Violence et spiritualité dans le “rommant” de la Manekine
p. 571-585
Texte intégral
1Le “Rommant” de la Manekine,1 attribué à l’auteur Philippe de Rémi2 (1240), s’inscrit dans une tradition d’écriture romanesque dont la diversité et la complexité se profilent au cours du xiiie siècle en France3. La majeure partie des critiques a jusqu’à présent privilégié une des particularités de ce roman : la confluence de deux thèmes très répandus dans le domaine du folklore (la fille sans mains et la poursuite incestueuse du père). Il est vrai que l’inspiration folklorique est d’une grande importance pour l’histoire, mais plus intéressante est la position que La Manekine occupe dans une tradition de romans en vers, position qui souffre d’une méconnaissance de la critique littéraire moderne. Issu de l’expérimentation littéraire du xiiie siècle, La Manekine s’approprie de façon curieuse des modalités d’écriture empruntées à diverses formes littéraires, comme l’hagiographie, le miracle, la prédication et la lyrique mariale. De plus, tout au long du récit, ce roman se sert d’une mentalité religieuse comme pierre de touche pour mesurer la valeur de l’œuvre romanesque. Philippe introduit de nombreux thèmes de la spiritualité dans son texte, qui sont le reflet d’une société croyante : ainsi, les problèmes du dogme, la confession, la préparation à la mort, l’intercession de forces divines. Mais davantage qu’à l’emprunt de ces thèmes, je m’intéresse à leur énonciation et à leur usage discursif à l’intérieur du roman, où ils ont profondément transformé la texture du romanesque4. Or, l’œuvre de Philippe de Rémi, même si elle comprend toute une gamme de références à la spiritualité contemporaine, ne se veut pas pour autant un traité de vie spirituelle5. L’engagement catholique dans ce roman, en revanche, qu’il soit représenté dans les données de l’histoire ou dans l’encadrement théorique que donne Philippe à l’écriture même, est porteur d’un sens moral dans une tradition d’histoires divertissantes6.
2Le récit narre les rencontres hasardeuses de Joïe, la fille du roi de Hongrie, et développe le lieu commun du voyage en tant qu’expérience de la vie humaine. Tout au long du texte, le narrateur décline une série de violences et, par le truchement de son personnage principal, propose à son auditoire une conduite vertueuse qui combatte les difficultés de la vie quotidienne, mais respecte l’intégrité du sujet chrétien. Ces violences—à la fois corporelles et spirituelles, individuelles et familiales—consistent en une série d’épreuves qui conduisent l’héroïne Joïe d’un obstacle à l’autre. Parmi ces divers obstacles : le désir incestueux du roi pour sa fille Joïe, l’auto-mutilation de celle-ci, sa condamnation au bûcher, son abandon aux flots dans une barque sans mât ainsi que la calomnie de la mère du roi d’Écosse. Ces violences risqueraient d’atténuer sinon de détruire l’intégrité du sujet, si le roman ne possédait pas un aspect régénérateur. En fait, les vertus perdues au fil du récit sont intégralement récupérées voire renouvelées à la fin du texte. A l’instar de la structure d’un miracle (je pense entre autres à l’Impératrice de Gautier de Coinci [II,9]), ce roman témoigne d’une déchéance et aboutit ensuite à une véritable régénération au nom de la joie spirituelle7. De surcroît, le plaisir éprouvé par le lecteur grâce à l’aspect merveilleux et ‘plaisant’ du roman est assimilé au plaisir de l’expérience spirituelle. Pour ce faire, le texte met en relief les souffrances subjectives d’un personnage errant (à la manière des romans arthuriens) dont la dévotion et l’espérance doivent servir d’exemple à chacun.
3Je me propose, dans un premier temps, d’analyser le prologue (vv. 1-48) qui renferme un méta-récit du roman entier, et dans un second temps, de faire un commentaire qui mette en évidence l’aspect profondément spirituel de ce roman de Philippe de Rémi. Quoique menacé dans sa tâche, comme l’analyse du prologue va nous le montrer, le narrateur se défend contre l’accusation d’oisiveté et d’inconvenance. Il se situe entre un espace spirituel et un espace du plaisir littéraire : deux espaces différents définis par des motifs et des modalités d’écriture issues de deux traditions, mais qui néanmoins revêtent une complémentarité idéale. Le passage de la ‘vilenie’ à la ‘courtoizie’ joyeuse—un des thèmes les plus importants du roman—est marqué par une abondance de signes spirituels ; ce à quoi il faut ajouter que cette spiritualité demeure dans l’ici-bas et, de temps à autre, vire même à l’aspect corporel de l’amour humain.
