La violence comique des fabliaux
p. 455-458
Texte intégral
1Quand on pense "violence", on pense "violence physique". Mais plus généralement c'est toute forme de rapport entre hommes dont la logique est le rapport de forces, la contrainte visant à faire agir l'autre contre sa propre volonté.
2Avec en "données brutes" un protagoniste tué dans 4 % des textes1, frappé dans 37 %, manipulé par les mots dans 54 %, les Fabliaux en présentent toutes les facettes : dominer par des coups ("saisir, desachier, detirer, lier, mater, cunchiier2"), le "barat", l'argent aussi (Estormi, Constant du Hamel), voire la puissance maritale ("mes fere li estuet par force", Estormi, 203). Les multiples factitifs (De la Robe vermeille, 305, 309, 311, etc…) sanctionnent d'une autre façon l'omniprésence de la violence.
3Il ne s'agit que de "venir au desus" (Des Tresses, 355, Estormi, 67). Et c'est ainsi que les Fabliaux font rire, comme nous le verrons dans une seconde partie.
4Cependant, à une définition de la violence par sa finalité -dominer effectivement- on peut préférer une définition par sa modalité, c''est-à-dire l'absence des régulations culturelles habituelles dans une confrontation, physique ou non. Une société régule les relations par des codes, d'honneur ou techniques (c'est le cas de la guerre ou de la justice dans lesquelles un "droit" limite objectivement l'atteinte physique) ; par une culture, qui définit une image de l'homme, comme être physique et/ou spirituel, affectif, moral ; par une morale, qui détermine des comportements relationnels.
5Nous considérerons ainsi comme violents tout affrontement physique non soumis à un code, toute réduction de l'image humaine par animalisation, chosification, ou toute confrontation non physique sans les limites de la morale.
6En cela, et nous le vérifierons dans les Fabliaux lors de notre première partie, la violence se situe dans le parti-pris (en cela parfois fatal en retour) d'un regard a priori réducteur porté sur l'autre. Par cette réduction, véritable mutilation de l'autre -telle est la violence-, un protagoniste impose son système de fonctionnement : logique de la force ou logique verbale, dans la violence "froide", qui crée tout un monde dans lequel erre l'adversaire démuni de ses références.
7C'est alors le lecteur qui, par symphatie, lit cette réduction des personnages comme une tragédie ou, par réaction et distanciation, y trouve une source de comique.
8Si dans les Fabliaux la violence "chaude" des coups affecte la victime dans son humanité en la réduisant à un corps, un animal ou une chose, la violence "froide" des mots l'affecte en la contraignant à quitter son regard sur son monde pour entrer dans la logique d'un personnage que lui crée son protagoniste ; elle "abesti" aussi, mais en "servant de lobes" (Auberée, 199). Le Fabliau procède ainsi tant à une réduction de l'image du personnage victime, à destination du lecteur, qu'à une réduction de ses capacités intratextuelles, en perturbant ses références par une illusion.
9Tel mari est réduit à un corps que l'on ballotte violemment (Trois Dames qui troverent l'anel, 178-80), sans aucune réaction affective, tel vilain est "dénaturé" en mire sous l'effet de coups, tel prêtre est frappé pour n'être que corps en rut : "Ha ! Diex, comme li viz li tent" et "se li prestre fust enmorox / n'i fust laidangiez ne batuz" (Le Prestre et Alison, 236, 446-47), trois prêtres en fuite sont assimilés à des animaux traqués et même inconnus (Constant du Hamel, 797). Trois dames d'Orléans abandonnent leur humanité avec leurs vêtements et, "au fuer des bestes mues" se retrouvent" plus emboees que pourciaus", chosifiées enfin "en, ii. monciaus (...) ou boier" aux confins de la vie "comme mortes" (les Trois Dames d'Orléans, 176, 180, 179, 182, 185). Un prêtre ou un bossu se déshumanisent en fardel ou fais (Estormi, 265, 347 ; Des Trois Bossus) ; après que des écuyers puis, plus dépréciativement, des cuisiniers l'eurent frappé, une canaille de prévôt est jeté dans un fossé près d'un chien crevé (Le prévôt à l'aumusse) ou, comme un objet encore, de peu de valeur, un prêtre est "mis au lardier".
