad galli cantum, vers 37-42, éd. Budé, p. 4-7 ; P.L. LIX, 775.
35 BEDE, In Job, III, 7.
36 GREGOIRE DE TOURS, Histoire des Francs, IV, 31, trad. R. LATOUCHE.
37 BONIFACE, Vita S. Livini, P.L. LXXXIX, 873-874, 885 où une colombe distille trois gouttes de lait spirituel sur les lèvres de la mère du futur saint. Peu de temps avant son martyr, Livin reçoit d'une colombe trois gouttes de sang.
38 ADAMNAN, Vita Columbae, 99, Acta Sanctorum, Boll., Juin II, 231.
Auteur
Université de Toulouse-Le Mirail
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