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Le Prologue
4Les poètes médiévaux mettent souvent en évidence la problématique d’une forme littéraire dans le prologue de leur texte. Tantôt ces petites réflexions théoriques introduisent le thème du texte, tantôt elles mettent en scène sa propre composition. L’œuvre de Philippe n’est pas une exception. Son prologue fait partie intégrante du texte, dans la mesure où des tensions et des enjeux qu’il renferme semblent régir l’écriture dans l’ensemble du roman8.
5Dans un essai sur Jean Bodel, K. Uitti examine ce qu’il nomme une crise de la poésie narrative à la fin du xiie siècle dont les traces se manifestent dans la Chanson des Saisnes9.Ces traces sous-entendent des conflits contemporains concernant la véracité et la valeur de la poésie. Au lieu de retrouver la division tripartite des genres chez Bodel dans le prologue de la Manekine, on peut relever de nombreux renvois se rapportant à une vérité poétique ainsi qu’à une réinterprétation de la catégorie dite de la matere de Bretagne. Aux vers 34-38, Philippe écrit :
Mais ore m’en sui entremis / Pour chou que vraie est la matere / Dont je voel ceste rime fere ; / N’il n’est mie drois c’on se taise / De ramembrer cose qui plaise.
6Son avis sur la véracité de la matière est très clair ; dans le verbe plaire on pourrait lire en filigrane une défense de cette poésie que Bodel nomme “vaine et plaisante”. Philippe va même jusqu’à vanter l’aspect fabuleux du roman, c’est-à-dire, celui d’une poésie qui étonne et qui plaît, mais qui mérite toutefois d’être racontée. D’après Philippe, le conflit entre l’élément narratif d’un roman et l’exemplarité de son récit n’a plus cours.
7Ainsi le narrateur exprime-t-il un double sentiment au sein du prologue : on y trouve à la fois la difficulté qu’il ressent à énoncer son texte et une hésitation—voire une distanciation—exprimée envers certaines valeurs littéraires, à savoir la ’clergie’ et l’ornementation du texte, qui sont par ailleurs célébrées par d’autres poètes contemporains. Dans les tout premiers vers de l’unique version de ce roman :
Phelippes de Remi ditier / Veut un roumans, u delitier / Se porront tuit cil qui l’orront. / Et bien sacent qu’il i porront / Assés de bien oïr et prendre, / Se il a chou voelent entendre (vv. 1-6).
8Philippe annonce, d’emblée, que le lecteur peut se délecter à entendre son histoire. Ce même lecteur pourrait aussi profiter du sens moral que Philippe a donné au conte, mais à une condition : qu’il sache entendre et qu’il veuille comprendre cette histoire. Restriction qui non seulement signale les attentes du narrateur et qui délimite un groupe de lecteurs possibles, mais qui rappelle aussi l’état d’âme nécessaire pour recevoir la grâce, pour sentir la plénitude spirituelle. Jusqu’au sixième vers, le ton est neutre et ne démontre aucun préjugé, mis à part la préférence de lecteurs cultivés, un fait qui, vu le milieu littéraire de l’époque, n’a rien d’étonnant. Avant de passer à la partie qui est consacrée à la véracité de son œuvre, le narrateur s’interrompt pour couvrir d’invectives les gens qu’il nomme les ‘vilains’ (v.16). Philippe se demande si ces personnes méritent le privilège d’écouter sa narration. Cette désignation a pour effet de reconnaître et de circonscrire les forces s’opposant à l’écriture, une écriture qui tente de procurer du plaisir au lecteur. Pour réagir contre l’agression de ce groupe orgueilleux qui menace l’existence de ces histoires, le narrateur en prend le contre-pied et défend manifestement la ‘courtoizie’, une valeur qui dans bien d’autres textes littéraires médiévaux s’oppose à la ‘vilenie’. Il proclame : “Ce n’est courtoizie ne sen / De nul conteeur destourber...” (vv. 10-11). Dès le départ, on est en présence d’une œuvre qui va tenter d’écarter de la trame, toutes les formes de la ‘vilenie’. À titre d’exemple, la menace de violences brutales commises contre l’héroïne dans le texte, y compris les désirs incestueux de son père, se place généralement sous le signe de la ‘vilenie’. Ceci est d’autant plus vrai que ceux qui sont hostiles à la mise en écriture d’une telle histoire incarnent également des péchés graves, comme ‘ire’, ‘orgueil’ et ‘envie’ (vv. 14-15). Dans la partie qui suit le prologue, Philippe débute par une description de la famille royale hongroise10 :
Jadis avint qu’il ert uns rois / Qui mout fu sages et courtois / Toute Hongrie ot en demaine / Feme avoit qui n’ert pas vilaine / Fille estoit au roi d’Ermenie
(vv. 49-53)11.