10Dans tous les cas, pour rendre ces réductions acceptables, le texte a pris soin de disqualifier typologiquement les victimes : le mari était stupide, le vilain avare, le prêtre cupide, le prévôt voleur. Ainsi la violence et ses victimes se qualifient-elles mutuellement : la violence demeure sans gloire pour s'exercer sur des hommes déjà disqualifiés moralement, et les victimes peuvent être ainsi déshumanisées par la violence.
11Les Fabliaux réduisent souvent encore plus les victimes en mécanisant leurs comportements par la répétitivité de la violence. Le vilain devient systématiquement mire sous les coups ("batez le moi (...) batez le moi (...) serganz apele", 220, 292, 312) tout comme chacune de ses absences s'était accompagnée rituellement de violence : "ra si sa fame apareillie (...) puis s'en ala / et cele commence a plorer" (Le mire de Brai, 111, 113-14). Le Fabliau fait violence au portefaix et aux bossus en les vidant de leur humanité par la répétition de leurs confrontations au profit de la seule fonction de "bossus à porter" et de "porteur de bossus". Trois prêtres sautent successivement et à l'identique, pour les mêmes raisons, dans le même tonneau : "el tonel saut de plain eslès (...), et il s'est joinz piez sailli (...) et il est enz joinz piez sailli" (Constant du Hamel, 554, 613, 625).
12La réduction des personnages s'opère enfin selon un crescendo qui la met en valeur et l'accentue. Crescendo dans les moyens de violence : du corps que l'on manipule, enivre, tonsure, en un mot "atorne", à l'esprit que l'on trouble, "comme dervé" (v. 159, 184), et à la contrainte surréaliste des mots qui engagent (le troisième mari donne lui-même sa femme), les Trois Dames qui troverent l'anel use d'une violence de moins en moins chaude et qui contraint la victime toujours plus subtilement. Ou, beaucoup plus prisée par les Fabliaux, progression inverse : ils réduisent l'image morale, sociale et humaine du prêtre chargé non plus du soin des âmes mais du soin des femmes, incapable de déjouer le quiproquo, ravalé enfin à son seul corps pourchassé (Dit des Perdrix). D'estormi réduit de même façon trois autres prêtres : narrativement leur domination morale, financière et intellectuelle fond au point qu'ils sont "vilainement" massacrés avant d'être enfouis "el fons d'un fossé", la tête éclatée "com fust une pomme porrie" (v. 502). Réduits par Constant du Hamel à sauter dans un tonneau, à y souffrir physiquement l'entassement (v. 636-43), ses adversaires y souffrent ensuite la "honte" (v. 704, 734, 765) de voir leurs femmes violentées avant de perdre même leur identité ; déchirés par leurs propres chiens et méconnaissables pour leurs parents et amis (v. 849), ainsi progressivement dénaturés.
13Crescendo aussi dans l'importance des victimes : la fille de Gombert est possédée, sa femme est possédée, il est enfin lui-même... mis à mal. La Bourgeoise d'Orléans ment au mari puis à toute la maison ; sire Renier (La Bourse pleine de sens) ment à son amie, à sa femme, à tous enfin ; et tel clerc "veut aler ambousant" trois aveugles à Compiègne qui trompe ensuite l'hôtelier et enfin le prêtre.
14Crescendo des violents : Mabile frappe (Boivin de Provins) puis le "houlier" frappe Mabile, les "deux houliers se battent, enfin dans une mêlée générale dont disparaissent les articles s'affrontent pluriels et indéfinis ; sans compter que les combats singuliers avaient suivi eux-mêmes un mouvement vertical des dents et cheveux au "cul" et à la terre (v. 311-46) accompagné des scatologiques et réducteurs "poirre et chier".