9Sa tournure est révélatrice. Deux axes—la ‘vilenie’ et la ‘courtoizie’— se répercutent dans le texte en traversant les mêmes personnages. À cet égard, toutes sortes de violences viennent heurter une vie pieuse (ici assimilée à une vie courtoise), et sont ensuite suivies de solutions de ces pièges difficiles. S’ajoutent au récit romanesque pour alléger l’atmosphère violente, les nombreuses invocations à la Vierge12, les prières et les monologues intérieurs13. Une telle trajectoire va donner lieu, dans le récit, à une diversification des aspects de l’écriture romanesque ainsi qu’à une mise en relief de la subjectivité des personnages en tant qu’êtres humains capables de souffrir ici-bas.
10Or, le narrateur sait que la subjectivité et le caractère unique des faits et gestes de l’héroïne ne sont pas parfaitement traduisibles par récriture, et surtout pas par l’écriture savante qu’incarne la ‘clergie’. A force d’affirmer une ignorance des choses poétiques dans le prologue, le narrateur-auteur se met en position excentrique, éloigné d’un modèle littéraire qui fait valoir une formation savante du poète ainsi qu’un style et une exécution très soignés :
Et se je ne sai leonime, / Merveiller ne s’en doit on mie ; / Car mout petit sai de clergie, / Ne onques mais rime ne fis (vv. 31-33).
11Cette attitude non seulement sous-entend la jeunesse du conteur, mais aussi prépare une critique implicite de la ‘clergie’ et des limites de cette forme d’expression. “Qu’il n’est nus ki le peüst dire, / Ne clers qui le seüst descrire” : plus d’une fois, on retrouve une telle formule surtout quand il s’agit des événements miraculeux dans le texte (vv. 7237-38). Ce roman, tel que Philippe le conçoit, dépasse un simple déploiement du savoir littéraire et se situe du côté de la spiritualité, où l’intensité de la joie et des sentiments religieux, malgré une tentative de les figer dans le présent, échappe à l’écriture. À mesure que le roman s’écrit, l’exemplarité du comportement de l’héroïne s’affermit, tant par sa capacité à surmonter tous les obstacles l’un après l’autre, que par sa volonté d’examiner les mobiles de son malheur. Petit à petit, lorsque les épreuves de l’héroïne sont franchies par sa croyance et sa confiance en Dieu, Joïe, auparavant réticente, retrouve sa voix et ainsi son identité. Au fond, cette écriture imite ici l’examen et la réception de la grâce : un don qui peut se découvrir lentement à condition que l’on croie en la miséricorde de Dieu. Le seul obstacle qui puisse nous écarter de la droite voie, c’est le désespoir.
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Désespérance
12La Manekine est riche en réflexions sur la désespérance, sujet qui est au cœur de la conclusion du roman, et présent dans chaque épisode du récit. La désespérance, qui s’oppose à l’une des vertus théologales
13(à savoir l’espoir), dénote une confiance perdue en la miséricorde, c’est-à-dire en la promesse divine du pardon faite au peuple chrétien. Celui qui s’abandonne à un tel désespoir, non seulement risque d’exclure la possibilité du salut, mais aussi de se laisse envahir par une tristesse angoissée.
14Pour le croyant qui se trouve face au péril de la violence, rien n’est pire que de choisir le désespoir, soit parce qu’il s’inquiète de son statut en ce bas monde, soit qu’il pense au temps après la mort. D’où dérivent deux discours temporels : l’un portant sur l’eschatologie et l’autre sur la vie humaine sur terre. Le dernier se greffe parfaitement sur les récits de genre romanesque, tout en y ajoutant un sens moral. L’intérêt pour l’au-delà, en revanche, qui régit chaque vie pieuse, s’efface dans la Manekine au profit d’une analyse du monde tel qu’un être humain le connaît avant la mort. Dans le tout dernier passage du roman, le narrateur s’adresse aux lecteurs :
Par ce rommans poës savoir, / Vous ki le sens devés avoir, / Qu’en cascune necessité / C’on a en sa carnalité / Ne se doit on pas desperer, / Mais tousjours en bien esperer / Que de chou qui griefment nous point / Nous remetra Dix en bon point. / Anemi est mout engigneus / Et de nous avoir couvoiteus, / Si fait sen pooir de nous mettre / En desespoir, pour nous demetre / Hors de priiere et d’esperance / Que Dius nous ost nostre grevance. / Se vous tentation avés / Ou aucun grief en vous savés, / Prenez garde a la Manequine,,..
(vv. 8529-45).
15Giorgio Agamben, dans son essai Les fantasmes d’Éros aborde la question du désespoir et son influence sur la culture et la philosophie du xiiie siècle. Son parcours le mène à des réflexions sur plusieurs notions que les Pères de l’Église dénommaient l’acedia, la tristitia ou la desidia, c’est-à-dire une paralysie générale de l’âme qui nous prive, en tant que chrétiens, de la possibilité du pardon.
[C]’est dans l’évocation du cortège infernal des filiae acediae que l’allégorisme des Pères de l’Église a magistralement fixé la constellation psychologique hallucinée de l’ennui,.. [qui comprend la] desperatio, obscure et présomptueuse certitude d’être condamné d’avance, tendance complaisante à s’abîmer dans sa ruine, comme si rien, pas même la grâce divine, ne pouvait assurer le salut14.
16En particulier, la forme de l’acedia, continue Agamben,
consiste précisément en un vertigineux et craintif retrait (recessus) devant l’obligation faite à l’homme de se tenir en face de Dieu. C’est pourquoi l’acedia, fuite horrifiée devant ce qui ne peut être éludé est un mal mortel15.
17Ces deux thèmes, la fuite et la supposition pessimiste de la ruine, se reflètent dans une certaine mesure dans la trame de La Manekine. Joïe, horrifiée devant le monde qu’elle ne peut pas maîtriser, se préoccupe de sa ruine et de son triste sort. Malgré sa situation précaire, elle n’accepte pas la domination paternelle de même qu’elle ne cède pas à une situation sans issue apparente. Elle choisit, en revanche, de susciter la colère de son père, afin de se faire bannir du royaume. Mais si elle est censée se mutiler pour pouvoir se sauver, ce n’est pas pour fuir et ainsi s’opposer à Dieu ; elle réagit dans le but de ne jamais consentir au désir incestueux, au renversement de l’ordre naturel dans le royaume. Au lieu de s’abandonner au désespoir ou à une paralysie de l’âme, Joïe place toute sa confiance en Dieu et résiste au pouvoir de son père. Elle se sauve de toute perdition, mais en fuyant elle perd son intégrité physique ainsi que son identité, deux pertes qui lui confèrent un aspect suspect qui persistera tout au long de ses voyages. Le roman, aux moments où le désespoir semble le plus imminent, met en place une intériorisation de l’énonciation : un temps considérable est donc alloué à des prières et des monologues intérieurs. À titre d’exemple, Joïe, abandonnée aux flots, sait parfaitement qu’elle doit adresser des prières à la Vierge. De là viennent ses plaintes (vv. 4601-4738). Lorsque le roi d’Écosse part à Rome à la recherche de sa fille perdue, de nouveau une prière est énoncée, un très joli Ave Maria commenté (vv. 5545-5772). Ces prières sont, en effet, des appels au secours à la médiatrice (la ‘moieneresse’) par excellence, Marie.