15Si, grossièrement, la violence consiste en une réification de sa victime, en une réduction de son image et de son humanité, elle se niche aussi dans ce qu'on appelle communément "ruse" en ce que celle-ci contraint à une autre logique, logique de l'illusion créée dans l'illusion même, qu'est tout récit littéraire. Nous sommes autorisés à parler de violence, même en admettant le terme plus honorable de persuasion, en ce que la ruse passe par une réduction forcée des capacités de jugement laissées à l'autre et qu'elle enferme, d'un gré plus ou moins réel, dans une logique reconnue extra- et intratextuellement comme logique de l'apparence, logique d'une situation virtuelle.
16Cette violence froide procède d'une modification forcée des références sur lesquelles s'appuie le raisonnement de celui qui en est victime : avec des mots, voire l'apparence de situations, toute une autre réalité est suggérée. C'est ainsi que le vocabulaire de la "déception" est omniprésent : "si la cuide avoir deceüe (Estormi, 169), guiler, trahir" (Trois Dames qui troverent l'anel, 94, 104-05, 108), etc...
17Ainsi, dans le Dit des Perdrix, la violence chaude n'est que consécutive à l'installation du mari et du prêtre chacun dans des virtualités qui leur ont été choisies ; l'absence de rapport entre celles-ci assure le comique du Fabliau en même temps que les effets logiques de l'une (la fuite et la poursuite) semblent assurer la véracité de l'autre (la suspicion de vol et le vol). Les auteurs les plus soucieux de tension dramatique font souvent précéder la contrainte à l'illusion d'un premier effort infructueux : le mari n'entre pas dans l'idée qu'un chat a volé les perdrix, celui des Tresses n'est pas dupe de la première supercherie de sa femme, tous deux succombent ensuite. A l'inverse, tel autre fait mine de tomber dans l'illusion qui lui est tendue pour la mener perversement au bout de sa logique en fonction de ses intérêts réels (l'Enfant qui fut remis au soleil), ou sans succès : c'est pour son malheur que Mabile feint d'entrer dans le jeu de Boivin qui feint de la reconnaître. Ou encore les deux, avec un succès évidemment inégal, rivalisent de virtualités, tels la Bourgeoise d'Orléans et son mari, qui la leurre avant qu'elle lui serve une autre logique des apparences et le fasse bastonner en en servant une autre encore à ses propres gens. Au meunier qui tente de les engager dans sa logique (il ne les aurait pas volés), les deux clercs répondent en convainquant sa fille des pseudo vertus d'un anneau, en désorientant, au sens propre, sa femme et en lui offrant à lui-même une fausse image de sa femme : "pute provee" (v. 305). Le vilain donne sa vache Blerain au prêtre par détournement de la logique évangélique, le prêtre perd la sienne pour avoir voulu l'y suivre. La femme du bossu comme Jean (D'estormi) instaurent l'illusion d'un seul bossu et d'un seul prêtre morts, certes préparée dans le Fabliau par la qualité de bossu ou de prêtre commune à différents personnages.
18Généralement le Fabliau consiste, après un rapide exposé de la réalité, en une progressive errance des personnages dans la ou les illusions qu'ils s'instaurent eux-mêmes les uns aux autres, avant de très brièvement restaurer l'ordre initial, ou souvent de l'améliorer, dans la narration et en tout cas après celle-ci, après l'échappée imaginaire, dans ce qu''on peut appeler son commentaire avec la reprise de parole en son nom propre de l'auteur / récitant ou du texte pris comme entité. Au contraire et exceptionnellement, le Fabliau peut inverser son jeu sur l'illusion : au lieu de la créer pour faire violence, les mots de l'un font violence à d'autres personnages en dissipant l'illusion que ces derniers avaient voulu installer ; le Fabliau se consacre alors, tels le Povre Clerc ou la Bourse pleine de sens, en faisant violence par la réalité aux "engignors" à réinstaller la vérité qu'une rapide scène d'exposition avait masquée.