18En fuyant la ‘vilenie’ de son père, Joïe n’essaie pas d’échapper à son sort, ni de nier la violence qu’elle trouve dans des pays lointains. Par contre, elle cherche à établir une sorte de sainteté dans l’ici-bas, afin de défendre l’intégrité de son âme : condition qui va lui permettre de retrouver la totalité de son corps. Il est vrai qu’à chaque tournant de l’histoire, Joïe s’interroge sur le sens des événements. Pourtant, elle n’éprouve aucunement un sentiment de culpabilité. Dans cette optique, toute agression violente et toute incertitude psychique se transforment en une situation qui pousse l’héroïne vers l’auto-réflexion et vers la plénitude de l’âme.
19Ce que l’on pourrait facilement dire à propos de La Manekine, et qui à ma connaissance n’a jamais été remarqué, c’est que dans tout le roman, chaque violence ou affront à l’intégrité corporelle et spirituelle prend sa source, soit dans le sujet chrétien soit dans la collectivité chrétienne. Jamais, hormis quelques comparaisons sans intérêt, le récit ne met en scène une force extérieure maléfique, ni un diable16. La ‘vilenie’ invoquée dans le prologue, par exemple, est née des décisions prises par la communauté chrétienne, provenant ainsi de nos âmes et de nos corps. De cette manière, le désespoir devient l’ennemi de l’intégrité humaine, et tout comme le diable rusé d’un miracle, le désespoir guette chacun et cherche à le dérouter à des moments où son esprit est le plus fragile.
20Au sein de cet ouvrage où l’accent est mis sur le refus du désespoir, l’héroïne devient l’exemple d’un tel comportement et incarne la récompense qui est accordée au chrétien pour sa patience et sa croyance. I. Gnarra a suggéré que le thème de la joie, dont le mot rappelle fortement le prénom de l’héroïne, joue un rôle métaphorique dans le texte17. La joie, aux antipodes de la tristesse, est certainement omniprésente dans l’œuvre de Philippe de Rémi : lors des retrouvailles, du mariage de Joïe et des nombreuses fêtes chrétiennes, par exemple. On se demande, dans une histoire où la violence est pleine de conséquences, pour quelles raisons on retrouve un discours sur la joie. En réalité, ces deux sentiments—la joie et la violence—sont intimement liés, et ceci mériterait une étude plus approfondie. Il suffit de dire, pour l’instant, que la joie sert de contrepoids à la violence, et c’est précisément à cette forte opposition que la problématique de l’amour semble se rattacher chez Philippe. Autant ces notions ont une résonance spirituelle, autant elles ont un sens tout à fait corporel.
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‘Ramembrance’
21À l’instar des textes hagiographiques et cléricaux, l’importance de la mémoire est marquée tout au début du texte par la forme substantivée du verbe ‘ramembrer’ qui figure dans le prologue. La raison principale pour laquelle les hommes écrivent, en effet, c’est de conserver la mémoire de certains faits extraordinaires. Ainsi, dans la conclusion, l’auteur fait appel de nouveau au souvenir des lecteurs, estimant que son travail est d’une très grande importance pour ceux qui ressentent la tentation du désespoir. Effet qui boucle le travail littéraire de l’auteur et qui s’efforce d’engendrer des rapports entre l’individu chrétien et sa communauté. Chemin faisant, les thèmes de la mémoire et de l’espérance se chevauchent dans l’imaginaire de l’auteur. Même s’ils évoquent une orientation à venir et préparent à une rédemption imminente, ce qui importe, c’est qu’ils suscitent et réclament une réforme cruciale du présent. De même, le conte qui traite du mystère chrétien réclame, lui, une innovation littéraire. Ni la simple oralité ni la ‘clergie’ (le savoir poétique) ne suffisent pour atteindre ce but. Qui plus est, l’écriture qui n’est qu’un divertissement ne vaut rien dans le schéma de Philippe. Il faut, en revanche, fouiller des formes poétiques et donc subjectives afin de dévoiler le non-dit. Cet indicible pourrait être ensuite placé au service du texte. En faisant ceci, le texte prend des formes hybrides, même expérimentales, mais néanmoins retient sa position dans une tradition de poésie narrative que l’on appelle le roman.