19La parole n'est donc pas employée par les personnages pour sa valeur descriptive ni même expressive, mais pour sa capacité d'ambiguité -ainsi, au plus bas, du quiproquo- et surtout pour sa capacité créatrice. Construit en abyme, le Fabliau met en scène des illusionnistes qui manipulent tantôt par le verbe tantôt physiquement leurs protagonistes qu'ils réduisent ainsi. Il s'agit toujours de réduire la liberté de l'autre en le détachant par les coups ou les mots de la ou de sa réalité qu'il tente plus ou moins et plus ou moins vainement de ressaisir : "volez me vos faire mescroire/ce que je tieg a mes .ii. mains ? (...) Du veoir ai grant envie" (Des Tresses, 314-15, 421).
20On peut même considérer que l'illusion veut être à l'adresse du lecteur quand les mots en arrivent à braver l'invraisemblance, vidés de tout sens et de toute référence à la réalité logique du lecteur, fonctionnant selon leur propre jeu dans le texte. Ainsi les trois bossus et les trois prêtres tués ne représentent-ils plus que des qualités, neutres, "bossu" ou "prêtre", voire "mort" mais toujours sans leurs supports humanisés et sans connotations affectives. Par cette désindividualisation la violence, pourtant dans son caractère extrême, est rendue supportable.
21Les pantalonnades et déguisements de Barat et Haimet sont tout autant invraisemblables comme le jeu d'une des Trois Dames qui troverent l'anel sur la durée de son absence ; mais l'efficacité de ces Fabliaux ne passe que par notre acceptation de la virtualité de leur récit. Autant dire que le lecteur lui-même doit se soumettre à l'illusion des mots et des situations hors de sa logique. C'est alors que le Fabliau se révèle véritablement jeu, jeu par les mots avec les personnages et avec les lecteurs, et non satire sérieuse d'une société réelle.
22Comme par les coups, les protagonistes se font donc violence par les mots en se manœuvrant : de même façon, ils "s'atornent, se prennent à la nasse, se conquierent, matent, vainquent" et "bien l'a maté et conchiie / et bien vaincu par son barat" (Trois Dames qui troverent l'anel, 180, 194-95).
23Comment l'illusion des mots prend-elle le dessus ? La violence chaude peut certes l'aider : le vilain devient "mire" sous l'effet des coups. Y contribue aussi la présence de témoins : la foule "de diemenche" (v. 261) contraint le prêtre des Trois aveugles de Compiègne à la logique qui lui est présentée et même "les mains li vont estroit loiant" (v. 311). Payer vingt livres un lardier, même contenant son frère, ne trouve sa nécessité que dans la présence d'un public approbateur. La présence du mari valide la logique du Povre clerc (qui se trouve être cette fois n'être pas illusoire), celle du prévôt garantit la logique que Boivin a instaurée à Provins, celle des témoins l'illusion du bon jour que fait naître la première des Trois Dames qui troverent l'anel, celle des Jacobins l'illusion de la seconde, celle du prêtre l'illusion de la troisième ; et même l'instinct animal de Blerain retournant au bercail valide la logique des vilains.
24Plus encore que les coups ou les témoins, c'est la conviction d'être aliénées qui fait accepter durablement une nouvelle logique aux victimes toutes plus "enfantosmees (De la robe vermeille, 275 ; Des Tresses, 310, 364, 396), enchantees (Barat et Haimet ; Vilain Mire, 100, 365 ; Trois Bossus, 223), marvoiees, dervees (Trois aveugles, 246, 281, 284 ; Des Tresses, 390), issues de (leur) sens" (Trois Dames qui troverent l'anel, 169) les unes que les autres, par des ensorceleurs comme Frère Denise ou surtout quelque "deable ou anemis". Par tous ces moyens de contrainte le virtuel l'emporte jusqu'à laisser imaginer que par un pélerinage seul "Diex (leur) rendra la veüe" (Des Tresses, 418).
25Le moyen de coercition peut aussi n'être que l'exploitation renversée de l'illusion contre celui qui l'a installée : tel vilain tire profit de la logique du songe mise en place par deux bourgeois (Deux Bourgeois et le Vilain) ou tel prêtre n'est soumis à la castration que contraint par la logique virtuelle qu'il a lui même instaurée et selon laquelle il serait un christ en bois.
26Ainsi, chaude ou froide, la violence est dévaluation car elle mutile l'image ou les capacités de la victime, réduite à n'être qu'un corps ballotté ou un esprit "marvoiés" dans le virtuel : jetée "en un tai mal" (Prestre crucifié, 86) ou trompée, "bien (la) porroit (on) tenir par merde" (Barat et Haimet, 456). Or, si la violence consiste à déqualifier son objet, réciproquement la nature de ses victimes dans les Fabliaux la déqualifie tout comme l'absence de valeurs qui la légitimeraient (au contraire de la violence des épopées légitimée par l'idéologie de celles-ci). En effet, la déshumanisation contextuelle de ses victimes, réductrice elle-même, par leurs travers physiques ou comportementaux, ouvre la voie, en la justifiant presque, à la violence dont elles sont l'objet.
***
27Mais pourquoi peut-on rire de Fabliaux violents ?
28"Pour se divertir du spectacle, il suffit d'estimer que tous les combattants appartiennent à un monde bas et vulgaire et de juger qu'ils méritent d'être maltraités3". "Un besoin de justice immanente (...) explique notre sourire" (ibid. p. 199), et puis "il s'agit d'une justice expéditive" plaisante aux "âmes simples" et aux "âmes passionnées" ; le rire peut être "hostile et vindicatif". Le rire serait donc une sanction morale ; mais quelle faute a commise le mari bossu ou le quatrième prêtre d'Estormi, autre que d'être bossu, riche et laid, ou prêtre, donc typologiquement inculte et en manque d'affection féminine ? Ou alors d'être le quatrième, vivant, après une série de trois morts et en excès pour un esprit simple peu habile à sauter d'une logique à une autre, de l'illusion à la réalité ?
29Pour Per Nykrog, le rire serait plus intellectuel, provoqué par la "parodie de récits de combats"4. C'est à l'évidence le cas de Sire Hain et Dame Anieuse par exemple, Fabliau dans lequel se retrouvent "eslais, colée, meslée" et "s'entredonent granz cous" ; mais pour la plupart des autres ?
30La violence a sa place dans ces récits parce qu'ils sont brefs et que la violence -avec la réduction qu'elle induit- donne de la force au trait et "épice" un texte qui refuse la longueur du débat. Ainsi la violence physique devient-elle non seulement logique mais même nécessaire dans l'économie du Dit des Perdrix dès la mise en place des mensonges de l'épouse : leur démantèlement par le verbe aurait moins d'impact. Il en va de même dans l'Oue au Chapelain dont la violence procède du refus bien justifié de recourir à un dénouement par le discours.
31Epice nécessaire au texte lorsqu'il veut être bref, (comme peut l'être ailleurs la passion), car il lui confère de l'intensité, la violence peut cependant devenir aussi tragique que comique, selon la lecture, culturellement définie, qui en est faite. Il est évident que le lecteur, lieu et source du tragique ou du comique, s'attache aux personnages et que c'est sa sensibilité et la "vérité humaine" de ces derniers qui déterminent le comique comme le tragique d'un texte.
32Par ailleurs, dans tout texte narratif s'instaure par sa narrativité même une tension entre plusieurs états successifs d'un même personnage, ou entre son état -au sens propre- et un événement, ou entre son image et une situation nouvelle, tension que produisent l'historicité du récit et la transformation du personnage qui en découle ; sans situation nouvelle pas d'histoire et le texte ne peut être que statique, état d'âme, description ou lyrisme.
33Un texte se lit tragiquement lorsque par cette sympathie entre le lecteur et le personnage, la tension ou rapport entre le personnage et l'événement qu'il vit est perçu par le lecteur comme inacceptable ; ce peut être le cas d'une violence qui chosifie le personnage -ou par laquelle il chosifie- et que le lecteur n'admet pas mais à laquelle sa "sympathie" pour le personnage le force à compatir. Le tragique naît de l'insupportable imposé à l'image que le lecteur se fait de l'homme et de la tension que crée son impossible évitement ; et un personnage manipulé par des coups ou des mots paraît tragique dès lors que l'auteur met en œuvre une stratégie identificatrice.