22Peut-être que dans La Manekine, à la différence d’une littérature commandée par un mécène (tel est le cas des ‘romans antiques’ et de Chrétien de Troyes), l’auteur, libre d’écrire comme il le désire, a changé sa ligne de visée18. À partir de ce roman, il serait intéressant d’étudier une littérature, dite réaliste, qui traite de la destinée humaine et qui possède le double souci d’un repentir et d’un divertissement dans la vie sur terre. Bien qu’on reste fidèle aux valeurs de la courtoisie ainsi qu’à une sophistication littéraire et sociale, comme en témoignent les scènes de fêtes, le mariage, les retrouvailles19, il n’empêche que l’auditoire visé s’élargit, ce qui justifie la constatation initiale du prologue de Philippe : “Phelippes de Remi ditier / Veut un roumans, u delitier / Se porront tuit cil qui l’orront...” (vv. 1-3). Philippe se sert de mots très généraux : “tuit”, “delitier”, ouvrant le texte à plus de lecteurs et rappelant la richesse polysémique de l’idée de plaisir. Ceci dit, en même temps que la réflexion est portée vers l’intérieur dans le roman, l’histoire—inversement—s’avère plus universelle. Effectivement, afin de réparer la violence faite sur plusieurs plans—sur le corps féminin, la famille et la société courtoise—les scènes de réconciliation se passent dans la ville de Rome, symbole de l’universalité. Nulle part ailleurs la piété de Joïe n’est aussi marquée : dans cette ville en effet, elle adopte une vie presque monacale (vv. 5237-395).
23Si l’histoire raconte les transformations de la vie et du corps du personnage principal, Joïe, elle narre aussi par l’effet d’un prolongement métonymique, le destin d’un pays qui s’effondre et qui se restructure par la grâce de Dieu. “Ramembrer” une histoire, de ce fait, pourrait signifier non seulement ‘en garder la mémoire’ mais aussi ‘rassembler les parties démembrées’. Par exemple, au point culminant de l’histoire, le pape rattache la main de Joïe et par la suite, les terres de Hongrie et d’Arménie sont réunies sous le seul règne du roi d’Écosse.
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Conclusion
24Nombreuses sont les violences qui démembrent le corps humain et social dans cette histoire. Même la tâche littéraire de l’auteur est concernée, car, comme je l’ai déjà démontré, la menace de ne pas finir le texte s’instaure dès les premiers vers. Philippe souhaite que son texte soit enrichi d’un sens spirituel et moral, et que son poème puisse se réaliser en son entier. À ce sujet, il adresse une petite prière à Dieu :
Des or voel jou a Dieu priier / Que il me doinst bien definer / Ce conte que j’ai ci empris / Et par moi est en rime mis... (vv. 39-42).
25Le texte, blessé au début par une menace destructive, tout comme la main mutilée de Joïe, non seulement se cicatrise mais aussi récupère sa forme intégrale et originale bien avant les derniers vers du texte, pour qu’il reste le temps de célébrer Pâques (fête chrétienne qui symbolise la résurrection—le retour de la mort à la vie) et de commémorer la courtoisie joyeuse.
26A cet égard, il n’est pas insignifiant que l’action dans le roman débute avec la mort de la reine de Hongrie, une mort qui peut arriver au moment où nous l’attendons le moins et qui nous rappelle que Dieu va revenir nous juger. Cette mort, en fait, est véritablement double : la mort de la mère, et la mort du royaume (due à un manque d’héritier mâle hongrois). La mort transparaît au travers de toute violence dans le texte, nous rappelant à chaque tournant l’immortalité de l’homme et le risque sur terre de gâcher l’esprit humain. La mort met à nu cet esprit au plus profond de lui-même et dévoile les enjeux du voyage humain ici-bas. Quand le roman s’achève, on apprend que Joïe, elle-même, est devenue mère, un fait porteur de sens métaphorique car elle prend la place de la symbolique féminine dans le texte, dotée simultanément d’un caractère érotique et d’une fonction régénératrice. En conséquence, tout comme dans l’hagiographie, le succès et l’exemplarité de l’héroïne glorifient Dieu.
27À bien des égards, notre texte incarne un esprit qui veut protéger l’intégrité voire la régénérer en cas de perte. La thématique et la représentation de la violence faite à l’écrit, qui figurent tout au long du texte, sont le moteur d’un projet essentiellement conservateur qui a pour but d’énoncer les qualités d’un roman : c’est un texte qui récupère bien ses pertes et qui a beaucoup de résistance, mais qui reste quand même très proche de l’innovation littéraire. On peut se demander si ce roman est l’indice précoce d’un courant littéraire en germe ? D’une part, si l’on considère les études des historiens de la littérature, La Manekine semble paraître au moment de la vulgarisation de thèmes provenant de la prédication ou de la réflexion théologique, qui a eu son âge d’or précisément entre le xiiie et le xive siècle20. D’autre part, La Manekine semble refléter une tendance littéraire du xiiie siècle en langue vernaculaire, la christianisation du merveilleux païen.
28En guise de conclusion, je voudrais souligner quelques points qui me semblent essentiels. D’abord, Philippe se représente en tant qu’auteur qui sait apporter senefiance à une matière plaisante et divertissante. Je n’ai pas essayé d’identifier les sources des emprunts de Philippe, de préciser une idéologie religieuse qui se trouve sous-jacente dans son œuvre, ni de classer ce texte sous un genre plus spécifique que le roman. Je me suis attaché en revanche à la représentation que Philippe nous donne de lui-même et de son texte, tout en essayant de voir cette persona esquissée comme un auteur qui est confronté avec une crise de la tradition. Dans cette optique, le personnage principal, Joïe, investi d’une symbolique très riche, sauve l’écriture romanesque du désespoir. Finalement, une nouvelle écriture remplace ainsi la clergie qui est devenue, à bien des égards, insuffisante. Une analyse qui tient compte non seulement des thèmes spirituels empruntés mais aussi des modalités d’écritures que ces thèmes apportent au roman me semble particulièrement fructueuse. Reste à voir si cette perspective et ce que nous avons appris de la Manekine pourraient nous donner d’autres aperçus sur les problématiques littéraires de l’époque.
Notes de bas de page
1 Ce travail a été réalisé lors d’une année de recherches (1993-94) à l’École Normale Supérieure de Fontenay/St. Cloud. Que ceux qui m’ont donné conseil, en particulier ma tutrice Michèle Gally, trouvent ici l’expression de ma sincère gratitude.
2 Je renvoie à l’édition la plus connue de La Manekine dans les Œuvres poétiques de Philippe de Rémi, sire de Beaumanoir, éd. H. Suchier, Paris, S.A.T.F., 1884, 2 vol. Je me permets aussi de signaler une édition récente accompagnée de traduction anglaise, Philippe de Rémi’s La Manekine : Text, Translation and Commentary, éd. I. Gnarra, New York - Londres, Garland, 1988. La traduction en français moderne est à trouver dans La Manekine : roman du xiiie siècle, éd. et postface par Ch. Marchello-Nizia, préf. D. Laurent, coll. « Moyen Âge », Paris, Stock Plus, 1980.
3 En fait, les avis sur la datation de cet ouvrage sont partagés. Sans regarder ici en détail cette controverse, je signale quelques articles essentiels qui en parlent : B. Gicquel “Le Jehan et Blonde de Philippe de Rémi, peut-il être une source du Willehalm von Orlens ?” in Romania, 102, 1981, pp. 306-23 ; la postface de Ch. Marchello-Nizia citée ci-dessus ; ainsi que la seconde partie des Actes du colloque international Philippe de Beaumanoir et les Coutumes de Beauvaisis (1283-1983) : aspects de la vie au xiiie siècle : histoire - droit - littérature, éd. Ph. Bonnet-Laborderie, Beauvais, 1983.
4 Les références aux pratiques spirituelles ne sont pas limitées aux thèmes religieux mais concernent même le lexique. Ph. Walter a remarqué que Philippe de Rémi emploie l’expression ‘joedi absolu’ (aux vers 5809, 6647, 6687, 6881, 7047, 7409) pour indiquer la fête du Jeudi Saint, une locution assez rare à l’époque qui témoigne de sa grande connaissance des usages liturgiques. Voir l’essai La mémoire du temps : fêtes et calendriers de Chrétien de Troyes à La Mort Artu, Paris - Genève, Champion -Slatkine, 1989, p. 316.
5 Pour une analyse de ces courants spirituels, voir J. Pelikan, The Growth of Medieval Theology (600-1300), dans le troisième tome de The Christian Tradition, Chicago - Londres, University of Chicago Press, 1978.