34Au contraire, l'image humaine et le reflet que le lecteur trouve dans le personnage peuvent le contraindre à se détacher des situations vécues par celui-ci parce qu'elles lui renvoient une image trop différente de celle qu'il a de lui-même. Déraison, animalisation, chosification du personnage sont autant de traitements qui lui font choisir de s'en écarter. Le rire, défense contre une déformation de son image humaine, refus de s'y reconnaître, est alors la résolution de cette tension entre son image et son traitement, il est détente.
35Le comique d'un personnage manipulé n'est sans doute que la réaction à la tentation spontanée d'identification, au-delà de l'indifférence et en-deçà de l'hostilité, un éclatement de la tension créée par l'inévitable lien avec le "frère humain" du texte et le refus de compatir à son traitement. Cette rupture, ce comique est d'autant facilité que le texte offre au lecteur d'échapper au réflexe d'identification et à la compassion par la laideur physique ou morale, voire la richesse du personnage, dans une stratégie différenciatrice fondée sur des caractérisations typologiques culturellement définies.
36Le rire n'est que la dérobade à l'insupportable, distanciation (au sens actif) de son image maltraitée, de sa déshumanisation. C'est pourquoi il ne peut être que relatif, même culturellement suggéré (il est d'ailleurs alors relatif culturellement) ; relatif au lecteur, à l'image que celui-ci se fait de la violence et de l'homme ; c'est pourquoi le lecteur le plus souriant n'est peut-être pas le plus "simplet" mais celui qui est le plus fraternel, le plus humain mais aussi le plus indépendant. Mais c'est aussi sûrement pourquoi l'on peut rire -ou non- de ces personnages de Fabliaux soumis à la violence. La différence entre les comiques, grossier, subtil, grinçant, tient à la facilité de faire disparaître la tension et à la capacité, objective et subjective, d'identification.
37Le comique est ainsi plus le fait de la lecture que de la nature du texte qui se contente de rendre possible, voire nécessaire, ou non selon le public, la distanciation, ce dont les Fabliaux ne se privent pas. Le Vilain de Bailleul est immense, sot, hideux à être doté d'une hure horrible ; le mari bossu "de laide faiture (...) trop par estoit lais" (Trois Bossus, 33, 39), caractéristiques aussi inutiles à l'action que sa bosse nécessaire à l'histoire, mais fort prédisposantes à la distanciation. Aux tares physiques s'ajoutent des travers psychologiques : "toute sa vie fu entais / à grant avoir amonceler" et jaloux ; le prévôt "à l'aumusse" est, outre prévôt, une franche canaille ; le seul désir charnel anime les prêtres. La laideur et l'animalité du "Vilain au buffet" le disputent à la goinfrerie asociale du sénéchal et peuvent nous les rendre étrangers. Trois Dames d'Orléans sont réduites au rang de tubes digestifs avides d'"angloutre et tant boire" (v. 139).
38La violence n'est certes pas comique en soi mais par la réduction qu'elle introduit crée une tension émotive dont la délivrance, permise par le texte, passe par le rire, constitue le rire.
39On a pu parler de "lyrisme de la gaieté" dans lequel l'invraisemblable compte peu" (Raynaud de Lage, Choix de Fabliaux, Champion, 1986). Certes, la gaieté est à la base et au bout de ces textes, faite d'un monde tourneboulé par la lettre qui ne correspond plus au "vrai", au sens commun des mots et de la réalité habituelle, tourneboulé par un verbe qui crée une illusion dans laquelle ne prévalent plus la logique quotidienne ni les obstacles nés de son institutionnalisation ; ni, souvent, pour le lecteur ni pour les protagonistes.