6 Dans son article “Un schème narratif du Tristan en prose : le mythe d’Œdipe” in Mélanges P. Le Gentil, Paris, S.E.D.E.S., 1973, J. Grisward qualifie le début du Tristan en prose comme “[l]ibre de toute préoccupation idéologique [où] le romancier conte pour le plaisir de conter, s’enchante de ses propres arabesques, de ses propres volutes, de ses propres variations.” À la différence de cette interprétation d’une littérature en prose, La Manekine mêle le souci d’un profit moral au plaisir de conter. Il suffit de lire les tout premiers vers, où Philippe conjugue la restriction “Se il a chou voelent entendre” et le verbe “delitier”.
7 Je me réfère à l’ouvrage récent de J.-Cl. Schmitt Les revenants : les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, Gallimard, 1994. J.-Cl. Schmitt s’appuie sur un texte du xiiie siècle de Gervais de Tilbury pour expliquer les miracles qui suscitent “l’admiratio, l’émerveillement pour quelque chose de nouveau, de rare ou d’inouï... [Ils] consistent en la suspension de l’ordre de la nature (prœter naturam) par la volonté du Créateur (c’est le cas de la maternité de la Vierge, de la résurrection de Lazare ou d’une guérison miraculeuse) ... le miracle invite à s’en remettre à sa foi, à admettre la toute-puissance de Dieu qui bouleverse l’ordre qu’il a lui-même établi...” (p. 99).
8 Rappelons à l’appui du commentaire de Ch. Marchello-Nizia dans l’épilogue de sa traduction de La Manekine en français moderne, que Philippe inscrit son nom tout au début et tout à la fin de son ouvrage. Effet qui boucle toute la narration avec la présence d’un narrateur dont l’identité reste largement contestée (p. 251).
9 Voir l’appendice “Jehan Bodel’s Song of the Saxons : Epic Binarism and Narrative Meaning” dans son Story, Myth and Celebration in Old French Narrative Poetry 1050-1200, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 1973, pp. 233-43.
10 Une interprétation intéressante sur la Hongrie est donnée par M.-M. Castellani dans son livre Du conte populaire à l’exemplum : La Manekine de Philippe de Beaumanoir, Lille, Centre d’études médiévales et dialectales, s.d. L’auteur constate que dans les chansons de gestes jusqu’au douzième siècle, “la Hongrie est un pays lointain et barbare, un pays païen” (p. 92). Dans l’imaginaire médiéval, les mœurs autochtones des Hongrois (appelés souvent les ‘Bougres’) étaient suspectes voire ‘vilaines’.
11 C’est moi qui souligne.
12 L’inventaire des ces appels est donné par H. Ahsmann, dans son Le culte de la Sainte Vierge et la littérature française profane du Moyen-Âge, Utrecht, s.d.
13 Prenons à titre d’exemple, la ‘prière du plus grand péril’ (vv. 4601-738) et la prière du roi de Hongrie (vv. 5545-772).
14 Stanze : parole et fantasme dans la culture occidentale, tr. fr. Y. Hersant, Paris, Rivages, 1994, p. 23.
15 Ibidem., p. 25.
16 La Manekine est dépourvu de diables sur la scène, ce qui n’est pas le cas dans beaucoup de miracles, e.g., Le Miracle de Théophile de Rutebeuf. Dans les passages qui sont vraisemblablement des petits sermons (l’épilogue, par exemple) Philippe évoque “l’anemi” une usage presque assimilée à la catégorie plus grande de la ‘vilenie’ ou du ‘mal’. Quoique l’aspect physique de l’héroïne puisse avoir une connotation diabolique, cela ne veut pas forcément dire qu’elle représente le diable lui-même.
17 Voir l’appendice B “Philippe de Rémi’s Use of the Words Joie et Joïe” dans son édition citée ci-dessus, pp. 449-53.
18 Il est fort probable que Philippe de Rémi n’avait pas de mécène ; par ailleurs, son texte ne porte aucune dédicace.
19 Prenons comme exemple la gloire de la célébration lors des retrouvailles et pendant les visites en Hongrie et en Arménie.
20 Voir G. Hasenohr “La littérature religieuse” in Grundriβ der romanische Literaturen des Mittelalters (GRLMA) VIII/I, Heidelberg, Carl Winter, 1988, pp. 266-305, où un certain nombre de courants littéraires du xive et du xve siècle sont étudiés dans le but de montrer l’essor des thèmes spirituels dans un contexte surtout de production vernaculaire.
Auteur
Université de Princeton
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