40Une nouvelle logique est mise en place, grâce à des coups ou des mots. Ce n'est pas la logique inconnue, émerveillante d'un ailleurs imaginé ni même une logique inverse et "satirisante" mais la logique surprenante d'un actant qui fait fi de l'humanité des autres, de leur intelligence ou de leur sensibilité ; il n'en reste pas moins que c'est cette violence, qui leur est faite par ce mépris, qui conditionne le rire et éventuellement la gaieté, selon la nature de ce rire.
41Mais on peut surtout retirer de ce regard sur le comique de la violence, du refus de la réduction qui en est le principe, que cette littérature d'une part procède fondamentalement, contrairement à l'image reçue, d'une haute idée de l'homme de la part du lecteur et, d'autre part, est pragmatiquement et cyniquement une littérature de vainqueurs. Haute idée de l'homme car le principe de son comique, même si on veut le trouver dans le fracas des tabous linguistiques ou thématiques, dans l'emploi des "rebuts" de la grande littérature, grossièretés verbales, scatologie, comportements instinctifs, négation des valeurs, est de refuser la dégradation de l'image de l'homme, dans le personnage auquel on ne veut pas ou ne peut pas s'assimiler : pour que ce rire soit, pour que donc il y ait à rompre cette tension entre l'image proposée d'un homme réduit et contraint et l'image qu'on se fait de ce que devrait vivre un homme, encore faut-il avoir cette image culturellement idéale de l'homme, une plus haute image que celle qui est offerte par les Fabliaux. C'est pourquoi les auteurs et les lecteurs de Fabliaux, qui en rient, ne peuvent pas être soupçonnés de simple "complaisance", terme qui (quand bien même voudrait-on par celui-ci dénigrer ces lecteurs) porte en lui l'idée de "déchéance" et donc l'idée qu'ils connaissent une culture et une morale supérieures. En effet, s'il n'en était pas ainsi, la complaisance dans la violence, la luxure, la laideur, toutes ces formes de la réduction, serait "sérieuse" et donc sans sourire. Et alors bien grave.
42Littérature de vainqueurs d'autre part, parce qu'elle valorise le rapport de forces, l'efficacité, donc paradoxalement peut-être le concept de liberté loin de tout sentiment de destinée ou de contrainte. Chaude ou froide, la violence, n'y est jamais condamnée, mieux c'est la réduction qui ridiculise : d'être trompé "bien (...) porroit (fere) tenir por merde" (Barat et Haimet, 456) comme tel autre, roué de coups, reste sans être regretté dans un fossé ou un bourbier. Le référent de qualification n'est pas le principe mais l'efficacité : est déqualifié qui est trompé ou battu et se trouve valorisé qui trompe et frappe, c'est-à-dire qui contraint. Pour rire à la lecture des Fabliaux, il convient que tout lien soit rompu avec le perdant ou celui qui supporte et souffre, puisque c'est dans cette rupture même que réside le comique. Ainsi, malgré une apparente moralisation finale, les Fabliaux ne confrontent ni le lecteur ni leurs personnages à une échelle de valeurs "verticale" et traditionnelle mais, dans un projet purement "horizontal", prônent la supériorité pratique par la violence et non le surpassement de soi : plutôt que l'adversité c'est l'adversaire qu'il faut vaincre, dans une morale relativiste. Le héros se qualifie comme tel non par la défense de valeurs établies et absolues, visant un idéal, mais par la réussite, qui constitue la valeur de référence.
43Même si parfois la victoire revient à l'ordre communément moral, l'éthique des Fabliaux est une éthique de responsabilité et non plus de conviction. Peut-être faut-il y voir un signe des temps ou des auteurs.
Notes de bas de page
1 Sur la base des 127 titres donnés par le NRCF, édités par W. Noomen et N. Van den Boogaard, 1984, Montaiglon et Raynaud, Ph. Menard (Droz, 1979), G. Raynaud de Lage (Champion, 1986), etc...
2 Les Trois Dames qui troverent l'anel, v. 178-80, NRCF, t. II.
3 Ph. Ménard, les Fabliaux, PUF, p. 203.
4 Les Fabliaux, étude d'histoire littéraire, Copenhague, 1957, p. 88.
Auteur
Université Lumière (Lyon II)
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